La « perfection de la Connaissance théorique » – M.L.B

 Cet article fait partie de notre série d’« Aperçus sur le Maître spirituel « vivant » selon l’œuvre de René Guénon »

A la suite des précisions apportées dans nos précédents articles1, on peut se demander dans quelle mesure, par la transmission de l’influence spirituelle, «un Khalîfah peut tenir la place du Cheikh et remplir valablement sa fonction, sans pourtant être parvenu effectivement au même état spirituel que celui-ci»2. Si nous avons vu par ailleurs qu’«il n’est pas toujours nécessaire pour que quelqu’un soit apte à remplir ce rôle [d’instructeur] dans certaines limites, qu’il soit lui-même parvenu à une réalisation spirituelle complète»3, peut-on raisonnablement envisager la possibilité qu’une telle fonction soit exercée par un initié virtuel ou, pour tout dire, par un simple « upaguru-transmetteur» ?

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Guénon indique, selon Shankarâchârya, qu’il existe trois attributs qui «correspondent en quelque sorte à autant de fonctions du Sannyâsî possesseur de la Connaissance, lequel, si cette connaissance est pleinement effective, n’est autre que le Yogî »4.

Le premier d’entre eux, celui de bâlya, qui « désigne littéralement un état comparable à celui d’un enfant (bâla)« , correspond notamment au stade de « non-expansion » mais aussi au retour à l’ « état primordial »5.

Le stade suivant « est représenté par pânditya, c’est-à-dire le « savoir », attribut qui se rapporte à une fonction d’enseignement : celui qui possède la Connaissance est qualifié pour la communiquer aux autres, ou, plus exactement, pour éveiller en eux des possibilités correspondantes, car la Connaissance, en elle-même, est strictement personnelle et incommunicable. Le Pandita a donc plus particulièrement le caractère de Guru ou « Maître spirituel » [en note : C’est le Cheikh des écoles islamiques, appelé aussi murabbu-lmuridin6 ; le murîd est le disciple, c’est-à-dire le brahmachâri hindou.] ; mais il peut n’avoir que la perfection de la Connaissance théorique, et c’est pourquoi il faut envisager, comme un dernier degré qui vient encore après celui là, mauna ou l’état du Muni, comme étant la seule condition dans laquelle l’Union peut se réaliser véritablement »7.

Le Maître spirituel peut donc « n’avoir que la perfection de la Connaissance théorique », comme il est possible, mais sûrement plus rare aussi, qu’il ait atteint le « dernier degré » où « l’Union peut se réaliser véritablement »8.

Dans le premier cas, Guénon explique que cette perfection est acquise  « virtuellement »9, c’est à dire que « la Connaissance peut être théoriquement parfaite, bien que la réalisation correspondante n’ait été encore que partiellement accomplie »10, dans le second cas elle est effective et même du plus haut degré. Entre les deux co-existent de multiples et innombrables degrés intermédiaires de réalisation effective11 qui correspondent à autant de « types » de Maîtres spirituels12.

Nous savons déjà que la «préparation théorique » constitue une  phase préalable  nécessaire à toute réalisation effective13. Guénon considère en effet l’acquisition de la connaissance théorique comme vraiment « indispensable », dans la mesure où celle-ci offre « une direction qui empêche d’errer dans la réalisation, par laquelle seule peut-être obtenue la connaissance effective »14.

A ce titre, la mise en œuvre de toute « fonction d’enseignement de la doctrine » inclut logiquement, parmi les différents moyens à sa disposition, la transmission d’une « connaissance  doctrinale d’ordre initiatique, même lorsqu’elle n’est encore que théorique et simplement préparatoire à la « réalisation »15.

De plus, Guénon indique qu’« il faut posséder des données théoriques inébranlables et fort étendues avant de songer à tenter la moindre réalisation », soulignant avec insistance que « l’acquisition même de ces données n’est pas une tâche si aisée pour des Occidentaux ». Elle n’en reste pas moins « ce par quoi il faut nécessairement débuter [car] elle constitue l’unique préparation indispensable sans laquelle rien ne peut être fait, et dont dépendent essentiellement toutes les réalisations ultérieures, dans quelque ordre que ce soit»16.

Dans cette perspective, le rôle de l’instructeur semble surtout consister, au moins pour les premières phases du cheminement initiatique et sans que cela soit exclusif d’autres prérogatives, à parfaire la « préparation théorique » de l’initié.

Peut-on cependant affirmer sur la base de ces éléments qu’une connaissance théorique, aussi parfaite soit-elle17 ,  suffise, en dehors de toute réalisation effective, pour exercer valablement une « fonction d’enseignement » régulièrement acquise?

Les éléments que nous avons mis en évidence à ce propos chez Guénon ne nous permettent pas de répondre pour l’instant de manière catégorique à cette interrogation. On peut cependant remarquer la concordance existante entre les conditions nécessaires à la transmission de la Connaissance, fut-elle théorique, et de l’influence spirituelle : le seul fait de les avoir reçus régulièrement permet, dans le cadre de la fonction correspondante, de les transmettre à son tour valablement18.

Cette affirmation pourrait à elle seule justifier d’une réponse positive à notre question, mais pour mieux en saisir l’importance, il nous faudra revenir, dans le cadre d’un prochains article, sur la notion d’«infaillibilité traditionnelle» évoquée par Guénon dans ses Aperçus sur l’initiation.

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Lire la note additionnelle sur la « préparation doctrinale » rédigée en marge de cet article

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Article thématique correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

 

  1.  La question du Maître spirituel « vivant » et l’apport de René Guénon  ; Maître « vivant » et Maître «fondateur» ; Un rôle de «transmetteur» ; Moyens «adjuvants» et méthodes «préparatoires»  ; De la nécessité de l’instructeur spirituel ; Le « Mandat du Ciel » et les « qualifications du transmetteur »  []
  2. Guénon, La Grande Triade – Chap. XVII, note 2 p. 150 (2003 []
  3. Guénon, Initiation – Chap. XXI []
  4. René Guénon, L’Homme et son devenir selon le Vêdantâ – Chap. XXIII []
  5. Ibid. – Les symboles traditionnels liés à l’état primordial sont souvent utilisés pour désigner l’état de l’initié au début de la Voie. Il importe cependant d’opérer la transposition adéquate afin de pas confondre le « début de la Voie », c’est à dire la périphérie de l’état humain avec le terme de « Petits Mystères », c’est-à-dire l’accès à son centre. []
  6. Littéralement : l’ « éducateur » ou l’ « enseignant » (murrab) de « ceux qui veulent (Allah)» (muridin), c’est-à-dire celui qui enseigne aux disciples. La racine « ra-ba-ba » se retrouve aussi dans Rabb, Seigneur, qui est aussi un Nom d’Allah ; on a d’ailleurs proposé pour le traduire l’utilisation d’un néologisme – « Enseigneur » – de manière à rendre la polysémie du terme original. Cf. Maurice Gloton, Approche du Coran par la grammaire et le lexique, Al Bouraq, Paris – Beyrouth 2004. []
  7. Ibid. – L’état de Muni est en relation avec ce que nous avons indiqué récemment à propos de l’ « action de présence » et de « la communication de la Connaissance […] dans le silence ». Cf. Moyens « adjuvants » et méthodes « préparatoires ». []
  8. Sachant que, déjà, « le chemin des « petits mystères », qui aboutit à l’ « état primordial », est certainement fort long à parcourir, et [qu’]en fait, bien peu arrivent jusqu’à son terme … »  (Guénon, Initiation – Chap. XXV), il ne nous semble donc pas audacieux, c’est le moins que l’on puisse dire, de qualifier la réalisation de l’état de « Muni », c’est-à-dire de l’Identité Suprême, de quelque chose d’assez rare. []
  9. Guénon, L’Homme et son devenir – Chap. XX []
  10.  Ibid.  []
  11. A ce propos voir notamment les exemples issus de la tradition taoïste donnés par Guénon dans le chap. XVIII de la Grande Triade et les précisions complémentaires contenues dans l’article « Sur les degrés initiatiques » qui forme maintenant le chap. XXV d’Initiation et Réalisation spirituelle.  []
  12. On trouvera de multiples exemples de classification des types de Maîtres spirituels dans la littérature traditionnelle, pour le taçawwuf voir par ex. la Classification des Maîtres spirituels et des modes d’enseignement selon un commentaire du précis d’Ibn ‘Âchir []
  13. Cf. à ce propos notre article intitulé De la nécessité de l’instructeur spirituel et notre note additionnelle sur la préparation doctrinale []
  14. Guénon, Initiation– Chap. XVII []
  15. Guénon, Aperçus– Chap. XXXIII []
  16. Orient et Occident – IIème partie, Chap. III []
  17. Une telle perfection n’est d’ailleurs que très relative puisqu’elle ne sort pas du domaine individuel : sa limite est celle du mental et plus particulièrement de la raison et de la mémoire. []
  18. Cf. supra « Celui qui possède la Connaissance est qualifié pour la communiquer aux autres » ainsi que les conditions nécessaires à la transmission de l’influence spirituelle mises en évidence par Olivier Courmes, que nous avons rappelées dans un précédent article. []

par le 28 novembre 2011, mis à jour le 10 juin 2015