De la nécessité de l’instructeur spirituel – M.L.B

 Cet article fait partie de notre série d’« Aperçus sur le Maître spirituel « vivant » selon l’œuvre de René Guénon »

Nous avons montré dans notre précedent article  que la transmission de l’influence spirituelle, des méthodes « préparatoires » et autres moyens « adjuvants » pouvait définir une part importante du rôle de l’instructeur spirituel corporellement vivant. Ce rôle ne saurait cependant s’y réduire. En effet, un véritable instructeur, dans l’exercice régulier de sa fonction, doit être capable d’adapter la méthode qu’il transmet à chaque disciple et d’exercer un « contrôle »1 spécifique sur chacun d’eux, ainsi que semble l’exiger, dans une certaine mesure au moins, l’enseignement traditionnel qui «se transmet dans des conditions qui sont strictement déterminées par sa nature »2.

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En effet, un tel enseignement, « pour produire son plein effet, […] doit toujours s’adapter aux possibilités intellectuelles de chacun de ceux auxquels il s’adresse, et se graduer en proportion des résultats déjà obtenus, ce qui exige, de la part de celui qui le reçoit et qui peut aller plus loin, un constant effort d’assimilation personnelle effective. Ce sont des conséquences immédiates de la façon dont la doctrine tout entière est envisagée, et c’est ce qui indique la nécessité d’un enseignement oral et direct, à quoi rien ne saurait suppléer, et sans lequel, d’ailleurs, le rattachement d’une « filiation spirituelle » régulière et continue ferait inévitablement défaut… »3 .

Il est tout particulièrement intéressant de voir ici que l’adaptation de la méthode à chaque cas particulier « en proportion des résultats déjà obtenus » et le « contrôle » qu’elle nécessite apparaissent, conformément à ce que nous avons déjà pu en voir, comme « des conséquences immédiates de la façon dont la doctrine tout entière est envisagée », c’est-à-dire que cette « adaptation » et ce « contrôle » sont conditionnés par la nécessité constante de la « filiation spirituelle » régulière et continue » à laquelle est lié, toujours aussi constamment, le caractère direct et oral de l’enseignement reçu par l’initié.

A ce titre, l’intervention d’un instructeur vivant peut sembler plus particulièrement importante et nécessaire. Mais « peut-on considérer cette nécessité comme absolue, ou, en d’autres termes, la présence du Guru humain est-elle, dans tous les cas, rigoureusement indispensable au début de la réalisation, c’est-à-dire, sinon pour conférer une initiation valable, ce qui serait par trop évidemment absurde, du moins pour rendre effective une initiation qui, sans cette condition, demeurerait simplement virtuelle ? »4

En réalité, nous dit Guénon, « si important que soit réellement le rôle du Guru, et ce n’est certes pas nous qui songerons à le contester, nous sommes bien obligés de dire qu’une telle assertion est tout à fait fausse, et cela pour plusieurs raisons »5 :

  • D’une part, «il y a des cas exceptionnels d’êtres chez lesquels une transmission initiatique pure et simple suffit, sans qu’un Guru ait à intervenir en quoi que ce soit, pour « réveiller » immédiatement des acquisitions spirituelles obtenues dans d’autres états d’existence ; si rares que soient ces cas, ils prouvent tout au moins qu’il ne saurait en aucune façon s’agir d’une nécessité de principe. »6 .
  • D’autre part, « il existe des formes d’initiation qui, par leur constitution même, n’impliquent aucunement que quelqu’un doive y remplir la fonction d’un Guru [humain]»7 .

Si de telles réserves sont tout à fait compréhensibles et rendent impossible une affirmation catégorique de la stricte nécessité de recourir à un instructeur spirituel vivant, on pourrait aussi n’en pas tenir compte, dans les faits, et penser que ces réserves n’ont pas de raison d’être, dans le cadre d’une organisation où « la transmission initiatique est effectuée par une seule personne » qui « assure par là même la fonction du Guru »8. Certaines affirmations de Guénon, prises isolément, pourraient en effet nous laisser penser ainsi : « sans un tel instructeur, […] l’initiation, tout en étant assurément valable en elle-même, dès lors que l’influence spirituelle a été réellement transmise au moyen du rite approprié, demeurerait toujours simplement virtuelle, sauf dans de très rares cas d’exception »9. Cependant, même dans ce cas, le rôle de l’instructeur apparaît relativement circonscrit au « passage » à l’initiation effective puisque l’auteur affirme d’ailleurs que « les premières étapes sont d’ailleurs, en fait, les seulespour lesquelles la présence d’un Guru peut apparaître comme plus particulièrement nécessaire.10 ».

De plus, il précise dans un autre texte qu’« il n’est qu’une seule préparation vraiment indispensable, et c’est la connaissance théorique. Celle-ci, d’autre part, ne saurait aller bien loin sans un moyen que nous devons considérer comme celui qui jouera le rôle le plus important et le plus constant : ce moyen c’est la concentration»11. Et il ajoute que « tous les autres moyens ne sont que secondaires par rapport à celui-là : ils servent surtout à favoriser la concentration, et aussi à harmoniser entre eux les divers éléments de l’individualité humaine, afin de préparer la communication effective entre cette individualité et les états supérieurs de l’être »12.

Que peut-on retenir de la position de René Guénon sur ce point alors que, lorsqu’il parle de ce qui n’est pas nécessaire dans le processus initiatique, il évoque le rôle de l’instructeur et que lorsqu’il évoque ce qui est nécessaire, c’est par contre de la connaissance théorique dont il parle ?

Pour nous, il ne fait pas de doute qu’il faille conclure très nettement :

  1. à la stricte nécessité de la transmission de l’influence spirituelle qui détermine l’initiation virtuelle, à laquelle se superpose, dans une perspective de réalisation effective, celle de la préparation théorique et de la concentration
  2. au caractère relativement secondaire de « tous les autres moyens » « adjuvants »

Ainsi, l’importance du rôle de l’instructeur spirituel, même réalisé, c’est-à-dire capable d’adapter la méthode et d’en contrôler la mise en œuvre, apparaît semblable à celle des autres moyens « adjuvants », c’est-à-dire d’un ordre relativement secondaire et la non-nécessité de recourir, en soi,à un Guru corporellement vivant apparaît de ce fait, chez Guénon du moins, comme un principe initiatique incontestable.

Sur le plan des applications méthodiques, ce caractère secondaire du rôle de l’instructeur, en particulier, et des moyens « adjuvants », en général, ne doit cependant pas amener à conclure à leur inutilité ; en effet, malgré tout, « cela est fort loin d’être négligeable, et celui qui en serait privé risquerait fort d’aboutir à un échec mais encore cela ne justifierait-il pas entièrement ce que nous avons dit quand nous avons parlé d’une condition nécessaire. »13

Il est important, de plus, de souligner que « contrairement à ce que beaucoup paraissent s’imaginer, il n’est pas toujours nécessaire pour que quelqu’un soit apte à remplir ce rôle dans certaines limites, qu’il soit lui-même parvenu à une réalisation spirituelle complète, il devrait être bien évident, en effet, qu’il faut beaucoup moins que cela pour être capable de guider valablement un disciple aux premiers stade de sa carrière initiatique. »14

On ne saurait exagérer la portée de telles remarques, car « ce qui est le plus difficile, et surtout à notre époque […] c’est de trouver un instructeur vraiment qualifié, c’est-à-dire capable de remplir réellement la fonction de guide spirituel, ainsi que nous venons de le dire, en appliquant tous les moyens convenables à ses propres possibilités particulières, en dehors desquelles il est évidemment impossible, même au Maître le plus parfait, d’obtenir aucun résultat effectif. » Si, de plus, un tel Maître se devait nécessairement d’avoir atteint le But de l’initiation « ce serait plutôt décourageant pour ceux qui cherchent à obtenir l’aide d’un Guru, car il est bien clair que les chances qu’ils auraient d’en rencontrer un seraient alors extrêmement restreintes ; mais, en réalité, pour que quelqu’un puisse jouer efficacement ce rôle de Guru au commencement, il suffit qu’il soit capable de conduire son disciple jusqu’à un certain degré d’initiation effective, ce qui est possible même s’il n’a pas été lui-même plus loin que ce degré »15.

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Article thématique correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

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  1. Même si, comme nous l’avons vu dans un précédent article, l’exercice d’un tel contrôle n’est pas le privilège exclusif de l’instructeur spirituel, celui-ci est tout de même relativement solidaire de l’idée de Maître ou de maîtrise spirituels ; dans la langue française les verbes « maîtriser » et « contrôler » sont d’ailleurs synonymes, de même que le verbe « dominer» qui dérive du latin dominus (maître). Notons qu’ici le contrôle dont il est fait état s’applique conjointement à la transmission d’un enseignement régulier, l’être qui l’exerce est donc nécessairement revêtu d’une « fonction de transmission de la doctrine ». Dans le cas évoqué plus haut, où le « contrôle » est exercé, en l’absence d’un Maître véritable, par un « frère vertueux », il y a donc lieu de faire une différence entre celui qui, en vertu de la fraternité qui lie nécessairement tous les membres d’une organisation initiatique, conseille celui qui lui demande (dans ce cas, son rôle est comparable à celui du simple upaguru), de celui qui se « substitue » fonctionnellement au Maître véritable, en vertu de l’autorisation (idhn en arabe) dont il est régulièrement détenteur (son rôle peut alors s’apparenter à celui de l’upaguru-transmetteur selon ce que nous en avons déjà dit et que nous préciserons par la suite). []
  2. Guénon, Introduction générale, IIIème partie, Chap.XVI []
  3. Ibid. []
  4. Guénon, Initiation – Chap. XXIV []
  5. Ibid. []
  6. Ibid. []
  7. Ibid. – Guénon remarque « à cet égard que, même dans certaines formes initiatiques où la fonction du Guru existe normalement, elle n’est pourtant pas toujours strictement indispensable en fait : ainsi, dans l’initiation islamique, certaines turuq, surtout dans les conditions actuelles, ne sont plus dirigées par un véritable Cheikh capable de jouer effectivement le rôle d’un Maître spirituel ». Pour Olivier Courmes, Guénon « précise ainsi que sa description des formes initiatiques [« qui, par leur constitution même, n’impliquent aucunement que quelqu’un doive y remplir la fonction d’un Guru »] peut s’appliquer notamment aux organisations initiatiques islamiques […] dans laquelle le « véritable Cheikh » (c’est-à-dire réalisé) est absent». Olivier Courmes précise cependant qu’on ne saurait étendre abusivement cette comparaison à la transmission de l’influence spirituelle (ou de certains éléments rituels) qui, en l’absence d’un « véritable Cheikh », peut être malgré tout effectué par un membre régulièrement autorisé (sur tout ceci cf. Influence spirituelle du Cheikh fondateur et Travail inititatique collectif ).  En effet, s’il existe bien des cas de transmission collective, dans le Taçawwuf, précisons que celles-ci ne peuvent être comprises uniquement comme la transmission d’un dépôt par un unique initié autorisé (ma’dhun en arabe) à une collectivité (jamâ’ah). Il ne s’agit jamais, dans le Taçawwuf, contrairement à ce qui a lieu régulièrement dans des organisations initiatiques comme la Maçonnerie par exemple, d’une transmission effectué par un groupe d’initié à l’attention d’un seul postulant. Nous ne savons, du reste, si, dans une organisation comme la Maçonnerie, cette transmission peut être effectuée simultanément pour plusieurs aspirants. []
  8. Guénon, Initiation – Chap. XXIII – Sous ce rapport, ce ne serait alors pas tant la transmission des éléments impersonnels que nous avons mis en évidence qui primerait, que la seule capacité personnelle de l’instructeur à contrôler le travail de son disciple et à adapter ces éléments méthodiques impersonnels en fonction de sa progression. []
  9. Guénon, InitiationChap. XXIV []
  10. Ibid.– En effet, « le rôle du guru, là où il existe, et surtout important au début de l’initiation effective, et cela peut même paraître tout à fait évident, car il est naturel qu’un initié ait d’autant plus besoin d’être guidé qu’il est moins avancé dans la voie» (Ibid.). []
  11. Guénon, La Métaphysique orientale []
  12. Ibid. – On notera qu’il s’agit ici essentiellement de la préparation à « la communication effective entre cette individualité et les états supérieurs de l’être » et non de l’acquisition directe de cette connaissance ; la différence entre ces deux degrés étant comparable à celle qui existe entre la « contemplation par reflet » et la « contemplation directe ». Sur ce point cf. « Contemplation directe et contemplation par reflet » in Guénon, InitiationChap. XXIV. On pourra aussi rapprocher cette « préparation » de l’intégration des adâb au début de la Voie (cf. supra Chap III, note 11) et surtout les remarques de Muhammad ‘Abd al‑Salâm sur ce point in Questions/Réponses – n°1 ). Nous nous proposons de revenir prochainement sur ce point particulièrement important dans un article consacré aux différents degrés de la Voie dans le Taçawwuf. []
  13. Guénon, Aperçus – Chap. IV []
  14. Guénon, Initiation – Chap. XXI – Sous ce rapport, on peut penser aussi que le « contrôle » que nous avons évoqué plus haut sera d’autant plus « constant » que le degré du Maître sera élevé. []
  15. Guénon, Initiation – Chap. XXIV – De plus, comme nous l’avons vu dans une précédente note, « il existe des formes d’initiation qui, par leur constitution même, n’impliquent aucunement que quelqu’un doive y remplir la fonction d’un Guru, au sens propre de ce mot, et ce cas est surtout celui de certaines formes dans lesquelles le travail collectif tient une place prépondérante, le rôle du Guru étant joué alors, non pas par un individu humain, mais par une influence spirituelle effectivement présente au cours de ce travail. » (Guénon, InitiationChap. XXIV). Sur ce point précis, qui sort du sujet de notre étude, on consultera avec profit l’étude d’Olivier Courmes intitulée « Influence spirituelle du Cheikh fondateur et Travail initiatique collectif » complété par le « Commentaire de la règle 221 des Lawaqih – participation aux rites collectifs » de Muhammad ‘Abd al-Salâm . Concernant la question du « contrôle » que nous avons abordée plus haut, nous avons noté que dans le cas où le rôle du Guru est joué par une « influence spirituelle effectivement présente » au cours du travail collectif, Guénon précise « qu’une telle voie est évidemment moins sûre et plus difficile à suivre que celle où l’initié bénéficie du contrôle constant d’un Maître spirituel ». On nous a fait remarquer qu’à l’inverse, Guénon ne précise pas si un tel « contrôle » existe dans la modalité initiatique collective ; cependant « qu’il y ait ou non un Guru humain, le Guru intérieur est toujours présent, puisqu’il ne fait qu’un avec [le] « Soi » lui-même ; que, pour se manifester à ceux qui ne peuvent pas encore en avoir une conscience immédiate, il prenne pour support un être humain ou une influence spirituelle « non- incarnée », ce n’est là en somme qu’une différence de modalité qui n’affecte en rien l’essentiel » (Guénon, InitiationChap. XXIV). A ce titre, ne pourrait-on pas penser que cette modalité, sans égaler le « contrôle constant d’un maître spirituel », permette qu’un certain « contrôle » s’exerce malgré tout en conformité avec « la présence spirituelle inspirant et guidant le Travail initiatique collectif », tout au moins pendant l’exécution de tels rites ? []

par le 22 novembre 2011, mis à jour le 30 avril 2015