A propos des rapports entre frères au sein de la Tarîqah – M.A.S.

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– Notions générales et quelques aspects particuliers –

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Les Maîtres de la Voie insistent dans leur ensemble sur l’importance des bons rapports à maintenir en général avec l’ensemble des créatures et en particulier avec ses frères de Tarîqah car, en réalité, tout cela entre dans la question des relations de l’être et du milieu dans lequel il vit.

20 août 2013 – V2

Ainsi que l’explique Cheikh Abd el-Wahid 1, les évènements vécus par chaque être peuvent être conçus comme autant de développements des possibilités qui sont en quelque sorte contenues à l’état virtuel à l’ « intérieur » de chacun. Les possibilités en question, trouvant telle ou telle condition favorable à leur développement (ou telle occasion de se développer, pourrait-on dire aussi), expriment lors de leur manifestation le lien unique qui relie l’être avec l’évènement, apparemment extérieur, qui survient 2. En considérant donc le milieu extérieur comme le reflet strict des possibilités de l’être, on comprend l’intérêt, pour celui-ci, d’avoir les meilleures relations possibles avec cet évènement, si l’on peut dire, puisqu’il s’agit alors, les choses étant ainsi conçues dans une optique initiatique, de veiller à ce que le développement des possibilités en question, ou l’état de l’être au sein de son milieu, soit pour lui le plus profitable et harmonieux possible 3 ; et l’on conçoit ainsi aisément que l’examen de l’existence et de la nature des conflits de différentes natures qui peuvent également se développer « autour » de l’être puisse présenter un certain intérêt relatif 4.

On peut dire aussi, sous un autre rapport, que celui qui se place dans une optique de progression spirituelle effective (souloûk) pourra, de surcroît, trouver un certain bénéfice à ce que les relations en question, parce qu’elles sont dans un relatif équilibre au sein du milieu dans lequel il vit actuellement, lui permettent d’autant plus facilement de s’en « extraire », en quelque sorte, par le processus même de l’élévation spirituelle correspondante. Un tel être aura donc également tout intérêt, de manière plus générale, à ce que les liens qu’il entretient avec le milieu extérieur constituent le moins d’entraves possibles à ce processus purement spirituel et intérieur.

Les règles de adab, conçues comme concernant les relations de l’être avec le reste des créatures, ou ses frères plus particulièrement, peuvent ainsi être considérées comme autant de moyens techniques et méthodiques à utiliser efficacement, dont la mise en oeuvre dépendra de la puissance spirituelle de l’être concerné d’une part, et des possibilités spirituelles qui sont les siennes d’autre part. Ces règles de « comportement spirituel adéquat » (âdâb) sont d’ailleurs susceptibles de prendre une importance d’autant plus grande que celui qui est engagé dans un processus initiatique (souloûk) se trouve vivre plus ou moins corporellement isolé de l’enseignement et de la présence corporelle d’un Maître spirituel puisqu’elles peuvent, alors, constituer le véritable « canevas »5 d’une méthode d’acquisition des qualités mohammédiennes les plus excellentes.

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Ces quelques généralités une fois rappelées, on comprend donc l’importance que peuvent donc prendre ces deux objectifs, pour l’être concerné par de telles conditions :

  • avoir des relations les plus harmonieuses possibles avec les êtres qu’il rencontre et
  • veiller à ce que ces relations constituent non seulement le moins d’obstacles possible à sa progression spirituelle personnelle mais surtout autant d’occasions et de prétextes à un cheminement initiatique effectif.

Les dispositions en question (âdâb) étant d’un domaine d’application assez général (surtout au début de la Voie), leur mise en œuvre réelle devrait donc, en principe tout au moins, se faire de manière tout aussi générale et aisée puisqu’il s’agit, le plus souvent, de simplement transposer au domaine initiatique des dispositions habituellement applicables à tout un chacun dans l’ordre exotérique (charî´ah). Cependant, l’apparente banalité de certaines des mesures prescrites en général par les Maîtres spirituels « classiques » au début du travail initiatique ne doit pas avoir pour effet de déconsidérer l’intérêt réel qu’elles méritent. En effet, avant de parler des subtilités fines (daqâ`iq) et des réalités ésotériques (haqâ`iq) les plus hautes, il faut avant tout être en mesure d’assurer effectivement à l’être l’équilibre et l’harmonie prescrites à l’ensemble des êtres soumis à l’application de l’exotérisme : aucun navire, même équipé au mieux, chargé des meilleures cargaisons et disposant de toutes les autorisations nécessaires, ne peut atteindre la haute mer de l’Océan des Sciences initiatiques sans couper nécessairement, au préalable, les amarres qui l’entravent et le retiennent au monde terrestre … Mais l’importance de ce travail préparatoire est pourtant affirmé de manière expresse par l’ensemble des Maîtres de la Voie : « pas d’Arrivée possible sans bases initiales » (lâ wouçoûl bi-lâ ouçoûl) ; et nous ne ferons ici qu’évoquer simplement, sans autre développement, la question de l’istidrâj qui n’est, bien sûr, pas étrangère à cette question.

A titre d’exemple et d’illustration de ce qui précède, on peut citer ceux de l’istighfâr et de la tawbah, pratiqués notamment avant le dhikr et particulièrement au début du wird, qui réfèrent aux deux phases du travail que sont la rupture des liens avec le monde extérieur, pour l’istighfâr, et l’orientation intérieure de l’être vers son Principe Suprême (Allah Ta’âlâ), pour la tawbah. Par ailleurs, les conseils pratiques concernant l’intérêt de ne pas multiplier les soucis et les préoccupations en rapport avec ce bas-monde (dunyah) sont bien connus ainsi que le conseil au murîd, notamment sous la plume du Cheikh el-Akbar, de ne pas s’endormir en ayant dans le coeur une rancune ou un ressentiment envers une créature quelconque.

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Concernant maintenant la manière générale d’établir et d’entretenir des rapports harmonieux avec ses frères de Tarîqah, les exhortations des Maîtres sont nombreuses. Elles sont toutes couvertes par la nécessité de préserver le caractère sacré (hurm) de tout musulman, comme il vient d’être dit, ainsi que par la réalité qui a été rappelée précédemment : « le fidèle est le miroir du fidèle ». Voici d’ailleurs ce que l’on peut notamment lire d’Ibn Ajîba à ce sujet dans son commentaire d’un hikam d’Ibn ‘Atâ Allah, lorsqu’il évoque les âdâb qui concernent les relations du murîd avec ses frères :

«La quatrième convenance spirituelle consiste à voir en eux la pureté et à croire en leur perfection. On ne dépréciera personne même si l’on peut être témoin de ce qui impliquerait extérieurement une imperfection. Le croyant devant, en effet, chercher des excuses, il lui en cherchera soixante-dix et, si la personne en question persiste dans son défaut, il cherchera celui-ci en lui-même car « le croyant est le miroir du croyant » : ce que voit l’observateur est en lui. Les gens de la pureté ne voient que la pureté et les gens du trouble ne voient que le trouble. Les gens de la perfection ne voient que la perfection et les gens de l’imperfection ne voient que l’imperfection. Comme il apparaît dans le hadîth de l’Envoyé d’Allah –sur lui la prière et la paix- que nous avons cité précédemment : « Rien n’est meilleur en l’homme que deux qualités : avoir bonne opinion d’Allah et avoir bonne opinion des serviteurs d’Allah. Rien n’est pire en l’homme que deux qualités : avoir mauvaise opinion d’Allah et avoir mauvaise opinion des serviteurs d’Allah.»

Bien d’autres règles de adab figurent, à ce propos, dans les chapitres concernés des Lawâqih de l’Imâm Charânî et du Nit el Bidâyât du Cheikh Mâ el-‘Aynaïn, ouvrages dont on ne recommandera pas assez la lecture à chacun des fuqarâ de la Tarîqah, même si ce n’est que pour acquérir en ce domaine un ensemble de connaissances générales et classiques.

Ainsi qu’il a été dit, il est important de souligner que le respect de ces règles et dispositions ne doit pas uniquement être conçu comme des dispositions extérieures ou des conventions artificielles dont on ne verrait pas alors l’intérêt véritable, mais surtout comme un réel outil de travail spirituel effectif, en tant que ce sont autant de directives qui, prenant toutes leur source et leur appui dans la sunnah mohammédienne « pure et purifiante », tout en maintenant un ordre extérieur cohérent et totalement soumis aux exigences de la Loi extérieure (Chari’ah), renvoient à l’intériorité de chacun, lorsqu’elles sont intelligemment comprises et mises en application.

Pour dire les choses d’une autre manière, on peut remarquer que les règles de adab ayant par nature cette fonction dans le cadre d’un travail spirituel, on doit donc conclure que si cet effet n’est pas obtenu par leur simple application, il est fort probable que le défaut observé ne doit ainsi être que le reflet le plus direct de l’incapacité plus ou moins grande de celui ou celle qui est directement concerné par leur mise en application. Le corollaire de ce principe est d’ailleurs que c’est l’aspect extérieur des comportements qui sont alors en correspondance avec l’intérieur de celui qui les observe et pour lequel ils peuvent être support d’enseignement véritable : ainsi, celui qui cause un tort à son frère de Tarîqah commet un dommage (darâr) qui l’affecte d’une manière constatable par la communauté ; mais sur le plan spirituel, il se cause à lui-même un dommage de manière nécessaire, car lorsqu’il s’agit de ce qui touche une « relation », deux êtres sont nécessairement concernés. Il est à craindre, dans ces conditions, que plus celui qui constate un défaut chez son frère de Tarîqah, tout en maintenant son propre statut sans se remettre en cause de manière correspondante (même si le défaut ou la « nudité-honteuse » (‘awrah) est bien réellement existante), maintient par là-même ce qui correspond à cette vision en lui-même au défaut qu’il a constaté extérieurement chez autrui. La recherche de  » 70 excuses », que l’on doit à autrui, est alors à mettre en rapport avec les « 70 demandes de pardon » (istighfâr), qui s’imposent à soi-même, et correspond à une nécessité de réconciliation, ou de restauration (içlâh), c’est-à-dire à une recherche d’équilibre de l’être avec ce qui lui correspond tant extérieurement qu’intérieurement.

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On voit, pour conclure, que ces règles de adab (dont les références figurent chez plusieurs auteurs, notamment dans les Lawâqîh de l’Imâm Charânî) découlent toutes en réalité de la volonté de ne pas prétendre pour sa nafs à un droit particulier, même justifié.

Le conseil en ce domaine serait peut être le suivant : fais aumône à ton frère en Allah du droit que tu as sur lui, même s’il est justifié, la meilleure des aumônes étant (selon le hadîth) celle qui provient de ce que l’on aime pour soi-même ; et occupes-toi du droit qu’Allah a sur toi dans ta progression vers Lui !

On peut dire aussi : n’associes pas, dans ta progression spirituelle (sulûk), le droit que tu as sur ton frère  au droit qu’Allah a sur toi (haqqu-Llah ‘alayk). Au contraire, vois dans le droit qu’Il a sur toi ton unification (tawhîd), c’est-à-dire ce qui t’unifies vers Lui subhâna- Hu wa ta’âlâ.

 Et Allah est Plus Savant

Mohammed Abd es-Salâm

(A partir du texte initial d’un document interne de 2007)

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  1. René Guénon ; cf. « La Grande Triade », chapitre : L’Être et le Milieu []
  2. Cette remarque permet d’ailleurs de comprendre ce que dit René Guénon du rôle du Maître spirituel (= Guru), ou de n’importe quel personne ou évènement (= upaguru), dès lors qu’ils sont le départ d’un évènement spirituel et en tant que « facilitateurs » ou « déclencheurs » de celui-ci, la présence d’une éventuelle maîtrise consciente du processus en question n’étant alors, en réalité et ultimement, que secondaire []
  3. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est assez généralement connu et admis que le Taçawwuf est très peu enclin à agir extérieurement sur le milieu dans lequel il vit, ses membres étant bien davantage et avant tout occupés à modifier et harmoniser leur propre « milieu intérieur » ; on peut d’ailleurs considérer ainsi que ceux-ci sont ainsi autant d’acteurs harmonisant pour le milieu dans lequel ils évoluent, l’équilibre intérieur qu’ils auront pu établir influençant finalement  de manière favorable le milieu ambiant par simple action de présence. []
  4. C’est sous ce rapport précis que peuvent certainement être considérés les rites initiatiques de protection qui sont assez généralement utilisés dans toutes les turûq -notamment le hizb el-bahr, pour ne parler que du plus connu dans la Châdhiliyah-, en dehors de leur intérêt le plus évident et le plus « extérieur » []
  5. Cf., à ce propos, De l’enseignement initiatique, Aperçus sur l’initiation – René Guénon []

par le 18 août 2013, mis à jour le 19 septembre 2013

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