A propos de la nécessité du maître vivant : « cette règle est devenue caduque et le débat n’a plus de raison d’être » – El Hadj Malick Sy

*

بسم الله الرحمن الرحيم الحمد لله

والصلاة والسلام على سيدنا محمد رسول الله وآله وصحبه ومن والاه

*

Nous proposons ci-dessous un nouvel extrait de « Ifhâm al-Munkir al-Jânî » – Réduction au silence du dénégateur d’El Hadj Malick Sy (1815 – 1922). Ce texte prolonge et développe les aspects déjà évoqués en s’intéressant tout particulièrement à la question de la nécessité du Maître vivant.

La traduction proposée se base sur le texte arabe critique et la traduction de Sidî R. Mbacke parue aux Éditions Al Bouraq.

On s’interrogera peut-être sur la portée d’un texte qui s’insère dans une perspective que l’on pourrait croire limitée à celle de la Tarîqah Tijâniyyah ; pour notre part, nous pensons  que les nombreuses références empruntées par l’auteur aux autorités d’autres Voies, et en particulier de la Châdhiliyyah 1 , ainsi que le caractère général des affirmations que nous reproduisons conduisent à considérer ce texte comme un référence contemporaine importante du Taçawwuf en général 2 .

Nous ajouterons ici, du fait de la concordance évidente entre ces références et certains avis déjà présentés sur Le Porteur de Savoir autour de la question du Maître spirituel et de l’enseignement, que nous ne voyons aucune raison légitime de ne pas procéder comme nous l’avons fait jusqu’à présent, c’est-à-dire en fournissant un ensemble d’avis cohérents et réguliers émanant d’autorités de différentes turûq s’exprimant sur un même sujet, dans des contextes spatio-temporels variés.

Du fait de leur importance, nous avons précisé autant que possible les références arabes dans le corps du texte et indiqué entre crochets les ajouts de notre fait ou du traducteur original, ce qui peut parfois rendre l’ensemble difficile d’accès. Afin de pallier cette difficulté, nous proposons en préambule une synthèse des notions évoquées par l’auteur illustrée par les passages les plus décisifs de son argumentation.

 

Résumé

« La parole selon laquelle « le maître d’éducation spirituelle (cheikhu-t-tarbiyah) […] ne peut-être que vivant » ne fait pas l’unanimité« , du fait qu’une telle éducation peut être délivrée par des Saints morts comme en témoignent les plus grandes autorités traditionnelles. Ainsi cette parole correspond à «une règle répandue mais non majoritaire» qui, de plus, « est devenue caduque ». Aussi « le débat n’a plus de raison d’être » sur cette question.

En réalité, le cheikh vivant mentionné plus haut « n’est pas le cheikh qui réunit toutes les conditions requises mais seulement le guide spirituel au sens général du terme. Il n’y a d’ailleurs pas de différence en cela qu’il s’agisse d’un cheikh ou d’un frère dans la Voie ». Cependant, « le fait d’entrer dans la Voie en reconnaissant comme guide un cheikh véritable impose des obligations plus importantes que le cas où un frère est pris pour guide. C’est à ce niveau seulement que se situe la différence. Ce qui importe, c’est donc l’obtention de l’autorisation d’un cheikh parfait remplissant les conditions de la maîtrise, qu’il y ait un intermédiaire ou non. Ainsi la rencontre avec le cheikh véritable n’est pas nécessaire, ni qu’il soit en vie, pourvu que l’autorisation émane bien de lui ».

L’auteur rappelle que ce point de vue «est justifié du fait que les réalités intelligibles, lorsqu’elles se manifestent, ne revêtent pas nécessairement des aspects personnels alors qu’au contraire la manifestation d’aspects personnels présuppose l’existence des réalités intelligibles correspondantes. Quant à la perfection véritable, elle consiste à la réunion des deux». Autrement dit, dans le cas présent, l’influence spirituelle peut se manifester indépendamment de la présence corporelle du cheikh parfait, même après sa mort, alors que l’initiation reçue lors de la rencontre corporelle avec le cheikh parfait présuppose l’existence d’une l’influence spirituelle qui puisse être transmise.

«En fait, on exige du guide ayant la simple qualité de frère qu’il détienne une autorisation régulière même par le truchement d’intermédiaires, remontant au cheikh véritable et s’il s’agit d’une autorisation régulière, le Secret spirituel et le Soutien Seigneurial sont toujours présents, ainsi que l’ont établi les autorités de la Voie – qu’Allah soit Satisfait d’eux – qui insistent particulièrement sur ce point».

*

Traduction révisée

« La parole selon laquelle le maître d’éducation spirituelle (cheikhu-t-tarbiyah), sous la direction (‘alâ yad) duquel on tire des bénéfices et on parvient à l’Arrivée [à Allah] (Wuçûl), ne peut-être que vivant (hayy) ne fait pas l’unanimité (ittafâq) du fait qu’il est établi, d’après un groupe d’entre les plus grandes [autorités] (‘an jamâ’ah mina-l-akâbir), que l’Arrivée [peut être obtenue] sous la direction de Saints (Awliyâ’) morts et cela ne souffre d’aucune contestation. Les chaînes de transmission (asânid) des turûq authentiques dignes de considération renferment à ce sujet des choses infiniment rares et singulières.

Le Maître (Seyyid) (?) a déclaré, à propos de la parole de l’auteur (?) des « Haltes » (Mawâqif) selon laquelle Abû Yazîd [Al-Bistâmî] était un serveur d’eau (saqâ’) dans la maison de Ja’far Aç-çâdiq : « Quand à Abû Yazîd, il ne fut pas le contemporain de Ja’far – qu’Allah soit Satisfait d’eux, […] il vécut plutôt après lui. Il bénéficiait cependant de son influence spirituelle (yastafîdu min rûhâniyyati-hi3 d’où la célébrité de son rattachement à lui » (fin de la parole du Seyyid sur le Cheikh Abû Yazîd) cité par Seyyidî ‘Abd Al-Rahmân ibn Abd Al-Qâdir Al-Fâsî, versificateur du célèbre ouvrage L’Œuvre (Al-‘Amâl), dans son livre consacré à l’Imâm à la chaîne initiatique (silsilah) duquel il était rattaché, Seyyidî ‘Abd Al-Rahmân Al-Majdhûb, et dont il a rédigé une biographie intitulée La joie des Coeurs (Ibtihâju-l-Qulûb).

Puis, il dit en ces termes : « il était possible qu’il fût serveur d’eau dans la maison de Ja’fâr alors que celui-ci était déjà mort ! […] L’avantage (intifâ’) que peut tirer le vivant du mort ainsi que le soutien spirituel (madad) qui lui parvient de ce dernier est bien connu (chahîr). Le sujet est amplement abordé dans la réponse du Cheikh Abû-l-Mahâsin figurant dans le Miroir (Mir’ât) ; et Allah est plus Savant ! « . Fin de citation de l’ouvrage susmentionné où l’auteur fait aussi état de la chaîne de transmission initiatique (sanad) du Cheikh Zarrûq jusqu’au Cheikh Abu-l-Hassan Al-Châdhilî  – qu’Allah soit Satisfait d’eux, s’étonnant du fait que Ibn ‘Uqbah [Al-Hadramî] ait reçu [son initiation] de [‘Alî ibn Mohammed] Ibn Wafâ’ auquel il était de beaucoup postérieur. Ce à quoi il ajoute : « à moins qu’il ait reçu de lui [son initiation] par le biais de son influence spirituelle (al-istifâdhah min rûhâniyyati-hi) ».

Dans le même ouvrage, il cite également la chaîne de transmission initiatique de la Preuve de l’Islam Al-Ghazâlî – qu’Allah soit Satisfait de lui – qui aboutit à al-Fâramadî, qui tient la sienne de al-Karakânî, puis il dit en ces termes : « Al-Karakânî avait un lien initiatique intérieur double par Abû-l-Hassan al-Kharaqânî qui se rattachait lui-même au Cheikh Abû Yazîd [Al-Bistamî], et, bien que Al-Kharaqânî soit né bien après la mort de Abû Yazîd, il reçut son éducation (tarbiyyah) par l’intermédiaire de l’ influence spirituelle (rûhâniyyah) de ce dernier, de la même façon qu’Abu Yazîd fut éduqué par l’influence spirituelle de Ja’far Aç-çâdiq – qu’Allah soit Satisfait d’eux tous !  »  (Tout cela provient de l’ouvrage indiqué précédemment).

« Ces considérations et d’autres, aussi évidentes que célèbres, prouvent que la parole précédente selon laquelle le murîd ne peut tirer avantage que du vivant (hayy) uniquement est [une règle] répandue mais non majoritaire (ghâlib wa la ‘alâ-l-aghlabi-l-ikthâr) car ce qui échapperait [à la règle] (muqâbil) serait si irrégulier (shudhûdh) qu’il ne mériterait pas de retenir l’attention ni d’être mentionné ». (fin de citation)

De plus, cette règle (qâ’idah) est devenu caduque4 et le débat n’a plus de raison d’être […].

Ce qui est donc visé par la désignation Cheikh vivant (hayy) dans les textes évoqués plus haut5 n’est pas le Cheikh qui réunit (mustakmil) toutes les conditions (shurût) [requises] mais seulement le guide [spirituel] (murchîd) [au sens général du terme]. Il n’y a d’ailleurs pas de différence en cela qu’il s’agisse d’un Cheikh ou d’un frère dans la Voie (akhan fi-t-Tarîq) ainsi que l’a transmis [Mohammed Ibn Aç-çughayr] l’auteur de L’Armée protectrice (Al-Jaychu[-l-kafîl]) en se référant à [l’Imam] Zarrûq 6. Al-Yûssî a évoqué ce point dans certaines de ses Épîtres (Rasâ’îl)  7 ; et cela est également exposé de manière claire et sans hésitation dans La Gouttière de la Miséricorde [seigneuriale concernant l’éducation spirituelle dans la Tarîqah Tijaniyyah] (Mîzâbu-r-Rahmati[-r-Rabbaniyyah fi-t-tarbiyyah bi-t-Tariqati-t-Tijâniyyah du Cheikh Ubaydah ibn Muhammad al-Saghir al-Tishîtî]). Ils estiment à ce propos que le fait d’entrer dans la Voie en reconnaissant comme guide (murchîd) un Cheikh [véritable] impose des obligations (huqûq) plus importantes (a’dhâm) que le cas où un frère est pris pour guide. C’est à ce niveau seulement que se situe la différence. Ce qui importe c’est donc l’obtention de l’autorisation (idhn) d’un Cheikh parfait (kâmil) remplissant les conditions de la maîtrise (machaykhah), qu’il y ait un intermédiaire ou non8. Ainsi la rencontre avec le Cheikh [véritable] n’est pas nécessaire, ni qu’il soit en vie, pourvu que l’autorisation émane bien de lui.

Selon la notice que lui a consacré l’Imam Cha’rânî dans ses Tabâqât, le Cheikh Abû-l-Hujjâj al-Uqçûrî a dit à propos de cette question que cela est justifié du fait que les réalités intelligibles (suwaru-l-mu’taqidât), lorsqu’elles se manifestent, ne revêtent pas nécessairement des aspects personnels (suwaru-l-achkhâç) alors qu’au contraire la manifestation d’aspects personnels présuppose [l’existence] des réalités intelligibles  [correspondantes] 9. Quant à la perfection véritable (kamâlu haqîqî), elle consiste à la réunion (jam’) des deux.

Après avoir évoqué cela, l’Imam Cha’rânî ajoute : « Il y a là une preuve immense (dalîl ‘adhîm) à l’égard de ceux qui sont rattachés10 à la [Tarîqah] Ahmadiyyah, Rifâ’iyyah, Burhâniyyah et Qâdiriyyah11 . Il ne faut pas tenir compte de ce que disent leurs détracteurs, à savoir : « Ces morts ne parlent pas »12 car la conformité (iqtidâ’) véritable consiste à suivre leurs paroles et leurs actes qui nous ont été transmis, comprends-donc ! » 13.

Quant à moi, je dis que ces propos du Cheikh Abû-l-Hujjâj al-Uqçûrî – qu’Allah soit Satisfait de lui – procèdent d’une réalisation effective (dhawq) 14 non d’une transmission [extérieure]. J’en veux pour preuve ce qu’a mentionné le Cheikh Khâlid Al-Balâwî, dans La Couronne détaillée (Tâj al-Mufarriq), le tenant du petit-fils même du dit Cheikh que l’investiture [reçue par le Cheikh Abû-l-Hujjâj] ne provient pas du Cheikh Abû Madian – qu’Allah soit Satisfait de lui – et que sa réunion avec lui s’est produite de manière prodigieuse (‘alâ tarîqi kharqi-l-‘âdah), dans le désert du Soudan. La terre est dotée de langues par lesquelles elle invoque en disant : « Allah, Allah ! » . Leur réunion ne s’est pas produite comme elle se passe d’ordinaire entre des personnes (achkhâç) qui se rencontrent, ce qui va à l’encontre de la parole de ceux qui conditionnent [le rattachement] à la rencontre physique15 du guide (murchîd), comprends-donc ! En fait, on exige du guide, ayant la [simple] qualité de frère [, et non de Cheikh], qu’il détienne une autorisation régulière (al-idhn aç-çahîh), même par le truchement d’intermédiaires, remontant au Cheikh [véritable] et s’il s’agit d’une autorisation régulière, le Secret spirituel  (as-Sirru-r-ruhâniyyah) et le Soutien Seigneurial (al-madadu-r-Rabbânî) demeurent [présents], ainsi que l’ont établi les autorités de la Voie – qu’Allah soit Satisfait d’eux – qui insistent particulièrement sur ce point.

*

Article thématique correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

*

  1. Sur les affinités entre ces deux voies voir notre étude en deux parties, en cours de publication. []
  2. A ce titre, nous avons le projet de rendre compte prochainement de l’ensemble de cet ouvrage qui présente, dans sa globalité, une perspective conforme au présent texte. []
  3. Nous traduisons de cette manière le terme rûhaniyyât, ici synonyme de barakah, au sens initiatique du terme. []
  4. Nous gardons la traduction originale de ce terme qui signifie plus littéralement litt. « est perforée, détruite… ». []
  5. C’est à dire, comme il en découle du début du chapitre d’où est extrait ce texte, ceux qui font écho à la parole selon laquelle le maître d’éducation spirituelle ne peut-être que vivant. []
  6. Sur la position de l’Imam Zarrûq, voir notamment la conclusion de ses Qawâ’îd. []
  7. Sur la position du Cheikh Al-Yussî voir aussi le texte suivant. []
  8. On remarquera ici que, contrairement à certains préjugés tenaces, la moindre importance des obligations vis-à-vis du frère murchîd (lorsqu’il est reconnu comme tel) ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait pas d’obligations particulières vis-à-vis de ce dernier ; de même qu’il y a « lieu de faire une différence entre celui qui, en vertu de la fraternité qui lie nécessairement tous les membres d’une organisation initiatique, conseille celui qui lui demande […] et celui qui se « substitue » fonctionnellement au Maître véritable, en vertu de l’autorisation (idhn en arabe) dont il est régulièrement détenteur« , il y a lieu de faire une différence entre les obligations fraternelles générales et celles qui découlent de la reconnaissance de la fonction de guide (murchîd) chez un frère qui est régulièrement autorisé à remplir ce rôle. []
  9. Qui sont donc de nature impersonnelle. On retrouve ici cette notion présente chez René Guénon, concernant le caractère impersonnel des modalités d’enseignement « substitutives » à la présence d’un Maître vivant. Sur ce point, nous renvoyons aux études d’Olivier Courmes ainsi qu’aux nôtres, référencées ici. []
  10. Litt. qui ont revêtu le manteau (khirqah ). Il s’agit d’un des principaux modes de transmission initiatique du Taçawwuf. Voir notamment à ce propos Le Livre de la Filiation spirituelle d’ibn Arabi édité et traduit par Claude Addas (Marrakech, 2000) ainsi que les précisions du Cheikh Zaki Al-Dîn sur la Khirqah Mohammediyyah contenue dans l’Ijâzah de la Tarîqah. []
  11. Il s’agit des turûq remontant aux quatre Pôles prototypiques (Al-Aqtâb al-Arbâ’a) du taçawwuf : Ahmed Al-Badâwî, Ahmed Al-Rifâ’î, Ibrâhîm Al-Dasûqî et Abd el-Qâdir Al-Jilânî []
  12. C’est-à-dire ne peuvent enseigner. []
  13. En rapport avec le sujet de ce texte, Cha’rânî indique dans la même notice qu’ « On demanda un jour à Abû-l-Hujjâj : « Qui est ton cheikh ? », et il répondit : « C’est Abu Ju’rân, le scarabée. » Les gens pensèrent qu’il plaisantait, alors il raconta cette histoire : « Une nuit d’hiver, alors que je veillais, je vis un scarabée grimper le long d’un pied de lampe. Il grimpait et glissait aussitôt, mais n’abandonnait pas ses efforts. Toute la nuit je comptai ses tentatives — sept cents. Quand J’entendis l’appel de l’aube, je sortis pour prier. A mon retour, le scarabée était au sommet de la lampe, près de la mèche qui brûlait. Il y avait là une leçon dont j’ai tiré profit… » . On notera que ce passage est repris par le Seyyid Ahmad Dahlân dans son ouvrage Taqrîb al-Wuçul que nous avons récemment évoqué. []
  14. Litt. : d’un goût. []
  15. Litt. : « à la rencontre (liqâ) et à la vie (hayah) ». []

par le 27 décembre 2013, mis à jour le 25 août 2015

Mots clés : , , ,