Entre wudû et tayammum – M.A.S.

L’objectif du présent travail n’est certainement pas de constituer un exposé de fiqh sur les caractéristiques de chacun des modes de purification les plus utilisés en Islam. Il est de réfléchir aux conditions qui sont propres à chacun d’eux et qui permettent ou rendent nécessaires l’accomplissement de l’un ou de l’autre, plus particulièrement à l’usage du tayammum en cas d’absence ou de raréfaction d’eau, déclarée ou constatée.

Les aspects exotérique et ésotérique de la religion étant nécessairement liés par une certaine correspondance structurelle, ce qui est ainsi dit dans celui-là est toujours susceptible d’être considéré, si ce n’est comme un fondement, au minimum comme un support de transposition dans celui-ci, fiqh et taçawwuf étant, conformément à l’enseignement bien connu, complémentaires et indissociables.

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A l’unanimité des points de vue des ‘ulemâ, la pureté rituelle (tahârah) est une des conditions qui permettent l’accès valable à la prière, c’est-à-dire à la présence d’Allah subhâna-Hu wa ta’âlâ.

Habituellement obtenue par l’ablution à l’eau (wudû‘), cette pureté peut néanmoins être aussi acquise par l’ablution pulvérale (tayammum), ou « sèche », dans un certain nombre de cas dont le principal est, précisément et en toute logique, l’impossibilité de trouver ou d’avoir accès à de l’eau pure et purifiante 1. On dit alors en effet que si l’eau manque (« idhâ fuqida-l-mâ' ») à celui qui se prépare à la prière, celui-ci est dans l’obligation de mettre en pratique le tayammum, qu’il lui était pourtant interdit d’utiliser valablement tant que l’eau pure et purifiante était présente et accessible à cet effet ; comme en d’autres cas bien connus on dit que « nécessité fait loi », tous les moyens légaux devant être mis en œuvre pour permettre l’accomplissement des rites obligatoires, selon une préférence hiérarchique qui tient compte des conditions propres au temps et au lieu dans lesquels ils ont à être considérés.

Ces généralités étant rappelées, on peut distinguer, parmi les causes qui empêchent la réalisation du wudû’, celles qui sont propres à l’état de l’intéressé et celles qui concernent son environnement : par exemple, une maladie qui serait aggravée par l’usage de l’eau pour les premières, et bien évidemment, pour les secondes, l’absence d’eau ou le danger éventuellement encouru 2 par celui qui chercherait à avoir accès à de l’eau pourtant existante.

On constate ainsi que l’absence d’eau (en tant que cause principale justifiant l’usage du tayammum) fait partie des critères qui ne dépendent pas de l’état propre à la personne. L’obligation d’avoir recours au tayammum fait, dans ce cas, appel à la considération d’un critère extérieur (pouvant lui-même être directement constaté ou simplement être rapporté à l’intéressé par l’entourage) qui, bien que l’on ne puisse pas totalement dissocier les évènements qui arrivent extérieurement à un être et les possibilités d’ordre intérieur qui lui sont propres, est en quelque sorte indépendant de l’état de celui qui se trouve en situation de devoir se purifier. On ne peut donc jamais faire honnêtement valoir que le recours au tayammum pour obtenir la pureté rituelle serait, dans ce cas, causé par un défaut de l’intéressé mais, tout au contraire, qu’il résulte bien d’une altération des conditions extérieures du milieu dans lequel il se trouve.

Un autre point peut être maintenant précisé, aussi incongru et quasiment absurde qu’il puisse pour l’instant apparaître nécessaire de le faire. L’absence d’eau dont il est question ne peut, évidemment et sous aucun rapport, être considérée de manière absolue : personne n’a jamais raisonnablement envisagé, en évoquant cette casuistique, et quand bien même il s’agirait de devoir utiliser le tayammum dans des conditions où l’eau manque de façon continue et durable en un endroit, qu’il puisse s’agir de l’éventualité d’une absence totale d’eau pure et purifiante à la surface de la terre en un moment donné. En utilisant cette terminologie (absence, inexistence = faqd), on évoque bien toujours, en effet et uniquement, l’éventualité d’utiliser le tayammum comme un moyen de remplacement de l’ablution à l’eau (wudû) pour palier un manque d’eau relatif ; et il s’agit donc de désigner non pas une absence ou une inexistence absolue d’eau mais le manque d’accessibilité à de l’eau nécessairement existante quelque part sur terre, voire même localement 3. Malgré cette évidence, personne n’a pourtant jamais contesté que l’usage du tayammum pouvait alors être parfaitement justifié bien que l’on sache parfaitement qu’il existe ailleurs de l’eau à la surface de la terre au même moment (ou durant la même période), ni que la pureté ainsi obtenue dans ces conditions (et tant qu’elles sont avérées et constatables) était parfaitement réelle et rituellement valable.

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En guise de conclusion à ces quelques rappels de notions simples pouvant se trouver dans à peu près n’importe quel ouvrage général de fiqh, nous ne pouvons que confirmer ce que les lecteurs habituels du Porteur de Savoir savent bien depuis un certain temps déjà, soit pour l’avoir appris sur ce site, soit pour l’avoir connu à partir d’autres sources, ne serait-ce que parce que ce sont des notions qui ont été exposées comme telles par des Maîtres réguliers et dont nous ne faisons ici simplement que souligner l’existence de leur formulation explicite plus ou moins ancienne : on peut, sans forcer aucunement les choses et de manière cohérente, établir une certaine correspondance entre ce qui est dit de l’utilisation du tayammum comme mode de purification extérieure en cas d’absence d’eau et du développement de certaines pratiques initiatiques substitutives 4 comme mode de purification intérieure 5 en cas d’absence de Maître éducateur (Cheikh murabbî). Les correspondances en question peuvent en effet s’établir et se résumer comme suit.

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A l’unanimité des points de vue des Maîtres, c’est la purification de l’âme qui permet l’accès réel à la présence d’Allah, c’est-à-dire à la connaissance de Sa Face subhâna-Hu wa ta’âlâ.

Habituellement obtenue dans le cadre du compagnonnage (çuhbah) d’un Maître éducateur, cette purification peut néanmoins être aussi acquise par la mise en œuvre d’un mode substitutif 6 s’il est impossible de trouver ou d’avoir accès direct à un Maître réalisé et autorisé à guider dans la Voie 7.

20  janv. 2013 – V7

Nécessité faisant loi, on trouve alors exprimé par les Maîtres réguliers que, faute de trouver un tel Cheikh murabbî, celui qui cherche la réalisation effective dans la Voie se trouve dans l’obligation, au risque de se trouver immobilisé et incapable 8, de mettre en œuvre ce qui est connu pour permettre cette progression lors de la survenue de telles conditions et qui pouvait n’avoir qu’une importance relativement secondaire dans un contexte meilleur ou optimal9. Tous les moyens initiatiques réguliers peuvent et doivent ainsi être considérés et utilisés pour permettre la recherche de la Connaissance de son Seigneur, selon des considérations hiérarchiques qui tiennent compte des conditions cycliques spécifiques de temps et de lieu.

Ces généralités étant rappelées, on peut distinguer, parmi les causes qui empêchent un prétendant à l’initiation (ou à un initié) d’accéder à un Maître éducateur, celles qui sont propres à l’état de l’intéressé et celles qui concernent le milieu dans lequel il se trouve, c’est-à-dire, en l’occurrence à l’état ou au statut fonctionnel des Maîtres eux-mêmes. Bien conscient qu’il existe une relation de correspondance nécessaire entre l’être et le milieu dans lequel il évolue, surtout quand il s’agit précisément de l’entreprise qui concerne la purification de son âme, on constate, lorsque l’on prend le temps de s’intéresser honnêtement aux avis qui ont été publiquement émis à ce sujet, que ce n’est pas toujours, voire pas du tout, en évoquant le manque de qualification des prétendants que les Maîtres de la Voie ont eux-même évoqué la question (qui pouvait aussi être constatée par les intéressés ou leur entourage) de la raréfaction ou de la disparition des Maîtres éducateurs 10.

On constate également, dans la même démarche, que les nombreux Maîtres en question ne se sont pas contentés, au cours du temps et de l’évolution de la dégénérescence cyclique, de faire ces constatations puis de les tenir secrètes. Bien au contraire, ils ont exposé depuis plusieurs siècles explicitement, et de manière parfois très détaillée, les possibilités initiatiques substitutives régulières que les prétendants pouvaient valablement mettre en œuvre pour faire face à l’obligation personnelle d’envisager la purification de l’âme dans le sulûk vers la Face d’Allah dans une Voie régulière 11.

Personne de régulier n’a jamais prétendu, à notre connaissance et en l’absence de preuve contraire, que la raréfaction ou la disparition des Maîtres éducateurs signait la cessation de toute forme de guidée spirituelle avant la fin des temps (contrairement à la théorie bien connue et généralement admise à ce propos), position qui aurait eu pour effet de laisser les prétendants à la réalisation spirituelle effective dans une véritable impasse depuis fort longtemps.

Personne n’a jamais raisonnablement envisagé, en évoquant cette casuistique, et quand bien même il s’agirait de devoir utiliser des moyens initiatiques substitutifs en cas de manque continu et durable d’un Maître éducateur en un endroit, qu’il puisse s’agir de l’éventualité d’une absence totale de Maître éducateur à la surface de la terre en un moment donné. En utilisant cette terminologie (comme, par exemple, dans cet épitre du Cheikh el-Muttaqî el-Hindî), on évoque bien toujours, en effet et uniquement, l’éventualité d’utiliser ces moyens substitutifs pour palier un manque relatif de Cheikh murabbî, la persistance sur terre de ceux qui, quelle que soit leur position plus ou moins extérieure ou retirée, détiennent la science et les moyens de la guidée étant nécessaire jusqu’à la survenue de l’Heure. Il s’agit donc de désigner non pas l’absence ou l’inexistence absolue de tout moyen de purification mais, en réalité, le manque ou la restriction d’accessibilité directe à un réel Maître éducateur pouvant malgré tout exister ailleurs, voire même localement mais dans un état et un statut de « retrait ».

Soulignons également que les Maîtres qui ont affirmé la raréfaction, voire la disparition, des Maîtres éducateurs, notamment en rapport avec des considérations portant sur la fin des temps, présentent ces possibilités initiatives substitutives comme étant des moyens tout à fait réguliers et susceptibles d’amener celui qui les met en œuvre à des stades très élevés de la Voie, voire à son stade ultime ; même si les conditions dans lesquelles on peut être ainsi amené à les envisager sont certainement bien moins favorables que celles qui s’accompagneraient de la présence d’un Maître éducateur effectif,  il est hors de question, au moins sous la plume de certains et avec leur autorité, de considérer qu’il s’agisse d’une perspective qui serait en quelque sorte tronquée, dans son intention ou dans son terme.

Malgré cette évidence, on constate que ces notions, tout comme d’autres qui tournent autour des mêmes problématiques et sur lesquelles nous nous sommes précédemment assez longuement attardé sur Le Porteur de Savoir, continuent à faire l’objet d’une sorte d’ostracisme pour le moins bizarre et incompréhensible de la part de gens de science et de sincérité, soit pour nier totalement leur bien-fondé, soit pour critiquer leur actualité, soit pour tenter de saper de manière plus ou moins directe ou déguisée et malsaine l’autorité de tel ou tel des Maîtres qui les ont exposées depuis parfois plusieurs siècles. Il est encore des milieux dans lesquels on affirme ou on laisse croire à la surabondance actuelle et normale des Maîtres éducateurs et dans lesquels il semble que l’on ne comprenne absolument pas ou que l’on rejette totalement l’existence même et le bien-fondé des perspectives dont nous relayons pourtant l’existence, sur Le Porteur de Savoir, parfois ancienne et certainement aussi multiple que diversifiée.

Il est enfin un point que nous n’avons fait pour l’instant qu’évoquer rapidement et sur lequel nous pourrions revenir si la nécessité s’en faisait sentir, in châ Allah, ou si le simple fait de poser la question qui s’y rapporte s’avérait insuffisant : s’il est effectivement réprouvable de pratiquer le tayammum quand il est possible de pratiquer le wudû‘, que dire de celui qui, au prétexte de refuser d’utiliser le tayammum parce qu’il n’en voit pas l’utilité ou la nécessité actuelles, utiliserait de l’eau non purifiante dans son wudû alors que l’eau pure et purifiante fait pourtant réellement défaut selon l’avis autorisé des « Maîtres de l’Eau » ?

w-Allah a’lam

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Articles connexes

Entre sulûk et tabarruk

Raréfaction des Maîtres de la Voie ou des disciples ?

Aperçus sur l’évolution des modalités de l’enseignement initiatique mohammédien

Rappels sur la dégénérescence et les adaptations cycliques

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ARTICLE THÉMATIQUE correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

  1. Pour la facilité de l’exposé et pour une raison qui apparaîtra clairement plus tard, in châ Allah, nous n’envisagerons pas ici en détail les autres causes qui permettent légalement de pratiquer le tayammum à la place du wudû‘, telles que la maladie ou l’insécurité, par exemple et bien que, pour les mêmes raisons qui ont été évoquées plus haut, la considération de ces aspects puisse également donner lieu à d’intéressantes réflexions []
  2. On parle habituellement de la présence de bêtes sauvages autour du point d’eau ou du cas de guerre. []
  3. Les critères légaux retenus pour définir comme tel le manque d’eau local précisent la distance minimale à partir de laquelle celui-ci est considéré comme établi []
  4. Comme, par exemple et pour la plus connue d’entre elles, la multiplication de la prière sur le Prophète ﷺ []
  5. L’expression tazkiyatu-n-nafs est, comme on le sait, une manière de désigner dans un discours plus extérieur la réalité unique qui est connue dans le Taçawwuf arabo-islamique sous le nom de sulûk et, sous la plume de René Guénon, sous l’appellation de processus de réalisation initiatique effective []
  6. On pourrait ainsi parler respectivement de Voie « humide » et de Voie « sèche » si l’on ne craignait de créer une méprise et une confusion avec l’usage qui est fait de ces expressions dans la terminologie hermético-alchimique []
  7. Cf. notamment Aperçus sur l’évolution des modalités de l’enseignement initiatique mohammédien []
  8. Cf. Ibn Abbad er-Rundî dans ses Rasâil es-Sughrâ []
  9. Cf., à propos de cette notion générale, Rappels sur la dégénérescence et les adaptations cycliques. []
  10. Cf. Raréfaction des Maîtres de la Voie ou des disciples ? []
  11. Cf. par exemple : « Il est rapporté qu’il ﷺ a dit : « En vérité, la prière sur moi est une lumière et les impuretés sont enlevées par ce qui purifie »[2] On rapporte dans un hadith qu’il a dit ﷺ : « Les cœurs des croyants sont purifiés et nettoyés de la rouille par la prière qu’ils font sur moi ». C’est pour cela qu’il est prescrit au commencement [de la Voie] à celui qui chemine de pratiquer la prière sur le Prophète ﷺ afin de purifier le lieu-support de la pureté-sincère (mahalu-l-ikhlaç), car il n’y pas de pureté tant qu’il subsiste des imperfections et que les grâces diminuent. » []

par le 10 janvier 2013, mis à jour le 19 mai 2015