Commentaire de la règle 221 des Lawaqih – Participation aux rites collectifs – M.A.S.

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Ce long commentaire d’une règle unique de adab extraite des Lawâqîh de Charani, concernant l’importante question de la pratique collective des rites initiatiques, est un exemple des prolongements applicatifs directs qui peuvent être donnés à des considérations qui peuvent rester lettre morte si on les considère uniquement comme un ensemble de conventions concernant uniquement l’ordre moral.

PDF : Commentaire de la règle 221 des Lawaqih – participation aux rites collectifs

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 Commentaire de la règle 221 des Lawâqîh :

sur la participation des membres d’une tarîqah

aux séances de dhikr collectif

 

Sommaire

Présentation

Traduction du texte

Traduction commentée

On doit se préoccuper, avec miséricorde et douceur, d’inciter ses frères à la séance de dhikr

Quand il se joint à eux

Nous avons déjà vu qu’il ne convient pas au murîd de chercher à ressembler au Sheikh

Il y avait quelqu’un parmi les disciples du Sheikh Madian

Le Sheikh lui en parla et celui-ci répondit

Le Sheikh ordonna de l’exclure de la zawiyah

et dit :  » Ce genre de personnage fait disparaître la communauté (el-jamâ`ah)

La traîtrise (el-khiyânah) et la prétention non-fondée sont caractéristiques de l’âme individuelle (nafs)

car le fait de se réunir pour le travail collectif est conforme à l’ordre du Sheikh

Commentaire général

Conclusions


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Présentation

 Que disent les Maîtres de la Voie à propos de la participation des membres d’une tarîqah aux séances de dhikr collectif ?

A quoi ces derniers sont-ils traditionnellement tenus à ce sujet ?

Quelle attitude les membres d’une tarîqah (dirigeants ou non) doivent-ils avoir face aux comportements divers des fuqarâ ?

Des adaptations de ces règles sont-elles nécessaires ? Dans quelle mesure et jusqu’à quelle limite sont-elles possibles sans qu’il soit toutefois porté atteinte aux fondements mêmes de la Voie ?

Comment apprécier l’utilité technique intrinsèque des rites collectifs en général, c’est-à-dire selon qu’ils sont amenés à se dérouler en présence d’un Maître ou pas ? Comment se fait-il en effet que des Maîtres aient autant insisté de leur vivant même, sur la présence aux rites collectifs qu’ils dirigeaient eux-mêmes alors que leur seule existence aurait semblé, par la relation initiatique directe de Maître à disciple, devoir suffire à permettre le développement d’une réalisation spirituelle ?

Pour tenter de répondre, au moins partiellement, à ces questions et faute d’autres informations traditionnelles fiables (contradictoires ou non) qui pourraient valablement être proposées à une réflexion attentive, nous avons choisi d’utiliser principalement la traduction d’un extrait du Lawâqih el-Anwâr el-Qudusiyah fî ma´rifati qawâ´îd eç-çufiyah (961 Hég.) de l’Imâm Abd el-Wahhâb es-Sha´rânî traitant de ce sujet.1

Un soin important a été apporté à mettre en évidence l’efficacité intrinsèque des rites collectifs ainsi que l’importance de la préservation de l’intégrité de la collectivité initiatique en elle-même.

Après avoir rappelé la traduction par elle-même, nous présentons une traduction commentée, qui donne un développement point par point des données exposées par l’auteur, puis des remarques conclusives, d’un ordre plus général.

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Traduction du texte

  » On doit se préoccuper, avec miséricorde et douceur, d’inciter ses frères à la séance de dhikr faite en commun matin et soir quand le Sheikh, pris par un empêchement, ne peut y assister : cela [la séance de dhikr] ne dépend pas de la présence du Sheikh car il a, quant à lui, d’autres oraisons (awrâd) que les murîdîn. Quand il se joint à eux c’est donc uniquement parce qu’il constate la faiblesse de leurs cœurs et de leur aspiration spirituelle (himmah), rien de plus.

Nous avons déjà vu qu’il ne convient pas au murîd de chercher à ressembler au Sheikh dans son comportement extérieur sauf si le Sheikh l’a ordonné au murîd. Le murîd doit donc s’attacher au wird qu’a institué pour lui le Sheikh et il ne doit pas se départir du dhikr collectif, sauf en cas d’une nécessité pour laquelle ses frères l’excuseront.

Il y avait quelqu’un parmi les disciples du Sheikh Madian qui faisait le dhikr en commun et se mit à le pratiquer seul. Le Sheikh lui en parla et celui-ci répondit : « Sidî, le fait de se réunir n’a été institué que pour ceux dont l’aspiration spirituelle (himmah) est faible et dont le cœur est mort. Quant à moi, grâce à Allâh, mon cœur est (devenu) vivant et je n’ai nul besoin d’être renforcé par quelqu’un d’autre ! … « 

Le Sheikh ordonna de l’exclure de la zawiyah et dit :  » Ce genre de personnage fait disparaître (ou : C’est ainsi que disparaît) la communauté (el-jamâ`ah) à tel point que n’importe quel faqîr peut être amené à se dire ensuite :  » Je n’ai pas besoin de me réunir avec quelqu’un d’autre pour le dhikr !  » et que la zawiyah perd ainsi sa raison d’être (shi´âr).

La traîtrise (el-khiyânah) et la prétention non-fondée sont caractéristiques de l’âme individuelle (nafs) car le fait de se réunir pour le travail collectif est conforme à l’ordre du Sheikh et constitue un renforcement des fondements mêmes des choses. Et Allâh est plus Savant. »

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 Traduction commentée

 « On doit se préoccuper, avec miséricorde et douceur, d’inciter ses frères à la séance de dhikr faite en commun matin et soir quand le Sheikh, pris par un empêchement, ne peut y assister : cela [la séance de dhikr] ne dépend pas de la présence du Sheikh car il a, quant à lui, d’autres oraisons (awrâd) que les murîdîn. »

La règle de convenance initiatique (adab) énoncée en début de texte, et pour laquelle Charânî donne un commentaire et une illustration, concerne donc les membres de la tarîqah entre eux ; elle implique de leur part une détermination active qui n’est pas seulement limitée à l’engagement que constitue l’assistance aux séances de dhikr, les membres en question pouvant penser, par exemple, que la participation aux rites collectifs est exclusivement de l’ordre de l’appréciation individuelle de chacun.

Il n’est pas question d’une intervention qui émanerait uniquement du Sheikh et lui serait en quelque sorte réservée, alors qu’il s’agit pourtant d’un Sheikh vivant, prenant part directement aux affaires de la zawyah.2

 …      » Quand il se joint à eux c’est donc uniquement parce qu’il constate la faiblesse de leurs cœurs et de leur aspiration spirituelle (himmah), rien de plus. » …

Le Maître shadhilite libyen Abd es-Salâm el-Asmar dit à ce sujet dans ses Conseils :  » Quant à celui qui est parvenu au terme de la tarîqah, il n’a pas besoin d’entrer à la séance (hadrah), car son cœur est dans la Présence Sainte continuellement : c’est la présence du cœur avec Allâh constamment. Il n’est pas distrait de son Seigneur (Mawlâ-hu), pas même le temps d’un clin d’œil. Ceci est l’état de celui qui est parvenu ((C’est la définition de l’Adepte pour René Guénon.)). Il n’entre à la séance qu’afin d’être utile aux fuqarâ, car lorsque ceux-ci pratiquent le dhikr avec celui qui possède cette station spirituelle ils sortent de la distraction (el-ghaflah) sur le champ. Ils sont avec celui qui est parvenu au terme de la Voie comme avec un homme qui entrerait dans une demeure et y trouverait des hommes endormis ; lorsqu’il entre dans la maison et dit  » Allâh ! Allâh ! Allâh !  » d’une voix forte, il réveille alors tous ceux qui sont dans la maison. Tel est le rapport de l’Adepte en tarîqah avec les débutants : soyez donc dans la compagnie de tous les Gens d’Allâh, vous en tirerez une utilité. »

Remarquons aussi qu’il s’agit d’une affirmation implicite de l’effectivité de la séance en dehors de la présence du Sheikh : pourquoi, en effet, insister sur l’importance des rites collectifs pratiqués dans une optique initiatique normale si ne n’est parce qu’on en espère des résultats effectifs ?

…     « Nous avons déjà vu qu’il ne convient pas au murîd de chercher à ressembler au Sheikh dans son comportement sauf si le Sheikh l’a ordonné au murîd … »

Nous rendons ici par « comportement » l’arabe ahwâli-hi (litt. « ses états ») car il nous semble qu’il peut ici s’agir des deux sortes d’états, à savoir du comportement extérieur correspondant aux états spirituels intérieurs du Sheikh.

Voici ce que dit l’auteur au début du livre à propos de l’appréciation par le disciple des pratiques extérieures du Sheikh :  » Il doit se tenir à ce que lui a ordonné son Sheikh et ne pas imiter les faits et gestes de celui-ci, à moins qu’il ne le lui ait ordonné, car le disciple ne peut pas suivre toutes les stations des Maîtres. Le disciple doit prendre garde d’éviter de sortir pour la prière en commun ou pour la séance de dhikr quand le Sheikh n’y va pas, car il se pourrait que ce soit à cause du poids d’un événement spirituel (wârîd, pl. wâridât) qui lui est survenu et qui l’ait empêché de sortir et de marcher, à la différence du disciple pour lequel il ne s’agirait que d’hypocrisie et de paresse. Par Allah, j’ai moi-même veillé à m’appliquer à aller à la prière du çubh, à tel point que je sortais en traînant littéralement les pieds sous le poids des wâridât de la nuit, sans y manquer, de crainte qu’un seul des frères puisse se prendre à m’imiter en cela, qu’il ne s’y ruine et n’y prenne fondement. »

Citons encore, dans un registre assez proche, cet autre passage des Lawâqih :  » Sidî Yusûf el-´Ajamî (.) disait :  » Le fait de se tenir aux paroles de son Sheikh sans en tirer d’interprétation fait partie des bons usages spirituels du disciple ; il fera ce que son Sheikh lui a ordonné même s’il lui apparaît que son Maître s’est trompé. « 

Concernant d’autre part la possibilité, pour un disciple, d’apprécier l’état intérieur de son Sheikh, Sharânî rappelle la règle suivante3 :  » Quant à la nature véritable du Sheikh, ne la connaît que celui qui est honoré de l’état spirituel dans lequel il se trouve ou qui lui correspond. » Cette remarque est d’ailleurs également valable pour quelqu’un d’autre que son propre Sheikh, car il s’agit en effet pour le murîd, à moins d’être régulièrement investi d’une fonction initiatique particulière, de s’occuper avant tout de sa propre « affaire » spirituelle (en arabe sha`nu-hu) et non pas de celle de son Sheikh, ni de celle de quiconque d’autre4.

…  » Le murîd doit donc s’attacher au wird qu’a institué pour lui le Sheikh … « 

… sans dévier, sur le plan personnel, de cette ordonnance établie sous l’autorité de celui que le disciple a reconnu comme Maître spirituel. Le terme « wird » ne désignant pas uniquement les oraisons initiatiques mais toute pratique habituelle et répétitive5, il inclut ici celle d’assister aux séances de dhikr collectif.

 « … et il ne doit pas se départir du dhikr collectif sauf en cas d’une nécessité pour laquelle ses frères l’excuseront »

… la demande d’excuse se faisant à la communauté des frères et non au Sheikh exclusivement, celui-ci pouvant d’ailleurs, ainsi qu’on l’aura compris, être corporellement absent des rites collectifs en question.

Précisons que ce « droit », de la communauté sur un individu, ne peut en aucune manière être d’ordre simplement moral puisque les considérations dont il s’agit ici sont, rappelons-le, d’ordre strictement initiatique ; il s’agit donc de respecter un usage qui, pour faire l’objet d’une règle de convenance spirituelle, doit nécessairement avoir une certaine importance sur l’effectivité des rites envisagés et donc sur le développement spirituel de ceux qui sont amenés à y participer. Mais bien qu’il ne soit nullement question ici des contraintes propres aux usages de bonne conduite en société, on peut se demander malgré tout si ces derniers n’ont pas une plus ou moins lointaine origine traditionnelle et constater aussi que cet usage de simple politesse minimale (consistant à présenter ses excuses aux membres d’une assemblée –quelle qu’en soit la nature- à laquelle on n’a pas assisté ou simplement même à la personne que l’on quitte) est pourtant encore de nos jours assez usité, même en milieu profane et pour autant que l’on mette encore en œuvre de nos jours quelque politesse que ce soit.

Sans vouloir insister outre mesure sur une pratique qui peut, il est vrai, apparaître relativement secondaire au premier abord, remarquons néanmoins aussi, de manière générale et a fortiori dans un cadre initiatique, que la présentation d’une excuse aux membres de la tarîqah est, en principe, sujette à appréciation ; son acceptation par la communauté ne devrait pas pouvoir être considérée, dans un contexte initiatique réellement vivant, comme une simple formalité, normalement acquise et tacitement reconduite ce qui, en principe, ne devrait pas poser de problème puisqu’il est clairement exprimé que l’absence est régulièrement admise quand il s’agit d’une nécessité.

Précisons aussi que si l’on compare l’effet de l’absence d’un membre sur la communauté à une « brèche » (comparaison qui est bien avérée dans la littérature du Taçawwuf), on peut simplement considérer que la demande d’excuse constitue en réalité une sorte de « colmatage » de celle-ci et que ce que l’on peut proprement appeler une « réparation » (dans tous les sens du terme), sans avoir la qualité du « matériau » initial, a au moins celle de combler le « défaut » en l’empêchant même parfois d’empirer.

6 octobre 2015 – V2

On voit bien que c’est à celui qui est absent qu’il revient de faire la démarche de présenter ses excuses au reste des membres de la collectivité et non à ceux -ci de s’en enquérir, auprès de lui ou de qui que ce soit.

Par ailleurs la présentation d’une excuse est-elle comparable, notamment sous les rapports qui viennent d’être rappelés, à l’absence de présentation, même dans le cas ou l’absence est parfaitement justifiée ?

Enfin, on peut voir que la demande d’excuse n’a pas à être présentée spécifiquement et uniquement au Cheikh, ni à un quelconque membre unique de la collectivité initiatique concernée, mais à ses frères.

  » Il y avait quelqu’un parmi les disciples du Sheikh Madian qui faisait le dhikr en commun puis qui se mit à le pratiquer seul. »

L’initiative première de sortir de la communauté, à l’occasion du dhikr collectif, revient donc entièrement au murîd.

On se rend compte facilement, en reprenant les données plus doctrinales exprimées par le symbolisme de la roue (Sharî´ah), des rayons (Tarîqah) et du moyeu (Haqîqah), que la non-participation aux activités de la Tarîqah ne peut, en réalité, correspondre valablement qu’à un être se trouvant à l’une ou l’autre des extrémités d’un rayon, à savoir celui que sa réalisation a pu établir dans un état central (Haqîqah) ou celui qui se trouve toujours à la périphérie de la forme traditionnelle à laquelle il appartient (Sharî’ah) ; mais, dans le cas général, le maintien d’une telle prétention (ed-da´wah) ne peut donc jamais constituer, pour celui qui se trouve encore engagé sur le rayon de la Voie initiatique (Tarîqah), et tant qu’il n’est pas effectivement parvenu au centre, qu’un pur mensonge (avant tout envers lui-même, s’il n’a pas atteint l’état correspondant – cf. plus loin ce qui est dit de la « prétention mensongère » pour qualifier la position du murîd) ou qu’une vulgaire illusion, entretenue par un point de vue finalement entaché des limitations de l’exotérisme dont l’être concerné n’aura pu, au moins temporairement, suffisamment s’affranchir.

Nous insistons sur le fait que c’est donc, en définitive, l’être lui-même qui, consciemment ou pas, définit ou réduit pourrions-nous même dire, par son attitude et ses propres paroles, la place qui lui correspond réellement : celle, dans le cas présent, de se positionner lui-même à l’extérieur, ou « en marge », de l’organisation initiatique ; et les réactions éventuelles de son entourage, au sens large du terme, ne sont en réalité que le reflet apparent de l’application de cette règle universelle bien connue6 . Le fait, en effet, qu’il s’agisse, dans le cas de Sheikh Madian, d’un Maître effectif n’est donc qu’une simple illustration de cette réalité profonde et ne change aucunement ce qui pourrait se passer pour n’importe quel murîd (dans le sens de faqîr, rappelons-le), en dehors de la présence d’un Sheikh murshîd corporel : peut-on d’ailleurs raisonnablement penser un instant qu’un Maître véritable puisse ordonner à son disciple quelque chose qui ne serait pas conforme à la réalité de son être en lui appliquant artificiellement une mesure qui ne lui correspondrait pas ?

Ce n’est donc jamais la présence ou l’absence d’un Maître effectif qui conditionne le fait que la règle qui nous intéresse ici soit applicable ou pas. A l’inverse, c’est bien la disposition intérieure du murîd qui détermine et conditionne son propre état et, ultimement, sa situation à l’intérieur ou en dehors du « rayon » de la Voie initiatique effective dans laquelle il a pu initialement s’engager. Comme on va le voir dans la suite du texte, ce n’est en effet que secondairement, et en toute logique, que cette disposition pourra être exprimée.

  » … faisait le dhikr en commun puis qui se mit à le pratiquer seul. »

On voit que la règle exposée ici par l’auteur concerne quelqu’un qui quitte le dhikr collectif pour une pratique effectivement individuelle : mais que dire alors de celui qui, sous le même prétexte d’autosuffisance, quitterait de même un rite collectif … sans pourtant faire de dhikr personnel ?7

« Le Sheikh lui en parla et celui-ci répondit : « Sidî, le fait de se réunir n’a été institué que pour ceux dont l’aspiration spirituelle (himmah) est faible et dont le cœur est mort. Quant à moi, grâce à Allâh, mon cœur est devenu vivant et je n’ai nul besoin d’être renforcé par quelqu’un d’autre !  » …

Sous le couvert, en réalité pernicieux, ainsi qu’on l’a vu, de suivre l’excellence de la pratique du Sheikh, il s’agit là d’un exemple d’argumentation individualiste relativement simpliste qui s’oppose, qui plus est, de manière ouvertement impertinente aux règles en la matière.

 « Le Sheikh ordonna de l’exclure de la zawiyah  » …

        Le responsable de la zawiyah aurait pu choisir, plus ou moins tacitement, de laisser la possibilité à chacun la liberté d’assister ou de s’absenter de la séance de dhikr collectif, sans qu’il ait à préciser son intention ni à présenter d’excuse ; il aurait pu laisser une certaine période s’écouler avec l’espoir qu’une prise de conscience personnelle puisse se faire, prise de conscience à laquelle les autres membres auraient d’ailleurs pu éventuellement participer plus ou moins spontanément et en toute fraternité. Ce n’est pas pourtant pas le choix qui est fait, puisque la décision d’exclusion est, semble-t-il, immédiatement prise par le Sheikh Madian dès qu’il entend la position de l’intéressé.8

Néanmoins la manière même selon laquelle est prise cette décision est particulièrement instructive de la générosité et de la miséricorde qui accompagnent toujours le comportement des êtres de réalisation, notamment par le fait que le Maître ne se contente pas de considérer que l’absence de son disciple suffit à l’exclure mais qu’il lui demande de lui fournir une explication, lui donnant également ainsi l’occasion de revenir explicitement sur sa propre position.

Remarquons encore que les critères de décision utilisés appartiennent tous au domaine extérieur, alors que ce Sheikh effectif aurait pu user de possibilités introspectives (baçîrah) pour aboutir au même résultat final ; et c’est d’ailleurs le caractère extérieur des critères utilisés qui, dans un cas identique, permettrait à quelqu’un qui n’aurait, éventuellement, aucune espèce de réalisation spirituelle effective, ou à la communauté elle-même, d’appliquer valablement la règle exposée ici.

 …  » et dit :  » Ce genre de personnage fait disparaître la communauté (el-jamâ`ah) (autre traduction : c’est ainsi que disparaît la communauté) à tel point que n’importe quel faqîr peut être amené à se dire ensuite :  » Je n’ai pas besoin de me réunir avec quelqu’un d’autre pour le dhikr !  » et que la zawiyah perd ainsi sa raison d’être (shi´âr). »

La décision du Sheikh est, semble-t-il, sans appel. Elle concerne exclusivement la question de la préservation de la collectivité, sans autre considération qui tiendrait au contenu ou aux modalités de déroulement des séances, au nombre des autres muridîn ((On peut penser très raisonnablement que la tarîqah dirigée par Sheikh Madian au début du 10° siècle de l’Hégire en Egypte devait compter un nombre au moins égal, si ce n’est bien plus considérable, de membres que n’importe quelle tarîqah contemporaine, surtout implantée en Occident.)) , à l’état personnel du murîd concerné ou aux relations personnelles avec le Sheikh.9

Sha´rânî rappelle au début de son livre ce que disait Sidi Abd el-Qader el-Jilânî à ce sujet :  » Réunissez-vous pour la séance de dhikr et ne vous dispersez-pas ! Qu’aucun de vous ne lise [le Coran ?] au moment de la séance de dhikr, ni n’écrive, ne frappe [sic : ne fasse un bruit ménager ?], ni ne fasse absolument quoi que ce soit des affaires de ce bas-monde sauf s’il s’agit d’une obligation contraignante telle que la couture du vêtement d’un faqîr en Allah (.) ou quelque chose de semblable ((Le Sheikh rappelle ici une évidence : le sulûk tout entier n’est que concentration, faculté qui est donc éminemment requise pendant les rites initiatiques, en particulier collectifs)). Car ce qui est demandé aux fuqarâ c’est d’augmenter les groupes de ceux qui pratiquent l’incantation (dhâkirîn). Le fait de les quitter pour une autre affaire affaiblit le cœur de ceux qui font le dhikr et tiédit leur ferveur spirituelle (himmah). » On constate ainsi de nouveau la même insistance, chez cette autre autorité incontestée du Taçawwuf (et chronologiquement très antérieure cette fois), à montrer l’importance de la participation au dhikr collectif et de la préservation de la communauté, ainsi qu’à montrer l’aspect dissolvant pour la communauté qu’il y a à délaisser le dhikr collectif.

        La racine sha-´a-ra (qui donne le mot shi´ar) recouvre un champ sémantique assez large associé à la notion de « reconnaître, prendre conscience de » et peut exprimer, suivant les contextes, « ce par quoi on reconnaît une chose », « ce qui la caractérise parmi d’autres ». Nous rendons ici cette idée par la « raison d’être » et, plus loin, par le « fondement même » en tant que les rites de dhikr collectifs ont effectivement pour principale fonction de fournir les moyens nécessaires au développement d’un travail spirituel dans les conditions cycliques actuelles et qu’ils sont ce qui caractérise assez souvent, même encore de nos jours, la principale activité rituelle extérieure des turûq ((C’est d’ailleurs à ce titre que certains courants de pensée exotériques et réformistes modernes leur font grief, probablement parce que l’apparition systématisée de ces activités collectives au sein de turûq constituées comme telles leur sont apparues relativement tardives et qu’ils ont pu ainsi prétendre à leur caractère innovant (bida´ah) ; on sait fort bien que plusieurs traditions prophétiques attestent clairement de l’existence de rites initiatiques collectifs du temps même du Prophète (qu’Allah prie sur lui et le salue) et que, selon ce que rappelle René Guénon (Le Règne de la Quantité), même si l’utilisation de certaines activités ou moyens initiatiques devient à un certain moment dominante (au point de devenir caractéristique des turûq) cela n’invalide en aucune manière le fait qu’elles aient pu être présentes dès le début de l’existence de l’initiation islamique alors que celle-ci se trouvait être dans sa forme la plus complète et entière ; le reste n’est qu’une question d’adaptation et de développement de telle ou telle modalité en fonction des besoins et des conditions cycliques.)) .

 » La traîtrise (el-khiyânah) et la prétention non-fondée sont caractéristiques de l’âme individuelle (nafs). « 

Une traîtrise ne pouvant, en tout état de cause, être valablement évoquée que dans la mesure où un engagement a été effectivement pris antérieurement, cette remarque implique qu’il s’agit bien ici de ce cas ; et nous avons vu plus haut que la Voie initiatique implique cet engagement (dont l’initiative, comme celle d’interrompre sa participation au dhikr collectif, revient d’ailleurs ultimement au disciple) lorsqu’elle est envisagée dans l’optique normale d’un mode « opératif » (sulûk), alors que la voie « spéculative » ou virtuelle (tabarruk) peut se caractériser, sous ce rapport, par une absence quasi totale d’engagement actif personnel et qu’il est donc normal que des êtres ayant cette orientation limitée ne soient aucunement concernés par une telle accusation. C’est donc bien de la rupture de cet engagement personnel qu’il s’agit ici et l’on peut se poser un certain nombre de questions :

– envers qui ou quoi le Sheikh Madian peut-il parler à juste titre de traîtrise ?

– en quoi le fait de ne plus assister aux séances de dhikr collectif, ou de déclarer, une fois rattaché à une organisation présentant une Voie de sulûk, qu’on n’y participera pas, constitue-t-il bel et bien une traîtrise ? et envers qui ou quoi ?

– d’une manière plus générale, de quelle nature est l’engagement de l’initié qui reçoit son rattachement ? Envers qui s’engage-t-il ? et à quoi faire ?

– quelle est la contrepartie qui lui revient du pacte, plus ou moins explicite, qu’il vient de faire en recevant l’influence spirituelle qui lui est transmise ? S’agit-il d’en user à sa guise et au mépris des règles propres à sa Tarîqah ?

– est-il donc excessif de parler encore de traîtrise, dans les cas évoqués, en absence de Sheikh corporel vivant ?

Quant à la « prétention mensongère » (ed-da´wâ el-kâdhibah)10 , on aura compris qu’il s’agit, dans le cas présent, de la prétention qui concerne l’état réel du murîd et des prérogatives qu’il croit pouvoir s’attribuer en revendiquant implicitement un état de réalisation, ou une fonction, qu’il n’a pas et qui lui permettrait de se dispenser d’être présent aux séances ; nous verrons, en conclusion, de quelle manière Sha´rânî étend cette notion.

« … car le fait de se réunir pour le travail collectif est conforme à l’ordre du Sheikh et constitue un renforcement des fondements même des choses (shi’âr). Et Allâh est plus Savant ! « 

La notion traditionnelle selon laquelle chaque action amène une réaction concordante de même nature n’est pas plus étrangère aux lecteurs de Guénon qu’à ceux qui vivent cette réalité directement depuis des siècles sans avoir recours à cette source d’enseignement. Mais on tient peut-être moins compte habituellement, surtout si l’on n’est pas habitué aux modalités orientales de la vie traditionnelle en communauté, du fait qu’une action personnelle, ou une absence d’action personnelle, peuvent aussi avoir une conséquence sur l’organisation à laquelle on s’est rattaché.

Il est ainsi aisé de comprendre que le fait de mettre en pratique une disposition établie et reconnue depuis des siècles comme positive par les Maîtres de la Voie (participer aux séances de dhikr, inciter expressément à la participation – modalité active-) est amenée à produire, à la fois, une réaction positive sur sa propre personne (grâce au bénéfice procuré par la modalité collective sur l’individu) et envers la communauté (par l’apport du travail personnel au travail collectif) ; de même, le fait de s’en abstenir (ne pas participer ou ne pas inciter à la participation -modalité passive-) peut induire un manque, au sens de « défaut », et une lacune, à la fois pour sa propre personne mais aussi envers la communauté, par l’affaiblissement que ce manque est susceptible d’induire.

Inversement, la mise en pratique effective d’une mesure (adab) réputée négative, depuis plusieurs siècles, par les autorités spirituelles reconnues (telle que s’exprimer sur le manque d’utilité des séances de dhikr collectif ou quitter le dhikr collectif – modalités actives négatives-), est également susceptible de produire des résultats de même nature sur l’être lui-même comme sur l’ensemble de la communauté à laquelle celui-ci s’est rattaché (en tant qu’il ouvre la possibilité de développer l’idée que les séances de dhikr collectif n’auraient pas d’intérêt) ; de même, le fait de s’abstenir de développer une mesure négative (telle que s’abstenir d’affirmer ouvertement que les séances sont inutiles) n’aura pas cet effet directement négatif sur l’ensemble de la communauté.

On pourra retenir qu’il conviendrait donc pour chacun (membres et dirigeants), dans l’appréciation de ces questions et lors de leur mise en application réelle en vue de la recherche d’un Travail initiatique effectif, de tenir autant compte des dispositions positives qui permettent le renforcement et la concentration actifs autour des moyens mis à la disposition des membres de la tarîqah (participation active aux séances et aptitude à encourager ses frères, proposition d’excuse, affirmation ouverte de l’importance du dhikr collectif) que des aspects négatifs et dissolvants, propres à développer l’opposition du murîd et susceptibles de s’étendre à la communauté tout entière (non participation, absence de présentation d’excuse, manque d’encouragement envers les autres frères, affirmation du peu d’importance des séances de dhikr collectif, voire de leur inanité)11 .

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Commentaire général

Dans l’introduction générale d’un ouvrage datant de 961 de l’Hégire (deuxième moitié du 10° siècle de l’hégire) Sha´rânî précise qu’il ne traitera dans les Lawâqîh que des règles concernant les êtres débutants dans la Voie spirituelle :  » Nous ne mentionnerons rien de relatif à ceux qui appartiennent à la Perfection spirituelle dans cet épître ; c’est pourquoi nous ne mentionnerons uniquement que ce qui concerne les murîdîn ». Il est donc bien question de considérations susceptibles de s’appliquer à chacun des membres se trouvant dans la situation en question (c’est-à-dire d’initiés au début de leur Voie initiatique) et l’on voit donc mal comment, hormis ce qui est de l’ordre des possibilités exceptionnelles, on pourrait prétendre en être exempté dans le cadre d’une pratique générale et régulière.

On aura aussi à l’esprit que Sha´rânî effectuant les remarques qui nous intéressent dans le chapitre qui traite des règles propres aux muridîn, c’est donc sous ce rapport qu’elles ont à être considérées et non pas sous celui des relations spécifiques entre le disciple et le Maître, ce sujet faisant d’ailleurs l’objet d’un chapitre différent au sein du même livre.

Il nous semble également intéressant de remarquer que les membres concernés par la règle exposée ici ne sont pas réputés être parvenus à un degré particulièrement avancé de réalisation spirituelle et que, sans contredire aucunement ce que dit René Guénon à ce sujet12 on peut néanmoins légitimement penser que les bénéfices à espérer d’un travail collectif se déroulant dans de telles conditions pouvaient donc, au moins à l’époque concernée par les écrits de Sha’rânî, être obtenus assez tôt dans la progression initiatique. En d’autres termes et plus généralement, les bénéfices à attendre directement du travail collectif en tant que tel, ne peuvent pas être considérés comme négligeables, même lorsque celui-ci s’effectue en l’absence de Maître effectif ; et quoi qu’il en soit précisément, l’affirmation du Sheikh insiste suffisamment sur l’importance technique du travail collectif pour les êtres qui se trouvent au début de la Voie pour que cela puisse être valablement considéré comme un rappel de principe.

La même insistance ressurgit d’ailleurs, plus de quatre siècles plus tard, lorsque René Guénon, revient lui aussi sur la même notion en rappelant la possibilité de produire un travail initiatique effectif qui prendrait appui sur les rites collectifs exécutés par les membres d’une tarîqah initiatique privée de « véritable Sheikh », selon l’expression de l’auteur13 ; et il nous semble que cette concordance, établie à des siècles d’intervalle, ne peut donc que susciter une certaine réflexion chez ceux qui sont soucieux de trouver, de nos jours, des conditions favorables au développement d’une initiation effective, surtout lorsqu’ils sont initiés au sein d’une tarîqah qui présente les caractéristiques décrites par René Guénon.

Dans la situation décrite, le Sheikh Madian explique sa décision par des considérations qui concernent les relations avec la collectivité, également constatables par tous ; il n’évoque jamais l’état spirituel du disciple, dont il pourrait pourtant revendiquer l’exclusivité de l’appréciation, et au sujet duquel il ne s’exprime qu’en termes généraux (en parlant de « traîtrise » et de « prétention mensongère ») : l’exclusion qu’il lui applique est ainsi bien davantage justifiée par la crainte de l’affaiblissement qui pourrait affecter l’ensemble de la collectivité que par la considération d’un défaut personnel à proprement parler ou même d’une atteinte personnelle au Sheikh ((On pourrait penser qu’en elle-même la décision unilatérale de ne plus participer constitue, dans le cadre des rapports d’un disciple à son Maître, un défaut de convenance –sû` el-adab– suffisamment grave en soi.))

Il est, par ailleurs, réellement très intéressant de voir à quel point il est toujours fait peu cas de la situation individuelle du membre en question et à quel point c’est toujours la préservation de la cohésion de la zawiyah qui est visée par le Sheikh Madian. Le Sheikh Abd es-Salâm el-Asmar (pour ne citer que lui) expose dans ses Conseils des directives exactement comparables, qui concernent celui qui ne se comporte pas correctement lors d’un dhikr collectif :  » … qu’il [l’incantateur] prononce le dhikr avec une mélodie ou avec la prononciation qui convient (sans mélodie), qu’il dise : « Allâh, Allâh, Allâh » ou « Huwa, Huwa, Huwa » ou « A, A, A » ou « Lâ, Lâ, Lâ », qu’il croasse comme le corbeau ou avec une voix sans lettre [articulée], qu’il crie, qu’il frappe du pied le sol sur place, qu’il courre ou qu’il saute de haut en bas : c’est égal ! Laissez-le : vous n’avez pas de prise sur lui (sabîl) ! Au cas où il crée du dérangement dans le cercle (des participants) sortez-le avec bienveillance, doucement et poliment.  »

L’intérêt de la collectivité prévaut donc, ici encore, sur les prérogatives individuelles éventuelles de quelqu’un qui présenterait des difficultés à effectuer un rite de dhikr collectif. Pratiquement, cette protection se réalise toujours par l’exclusion (plus ou moins temporaire et parfois définitive) du membre concerné, et en aucune manière par la remise en cause du rite collectif pratiqué habituellement et indépendamment de sa présence, ni par la pérennisation d’une modalité dysharmonique au sein de l’organisation ; on s’assure ainsi tout simplement qu’un individu ne remette pas plus en cause, par sa présence, l’efficacité du rite collectif qui se déroule qu’il ne diffuse, lorsqu’il s’en absente, des idées pouvant avoir une action néfaste sur la cohésion et le fondement même de l’organisation initiatique, à savoir, le déroulement des rites de dhikr collectif par l’ensemble des membres14 de la tarîqah.

Si l’on sait, par ailleurs15, qu’il est effectivement d’obligation pour une organisation initiatique, de mettre à disposition de ses membres les moyens dont elle dispose en vue de favoriser leur Travail dans la Voie (conformément à la fonction de transmission, chez Guénon), on comprend aisément qu’il lui incombe tout autant, de son côté, de veiller à la préservation des moyens en question et notamment des conditions dans lesquelles se déroulent les rites qui constituent les supports principaux de ces moyens (conformément à la fonction de conservation, chez Guénon)16 . Réciproquement, le droit légitime de tout membre à participer à de tels rites collectifs, qui n’est réel, rappelons-le, que dans une optique de sulûk, ne peut en aucune manière prévaloir, même dans ce cas, sur le droit de la collectivité initiatique, et des rites qu’elle assure, à perdurer dans leur intégrité.

On remarquera aussi que c’est à la communauté des membres qu’il est demandé au disciple absent de présenter ses excuses et non au Maître lui-même, comme si le « droit » sur le membre absent de la collectivité constituée habituellement au moment des rites par l’ensemble des membres de l’organisation initiatique, était, au moins dans le cas de débutants dans la Voie, supérieur à celui du Maître sur le disciple. On pourrait même peut être considérer, à l’inverse, que la pratique régulière des rites initiatiques collectifs pourrait constituer, au moins dans certains cas, une sorte de préalable, plus ou moins nécessaire à d’éventuelles relations spirituelles privilégiées et plus spécifiques entre le Maître et le disciple ; et l’on éviterait principalement ainsi de considérer, surtout en cas d’absence de tout Maître effectif vivant, qu’il s’agirait là de pratiques peu efficaces, superflues et d’un intérêt limité, en considération de ce qui « pourrait avoir lieu » si elles étaient conduites par un Sheikh effectif ou de ce que « pourrait produire » la seule présence d’un tel Maître en dehors de quelque rite que ce soit. Il semble bien, en effet, qu’il faille plutôt constater que la méthode spirituelle consistant à conditionner des aspects personnels de l’enseignement initiatique (tarbiyah, irshâd) à la survenue éventuelle de modifications d’états de conscience (ahwâl, warîdât), elles-mêmes conditionnées par une pratique régulièrement instaurée (idhn), est assez généralement employée, même dans le cas d’une relation normale pouvant avoir lieu entre un Maître effectif et son disciple : c’est en effet l’obtention d’un Travail personnel constant et durable qui est habituellement requise comme préalable, même dans le cas d’un rattachement à un Maître vivant, et il n’est pas rare de voir des cas dans lesquels le rattachement lui-même, ou la transmission de certains « outils » initiatiques, peuvent être ainsi tout simplement conditionnés par un minimum préalable de pratique extérieure. L’application de l’enseignement spirituel n’est ainsi pas toujours aussi « spectaculaire » qu’on le voudrait, l’acteur véritable n’en étant pas en réalité celui que l’on se plaît, parfois, à vouloir qu’il soit !

C’est la raison principale pour laquelle, dans les conditions cycliques actuelles et tout en ayant bien conscience que cela est susceptible de présenter l’aspect de difficultés réellement insurmontables pour certains êtres, il nous semble donc important, et même nécessaire de ne pas considérer qu’il faille conditionner le Travail initiatique à l’existence corporelle d’un tel Maître réalisé (dont il faut, dans bien des cas, constater la raréfaction dans les conditions cycliques actuelles), sous peine de rester confiné dans l’attente illusoire et idéaliste de voir se répéter des conditions ayant pu exister par le passé ou se développer des conditions meilleures à l’avenir. Il nous semble donc, personnellement, aussi raisonnable que réaliste de se tourner assez résolument vers la recherche et la mise en application déterminée de certaines solutions de « substitution » (dans le détail desquelles nous n’entrerons pas ici) proposées, depuis bien longtemps en réalité, par les Maîtres orientaux (qui faisaient les mêmes constatations au sujet de la raréfaction des Guides spirituels véritables), et notamment sous la plume de Sheikh Abd el-Wahid Yahyah qui les rappelait, dans un premier temps, aux occidentaux de la fin de ce cycle … il y a une soixantaine d’années déjà17 .

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 Conclusions

Les critères déterminant la fréquentation ou l’absence de fréquentation d’un initié aux séances de dhikr collectif de la tarîqah à laquelle il appartient apparaissent bien être de plusieurs sortes. Ils sont liés, bien sûr, à l’appréciation que chacun est en droit de se faire de l’intérêt ou des affinités qu’il pense avoir lui-même pour les rites en question ainsi qu’à l’appréciation du bénéfice spirituel qu’il espère ainsi en tirer à titre personnel ; mais ils sont liés, aussi, aux aspects relatifs au développement de sa propre activité au sein de la tarîqah, par les conséquences que la présence ou l’absence de chacun peuvent induire.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, le degré d’engagement d’un membre au sein de la tarîqah à laquelle il s’est librement rattaché semble donc ne pas être uniquement une question de simple convenance personnelle, pouvant, par exemple, se limiter à une participation qui, bien que réelle et relativement nécessaire, pourrait n’être qu’optionnelle et irrégulière, voire passagère. Cet engagement apparaît pouvoir présenter en définitive des aspects extérieurement plus contraignants, liés à la fois à la vivification et au maintien de l’entité constituée par les membres de la tarîqah lors des rites collectifs et à l’effectivité même des rites en question.

Remarquons aussi, à ce propos, que l’appréciation du caractère « contraignant » ou « nécessaire » des conditions de déroulement des activités collectives d’une organisation initiatique dépend essentiellement de l’orientation intérieure de ceux qui y participent, suivant qu’elles sont vécues négativement, comme une discipline imposée arbitrairement et dont on ne voit pas le fondement ou, au contraire, comme un ensemble de dispositions édictées par les représentants effectifs de l’Autorité spirituelle, concourant positivement au développement harmonieux du Travail et par la mise en œuvre desquelles on goûte un réel bénéfice ; le grand Sheikh shadhilite Mâ el-‘Aïnaïn disait à ce propos au début de son Na´t el-bidayât : «  Sache mon frère -qu’Allah te rende les choses propices vers la voie la plus droite et me fasse devenir, avec toi, d’entre les Gens de la réalisation spirituelle- que ce que l’on rapporte comme conditions nécessaires au Travail spirituel et les règles de convenances initiatiques toutes entières émanent du Peuple des pratiques d’adoration. Ce qui existe de conditions et de règles spirituelles est à considérer sous l’aspect qu’elles participent à la perfection (du travail initiatique) et non pas en tant qu’elles sont des nécessités absolues. Ainsi, celui qui s’adonne continuellement à l’incantation, quel que soit son état et de quelque manière que ce soit, espérant ainsi la grâce d’Allah et Sa Satisfaction, son succès et sa réussite à atteindre l’Objet de sa quête ne font aucun doute. »

C’est justement l’aspect d’enseignement méthodique général et préparatoire, exposé extérieurement depuis fort longtemps par les Maîtres du Taçawwuf sous la forme de l’énoncé des règles générales de convenances spirituelles (âdâb), qui peut s’avérer être très intéressant de connaître, de comprendre (aspect « spéculatif » de la Voie) et de mettre en pratique (aspect « opératif » de la Voie) lorsqu’un Maître vivant fait défaut.

On peut donc dire, de manière générale, que le bénéfice spirituel obtenu, par un membre d’une tarîqah, lors de sa participation au travail de dhikr collectif s’accompagne assez naturellement d’un aspect réciproque (à savoir la régularité et la cohérence de cette participation), qui semble nécessaire au point de considérer que l’exclusion est la réponse adéquate qui corresponde à un éventuel manquement sur ce point.18

Ce dernier aspect (touchant aux interactions avec la collectivité) semble même pouvoir être considéré comme largement prédominant dans le cadre d’une tarîqah où, quelle que soit la cause de cet état de fait, les rites collectifs, présentés ici comme constituant la « raison d’être » de l’organisation (shi´âr) en tant que telle, tiennent une place importante et dans laquelle le Travail effectif escompté s’appuie alors nettement sur la modalité collective.

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 A propos des questions, posées en introduction de cette étude, qui utilise principalement des sources orientales non contemporaines et qui concerne l’efficacité intrinsèque des rites collectifs et les pratiques des fuqarâ, on voit tout d’abord que le fait que la présence du Sheikh n’est à aucun moment considérée ici comme nécessaire à l’exécution du dhikr collectif indique de manière évidente et indiscutable que l’efficacité d’un tel rite (conduit avec une autorisation initiatique régulière, cela va sans dire), n’est pas techniquement et fonctionnellement dépendante de la présence corporelle d’un Maître effectif19 ,même si l’on comprend aisément que celle-ci puisse constituer une aide importante quand elle existe ; cette constatation va d’ailleurs exactement dans le sens de l’affirmation générale de René Guénon-Sheikh Abd el-Wâhid Yahyâ qui montre que l’existence d’un Maître effectif corporel n’est pas en soi nécessaire, même si elle constitue une aide non négligeable dans le cas général, notamment sous le rapport du contrôle qu’elle peut exercer sur l’état spirituel de l’initié20.

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 L’anecdote rapportée par Sharânî en illustration semble assez significative. Elle permet donc de confirmer, en tout état de cause (c’est-à-dire avec ou sans la présence d’un véritable Sheikh), que la modalité collective, dans le cadre d’un travail initiatique régulier se déroulant avec des êtres qui se trouvent au début de la Voie, est

– d’une part, susceptible de produire un résultat effectif en dehors de la présence formelle d’un Sheikh (puisque celui-ci insiste, dans notre texte, sur le maintien de la présence des membres en dehors de la sienne) et,

– d’autre part, relativement nécessaire puisque la modalité collective du dhikr est aussi définie par un Maître effectif tel que Sheikh Madian lui-même comme constituant « la raison d’être » (shi´âr) de l’organisation en tant que telle21 . Nous pensons que cette nécessité est à mettre directement en rapport avec ce qui est généralement dit en Islam des modalités techniques de la descente et de la présence de la Sekînah lors des rites de dhikr collectif (c’est à dire de la Grande Paix ou Présence divine, ainsi que le rappelle Sheikh Abd el-Wahîd) ((Cf. René Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, Sur le rôle du Guru, et l’article d’Olivier Courmes : http://www.leporteurdesavoir.fr/textes/influence_spirituelle_sheikh_fondateur_travail_initiatique_collectif.htm)) , toutes modalités laissant clairement à penser que l’effectivité, évoquée plus haut, est loin d’être une chimère inaccessible, pourvu qu’elle soit envisagée avec les conditions qui sont nécessaires à sa mise en application. Ces conditions tiennent principalement, d’une part, à la régularité des fonctions relatives à l’exécution des rites collectifs ainsi qu’à l’orientation des membres envers le Maître fondateur de la tarîqah dont ils font partie et, d’autre part, comme on vient de le voir, à la mesure exacte de l’engagement initiatique de celui qui veut progresser dans la Voie du Tawhîd.

Mohammed Abd es-Salâm

khadîm et-Tarîqah

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ARTICLE THÉMATIQUE

GÉNÉRALITÉS SUR LE TRAVAIL COLLECTIF

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  1. Cf. notre traduction partielle de ce livre :  http://www.leporteurdesavoir.fr/textes/abrege_regles_initiatiques.htm []
  2. Notons dès à présent que la lecture de l’ensemble du livre permet de dire que le terme de murîd (pl. muridîn) est employé par Sharânî dans l’acception générale de « celui qui désire Allah » et désigne, par défaut d’autre indication, celui qui est rattaché à une organisation initiatique (faqîr, pl. fuqarâ) dans une optique de recherche d’une réalisation spirituelle effective (sulûk). On peut aussi remarquer que ce qui va être dit concerne des séances de dhikr pratiquées deux fois par jour, c’est-à-dire quatorze fois par semaine ; cf. cet autre passage du livre :  » On sait ainsi qu’il ne suffit pas au murîd d’être uniquement présent avec les fuqarâ à la séance de dhikr, matin et soir, ainsi que le font la plupart des murîdîn en ce temps : il en va des fruits d’un tel dhikr comme si on arrosait d’une goutte d ‘eau la semence le matin et d’une goutte d’eau le soir alors que le soleil et le vent auraient agi entre temps ! Cela ne suffit pas à imprégner suffisamment la terre de la semence et il se peut même que la plante n’obtienne rien de la souplesse provenant de l’arrosage si bien que le temps précédant l’Ouverture effective s’écoule et que l’on peut même mourir sans avoir réalisé quoi que ce soit !  » ; ce qui était dit dans la deuxième moitié du dixième siècle de l’Hégire n’est-il plus valable pour la première moitié du quatorzième ? []
  3. Cette règle est parfaitement bien connue des lecteurs de René Guénon. []
  4. Par application du hadîth prophétique bien connu, qui s’applique évidemment au domaine du Taçawwuf en premier lieu : «min husnu-l-islâm el-mar`i, tarku mâ lâ ya´ni-hi» :  » l’excellence de l’Islam d’un être consiste, pour lui, à laisser ce qui ne le concerne pas » ; nous verrons plus loin comment cette attitude peut être rattachée au Tawhîd, considéré alors sous le rapport particulier de la méthode initiatique. []
  5. On dit, par exemple, que tel Sheikh est dans son « wird du sommeil » quand il dort extérieurement. []
  6. Cf. La Grande Triade, chap. L’Etre et le Milieu. []
  7. Cf. note 2, deuxième partie. []
  8. Voir à ce propos une certaine application de la parole coranique «âdhâ firâqun baynî wa baynak» d’El-Khidr à Moïse dans la gradation des positionnements possibles d’un Cheikh envers son murîd []
  9. Nul besoin de grande déclaration, d’internet, d’un blog, d’email ou de quoi que ce soit des moyens qu’offre la modernité pour détruire une zawyah. []
  10. Il nous faut préciser que la notion exprimée par la racine ka-dha-ba est plus large en arabe qu’en français et qu’elle désigne en réalité peut-être autant un manque de véridicité et de légitimité intrinsèques que le fait de s’exprimer contre la vérité par un mensonge volontaire ; elle s’oppose d’ailleurs habituellement à la racine ça-da-qa qui regroupe les notions de sincérité et de reconnaissance de ce qui est juste, bien-fondé. []
  11. Les spécifications que nous détaillons ici ne sont pas étrangères à ce qui est dit, en Islam, de la manière dont sont récompensées les bonnes et les mauvaises actions, sous le double rapport de l’intention et de la réalisation. []
  12. Initiation et Réalisation Spirituelle. []
  13. Voir l’étude d’Olivier Courmes : http://leporteurdesavoir.fr/textes/influence_spirituelle_sheikh_fondateur_travail_initiatique_collectif.htm []
  14. On peut ainsi penser incidemment, à ce propos, que les considérations d’ordre plus spécifiquement personnel ne sont pas, en général, si importantes que cela au tout début de la Voie au regard des mesures qui s’imposent à l’ensemble des membres. []
  15. René Guénon, Aperçus sur l’Initiation et Initiation et Réalisation spirituelle, Sur le rôle du Guru []
  16. Sur ces notions, voir les articles d’Olivier Courmes : http://leporteurdesavoir.fr/textes/transmission_regularite.htm et

    http://leporteurdesavoir.fr/textes/remarques_qualifications_transmetteur_realite_initiation_virtuelle.htm. []

  17. Voir aussi à ce sujet ce que dit le Sheikh el-Hâshimî (décédé en 1961, c’est-à-dire dix ans après Sheikh Abd el-Wâhid), en conclusion de son commentaire du Shatranj el-Arifîn d’Ibn Arabî ainsi que le Cheikh Ibn ‘Abbad el-Rundi dans ses Rasâ’il es-Sughrâ. []
  18. Cette application particulière de la loi traditionnelle universelle des « actions et réactions concordantes » ne peut en aucune manière étonner les lecteurs qui se recommanderaient de l’enseignement exposé par René Guénon et qui connaîtraient, de surcroît, l’avis des traditions coraniques et prophétiques à ce sujet. []
  19. « cela [les séances de dhikr] ne dépend pas de la présence du Sheikh » []
  20. René Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, Sur le rôle du Guru. []
  21. Qu’en est-il, près de 500 ans plus tard, au sein d’une tarîqah privée de la présence d’un Sheikh vivant ? []

par le 8 août 2010, mis à jour le 9 octobre 2015

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