« De la régularité initiatique » de René Guénon – Commentaire (M.A.S.)

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Nous avons été amené à évoquer à plusieurs reprises et sous divers rapports la possibilité que certaines pratiques présentées dans le cadre même d’une tarîqah initialement régulière peuvent néanmoins  être déviantes et irrégulières. On pourra donc se poser avec une certaine part de légitimité la question de savoir ce qui assure réellement la régularité d’une pratique initiatique, surtout quand elle peut sembler ne pas venir purement de l’esprit plus ou moins malintentionné d’un quidam imaginatif mais qu’elle est au contraire présentée par son « transmetteur » comme issue d’une source traditionnelle véritable, qu’elle semble garantie par une attestation d’autorisation à transmettre véritable et qu’elle est accompagnée d’un « packaging »1 tellement teinté d’ « amour », de « communion » et de « supra-tradition » universels que toute tentative de remise en cause semble a priori définitivement exclue et irrecevable.

Quels sont les critères donnés par René Guénon qui permettent d’apprécier la régularité d’une situation qui manque de clarté ou qui, parfois, semble au contraire parfaitement claire alors qu’elle est en réalité plus ou moins profondément atteinte par des conceptions ou des pratiques irrégulières ?

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 CHAPITRE V

DE LA RÉGULARITÉ INITIATIQUE

   « Le rattachement à une organisation traditionnelle régulière, avons-nous dit, est non seulement une condition nécessaire de l’initiation, mais il est même ce qui constitue l’initiation au sens le plus strict, tel que le définit l’étymologie du mot qui la désigne, et c’est lui qui est partout représenté comme une « seconde naissance », ou comme une « régénération » ;

Ce passage est, à notre connaissance, le seul de toute l’œuvre de René Guénon dans lequel l’auteur regroupe entre eux les termes de rattachement – nous avons déjà noté que le rattachement est quasiment, et comme par défaut, toujours envisagé sous son aspect impersonnel et non pas envers un Maître spirituel -, d’initiation, de « seconde naissance » et de « régénération »

« seconde naissance », parce qu’il ouvre à l’être un monde autre que celui où s’exerce l’activité de sa modalité corporelle, monde qui sera pour lui le champ de développement de possibilités d’un ordre supérieur ;

René Guénon développe plus amplement des considérations sur les notions de naissance et de mort initiatiques dans un autre chapitre du livre (cf. infra) ; on verra qu’il s’agit d’une ouverture qui donne accès au monde psychique, puis au monde spirituel.

« régénération », parce qu’il rétablit ainsi cet être dans des prérogatives qui étaient naturelles et normales aux premiers âges de l’humanité *, alors que celle-ci ne s’était pas encore éloignée de la spiritualité originelle pour s’enfoncer de plus en plus dans la matérialité, comme elle devait le faire au cours des époques ultérieures, et parce qu’il doit le conduire tout d’abord, comme première étape essentielle de sa réalisation, à la restauration en lui de l’« état primordial », qui est la plénitude et la perfection de l’individualité humaine, résidant au point central unique et invariable d’où l’être pourra ensuite s’élever aux états supérieurs.** »

* Il s’agit de ce qui est désigné comme l’ « âge d’or » par plusieurs traditions et qui correspond analogiquement à la période de la vie du Prophète ﷺ.

Notons incidemment que l’auteur n’a pas recours à quelque argument scientifique moderne pour exposer l’intérêt de la « régénération » constituée par la transmission régulière de l’influence spirituelle.

** Nous aurons l’occasion de rappeler comment René Guénon présente dans son oeuvre l’état de celui qui est désigné dans le Taçawwuf par l’expression Insân el-qadîm, in châ Allah.

L’importance de la réalisation de la « plénitude et la perfection de l’individualité humaine » comme préalable à l’accès aux états supérieurs de l’être » (cf. ci-dessous) est reprise et développée une quinzaine de chapitres plus loin dans les Aperçus sur l’Initiation. Elle semble généralement ignorée, minimisée et mal comprise alors que ces indications semblent évidemment primordiales puisqu’elles concernent proprement le processus de réalisation spirituelle et la méthode qui correspond globalement à chacune de ses phases principales. Sans vouloir entrer dans des remarques qui nous écarteraient trop des présentes considérations, on peut néanmoins remarquer que l’élévation dont il est question s’opère, quand elle a lieu, sur un être que l’on pourrait qualifier alors de « centré » ou d’ « unifié » en lui-même. A l’inverse, on peut ainsi aisément comprendre qu’un processus, quel qu’il soit, qui aurait pour effet de provoquer une certaine ascension à un être qui n’aurait pas encore atteint l’état de concentration nécessaire, ou un état de concentration suffisant, pourrait induire en réalité une réelle dysharmonie entre les diverses parties constitutives de l’être en question. Cette situation (habituellement désignée par le terme de jadhb) nécessite, pour être corrigée et tant que l’état de « séparation » relative n’est pas trop important ou « fixé », l’application d’un « mouvement » qui apparaîtra réellement comme contraignant puisqu’il consiste, d’une manière ou d’une autre, à faire « redescendre » la partie de l’être (majdhûb) ayant été attirée ou dirons-nous comme « tractée » vers le haut, dans le but de réaliser l’harmonisation nécessaire au sein des parties constitutives de l’être, lequel pourra ainsi envisager de poursuivre à nouveau son cheminement (sulûk). On ne peut que souligner ces points et attirer l’attention sur l’importance qu’il y a à prendre en considération ces aspects, ne serait-ce qu’à titre préventif, notamment auprès de personnes  qui, souvent à la suite d’initiatives individuelles mais aussi à cause d’une tendance interne particulière, seraient comme prédisposées à développer de semblables déséquilibres.

Il nous faut maintenant insister encore à cet égard sur un point capital : c’est que le rattachement dont il s’agit doit être réel et effectif, et qu’un soi-disant rattachement « idéal », tel que certains se sont plu parfois à l’envisager à notre époque, est entièrement vain et de nul effet1.

Il y a lieu également de ne pas confondre rattachement « idéal » et rattachement « virtuel » puisque la transmission de l’influence spirituelle, lorsqu’elle a lieu et même si elle s’effectue bien à l’état de « germe », assure l’ « initiation réelle » dont l’auteur parle plus bas .  

Cela est facile à comprendre, puisqu’il s’agit proprement de la transmission d’une influence spirituelle, qui doit s’effectuer selon des lois définies ; et ces lois, pour être évidemment tout autres que celles qui

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[1] Pour des exemples de ce soi-disant rattachement « idéal », par lequel certains vont jusqu’à prétendre faire revivre des formes traditionnelles entièrement disparues, voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXVI ; nous y reviendrons d’ailleurs un peu plus loin.

régissent les forces du monde corporel, n’en sont pas moins rigoureuses, et elles présentent même avec ces dernières, en dépit des différences profondes qui les en séparent, une certaine analogie, en vertu de la continuité et de la correspondance qui existent entre tous les états ou les degrés de l’Existence universelle. C’est cette analogie qui nous a permis, par exemple, de parler de « vibration » à propos du Fiat Lux par lequel est illuminé et ordonné le chaos des potentialités spirituelles, bien qu’il ne s’agisse nullement là d’une vibration d’ordre sensible comme celles qu’étudient les physiciens, pas plus que la « lumière » dont il est question ne peut être identifiée à celle qui est saisie par la faculté visuelle de l’organisme corporel1 ; mais ces façons de parler, tout en étant nécessairement symboliques, puisqu’elles sont fondées sur une analogie ou sur une correspondance, n’en sont pas moins légitimes et strictement justifiées, car cette analogie et cette correspondance existent bien réellement dans la nature même des choses et vont même, en un certain sens, beaucoup plus loin qu’on ne pourrait le supposer2. Nous aurons à revenir plus amplement sur ces considérations lorsque nous parlerons des rites initiatiques et de leur efficacité ; pour le moment, il suffit d’en retenir qu’il y a là des lois dont il faut forcément tenir compte, faute de quoi le résultat visé ne pourrait pas plus être atteint qu’un effet physique ne peut être obtenu si l’on ne se place pas dans les conditions requises en vertu des lois auxquelles sa production est soumise ; et, dès lors qu’il s’agit d’une transmission à opérer effectivement, cela implique manifestement un contact réel, * quelles que soient d’ailleurs les modalités par lesquelles il pourra être établi, modalités qui seront naturellement déterminées par ces lois d’action des influences spirituelles auxquelles nous venons de faire allusion.

La nécessité d’un « contact réel » réduit à néant toute prétention de rattachement « à distance » ou « par internet », par exemple.

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[1] Des expressions comme celles de « Lumière intelligible » et de « Lumière spirituelle », ou d’autres expressions équivalentes à celles-là, sont d’ailleurs bien connues dans toutes les doctrines traditionnelles, tant occidentales qu’orientales ; et nous rappellerons seulement d’une façon plus particulière, à ce propos, l’assimilation, dans la tradition islamique, de l’Esprit (Er-Rûh), dans son essence même, à la Lumière (En-Nûr).
[2] C’est l’incompréhension d’une telle analogie, prise à tort pour une identité, qui, jointe à la constatation d’une certaine similitude dans les modes d’action et les effets extérieurs, a amené certains à se faire une conception erronée et plus ou moins grossièrement matérialisée, non seulement des influences psychiques ou subtiles, mais des influences spirituelles elles-mêmes, les assimilant purement et simplement à des forces « physiques », au sens le plus restreint de ce mot, telles que l’électricité ou le magnétisme ; et de cette même incompréhension a pu venir aussi, au moins en partie, l’idée trop répandue de chercher à établir des rapprochements entre les connaissances traditionnelles et les points de vue de la science moderne et profane, idée absolument vaine et illusoire, puisque ce sont là des choses qui n’appartiennent pas au même domaine, et que d’ailleurs le point de vue profane en lui-même est proprement illégitime. – Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XVIII.

      De cette nécessité d’un rattachement effectif résultent immédiatement plusieurs conséquences extrêmement importantes, soit en ce qui concerne l’individu qui aspire à l’initiation, soit en ce qui concerne les organisations initiatiques elles-mêmes ; et ce sont ces conséquences que nous nous proposons d’examiner présentement.

Notons une fois encore la méthode qu’emploie si souvent René Guénon pour considérer ce qui touche à l’initiation en distinguant systématiquement ces deux aspects ; et encore aussi l’aspect impersonnel que constitue l’organisation initiatique, toujours mis en avant par rapport au Maître spirituel.

Nous savons qu’il en est, et beaucoup même, à qui ces considérations paraîtront fort peu plaisantes, soit parce qu’elles dérangeront l’idée trop commode et trop « simpliste » qu’ils s’étaient formée de l’initiation, soit parce qu’elles détruiront certaines prétentions injustifiées et certaines assertions plus ou moins intéressées, mais dépourvues de toute autorité ; mais ce sont là des choses auxquelles nous ne saurions nous arrêter si peu que ce soit, n’ayant et ne pouvant avoir, ici comme toujours, nul autre souci que celui de la vérité.

     Tout d’abord, pour ce qui est de l’individu, il est évident, après ce qui vient d’être dit, que son intention d’être initié, même en admettant qu’elle soit vraiment pour lui l’intention de se rattacher à une tradition dont il peut avoir quelque connaissance « extérieure », ne saurait aucunement suffire par elle-même à lui assurer l’initiation réelle1.*

* Sur cette expression, cf. ci-dessus

Plus généralement, voir « Anomalies « le long de la Voie », à propos de cet aspect de la question.

En effet, il ne s’agit nullement d’« érudition », qui, comme tout ce qui relève du savoir profane, est ici sans aucune valeur ; et il ne s’agit pas davantage de rêve ou d’imagination, non plus que d’aspirations sentimentales quelconques. S’il suffisait, pour pouvoir se dire initié, de lire des livres, fussent-ils les Écritures sacrées d’une tradition orthodoxe, accompagnées même, si l’on veut, de leurs commentaires les plus profondément ésotériques, ou de songer plus ou moins vaguement à quelque organisation passée ou présente à laquelle on attribue complaisamment, et d’autant plus facilement qu’elle est plus mal connue, son propre « idéal » (ce mot qu’on emploie de nos jours à tout propos, et qui, signifiant tout ce qu’on veut, ne signifie véritablement rien au fond), ce serait vraiment trop facile ; et la question préalable

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[1] Nous entendons par là non seulement l’initiation pleinement effective, mais même la simple initiation virtuelle, suivant la distinction qu’il y a lieu de faire à cet égard et sur laquelle nous auront à revenir par la suite d’une façon plus précise.

de la « qualification » se trouverait même par là entièrement supprimée, car chacun, étant naturellement porté à s’estimer « bien et dûment qualifié », et étant ainsi à la fois juge et partie dans sa propre cause, découvrirait assurément sans peine d’excellentes raisons (excellentes du moins à ses propres yeux et suivant les idées particulières qu’il s’est forgées) pour se considérer comme initié sans plus de formalités, et nous ne voyons même pas pourquoi il s’arrêterait en si bonne voie et hésiterait à s’attribuer d’un seul coup les degrés les plus transcendants.

La question de l’appréciation de sa propre qualification est ainsi clairement traitée : si elle est pratiquement impossible de soi-même pour soi-même, elle revient à l’organisation à laquelle on envisage d’être rattaché et ultimement, pour ce qui est des turûq, à celui qui est détenteur nominal et régulier de l’autorisation fonctionnelle correspondante.

Ceux qui s’imaginent qu’on « s’initie » soi-même, comme nous le disions précédemment, ont-ils jamais réfléchi à ces conséquences plutôt fâcheuses qu’implique leur affirmation ? Dans ces conditions, plus de sélection ni de contrôle, plus de « moyens de reconnaissance », au sens où nous avons déjà employé cette expression, plus de hiérarchie possible, et, bien entendu, plus de transmission de quoi que ce soit ; en un mot, plus rien de ce qui caractérise essentiellement l’initiation et de ce qui la constitue en fait ; et pourtant c’est là ce que certains, avec une étonnante inconscience, osent présenter comme une conception « modernisée » de l’initiation (bien modernisée en effet, et assurément bien digne des « idéaux » laïques, démocratiques et égalitaires), sans même se douter que, au lieu d’avoir tout au moins des initiés « virtuels », ce qui après tout est encore quelque chose, on n’aurait plus ainsi que de simples profanes qui se poseraient indûment en initiés.

 Mais laissons là ces divagations, qui peuvent sembler négligeables : si nous avons cru devoir en parler quelque peu, c’est que l’incompréhension et le désordre intellectuel qui caractérisent malheureusement notre époque leur permettent de se propager avec une déplorable facilité. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que, dès lors qu’il est question d’initiation, il s’agit exclusivement de choses sérieuses et de réalités « positives », dirions-nous volontiers si les « scientistes » profanes n’avaient tant abusé de ce mot ; qu’on accepte ces choses telles qu’elles sont, ou qu’on ne parle plus du tout d’initiation ; nous ne voyons aucun moyen terme possible entre ces deux attitudes, et mieux vaudrait renoncer franchement à toute initiation que d’en donner le nom à ce qui n’en serait plus qu’une vaine parodie, sans même les apparences extérieures que cherchent du moins encore à sauvegarder certaines autres contrefaçons dont nous aurons à parler tout à l’heure.

     Pour revenir à ce qui a été le point de départ de cette digression, nous dirons qu’il faut que l’individu n’ait pas seulement l’intention d’être initié, mais qu’il soit « accepté » par une organisation traditionnelle régulière, ayant qualité pour lui conférer l’initiation1, c’est-à-dire pour lui transmettre l’influence spirituelle sans le secours de laquelle il lui serait impossible, en dépit de tous ses efforts, d’arriver jamais à s’affranchir des limitations et des entraves du monde profane.

Bien des gens s’imaginent notamment aussi que le simple fait de demander une initiation suffit à l’obtenir, de manière quasiment « mécanique », et s’étonnent de découvrir l’aspect dont parle ici René Guénon : la demande ne suffit pas, mais n’est qu’une simple condition nécessaire. Il revient à celui qui est à la fois détenteur de l’influence spirituelle et du idhn correspondant d’apprécier la qualification du demandeur. Il met en oeuvre la notion que « le dépôt (amânah) revient à son propriétaire ou à celui qui en digne (li ahli-hâ) », devant l’obligation de transmettre ce qu’il détient à titre de dépositaire à celui qui le demande s’il estime qu’il en est digne et, pour la même raison, de ne pas lui transmettre s’il estime le contraire.

Il peut se faire que, en raison de son défaut de « qualification », son intention ne rencontre aucune réponse, si sincère qu’elle puisse être d’ailleurs, car là n’est pas la question, et en tout ceci il ne s’agit nullement de « morale », mais uniquement de règles « techniques » se référant à des lois « positives » (nous répétons ce mot faute d’en trouver un autre plus adéquat) et qui s’imposent avec une nécessité aussi inéluctable que, dans un autre ordre, les conditions physiques et mentales indispensables à l’exercice de certaines professions.

La sincérité n’est pas non plus une condition suffisante, car bien des gens peuvent être parfaitement sincères sans être qualifiés pour suivre une voie spirituelle. Voir à ce propos le chapitre des Aperçus sur les qualifications.

En pareil cas, il ne pourra jamais  se considérer comme initié, quelles que soient les connaissances théoriques qu’il arrivera à acquérir par ailleurs ; et il est du reste à présumer que, même sous ce rapport, il n’ira jamais bien loin (nous parlons naturellement d’une compréhension véritable, quoique encore extérieure, et non pas de la simple érudition, c’est-à-dire d’une accumulation de notions faisant uniquement appel à la mémoire, ainsi que cela a lieu dans l’enseignement profane), car la connaissance théorique elle-même, pour dépasser un certain degré, suppose déjà normalement la « qualification » requise pour obtenir l’initiation qui lui permettra de se transformer, par la « réalisation » intérieure, en connaissance effective, et ainsi nul ne saurait être empêché de développer les possibilités qu’il porte vraiment en lui-même ;

Cette dernière phrase est particulièrement digne d’être soulignée, dans des temps où les aides (a’wân) au cheminement peuvent être amenées à faire plus ou moins gravement défaut.

en définitive, ne sont écartés que ceux qui s’illusionnent sur leur propre compte, croyant pouvoir obtenir quelque chose qui, en réalité, se trouve être incompatible avec leur nature individuelle.

Passant maintenant à l’autre côté de la question, c’est-à-dire à celui qui se rapporte aux organisations initiatiques elles-mêmes, nous dirons ceci : il est trop évident qu’on ne peut transmettre que ce qu’on possède soi-même ;

Certains ont cru pouvoir déduire de cette remarque de René Guénon l’autorisation de transmettre ce que l’on possède, confondant simplement nécessaire et suffisant : si la connaissance des règles de l’initiation s’avère nécessaire pour ne pas commettre un certain nombre d’erreurs, celle de la logique la plus élémentaire l’est aussi.

par conséquent, il faut nécessairement qu’une organisation soit effectivement dépositaire d’une influence spirituelle pour pouvoir la communiquer

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[1] Par là, nous ne voulons pas dire seulement qu’il doit s’agir d’une organisation proprement initiatique, à l’exclusion de toute autre sorte d’organisation traditionnelle, ce qui est en somme trop évident, mais encore que cette organisation ne doit pas relever d’une forme traditionnelle à laquelle, dans sa partie extérieure, l’individu en question serait étranger ; il y a même des cas où ce qu’on pourrait appeler la « juridiction » d’une organisation initiatique est encore plus limité, comme celui d’une initiation basée sur un métier, et qui ne peut être conférée qu’à des individus appartenant à ce métier ou ayant tout au moins avec lui certains liens bien définis.

aux individus qui se rattachent à elle ; et ceci exclut immédiatement toutes les formations pseudo-initiatiques, si nombreuses à notre époque, et dépourvues de tout caractère authentiquement traditionnel.

Il convient donc de distinguer plusieurs situations très distinctes :

  1. une organisation pseudo-initiatique qui ne détient aucune influence spirituelle et qui prétend transmettre ce qu’elle ne détient pas
  2. une organisation initiatique qui détient régulièrement une influence spirituelle ainsi que l’autorisation à la transmettre et qui procède à cette transmission ainsi qu’à celle d’une autre influence reçue d’une forme traditionnelle différente
  3. une organisation initiatique qui détient une influence spirituelle et qui procède à sa transmission sans détenir l’autorisation à la transmettre
  4. une organisation qui détient une influence spirituelle ainsi que l’autorisation à la transmettre mais qui ne procède pas à cette transmission
  5. une organisation qui détient une influence spirituelle ainsi que l’autorisation correspondante et qui la transmet

Dans ces conditions, en effet, une organisation initiatique ne saurait être le produit d’une fantaisie individuelle ; elle ne peut être fondée, à la façon d’une association profane, sur l’initiative de quelques personnes qui décident de se réunir en adoptant des formes quelconques ; et, même si ces formes ne sont pas inventées de toutes pièces, mais empruntées à des rites réellement traditionnels dont les fondateurs auraient eu quelque connaissance par « érudition », elles n’en seront pas plus valables pour cela, car, à défaut de filiation régulière, la transmission de l’influence spirituelle est impossible et inexistante, si bien que, en pareil cas, on n’a affaire qu’à une vulgaire contrefaçon de l’initiation.

« à défaut de filiation régulière, la transmission de l’influence spirituelle est impossible et inexistante » : voilà certes une phrase que l’on pourrait graver en lettres d’or. La transmission, pour être possible et réelle, doit à la fois se faire en mode de filiation et être régulière, c’est-à-dire répondre à une autorisation.

À plus forte raison en est-il ainsi lorsqu’il ne s’agit que de reconstitutions purement hypothétiques, pour ne pas dire imaginaires, de formes traditionnelles disparues depuis un temps plus ou moins reculé, comme celles de l’Égypte ancienne ou de la Chaldée par exemple ; et, même s’il y avait dans l’emploi de telles formes une volonté sérieuse de se rattacher à la tradition à laquelle elles ont appartenu, elles n’en seraient pas plus efficaces, car on ne peut se rattacher en réalité qu’à quelque chose qui a une existence actuelle, et encore faut-il pour cela, comme nous le disions en ce qui concerne les individus, être « accepté » par les représentants autorisés de la tradition à laquelle on se réfère, de telle sorte qu’une organisation apparemment nouvelle ne pourra être légitime que si elle est comme un prolongement d’une organisation préexistante, de façon à maintenir sans aucune interruption la continuité de la « chaîne » initiatique.

   En tout ceci, nous ne faisons en somme qu’exprimer en d’autres termes et plus explicitement ce que nous avons déjà dit plus haut sur la nécessité d’un rattachement effectif et direct et la vanité d’un rattachement « idéal » ;

« nécessité d’un rattachement effectif et direct »

et il ne faut pas, à cet égard, se laisser duper par les dénominations que s’attribuent certaines organisations qui n’y ont aucun droit, mais qui essaient de se donner par là une apparence d’authenticité.

Cette situation étant identifiée, il ne faudrait pas croire non plus que ce serait la seule à falloir reconnaître car il est certaines organisations tout à fait régulières au départ qui peuvent progressivement dégénérer en adoptant notamment des éléments rituéliques dysharmoniques.

Ainsi, pour reprendre un exemple que nous avons déjà cité en d’autres occasions, il existe une multitude de groupements, d’origine toute récente, qui s’intitulent « Rosicruciens », sans avoir jamais eu le moindre contact avec les Rose-Croix, bien entendu, fût-ce par quelque voie indirecte et détournée, et sans même savoir ce que ceux-ci ont été en réalité, puisqu’ils se les représentent presque invariablement comme ayant constitué une « société », ce qui est une erreur grossière et encore bien spécifiquement moderne. Il ne faut voir là, le plus souvent, que le besoin de se parer d’un titre à effet ou la volonté d’en imposer aux naïfs ; mais, même si l’on envisage le cas le plus favorable, c’est-à-dire si l’on admet que la constitution de quelques-uns de ces groupements procède d’un désir sincère de se rattacher « idéalement » aux Rose-Croix, ce ne sera encore là, au point de vue initiatique, qu’un pur néant. Ce que nous disons sur cet exemple particulier s’applique d’ailleurs pareillement à toutes les organisations inventées par les occultistes et autres « néo-spiritualistes » de tout genre et de toute dénomination, organisations qui, quelles que soient leurs prétentions, ne peuvent, en toute vérité, être qualifiées que de « pseudo-initiatiques », car elles n’ont absolument rien de réel à transmettre, et ce qu’elles présentent n’est qu’une contrefaçon, voire même trop souvent une parodie ou une caricature de l’initiation1

Ajoutons encore, comme autre conséquence de ce qui précède, que, lors même qu’il s’agit d’une organisation authentiquement initiatique, ses membres n’ont pas le pouvoir d’en changer les formes à leur gré ou de les altérer dans ce quelles ont « d’essentiel » ; cela n’exclut pas certaines possibilités d’adaptation aux circonstances, qui d’ailleurs s’imposent aux individus bien plutôt qu’elles ne dérivent de leur volonté, mais qui, en tout cas, sont limitées par la condition de ne pas porter atteinte aux moyens par lesquels sont assurées la conservation et la transmission de l’influence spirituelle dont l’organisation considérée est dépositaire ; si cette condition n’était pas

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[1] Des investigations que nous avons dû faire à ce sujet, en un temps déjà lointain, nous ont conduit à une conclusion formelle et indubitable que nous devons exprimer ici nettement, sans nous préoccuper des fureurs qu’elle peut risquer de susciter de divers côtés : si l’on met à part le cas de la survivance possible de quelques rares groupements d’hermétisme chrétien du moyen âge, d’ailleurs extrêmement restreints en tout état de cause, c’est un fait que, de toutes les organisations à prétentions initiatiques qui sont répandues actuellement dans le monde occidental, il n’en est que deux qui, si déchues qu’elles soient l’une et l’autre par suite de l’ignorance et de l’incompréhension de l’immense majorité de leurs membres, peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique réelle ; ces deux organisations, qui d’ailleurs, à vrai dire, n’en furent primitivement qu’une seule, bien qu’à branches multiples, sont le Compagnonnage et la Maçonnerie. Tout le reste n’est que fantaisie ou charlatanisme, même quand il ne sert pas à dissimuler quelque chose de pire ; et, dans cet ordre d’idées, il n’est pas d’invention si absurde ou si extravagante qu’elle n’ait à notre époque quelque chance de réussir et d’être prise au sérieux, depuis les rêveries occultistes sur les « initiations en astral » jusqu’au système américain, d’intentions surtout « commerciales », des prétendues « initiations par correspondance » !

observée, il en résulterait une véritable rupture avec la tradition, qui ferait perdre à cette organisation sa « régularité ».

Nous avons eu l’honneur, il y a quelques années, de présenter une étude sur cette dernière notion, étude qui fut notamment à l’origine de la création du site du Porteur de Savoir, wa-l-hamdu li-Llah.

En outre, une organisation initiatique ne peut valablement incorporer à ses rites des éléments empruntés à des formes traditionnelles autres que celle suivant laquelle elle est régulièrement constituée1 ;

La règle exposée ici par René Guénon semble particulièrement simple. Comment peut-on, en prétendant se recommander de l’autorité de cet auteur, s’en affranchir ? Croit-on que l’éventuelle présentation d’une autorisation obtenue dans une forme traditionnelle non-islamique permette d’outrepasser une telle règle au sein d’une tarîqah ?

de tels éléments, dont l’adoption aurait un caractère tout artificiel, ne représenteraient que de simples fantaisies superfétatoires, sans aucune efficacité au point de vue initiatique,

La remarque est sans ambiguïté : la présentation éventuelle d’une autorisation pour mettre en oeuvre au sein d’une Tarîqah un rite emprunté à une forme traditionnelle non-islamique ne peut établir son caractère régulier. C’est précisément ce caractère artificiel et irrégulier qui rend inefficace le rite emprunté. L’efficacité d’un rite n’est pas liée à la seule présentation d’un simple certificat mais répond à des lois bien précises sans lesquelles ils ne sont plus que « de simples fantaisies superfétatoires ». L’une d’elles est celle qui vient d’être rappelée.

et qui par conséquent n’ajouteraient absolument rien de réel, mais dont la présence ne pourrait même être, en raison de leur hétérogénéité, qu’une cause de trouble et de désharmonie ;

Nous pensons personnellement trouver ici des éléments de réponse aux questions que nous posions :

48 – Quelle est la véritable nature de l’influence véhiculée par un avatar hindou « tombé d’au-delà des nuages » dans les années 80 ? – (M.A.S.) … et que pourrait apporter cette influence comme bénéfice à l’Islam qu’il ne détienne déjà régulièrement depuis plus de 14 siècles ?

47 – Dans quelle mesure peut-on intégrer au Taçawwuf islamique des pratiques initiatiques appartenant à une autre forme traditionnelle (yoga, mantra, diksha, …) ?

le danger de tels mélanges est du reste loin d’être limité au seul domaine initiatique, et c’est là un point assez important pour mériter d’être traité à part. Les lois qui président au maniement des influences spirituelles sont d’ailleurs chose trop complexe et trop délicate pour que ceux qui n’en ont pas une connaissance suffisante puissent se permettre impunément d’apporter des modifications plus ou moins arbitraires à des formes rituéliques où tout a sa raison d’être, et dont la portée exacte risque fort de leur échapper.

Voir, à ce propos, les remarques de René Guénon sur les mélanges d’influences de natures diverses.

Ce qui résulte clairement de tout cela, c’est la nullité des initiatives individuelles quant à la constitution des organisations initiatiques, soit en ce qui concerne leur origine même, soit sous le rapport des formes qu’elles revêtent ; et l’on peut remarquer à ce propos que, en fait, il n’existe pas de formes rituéliques traditionnelles auxquelles on puisse assigner comme auteurs des individus déterminés. Il est facile de comprendre qu’il en soit ainsi, si l’on réfléchit que le but essentiel et final de l’initiation dépasse le domaine de l’individualité et ses possibilités particulières, ce qui serait impossible si l’on en était réduit à des moyens d’ordre purement humain ; de cette simple remarque, et sans même aller au fond des choses, on peut donc conclure immédiatement qu’il y faut la présence d’un élément « non-humain », et tel est bien en effet le caractère de l’influence spirituelle dont la transmission constitue l’initiation proprement dite.

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[1] C’est ainsi que, assez récemment, certains ont voulu essayer d’introduire dans la Maçonnerie, qui est une forme initiatique proprement occidentale, des éléments empruntés à des doctrines orientales, dont ils n’avaient d’ailleurs qu’une connaissance tout extérieure ; on en trouvera un exemple cité dans L’Ésotérisme de Dante, p. 20.

René Guénon – Aperçus sur l’Initiation – Chapitre V – De la régularité initiatique

Commentaire – Mohammed Abd es-Salâm

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  1. Nous n’utilisons certainement pas une telle terminologie sans raison []

par le 15 août 2015, mis à jour le 27 septembre 2015

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