Annexe à la traduction du « Khitâb jâmi’ çûfî » (Propos général sur le Soufisme) – M.A.S.

Citations et références thématiques de René Guénon

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 Exotérisme – ésotérisme

« (…) L’exotérisme, comprenant ce qui était le plus élémentaire, plus facilement compréhensible, et par conséquent susceptible d’être mis plus largement à la portée de tous, s’exprime seul dans l’enseignement écrit, tel qu’il nous est parvenu plus ou moins complètement ; l’ésotérisme, plus approfondi et d’un ordre plus élevé, et s’adressant comme tel aux seuls disciples réguliers de l’école, préparés tout spécialement à le comprendre, n’était l’objet que d’un enseignement purement oral, sur la nature duquel il n’a évidemment pas pu être conservé de données bien précises. (…) Cette distinction de l’ésotérisme et de l’exotérisme, ne s’est aucunement maintenue dans la philosophie moderne, qui n’est véritablement rien de plus au fond que ce qu’elle est extérieurement, et qui, pour ce qu’elle a à enseigner, n’a certes pas besoin d’un ésotérisme quelconque, puisque tout ce qui est vraiment profond échappe totalement à son point de vue borné. (…) On pourrait sans doute, mais dans une acception beaucoup plus large, envisager un ésotérisme et un exotérisme dans une doctrine quelconque, en tant qu’on y distingue la conception et l’expression, la première étant tout intérieure, tandis que la seconde n’en est que l’extériorisation ; on peut ainsi, à la rigueur, mais en s’écartant du sens habituel, dire que la conception représente l’ésotérisme, et l’expression l’exotérisme, et cela d’une façon nécessaire, qui résulte de la nature même des choses. A l’entendre de cette manière, il y a particulièrement dans toute doctrine métaphysique quelque chose qui sera toujours ésotérique, et c’est la part d’inexprimable que comporte essentiellement, comme nous l’avons expliqué, toute conception vraiment métaphysique. »

Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues.

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Pluralité des interprétations

Degrés de la connaissance

Exotérisme – ésotérisme

« Un exemple remarquable de la pluralité des sens est fourni par l’interprétation des caractères idéographiques qui constituent l’écriture chinoise : toutes les significations dont ces caractères sont susceptibles peuvent se grouper autour de trois principales, qui correspondent aux trois degrés fondamentaux de la connaissance, et dont la première est d’ordre sensible, la seconde d’ordre rationnel, et la troisième d’ordre intellectuel ou métaphysique, ainsi, pour nous borner à un cas très simple, un même caractère pourra être employé analogiquement pour désigner à la fois le soleil, la lumière et la vérité, la nature du contexte permettant seule de reconnaître, pour chaque application, quelle est celle de ces acceptions qu’il convient d’adopter, d’où les multiples erreurs des traducteurs occidentaux. (…) Revenons maintenant à la question de savoir si la distinction de l’ésotérisme et de l’exotérisme, entendue cette fois dans son sens précis, peut s’appliquer aux doctrines orientales. Tout d’abord, dans l’Islamisme, la tradition est d’essence double, religieuse et métaphysique, comme nous l’avons déjà dit ; on peut ici qualifier très exactement d’exotérique le côté religieux de la doctrine, qui est en effet le plus extérieur et celui qui est à la portée de tous, et d’ésotérisme son côté métaphysique, qui en constitue le sens profond, et qui est d’ailleurs regardé comme la doctrine de l’élite ; et cette distinction conserve bien son sens propre, puisque ce sont là les deux faces d’une seule et même doctrine. (…) »

Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues.

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 Supériorite intrinsèque de la métaphysique

Critique du point de vue inversé des conceptions occidentales modernes

Préparation théorique – Connaissance effective

Supports et « adjuvants » à la réalisation

« En indiquant les caractères essentiels de la métaphysique, nous avons dit qu’elle constitue une connaissance intuitive, c’est-à-dire immédiate, s’opposant en cela à la connaissance discursive et médiate de l’ordre rationnel. L’intuition intellectuelle est même plus immédiate encore que l’intuition sensible, car elle est au-delà de la distinction du sujet et de l’objet que cette dernière laisse subsister ; elle est à la fois le moyen de cette connaissance et la connaissance elle-même, et, en elle, le sujet et l’objet sont unifiés et identifiés. D’ailleurs, toute connaissance ne mérite vraiment ce nom que dans la mesure où elle a pour effet de produire une telle identification, mais qui, partout ailleurs, reste toujours incomplète et imparfaite ; en d’autres termes, il n’y a de connaissance vraie que celle qui participe plus ou moins à la nature de la connaissance intellectuelle pure, qui est la connaissance par excellence. Toute autre connaissance, étant plus ou moins indirecte, n’a en somme qu’une valeur surtout symbolique ou représentative ; il n’y a de connaissance véritable et effective que celle qui nous permet de pénétrer dans la nature même des choses, et, si une telle pénétration peut déjà avoir lieu jusqu’à un certain point dans les degrés inférieurs de la connaissance, ce n’est que dans la connaissance métaphysique qu’elle est pleinement et totalement réalisable. (…) Dans toute doctrine qui est métaphysiquement complète, comme le sont les doctrines orientales, la théorie est toujours accompagnée ou suivie d’une réalisation effective, dont elle est seulement la base nécessaire : aucune réalisation ne peut être abordée sans une préparation théorique suffisante, mais la théorie tout entière est ordonnée en vue de la réalisation, comme le moyen vue de la fin, et ce point de vue est supposé, au moins implicitement, jusque dans l’expression extérieure de la doctrine. D’autre part, la réalisation effective peut avoir, en outre de la préparation théorique et après elle, d’autres moyens d’un ordre très différent, mais qui ne sont, eux aussi, destinés qu’à fournir un support ou un point de départ, qui n’ont en somme qu’un rôle d’ « adjuvants », qu’elle que soit d’ailleurs leur importance de fait : c’est là, notamment, la raison d’être des rites de caractère et de portée proprement métaphysiques dont nous avons signalé l’existence. Toutefois, à la différence de la préparation théorique, ces rites ne sont jamais regardés comme des moyens indispensables, ils ne sont qu’accessoires et non essentiels (…) »

Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues,

 Chap. La réalisation métaphysique

Fruits de l’action

Relation de cause à effet

Propagation – Vibration

Succession – Simultanéité

« Actions et réactions concordantes »

“ Pour revenir à la Mimânsâ [1], après cette digression, nous signalerons encore une notion qui y joue un rôle important : cette notion, qui est désignée par le mot apûrvâ, est de celles qui sont difficiles à expliquer dans les langues occidentales ; nous allons néanmoins essayer de faire comprendre en quoi elle consiste et ce qu’elle comporte. Nous avons dit dans le chapitre précédent que l’action, bien différente de la connaissance en cela comme en tout le reste, ne porte pas ses conséquences elle-même ; sous ce rapport, l’opposition est, au fond, celle de la succession et de la simultanéité, et ce sont les conditions mêmes de toute action qui font qu’elle ne peut produire ses effets qu’en mode successif. Cependant, pour qu’une chose puisse être cause, il faut qu’elle existe actuellement, et c’est pourquoi le vrai rapport causal ne peut être conçu que comme un rapport de simultanéité : si on le concevait comme un rapport de succession, il y aurait un instant où quelque chose qui n’existe plus produirait quelque chose qui n’existe pas encore, supposition qui est manifestement absurde. Donc, pour qu’une action, qui n’est en elle-même qu’une modification momentanée, puisse avoir des résultats futurs et plus ou moins lointains, il faut qu’elle ait, dans l’instant même où elle s’accomplit, un effet non perceptible présentement, mais qui, subsistant d’une façon permanente, relativement tout au moins, produira ultérieurement, à son tour, le résultat perceptible. C’est cet effet non-perceptible, potentiel en quelque sorte, qui est appelé apûrvâ, parce qu’il est surajouté et non antérieur à l’action ; il peut être regardé, soit comme un état postérieur de l’action elle-même, soit comme un état antécédant du résultat, l’effet étant toujours contenu virtuellement dans sa cause, dont il ne pourrait procéder autrement. D’ailleurs, même dans le cas où un certain résultat paraît suivre immédiatement l’action dans le temps, l’existence intermédiaire d’un apûrvâ n’en est pas moins nécessaire, dès lors qu’il y a encore succession et non parfaite simultanéité, et que l’action, en elle-même, est toujours séparée de son résultat. De cette façon, l’action échappe à l’instantanéité, et même, dans une certaine mesure, aux limitations de la condition temporelle ; en effet, l’apûrvâ, germe de toutes ses conséquences futures, n’étant pas dans le domaine de la manifestation corporelle et sensible, est en dehors du temps ordinaire, mais non en dehors de toute durée, car il appartient encore à l’ordre des contingences. Maintenant, l’apûrvâ peut, pour une part, demeurer attaché à l’être qui a accompli l’action, comme étant désormais un élément constitutif de son individualité envisagée dans sa partie incorporelle, où il persistera tant que celle-ci durera elle-même, et, pour une autre part sortir des bornes de cette individualité pour entrer dans le domaine des énergies potentielles de l’ordre cosmique ; dans cette seconde partie, si on se le représente, par une image sans doute imparfaite, comme une vibration émise en un certain point, cette vibration, après s’être propagée jusqu’aux confins du domaine qu’elle peut atteindre, reviendra en sens inverse à son point de départ, et cela, comme l’exige la causalité, sous la forme d’une réaction de même nature que l’action initiale. C’est là, très exactement, ce que le Taoïsme, de son côté, désigne comme les « actions et réactions concordantes » ; toute action, comme plus généralement toute manifestation, étant une rupture d’équilibre, ainsi que nous le disions à propos des trois gunas, la réaction correspondante est nécessaire pour rétablir cet équilibre, la somme de toutes les différenciations devant toujours équivaloir finalement à l’indifférenciation totale. Ceci, où se rejoignent l’ordre humain et l’ordre cosmique, complète l’idée que l’on peut se faire des rapports du karma avec le dharma ; et il faut ajouter immédiatement que la réaction, étant une conséquence toute naturelle de l’action, n’est nullement une « sanction » au sens moral : il n’y a là rien sur quoi le point de vue moral puisse avoir prise, et même, à vrai dire, ce point de vue pourrait bien n’être né que de l’incompréhension de ces choses et de leur déformation sentimentale. Quoi qu’il en soit, la réaction, dans son influence en retour sur l’être qui produisit l’action initiale, reprend le caractère individuel et même temporel que n’avait plus l’apurvâ intermédiaire ; si cet être ne se trouve plus alors dans l’état où il était premièrement, et qui n’était qu’un mode transitoire de sa manifestation, la même réaction, mais dépouillée des conditions caractéristiques de l’individualité originelle, pourra encore l’atteindre dans un autre état de manifestation, par les éléments qui assurent la continuité de ce nouvel état avec l’état antécédent : c’est ici que s’affirme l’enchaînement causal des divers cycles d’existences, et ce qui est vrai pour un être déterminé l’est aussi, suivant la plus rigoureuse analogie, pour l’ensemble de la manifestation universelle. Si nous avons insisté un peu longuement sur cette explication, ce n’est pas simplement parce qu’elle fournit un exemple intéressant d’un certain genre de théories orientales, ni même parce que nous aurons l’occasion de signaler par la suite une interprétation fausse qui en a été donnée en Occident ; c’est aussi, et surtout, parce que ce dont il s’agit a une portée effective des plus considérables, même pratiquement, encore que, sur ce dernier point, il convienne de ne pas se départir d’une certaine réserve, et qu’il vaille mieux se contenter de donner des indications très générales, comme nous le faisons ici, en laissant à chacun le soin d’en tirer des développements et des conclusions en conformité avec ses facultés propres et ses tendances personnelles. »

Introduction Générale à l’Etude des Doctrines Hindoues

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« Opératif » – « spéculatif »

Connaissance indirecte – connaissance effective

Continuité transmission initiatique

« Historiquement, si l’on peut dire, la question se pose d’une manière plus particulière à propos de la Maçonnerie, puisque c’est là que les termes dont il s’agit sont employés habituellement ; mais il n’est pas difficile de comprendre qu’elle a au fond une portée beaucoup plus étendue, et qu’il y a même là quelque chose qui, suivant des modalités diverses, est susceptible de s’appliquer à toutes les formes initiatiques ; c’est ce qui en fait toute l’importance au point de vue où nous nous plaçons. (…) Il ne faut pas oublier, en effet que « spéculation » et « théorie » sont synonymes ; et il est bien entendu que le mot « théorie » ne doit pas être pris ici dans son sens originel de « contemplation », mais uniquement dans celui qu’il a toujours dans le langage actuel, et que le mot « spéculation » exprime sans doute plus nettement, puisqu’il donne, par sa dérivation même, l’idée de quelque chose qui n’est qu’un « reflet », comme l’image vue dans un miroir [note : le mot speculum, en latin, signifie en effet « miroir »], c’est-à-dire une connaissance indirecte, par opposition à la connaissance effective qui est la conséquence immédiate de la « réalisation », ou qui plutôt ne fait qu’un avec celle-ci. (…) Il est (…) facile de se rendre compte de ce qui reste dans le cas d’une initiation qui n’est plus que « spéculative » : la transmission initiatique subsiste bien toujours, puisque la « chaîne » traditionnelle n’a pas été interrompue ; mais au lieu de la possibilité d’une initiation effective toutes les fois que quelque défaut ne vient pas y faire obstacle, on n’a plus qu’une initiation virtuelle, et condamnée à demeurer telle par la force des choses, puisque la limitation « spéculative » signifie proprement que ce stade ne peut être dépassé, tout ce qui va plus loin étant d’ordre « opératif » par définition même (…) A ce propos, nous devons encore insister sur le fait qu’une telle dégénérescence d’une organisation initiatique ne change pourtant rien à sa nature essentielle, et que même la continuité de la transmission suffit pour que, si des circonstances plus favorables se présentaient, une restauration soit toujours possible, cette restauration devant alors nécessairement être conçue comme un retour à l’état « opératif ». (…) D’autre part, l’infériorité du point de vue « spéculatif », telle que nous venons de l’expliquer, montre encore, comme par surcroît, que la « pensée », cultivée pour elle-même, ne saurait en aucun cas être le fait d’une organisation initiatique comme telle ; celle-ci n’est point un regroupement où l’on doive « philosopher » ou se livrer à des discussions « académiques », non plus qu’à tout autre genre d’occupation profane (…) »

Aperçus sur l’initiation

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 Enseignement initiatique

Symbolisme

Pluralité des interprétations

Cheikh – Maître – Guru

Travail actif de l’initie

Secret initiatique

« Que le symbolisme, qui est comme la forme sensible de tout enseignement initiatique, soit en effet réellement un langage plus universel que les langages vulgaires, c’est ce que nous avons déjà expliqué précédemment, et il n’est pas permis d’en douter un seul instant si l’on considère seulement que tout symbole est susceptible d’interprétations multiples, non point en contradiction entre elles, mais au contraire se complétant les unes les autres, et toutes également vraies quoique procédant de points de vue différents ; et s’il en est ainsi, c’est que ce symbole est moins l’expression d’un idée nettement définie et délimitée (à la façon des « idées claires et distinctes » de la philosophie cartésienne, supposées entièrement exprimables par des mots) que la représentation synthétique et schématique de tout un ensemble d’idées et de conceptions que chacun pourra saisir selon ses aptitudes intellectuelles propres et dans la mesure où il est préparé à leur compréhension. Ainsi, le symbole, pour qui parviendra à pénétrer sa signification profonde, pourra faire concevoir incomparablement plus que tout ce qu’il est possible d’exprimer directement ; aussi est-il le seul moyen de transmettre, autant qu’il se peut, tout cet inexprimable qui constitue le domaine propre de l’initiation, ou plutôt, pour parler plus rigoureusement, de déposer les conceptions de cet ordre en germe dans l’intellect de l’initié, qui devra ensuite les faire passer de la puissance à l’acte, les développer et les élaborer par son travail personnel, car nul ne peut rien faire de plus que de l’y préparer en lui traçant, par les formules appropriées, le plan qu’il aura par la suite à réaliser en lui-même pour parvenir à la possession effective de l’initiation qu’il n’a reçue de l’extérieur que virtuellement. (…) L’enseignement initiatique, extérieur et transmissible dans des formes, n’est en réalité et ne peut être, nous l’avons déjà dit et nous y insistons encore, qu’une préparation de l’individu à acquérir la véritable connaissance initiatique par l’effet de son travail personnel. On peut ainsi lui indiquer la voie à suivre, le plan à réaliser, et le disposer à prendre l’attitude mentale et intellectuelle nécessaire pour parvenir à une compréhension effective et non pas simplement théorique ; on peut encore l’assister et le guider en contrôlant son travail d’une façon constante, mais c’est tout, car nul autre, fût-il un « Maître » dans l’acceptation la plus complète de ce mot [Note : Nous entendons par là ce qu’on appelle un Guru dans la tradition hindoue, ou un Sheikh dans la tradition islamique, et qui n’a rien en commun avec les idées fantastiques qu’on s’en fait dans certains milieux pseudo-initiatiques occidentaux.], ne peut faire ce travail pour lui. Ce que l’initié doit forcément acquérir par lui-même, parce que personne ni rien d’extérieur à lui ne peut le lui communiquer, c’est en somme la possession effective du secret initiatique proprement dit ; pour qu’il puisse arriver à réaliser cette possession dans toute son étendue et avec tout ce qu’elle implique, il faut que l’enseignement qui sert en quelque sorte de base et de support à son travail personnel soit constitué de telle façon qu’il s’ouvre sur des possibilités réellement illimitées, et qu’ainsi il lui permette d’étendre indéfiniment ses conceptions, en largeur et en profondeur tout à la fois, au lieu de les enfermer, comme le fait tout point de vue profane, dans les limites plus ou moins étroites d’une théorie systématique ou d’un formule quelconque. »

Aperçus sur l’initiation, chap. De l’Enseignement Initiatique

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Supériorité intrinsèque de la métaphysique

Conception traditionnelle de la science

Science sacrée

« (…) une science quelconque, suivant la conception traditionnelle, a moins son intérêt en elle-même qu’en ce qu’elle est comme un prolongement ou une branche secondaire de la doctrine, dont la partie essentielle est constituée, comme nous l’avons dit, par la métaphysique pure. En effet, si toute science est assurément légitime, pourvu qu’elle n’occupe que la place qui lui convient réellement en raison de sa nature propre, il est cependant facile de comprendre que, pour quiconque possède une connaissance d’ordre supérieur, les connaissances inférieures perdent forcément beaucoup de leur intérêt, et que même elles n’en gardent qu’en fonction, si l’on peut dire, de la connaissance principielle, c’est-à-dire dans la mesure où, d’une part, elles reflètent celle-ci dans tel ou tel domaine contingent, et où, d’autre part, elles sont susceptibles de conduire vers cette même connaissance principielle, qui, dans le cas que nous envisageons, ne peut jamais être perdue de vue ni sacrifiée à des considérations plus ou moins accidentelles. Ce sont là les deux rôles complémentaires qui appartiennent en propre aux « sciences traditionnelles » : d’un côté, comme applications de la doctrine, elles permettent de relier entre eux tous les ordres de réalité, de les intégrer dans l’unité de la synthèse totale ; de l’autre, elles sont, pour certains, tout au moins, et en conformité avec les aptitudes de ceux-ci, une préparation à une connaissance plus haute, une sorte d’acheminement vers cette dernière, et, dans leur répartition hiérarchique selon les degrés d’existence auxquels elles se rapportent, elles constituent alors comme autant d’échelons à l’aide desquels il est possible de s’élever jusqu’à l’intellectualité pure. Il n’est que trop évident que les sciences modernes ne peuvent, à aucun degré, remplir ni l’un ni l’autre de ces deux rôles ; et c’est pourquoi elles ne sont et ne peuvent être que de la « science profane », tandis que les « sciences traditionnelles », par leur rattachement aux principes métaphysiques, sont incorporées d’une façon effective à la « science sacrée ».

Crise du Monde Moderne, pp. 93-95

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 Caractère analogique de la science traditionnelle

Science sacrée

« D’ailleurs, en vertu de la correspondance qui existe entre tous les ordres de réalité, les vérités d’un ordre inférieur peuvent être considérées comme un symbole de celles des ordres supérieurs, et, par suite, servir de « support » pour arriver analogiquement à la connaissance de ces dernières ; c’est là ce qui confère à toute science un sens supérieur ou « analogique », plus profond que celui qu’elle possède par elle-même, et ce qui peut lui donner le caractère d’une véritable « science sacrée ».

 

La Crise du Monde Moderne, p. 97

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 Science traditionnelle – science sacrée

Erreur rationaliste

« individualisme »

Esprit anti-traditionnel

« Cet exposé permettra de comprendre tout ce qui manque au monde moderne sous le rapport de la science, et comment cette même science dont il est si fier ne représente qu’une simple déviation et comme un déchet de la science véritable, qui, pour nous, s’identifie entièrement à ce que nous avons appelé la « science sacrée » ou la « science traditionnelle ». La science moderne, procédant d’une limitation arbitraire de la connaissance à un certain ordre particulier, et qui est le plus inférieur de tous, celui de la réalité matérielle ou sensible, a perdu, du fait de cette limitation et des conséquences qu’elle entraîne immédiatement, toute valeur intellectuelle, du moins si l’on donne à l’intellectualité la plénitude de son vrai sens, si l’on refuse à partager l’erreur « rationaliste », c’est-à-dire à assimiler l’intelligence pure à la raison, ou, ce qui revient au même, à nier l’intuition intellectuelle. Ce qui est au fond de cette erreur, comme d’une grande partie des autres erreurs modernes, ce qui est à la racine même de toute la déviation de la science telle que nous venons de l’expliquer, c’est ce qu’on peut appeler « l’individualisme », qui ne fait qu’un avec l’esprit antitraditionnel lui-même, et dont les manifestations multiples, dans tous les domaines, constituent un des facteurs les plus importants du désordre de notre époque ; (…) »

 La Crise du Monde Moderne, p. 99

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Exoterisme / esotérisme

Chariyah / tariqah / haqîqah

Ecorce / noyau

Symbolisme de la roue

Taçawwuf – initiation – çufisme

Secret initiatique – sirr

Mysticisme / initiation – passif / actif

Silsilah – sheikh – barakah

Sciences traditionnelles – jafr

« microcosme » – « macrocosme »

Lois cycliques

 » De toutes les doctrines traditionnelles, la doctrine islamique est peut-être celle où est marquée le plus nettement la distinction de deux parties complémentaires l’une de l’autre, que l’on peut désigner comme l’exotérisme et l’ésotérisme. Ce sont, suivant la terminologie arabe, es-shariyah, c’est-à-dire littéralement « la grande route », commune à tous, et el-haqîqah, c’est-à-dire la « vérité » intérieure, réservée à l’élite, non en vertu d’une décision plus ou moins arbitraire, mais par la nature même des choses, parce que tous ne possèdent pas les aptitudes ou les « qualifications » requises pour parvenir à sa connaissance. On les compare souvent, pour exprimer leur caractère respectivement « extérieur » et « intérieur », à l’ « écorce » et au « noyau » (el-qishr wa el-lobb), ou encore à la circonférence et à son centre. La shariyah comprend tout ce que le langage occidental désignerait comme proprement « religieux », et notamment tout le côté social et législatif qui, dans l’islam, s’intègre essentiellement à la religion ; on pourrait dire qu’elle est avant tout règle d’action, tandis que la haqîqah est connaissance pure ; mais il doit être bien entendu que c’est cette connaissance qui donne à la shariyah même son sens supérieur et profond et sa vraie raison d’être, de sorte que, bien que tous ceux qui participent à la tradition n’en soient pas conscients, elle en est véritablement le principe, comme le centre l’est de la circonférence.

Mais ce n’est pas tout : on peut dire que l’ésotérisme comprend non seulement la haqîqah, mais aussi les moyens destinés à y parvenir ; et l’ensemble de ces moyens est appelé tarîqah, « voie » ou « sentier » conduisant de la shariyah vers la haqîqah. Si nous reprenons l’image symbolique de la circonférence, la tarîqah sera représentée par le rayon allant de celle-ci au centre ; et nous voyons alors ceci : à chaque point de la circonférence correspond un rayon, et tous les rayons, qui sont aussi en multitude indéfinie, aboutissent également au centre. On peut dire que ces rayons sont autant de turuq adaptées aux êtres qui sont situés aux différents points de la circonférence, selon la diversité de leurs natures individuelles ; c’est pourquoi il est dit que « les voies de Dieu sont aussi nombreuses que les âmes des hommes » (et-turûqu ila ‘Llahi Ka-nufûsi bani Adam) ; ainsi, les voies sont multiples, et d’autant plus différentes entre elles qu’on les envisage plus près de leur point de départ que la circonférence, mais le but est un, car il n’y a qu’un seul centre et qu’une seule vérité. En toute rigueur, les différences initiales s’effacent, avec « l’individualité » elle-même (el-inniyah, de ana, « moi »), c’est-à-dire quand sont atteints les états supérieurs de l’être et quand les attributs (çifât) d’el-abd, ou de la créature, qui ne sont proprement que des limitations, disparaissent (el-fanâ ou « l’extinction ») pour ne laisser subsister que ceux d’Allah (el-baqâ ou la « permanence »), l’être étant identifié à ceux-ci dans sa « personnalité » ou son « essence » (edh-dhât).

L’ésotérisme, considéré comme comprenant à la fois tarîqah et haqîqah, en tant que moyens et fin, est désigné en arabe par le terme général et-taçawwuf, qu’on ne peut traduire exactement que par « initiation » ; nous reviendrons d’ailleurs sur ce point par la suite. Les Occidentaux ont forgé le mot « çûfisme » pour désigner spécialement l’ésotérisme islamique (alors que taçawwuf peut s’appliquer à toute doctrine ésotérique et initiatique, à quelque forme traditionnelle qu’elle appartienne) ; mais ce mot, outre qu’il n’est qu’une dénomination toute conventionnelle, présente un inconvénient assez fâcheux : c’est que sa terminaison évoque presque inévitablement l’idée d’une doctrine propre à une école particulière, alors qu’il n’y a rien de tel en réalité, et que les écoles ne sont ici que des turuq, c’est-à-dire, en somme, des méthodes diverses, sans qu’il puisse y avoir au fond aucune différence doctrinale, car « la doctrine de l’Unité est unique » (et-tawîdu wâhidun). Pour ce qui est de la dérivation de ces désignations, elles viennent évidemment du mot çûfî ; mais au sujet de celui-ci, il y a lieu tout d’abord de remarquer ceci : c’est que personne ne peut jamais se dire çûfî, si ce n’est par pure ignorance, car il prouve par là même qu’il ne l’est pas réellement, cette qualité étant nécessairement un « secret »(sirr) entre le véritable çûfî et Allah ; on peut seulement se dire mutaçawwuf, terme qui s’applique à quiconque est entré dans la « voie » initiatique, à quelque degré qu’il soit parvenu ; mais le çûfî, au vrai sens de ce mot, est seulement celui qui a atteint le degré suprême. On a prétendu assigner au mot çufî lui-même des origines fort diverses, mais cette question au point de vue où l’on se place le plus habituellement, est sans doute insoluble : nous dirions volontiers que ce mot a trop d’étymologies supposées, et ni plus ni moins plausibles les unes que les autres, pour en avoir véritablement une ; en réalité, il faut y avoir plutôt une dénomination purement symbolique, une sorte de « chiffre », si l’on veut, qui, comme tel, n’a pas besoin d’avoir une dérivation linguistique à proprement parler ; et ce cas n’est d’ailleurs pas unique, mais on pourrait en trouver de comparables dans d’autres traditions. Quant aux soi-disant étymologies, ce ne sont au fond que des similitudes phonétiques, qui, du reste, suivant les lois d’un certain symbolisme, correspondent effectivement à des relations entre diverses idées venant ainsi se grouper plus ou moins accessoirement autour du mot dont il s’agit ; mais ici, étant donné le caractère de la langue arabe (caractère qui lui est d’ailleurs commun avec la langue hébraïque), le sens premier et fondamental doit être donné par les nombres ; et, en fait, ce qu’il y a de particulièrement remarquable, c’est que par l’addition de valeurs numériques des lettres dont il est formé, le mot çûfî a le même nombre que El-Hekmah el-ilahiyah, c’est-à-dire « la Sagesse divine ». Le çûfî véritable est donc celui qui possède cette Sagesse, ou, en d’autres termes, il est el-‘ârif bi’ Llah, c’est-à-dire « celui qui connaît par Dieu », car Il ne peut être connu que par Lui-même ; et c’est bien là le degré suprême et « total » dans la connaissance de la haqîqah.

De tout ce qui précède, nous pouvons tirer quelques conséquences importantes, et tout d’abord celle-ci que le « çûfisme » n’est point quelque chose de « surajouté » à la doctrine islamique, quelque chose qui serait venu s’y adjoindre après coup et du dehors, mais qu’il est au contraire une partie essentielle, puisque, sans lui, elle serait manifestement incomplète, et même incomplète par en haut, c’est-à-dire quant à son principe même. La supposition toute gratuite d’une origine étrangère, grecque, perse ou indienne, est d’ailleurs contredite formellement par le fait que les moyens d’expression propres à l’ésotérisme islamique sont étroitement liés à la constitution même de la langue arabe ; et s’il y a incontestablement des similitudes avec les doctrines du même ordre qui existent ailleurs, elles s’expliquent tout naturellement et sans qu’il soit besoin de recourir à des « emprunts » hypothétiques, car, la vérité étant une, toutes les doctrines traditionnelles sont nécessairement identiques en leur essence quelle que soit la diversité des formes dont elles se revêtent. Peu importe d’ailleurs, quant à cette question des origines, que le mot çûfî lui-même et ses dérivés (taçawwuf, mutaçawwuf) aient existé dans la langue dès le début, ou qu’ils n’aient apparu qu’à une époque plus ou moins tardive, ce qui est un grand sujet de discussion parmi les historiens ; la chose peut fort bien avoir existé avant le mot, soit sous une autre désignation, soit même sans qu’on ait éprouvé alors le besoin de lui en donner une. En tout cas, et ceci doit suffire à trancher la question pour quiconque ne l’envisage pas simplement « de l’extérieur », la tradition indique expressément que l’ésotérisme, aussi bien que l’exotérisme, procède directement de l’enseignement même du Prophète, et, en fait, toute tarîqah authentique et régulière possède une silsilah ou « chaîne » de transmission initiatique remontant toujours en définitive à celui-ci à travers un plus ou moins grand nombre d’intermédiaires. Même si, par la suite, certaines turuq ont réellement « emprunté », et mieux vaudrait dire « adapté », quelques détails de leurs méthodes particulières (quoique, ici encore, les similitudes puissent tout aussi bien s’expliquer par la possession des mêmes connaissances, notamment en ce qui concerne la « science du rythme » dans ses différentes branches), cela n’a qu’une importance bien secondaire et n’affecte en rien l’essentiel. La vérité est que le « çûfisme » est arabe comme le Coran lui-même, dans lequel il a ses principes directs ; mais encore faut-il, pour les y trouver, que le Coran soit compris et interprété suivant les haqaïq qui en constituent le sens profond, et non pas simplement par les procédés linguistiques, logiques et théologiques des ulamâ ez-zâhir (littéralement « les savants de l’extérieur ») ou docteurs de la shariyah, dont la compétence ne s’étend qu’au domaine exotérique. Il s’agit bien là, en effet, de deux domaines nettement différents, et c’est pourquoi il ne peut jamais y avoir entre eux ni contradiction ni conflit réel ; il est d’ailleurs évident qu’on ne saurait en aucune façon opposer l’exotérisme, puisque le second prend au contraire sa base et son point d’appui nécessaire dans le premier, et que ce ne sont là véritablement que les deux aspects ou les deux faces d’une seule et même doctrine.

Ensuite nous devons faire remarquer que, contrairement à une opinion trop répandue actuellement parmi les Occidentaux, l’ésotérisme islamique n’a rien de commun avec le « mysticisme » ; les raisons en sont faciles à comprendre par tout ce que nous avons exposé jusqu’ici. D’abord, le mysticisme semble bien être en réalité quelque chose de tout à fait spécial au Christianisme, et ce n’est que par des assimilations erronées qu’on peut prétendre en trouver ailleurs des équivalents plus ou moins exacts ; quelques ressemblances extérieures, dans l’emploi de certaines expressions, sont sans aucun doute à l’origine de cette méprise, mais elles ne sauraient aucunement la justifier en présence de différences qui portent sur tout l’essentiel. Le mysticisme appartient tout entier, par définition même, au domaine religieux, donc relève purement de simplement de l’exotérisme ; et, en outre, le but vers lequel il tend est assurément loin d’être de l’ordre de la connaissance pure. D’autre part, le mystique, ayant une attitude « passive » et se bornant à recevoir ce qui vient à lui en quelque sorte spontanément et sans aucune initiative de sa part, ne saurait avoir de méthode ; il ne peut donc pas y avoir de tarîqah mystique, et une telle chose est même inconcevable, car elle est contradictoire au fond. De plus, le mystique, étant toujours un isolé, et cela par le fait même du caractère « passif » de sa « réalisation », n’a ni sheikh ou « maître spirituel » (ce qui, bien entendu, n’a absolument rien de commun avec un « directeur de conscience » au sens religieux), ni silsilah ou « chaîne » par laquelle lui serait transmise une « influence spirituelle » (nous employons cette expression pour rendre aussi exactement que possible la signification du mot arabe barakah), la seconde de ces deux choses étant d’ailleurs une conséquence immédiate de la première. La transmission régulière de l’ « influence spirituelle » est ce qui caractérise essentiellement l’ « initiation », et même ce qui la constitue proprement, et c’est pourquoi nous avons employé ce mot plus haut pour traduire taçawwuf ; l’ésotérisme islamique, comme du reste tout véritable ésotérisme, est « initiatique » et ne peut être autre chose ; et, sans même entrer dans la question de la différence des buts, différence qui résulte d’ailleurs de celle même des deux domaines auxquels ils se réfèrent, nous pouvons dire que la « voie mystique » et la « voie initiatique » sont radicalement incompatibles en raison de leurs caractères respectifs. Faut-il ajouter encore qu’il n’y a en arabe aucun mot par lequel on puisse traduire même approximativement celui de « mysticisme », tellement l’idée que celui-ci exprime représente quelque chose de complètement étranger à la tradition islamique ?

La doctrine initiatique est, en son essence, purement métaphysique au sens véritable et original de ce mot ; mais, dans l’Islam comme dans les autres formes traditionnelles, elle comporte en outre, à titre d’applications plus ou moins directes à divers domaines contingents, tout un ensemble complexe de « sciences traditionnelles » ; et ces sciences étant comme suspendues aux principes métaphysiques dont elles dépendent et dérivent entièrement, et tirant d’ailleurs de ce rattachement et des « transpositions » qu’il permet toute leur valeur réelle, sont par là, bien qu’à un rang secondaire et subordonné, partie intégrante de la doctrine elle-même, et non point des adjonctions plus ou moins superflues. Il y a là quelque chose qui semble particulièrement difficile à comprendre pour les Occidentaux, sans doute parce qu’ils ne peuvent trouver chez eux aucun point de comparaison à cet égard ; il y au cependant des sciences analogues en Occident, dans l’antiquité et au Moyen Age, mais ce ne sont là des choses entièrement oubliés des modernes, qui en ignorent la vraie nature et souvent n’en conçoivent même pas l’existence ; et tout spécialement, ceux qui confondent l’ésotérisme avec le mysticisme ne savent quels peuvent être le rôle et la place de ces sciences qui, évidemment, représentent des connaissances aussi éloignées que possible de ce que peuvent être les préoccupations d’un mystique, et dont, par suite, l’incorporation au « çûfîsme » constitue pour eux une indéchiffrable énigme. Telle est la science des nombres et des lettres, dont nous avons indiqué plus haut un exemple pour l’interprétation du mot çûfî, et qui ne se retrouve dans une forme comparable que dans la qabbalah hébraïque, en raison de l’étroite affinité des langues qui servent à l’expression de ces deux traditions, langues dont cette science peut même seule donner la compréhension profonde. Telles sont aussi les diverses sciences « cosmologiques » qui rentrent en partie dans ce qu’on désigne sous le nom d’ « hermétisme », et nous devons noter à ce propos que l’alchimie n’est entendue dans un sens « matériel » que par les ignorants pour qui le symbolisme est lettre morte, ceux-là mêmes que les véritables alchimistes du Moyen Age stigmatisaient des noms de « souffleurs » et de « brûleurs de charbon », et qui furent les authentiques précurseurs de la chimie moderne, si peu flatteuse que soit pour celle-ci une telle origine. De même, l’astrologie, autre science cosmologique, est en réalité tout autre chose que l’ « art divinatoire » ou la « science conjecturale » que veulent y voir uniquement les modernes ; elle se rapporte avant tout à la connaissance des « lois cycliques », qui joue un rôle important dans toutes les doctrines traditionnelles. Il y a d’ailleurs une certaine correspondance entre toutes ces sciences qui, par le fait qu’elles procèdent essentiellement des mêmes principes, sont, à certain point de vue, comme des représentations différentes d’une seule et même chose : ainsi, l’astrologie, l’alchimie et même la science des lettres ne font pour ainsi dire que traduire les mêmes vérités dans les langages propres à différents ordres de réalité, unis entre eux par la loi de l’analogie universelle, fondement de toute correspondance symbolique ; et, en vertu de cette même analogie, ces sciences trouvent, par une transposition appropriée, leur application dans le domaine du « microcosme » aussi bien que dans celui du « macrocosme », car le processus initiatique reproduit, dans toutes ses phases, le processus cosmologique lui-même. Il faut d’ailleurs, pour avoir la pleine conscience de toutes ces corrélations, être parvenue à un degré très élevé de la hiérarchie initiatique, degré qui se désigne comme celui du « soufre rouge » (el-Kebrît el ahmar) ; et celui qui possède ce degré peut, par la science appelée simiâ (mot qu’il ne faut pas confondre avec Kimiâ), en opérant certaines mutations sur les lettres et les nombres, agir sur les êtres et les choses qui correspondent à ceux-ci dans l’ordre cosmique. Le jafr, qui, suivant la tradition, doit son origine à Seyidnâ Ali lui-même, est une application de ces mêmes sciences à la prévision des événements futurs ; et cette application où interviennent naturellement les « lois cycliques » auxquelles nous faisions allusion tout à l’heure, présente pour qui sait la comprendre et l’interpréter (car il y a là comme une sorte de « cryptographie », ce qui n’est d’ailleurs pas plus étonnant au fond que la notation algébrique), toute la rigueur d’une science exacte et mathématique. On pourrait citer bien d’autres « sciences traditionnelles » dont certaines sembleraient peut-être encore plus étranges à ceux qui n’ont point l’habitude de ces choses ; mais il faut nous borner, et nous ne pourrions insister davantage là-dessus sans sortir du cadre de cet exposé où nous devons forcément nous en tenir aux généralités.

Enfin, nous devons ajouter une dernière observation dont l’importance est capitale pour bien comprendre le véritable caractère de la doctrine initiatique : c’est que celle-ci n’est point affaire d’ « érudition » et ne saurait aucunement s’apprendre par la lecture des livres à la façon des connaissances ordinaires et « profanes ». Les écrits des plus grands maîtres eux-mêmes ne peuvent que servir de « supports » à la méditation ; on ne devient point mutaçawwuf uniquement pour les avoir lus, ils demeurent d’ailleurs le plus souvent incompréhensibles à ceux qui ne sont point « qualifiés ». Il faut en effet, avant tout, posséder certaines dispositions ou aptitudes innées auxquelles aucun effort ne saurait suppléer ; mais il faut ensuite le rattachement à une silsilah régulière, car la transmission de l’ « influence spirituelle », qui s’obtient par ce rattachement est, comme nous l’avons déjà dit, la condition essentielle sans laquelle il n’est point d’initiation, fût-ce au degré le plus élémentaire. Cette transmission, étant acquise une fois pour toutes, doit être le point de départ d’un travail purement intérieur pour lequel tous les moyens extérieurs ne peuvent être rien de plus que des aides et des appuis, d’ailleurs nécessaires dès lors qu’il faut tenir compte de la nature de l’être humain tel qu’il est en fait ; et c’est par ce travail intérieur seul que l’être s’élèvera de degré en degré, s’il en est capable, jusqu’au sommet de la hiérarchie initiatique, jusqu’à l’ « Identité suprême », état absolument permanent et inconditionné, au-delà des limitations de toute existence contingente et transitoire, qui est l’état du véritable çûfî. »

Aperçus sur l’Esotérisme islamique et le Taoïsme, L’ésotérisme islamique

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Exoterisme / esotérisme

Chariyah / tariqah / haqîqah

Ecorce / noyau

Symbolisme de la roue

«Ce titre, qui est celui d’un des nombreux traités de Seyidi Mohyiddin ibn Arabi, exprime sous une forme symbolique les rapports de l’exotérisme et de l’ésotérisme, comparés respectivement à l’enveloppe d’un fruit et à sa partie intérieure, pulpe ou amande. L’enveloppe ou l’écorce (elqishr) c’est la shariyâh, c’est-à-dire la loi religieuse extérieure, qui s’adresse à tous et qui est faite pour être suivie par tous, comme l’indique d’ailleurs le sens de « grande route » qui s’attache à la dérivation de son nom. Le noyau (ellobb), c’est la haqîqah, c’est-à-dire la vérité ou la réalité essentielle, qui, au contraire de la shariyah, n’est pas à la portée de tous, mais est réservée à ceux qui savent la découvrir sous les apparences et l’atteindre à travers les formes extérieures qui la recouvrent, la protégeant et la dissimulant tout à la fois. Dans un autre symbolisme, shariyah et haqîqah sont aussi désignées respectivement comme le « corps »(eljism) et la « moelle » (elmukh), dont les rapports sont exactement les mêmes que ceux de l’écorce de du noyau ; et sans doute trouverait-on encore d’autres symboles équivalents à ceux-là.

Ce dont il s’agit, sous quelque désignation que ce soit, c’est toujours l’ « extérieur » (ezzâher) et l’ « intérieur » (elbâten), c’est-à-dire l’apparent et le caché, qui d’ailleurs sont tels par leur nature même, et non pas par l’effet de conventions quelconques ou de précautions prises artificiellement, sinon arbitrairement, par les détenteurs de la doctrine traditionnelle. Cet « extérieur » et cet « intérieur » sont figurés par la circonférence et son centre, ce qui peut être considéré comme la coupe même du fruit évoqué par le symbolisme précédent, en même temps que nous sommes ainsi ramené d’autre part à l’image, commune à toutes les traditions, de la « roue des choses ». En effet, si l’on envisage les deux termes dont il s’agit au sens universel, et sans se limiter à l’application qui en est faite le plus habituellement à une forme traditionnelle particulière, on peut dire que la shariyah, la « grande roue » parcourue par tous les êtres, n’est pas autre chose que ce que la tradition extrême-orientale appelle le « courant des formes », tandis que la haqîqah, la vérité une et immuable, réside dans l’ « invariable milieu ». Pour passer de l’une à l’autre, donc de la circonférence au centre, il faut suivre un des rayons : c’est la tarîqah, c’est-à-dire le « sentier », la voie étroite qui n’est suivie que par un petit nombre. Il y a d’ailleurs une multitude de turuq, qui sont tous les rayons de la circonférence pris dans le sens centripète, puisqu’il s’agit de partir de la multiplicité du manifesté pour aller à l’unité principielle : chaque tarîqah, partant d’un certain point de la circonférence, est particulièrement appropriée aux êtres qui se trouvent en ce point ; mais toutes, quel que soit leur point de départ, tendent pareillement vers un point unique, toutes aboutissent au centre et ramènent ainsi les êtres qui les suivent à l’essentielle simplicité de l’ « état primordial».

Les êtres, en effet, dès lors qu’ils se trouvent actuellement dans la multiplicité, sont forcés de partir de là pour quelque réalisation que ce soit ; mais cette multiplicité est en même temps, pour la plupart d’entre eux, l’obstacle qui les arrête et les retient : les apparences diverses et changeantes les empêchent de voir la vraie réalité, si l’on peut dire, comme l’enveloppe du fruit empêche de voir son intérieur ; et celui-ci ne peut être atteint que par ceux qui sont capables de percer l’enveloppe, c’est-à-dire de voir le Principe à travers la manifestation, et même de ne voir que lui en toutes choses, car la manifestation elle-même tout entière n’en est plus alors qu’un ensemble d’expressions symboliques. L’application de ceci à l’exotérisme et à l’ésotérisme entendus dans leur sens ordinaire, c’est-à-dire en tant qu’aspects d’une doctrine traditionnelle, est facile à faire : là aussi, les formes extérieures cachent la vérité profonde aux yeux du vulgaire, alors qu’elles la font au contraire apparaître à ceux de l’élite, pour qui ce qui est un obstacle ou une limitation pour les autres devient ainsi un point d’appui et un moyen de réalisation. Il faut bien comprendre que cette différence résulte directement et nécessairement de la nature même des êtres, des possibilités et des aptitudes que chacun prote en lui-même, si bien que le côté exotérique de la doctrine joue toujours ainsi exactement le rôle qu’il doit jouer pour chacun, donnant à ceux qui ne peuvent aller plus loin tout ce qu’il leur est possible de recevoir dans leur état actuel, et fournissant en même temps à ceux qui le dépassent les « supports », qui sans être jamais d’une stricte nécessité, puisque contingents, peuvent cependant les aider grandement à avancer dans la voie intérieure, et sans lesquels les difficultés seraient telles, dans certains cas, qu’elles équivaudraient en fait à une véritable impossibilité.

On doit remarquer, à cet égard, que, pour le plus grand nombre des hommes, qui s’en tiennent inévitablement à la loi extérieure, celle-ci prend un caractère qui est moins celui d’une limite que celui d’un guide : c’est toujours un lien, mais un lien qui les empêche de s’égarer ou de se perdre ; sans cette loi qui les assujettit à parcourir une route déterminée, non seulement ils n’atteindraient pas davantage le centre, mais ils risqueraient de s’en éloigner indéfiniment, tandis que le mouvement circulaire les en maintient tout au moins à une distance constante. Par là, ceux qui ne peuvent contempler directement la lumière en reçoivent du moins un reflet et une participation ; et ils demeurent ainsi rattachés en quelque façon au Principe, alors même qu’ils n’en ont pas et n’en sauraient avoir la conscience effective. En effet, la circonférence ne saurait exister sans le centre, dont elle procède en réalité tout entière, et, si les êtres qui sont liés à la circonférence ne voient point le centre ni même les rayons, chacun d’eux ne s’en trouve pas moins inévitablement à l’extrémité d’un rayon dont l’autre extrémité est le centre même. Seulement, c’est ici que l’écorce s’interpose et cache tout ce qui se trouve à l’intérieur, tandis que celui qui l’aura percée, prenant par là même conscience du rayon correspondant à sa propre position sur la circonférence, sera affranchi de la rotation indéfinie de celle-ci et n’aura qu’à suivre ce rayon pour aller vers le centre ; ce rayon est la tarîqah par laquelle, parti de la shariyah, il parviendra à la haqîqah. Il faut d’ailleurs préciser que, dès que l’enveloppe a été pénétrée, on se trouve dans le domaine de l’ésotérisme, cette pénétration étant, dans la situation de l’être par rapport à l’enveloppe elle-même, une sorte de retournement en quoi consiste le passage de l’extérieur à l’intérieur ; c’est même plus proprement, en un sens, à la tarîqah que convient cette désignation d’ésotérisme, car, à vrai dire, la haqîqah est au-delà de la distinction de l’exotérisme et de l’ésotérisme, qui implique comparaison et corrélation : le centre apparaît bien comme le point le plus intérieur de tous, mais dès qu’on y est parvenu, il ne peut plus être question d’extérieur ni d’intérieur, toute distinction contingente disparaissant alors en se résolvant dans l’unité principielle. C’est pourquoi Allah, de même qu’il est le « Premier et le Dernier » (El-Awwal wa El-Akher), est aussi « l’Extérieur et l’Intérieur » (El-Zaher wa El-Bâten), car rien de ce qui est ne saurait être hors de Lui, et en Lui seul est contenue toute réalité, parce qu’Il est Lui-même la Réalité absolue, la Vérité totale : Hoa El-Haqq. »

Aperçus sur l’Esotérisme islamique et le Taoïsme, Chap. 2 : « L’écorce et le noyau » (el-Qishr wa el-Lobb)

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 « Pseudo-initiation »

« Contre-initiation »

contrefaçons « pseudo-traditionnelles »

Simulation des rites

«Quant à la « pseudo-initiation », elle n’est rien de plus qu’une parodie pure et simple, ce qui revient à dire qu’elle n’est rien par elle-même, qu’elle est vide de toute réalité profonde, ou, si l’on veut, que sa valeur intrinsèque n’est ni positive comme celle de l’initiation, ni négative comme celle de la « contre-initiation », mais tout simplement nulle ; si cependant elle ne se réduit pas à un jeu plus ou moins inoffensif comme on serait peut-être tenté de le croire dans ces conditions, c’est en raison de ce que nous avons expliqué, d’une façon générale, sur le véritable caractère des contrefaçons et le rôle auquel elles sont destinées ; et il faut ajouter encore, dans ce cas spécial, que les rites, en vertu de leur nature « sacrée » au sens le plus strict de ce mot, sont quelque chose qu’il n’est jamais possible de simuler impunément. On peut dire encore que les contrefaçons « pseudo-traditionnelles », auxquelles se rattachent toutes les dénaturations de l’idée de tradition dont nous avons déjà parlé précédemment, atteignent ici le maximum de gravité, d’abord parce qu’elles se traduise par une action effective au lieu de rester à l’état de conception plus ou moins vagues, et ensuite parce qu’elles s’attaquent au coté « intérieur » de la tradition, à ce qui en constitue l’esprit même, c’est-à-dire au domaine ésotérique et initiatique. »

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. La pseudo-initiation

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Cadres pseudo-doctrinaux

Connaissance indirecte – connaissance théorique – spéculation

« Naturellement, les Occidentaux modernes pensent tout autrement à cet égard, et là, où ils ne retrouvent pas les cadres pseudo-doctrinaux auxquels ils sont habitués, ils sont inévitablement désemparés ; mais, comme ils ne veulent ou ne peuvent pas l’avouer, ils s’efforcent quand même de tout faire rentrer dans ces cadres en le dénaturant, ou bien, s’ils ne peuvent y réussir, ils déclarent tout simplement que ce à quoi ils ont affaire n’est pas une doctrine, par un de ces renversements de l’ordre normal dont ils sont coutumiers. En outre, comme ils confondent l’intellectuel avec le rationnel, ils confondent aussi une doctrine avec une simple « spéculation », et, comme une doctrine traditionnelle est tout autre chose que cela, ils ne peuvent comprendre ce qu’elle est : ce n’est certes pas la philosophie qui leur apprendra que la connaissance théorique, étant indirecte et imparfaite, n’a en elle-même qu’une valeur « préparatoire », en ce sens qu’elle fournit une direction qui empêche d’errer dans la réalisation, par laquelle seule peut être obtenue la connaissance effective, dont l’existence et la possibilité même sont quelque chose qu’ils ne soupçonnent même pas : alors, quand nous disons, comme nous le faisions plus haut, que le but à atteindre est la pure Connaissance, comment pourraient-ils savoir ce que nous entendons par là ? »

Initiation et Réalisation Spirituelle, p.140

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 Constitution de l’individualité

Actif – passif

Intérieur – extérieur

Ordres corporel et subtil/psychique

Hérédité psychique

Macrocosme – microcosme

Conditions de manifestation

Influences astrales

«Il y a, dans la nature individuelle de tout être, deux éléments d’ordre différent, qu’il convient de bien distinguer, tout en marquant leurs rapports d’une façon aussi précise que possible : cette nature individuelle, en effet, procède d’abord de ce que l’être est en lui-même, et qui représente son côté intérieur et actif, et ensuite, secondairement, de l’ensemble des influences du milieu dans lequel il se manifeste, qui représentent son côté extérieur et passif. Pour comprendre comment la constitution de l’individualité (et il doit être bien entendu qu’il s’agit ici de l’individualité intégrale, dont la modalité corporelle n’est que la partie la plus extérieure) est déterminée par l’action du premier de ces deux éléments sur le second, ou, en termes alchimiques, comment le Sel résulte de l’action du Soufre sur le Mercure, nous pouvons nous servir de la représentation géométrique à laquelle nous venons de faire allusion en parlant du rayon lumineux et de son plan de réflexion ; et, pour cela, nous devons rapporter le premier élément au sens vertical, et le second au sens horizontal. En effet, la verticale représente alors ce qui relie entre eux tous les états de manifestation d’un même être, et qui est nécessairement l’expression de cet être même, ou, si l’on veut, de sa « personnalité », la projection directe par laquelle celle-ci se reflète dans tous les états, tandis que le plan horizontal représentera le domaine d’un certain état de manifestation, envisagé ici au sens « macrocosmique » ; par conséquent, la manifestation de l’être dans cet état sera déterminée par l’intersection de la verticale considérée avec ce plan horizontal.

Cela étant, il est évident que le point d’intersection n’est pas quelconque, mais qu’il est lui-même déterminé par la verticale dont il s’agit, en tant qu’elle se distingue de toute autre verticale, c’est-à-dire, en somme, par le fait que cet être est ce qu’il est, et non pas ce qu’est un autre être quelconque se manifestant également dans le même état. On pourrait dire, en d’autres termes, que c’est l’être qui, par sa nature propre, détermine lui-même les conditions de sa manifestation, sous la réserve, bien entendu, que ces conditions ne pourront en tout cas être qu’une spécification des conditions générales de l’état envisagé, puisque sa manifestation doit être nécessairement un développement de possibilités contenues dans cet état, à l’exclusion de celles qui appartiennent à d’autres états ; et cette réserve est marquée géométriquement par la détermination préalable du plan horizontal.

L’être se manifestera donc en se revêtant, pour ainsi dire, d’éléments empruntés à l’ambiance, et dont la « cristallisation » sera déterminée par l’action, sur cette ambiance, de sa propre nature interne (qui, en elle-même, doit être considérée comme d’ordre essentiellement supra-individuel, ainsi que l’indique le sens vertical suivant lequel s’exerce son action) ; dans le cas de l’état individuel humain, ces éléments appartiendront naturellement aux différentes modalités de cet état, c’est-à-dire à la fois à l’ordre corporel et à l’ordre subtil ou psychique. Ce point est particulièrement important pour écarter certaines difficultés qui ne sont dues qu’à des conceptions erronées ou incomplètes : en effet, si par exemple on traduit ceci plus spécialement en termes d’ « hérédité », on pourra dire qu’il y a non seulement une hérédité physiologique, mais aussi une hérédité psychique, l’une ou l’autre s’expliquant exactement de la même façon, c’est-à-dire par la présence, dans la constitution de l’individu, d’éléments empruntés au milieu spécial où sa naissance a eu lieu. Or, en Occident, certains refusent d’admettre l’hérédité psychique, parce que, ne connaissant rien au-delà du domaine auquel elle se rapporte, ils croient que ce domaine doit être celui qui appartient en propre à l’être lui-même, qui représente ce qu’il est indépendamment de toute influence du milieu. D’autres, qui admettent au contraire cette hérédité, croient pouvoir en conclure que l’être, dans tout ce qu’il est, est entièrement déterminé par le milieu, qu’il n’est rien de plus ni d’autre que ce que celui-ci le fait être, parce qu’eux non plus ne conçoivent rien en dehors de l’ensemble des domaines corporel et psychique. Il s’agit donc là de deux erreurs opposées en quelque sorte, mais qui ont une seule et même source : les uns et les autres réduisent l’être tout entier à sa seule manifestation individuelle, et ils ignorent pareillement tout principe transcendant par rapport à celle-ci. Ce qui est au fond de toutes ces conceptions modernes de l’être humain, c’est toujours l’idée de la dualité cartésienne « corps-âme », qui, en fait, équivaut purement et simplement à la dualité de la physiologie et du psychique, considérée indûment comme irréductible, ultime en quelque sorte, et comme comprenant tout l’être dans ses deux termes, alors qu’en réalité ceux-ci ne représentent que les aspects superficiels et extérieurs de l’être manifesté, et qu’ils ne sont que de simples modalités appartenant à un seul et même degré d’existence, celui que figure le plan horizontal que nous avons envisagé, de sorte que l’un n’est pas moins contingent que l’autre, et que l’être véritable est au-delà de l’un tout aussi bien que de l’autre.

Pour en revenir à l’hérédité, nous devons dire qu’elle n’exprime pas intégralement les influences du milieu sur l’individu, mais qu’elle en constitue seulement la partie la plus immédiatement saisissable ; en réalité, ces influences s’étendent indéfiniment dans tous les sens. En effet, le milieu cosmique, qui est le domaine de l’état de manifestation considéré, ne peut-être conçu que comme un ensemble dont toutes les parties sont liées entre elles, sans aucune solution de continuité, car le concevoir autrement reviendrait à y supposer un « vide », alors que celui-ci, n’étant pas une possibilité de manifestation, ne saurait y avoir aucune place. Par suite, il doit nécessairement y avoir des relations, c’est-à-dire au fond des actions et réactions réciproques, entre tous les êtres individuels qui sont manifestés dans ce domaine, soit simultanément, soit successivement ; du plus proche au plus éloigné (et cela doit s’entendre dans le temps aussi bien que dans l’espace), ce n’est en somme qu’une question de différence de proportions ou de degrés, de sorte que l’hérédité, quelle que puisse être son importance relative par rapport à tout le reste, n’apparaît plus là-dedans que comme un simple cas particulier.

Dans tous les cas, qu’il s’agisse d’influences héréditaires ou autres, ce que nous avons dit tout d’abord demeure toujours également vrai : la situation de l’être dans le milieu étant déterminée en définitive par sa nature propre, les éléments qu’il emprunte à son ambiance immédiate, et aussi ceux qu’il attire en quelque sorte à lui de tout l’ensemble indéfini de son domaine de manifestation (et cela, bien entendu, s’applique aux éléments d’ordre corporel), doivent être nécessairement en correspondance avec cette nature, sans quoi il ne pourrait se les assimiler effectivement de façon à en faire comme autant de modifications secondaires de lui-même. C’est en cela que consiste l’ « affinité » en vertu de laquelle l’être, pourrait-on dire, ne prend du milieu que ce qui est conforme aux possibilités qu’il porte en lui, qui sont les siennes propres et ne sont celles d’aucun autre être, que ce qui, en raison de cette conformité même, doit fournir les conditions contingentes permettant à ces possibilités de se développer ou de s’ « actualiser » au cours de sa manifestation individuelle. Il est d’ailleurs évident que toute relation entre deux êtres quelconques, pour être réelle, doit être forcément l’expression de quelque chose qui appartient à la fois à la nature de l’un et de l’autre ; ainsi, l’influence qu’un être paraît subir du dehors et recevoir d’un autre que lui n’est jamais véritablement, quand on l’envisage à un point de vue plus profond, qu’une sorte de traduction, par rapport au milieu, d’une possibilité inhérente à la nature propre de cet être lui-même.

Il est cependant un sens dans lequel on peut dire que l’être subir vraiment, dans sa manifestation, l’influence du milieu ; mais c’est seulement en tant que cette influence est envisagée par son côté négatif, c’est-à-dire en tant qu’elle constitue proprement pour cet être une limitation. C’est là une conséquence immédiate du caractère conditionné de tout état de manifestation : l’être s’y trouve soumis à certaines conditions qui ont un rôle limitatif, et qui comprennent tout d’abord les conditions générales définissant le mode particulier de manifestation de cet être dans cet état. Il est du reste facile à comprendre que, quelles que soient les apparences, la limitation comme telle n’a aucune existence positive, qu’elle n’est rien d’autre qu’une restriction excluant certaines possibilités, ou une « privation » par rapport à ce qu’elle exclut ainsi, c’est-à-dire, de quelque façon qu’on veuille l’exprimer, quelque chose de purement négatif.

D’autre part, il doit être bien entendu que de telles conditions limitatives sont essentiellement inhérentes à un certain état de manifestation, qu’elles s’appliquent exclusivement à ce qui est compris dans cet état, et que, par conséquent, elles ne sauraient aucunement s’attacher à lui-même et le suivre dans un autre état. L’être trouvera naturellement aussi, pour se manifester dans celui-ci, certaines conditions ayant un caractère analogue, mais qui seront différentes de celles auxquelles il était soumis dans l’état que nous avons envisagé tout d’abord, et qui ne pourront jamais être décrites dans des termes convenant uniquement à ces dernières, comme ceux du langage humain, par exemple, qui ne peuvent exprimer des conditions d’existence autres que celles de l’état correspondant, puisque ce langage se trouve en somme déterminé et comme façonné par ces conditions mêmes. Nous y insistons parce que, si l’on admet sans grande difficulté que les éléments tirés de l’ambiance pour entrer dans la constitution de l’individualité humaine, ce qui est proprement une « fixation » ou une « coagulation » de ces éléments, doivent lui être restitués, par « solution », lorsque cette individualité a terminé son cycle d’existence et que l’être passe à un autre état, ainsi que tout le monde peut d’ailleurs le constater directement tout au moins en ce qui concerne les éléments d’ordre corporel, il semble moins simple d’admettre, quoique les deux choses soient pourtant assez étroitement liées en réalité, que l’être sort alors entièrement des conditions auxquelles il était soumis dans cet état individuel ; et ceci tient sans doute surtout à l’impossibilité, non pas certes de concevoir, mais de se représenter des conditions d’existence tout autres que celle-là, et pour lesquelles on ne saurait trouver dans cet état aucun terme de comparaison.

Une application importante de ce que nous venons d’indiquer est celle qui se rapporte au fait qu’un être individuel appartient à une certaine espèce, telle que l’espèce humaine par exemple : il y a évidemment dans la nature même de cet être quelque chose qui a déterminé sa naissance dans cette espèce plutôt que dans toute autre ; mais d’autre part, il se trouve dès lors soumis aux conditions qu’exprime la définition même de l’espèce, et qui seront parmi les conditions spéciales de son mode d’existence en tant qu’individu ; ce sont là, pourrait-on dire, les deux aspects positif et négatif de la nature spécifique, positif en tant que domaine de manifestation de certaines possibilités, négatif en tant que condition limitative d’existence. Seulement, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce n’est qu’en tant qu’individu manifesté dans l’état considéré que l’être appartient effectivement à l’espèce en question, et que, dans tout autre état, il lui échappe entièrement et ne lui demeure lié en aucune façon. En d’autres termes, la considération de l’espèce s’applique uniquement dans le sens horizontal, c’est-à-dire dans le domaine d’un certain état d’existence ; elle ne peut aucunement intervenir dans le sens vertical, c’est-à-dire lorsque l’être passe à d’autres états. Bien entendu, ce qui est vrai à cet égard pour l’espèce l’est aussi, à plus forte raison, pour la race, pour la famille, en un mot pour toutes les portions plus ou moins restreintes du domaine individuel dans lesquelles l’être, par les conditions de sa naissance, se trouve inclus quant à sa manifestation dans l’état considéré.

Pour terminer ces considérations, nous dirons quelques mots de la façon dont on peut, d’après ce qui précède, envisager ce qu’on appelle les « influences astrales » ; et tout d’abord, il convient de préciser qu’on ne doit pas entendre par là exclusivement, ni même principalement, les influences propres des astres dont les noms servent à les désigner, bien que ces influences, comme celles de toutes choses, aient sans doute aussi leur réalité dans leur ordre, mais que ces astres représentent surtout symboliquement, ce qui ne veut point dire « idéalement » ou par une façon de parler plus ou moins figurée, mais au contraire en vertu de correspondances effectives et précises fondées sur la constitution même du « macrocosme », la synthèse de toutes les catégories diverses d’influences cosmiques qui s’exercent sur l’individualité, et dont la plus grande part appartient proprement à l’outil subtil. Si l’on considère, comme on le fait le plus habituellement, que ces influences dominent l’individualité, ce n’est là que le point de vue le plus extérieur ; et dans un ordre plus profond, la vérité est que, si l’individualité est en rapport avec un ensemble défini d’influences, c’est que cet ensemble est celui-là même qui est conforme à la nature de l’être se manifestant dans cette individualité. Ainsi, si les « influences astrales » semblent déterminer ce qu’est l’individu, ce n’est pourtant là que l’apparence ; au fond, elles ne le déterminent pas, mais elles l’expriment seulement, en raison de l’accord ou de l’harmonie qui doit nécessairement exister entre l’individu et son milieu, et sans quoi cet individu ne pourrait aucunement réaliser les possibilités dont le développement constitue le cours même de son existence. La vraie détermination ne vient pas du dehors, mais de l’être lui-même (ce qui revient en somme à dire que, dans formation du Sel, c’est le Soufre qui est le principe actif, tandis que le Mercure n’est que le principe passif), et les signes extérieurs permettent seulement de la discerner, en lui donnant en quelque sorte une expression sensible, tout au moins pour ceux qui sauront les interpréter correctement. En fait, cette considération ne modifie assurément en rien les résultats qu’on peut tirer de l’examen des « influences astrales » ; mais, au point de vue doctrinal, elle nous paraît essentielle pour comprendre le véritable rôle de celles-ci, c’est-à-dire, en somme, la nature réelle des rapports de l’être avec le milieu dans lequel s’accomplit sa manifestation individuelle, puisque ce qui s’exprime à travers ces influences, sous une forme intelligiblement coordonnées, c’est la multitude indéfinie des éléments divers qui constituent ce milieu tout entier. Nous n’y insisterons pas davantage ici, car nous pensons en avoir dit assez pour faire comprendre comment tout être individuel participe en quelque sorte d’une double nature, que l’on peut, suivant la terminologie alchimique, dire « sulfureuse » quant à l’intérieur et « mercurielle »quant à l’extérieur ; et c’est cette double nature, pleinement réalisée et parfaitement équilibrée dans l’ « homme véritable », qui fait effectivement de celui-ci le « Fils du Ciel et de la Terre » et qui, en même temps, le rends apte à remplir la fonction de « médiateur » entre ces deux pôles de la manifestation. »

La Grande Triade, chap. L’être et le milieu

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ARTICLE THEMATIQUE correspondant

GENERALITES SUR LE TASAWWUF

[1] Partie des textes sacrés dont Guénon fait une présentation dans l’Introduction générale à l’Etude des Doctrines Hindoues.

par le 4 mars 2012, mis à jour le 11 juillet 2015

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