La Dâïrah : une image de la Prière de la « Lumière Essentielle » (2/2) L.D.L.H

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Cet article fait partie de notre étude intitulée « Commentaire de la prière sur le Prophète » de la Lumière Essentielle » (en-Nûr edh-dhâtî), et sera prochainement intégré dans la version en format PDF disponible sur le Porteur de Savoir.

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Dans notre étude sur la Çalât en-Nûr edh-Dhâtî, nous avons été amené à rappeler certaines doctrines ésotériques sous-entendues par les termes de la prière. Nous avons également tenté de montrer, dans notre dernier article, que ces notions doctrinales trouvent une synthèse graphique dans la représentation du Sceau châdhilî, et avons alors présenté certaines correspondances frappantes qui les lient et témoignent de leur « parenté initiatique » dans un domaine de réalités plus élevé. Sous ce rapport, et avant de conclure cette étude, nous souhaitons encore souligner un épisode de l’hagiographie du Cheikh Abû el-Hassan qui, accompagné de données d’ordre plus général, viendra compléter et expliquer les quelques correspondances déjà établies.

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Le récit en question, que la Durrat el-asrar place dans la bouche du Cheikh Abû el-Hassan comme une expression de son degré spirituel, est présenté de la façon suivante :

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« Un homme demanda à sîdî Abû el-Hassan – qu’Allah soit satisfait de lui : « Ô mon maitre, qui est ton instructeur (ustâdh) ? ».  Il lui répondit : « Au commencement, mon maitre était Abû Mohammed ‘Abd es-Salâm ibn Machîch, mais désormais, je puise directement (aghtaraf) dans dix mers, cinq adamiques (adamiyyin) et cinq spirituelles (rûhâniyyin). Les « adamiques » sont notre Seigneur Mohammed – qu’Allah prie sur lui et le salue – et ses compagnons Abû Bakr, Omar, Othmân et ‘Alî – qu’Allah les agrée. Quant aux spirituelles, ce sont Jibrîl, Mikâïl, Asrâfîl, Azrâïl et l’Esprit (Er-Rûh). Qu’Allah nous fasse profiter de sa bénédiction (baraka) et nous réunisse avec lui par sa grâce (fadhl1 ».

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Cette formulation, éminemment symbolique, énumère les huit noms inscrits aux angles de la Dâïrah ; elle les répartit selon les deux quaternaires déjà évoqués et représente, avec leurs principes respectifs Er-Rûh et Mohammed, la subdivision fondamentale de l’existence en manifestation informelle (anges) et manifestation formelle (califes) ; elle contient donc également, à ce titre, « l’ensemble des Noms et des Attributs » (asmâ wa çifât) visés par la Prière en-Nûr edh-Dhâtî.  


Pour situer cette citation par rapport à la terminologie utilisée dans nos précédents articles, nous dirons qu’elle concerne l’état du Cheikh en tant que « Saint-Arrivé » (walîwâçil) au terme du suluk, parvenu à l’extinction (fanâ) en Allah et fermement établi dans le maqâm el-Asnâ. Elle est donc indépendante ou antérieure à toute investiture fonctionnelle à l’égard des créatures 2 et se situe au terme de ce que Guénon appelle la « réalisation ascendante », but essentiel de toute initiation, aboutissant à la « sortie du cosmos » et à la libération des conditions limitatives de tout état particulier d’existence 3 .

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Cependant, cette citation ne suffit pas à elle seule à expliquer  cette correspondance de noms, et il faut envisager la réalité spirituelle du Cheikh sous un autre rapport pour en saisir la portée réelle. Ayant déjà évoqué ce thème précédemment, nous nous bornerons à rappeler que l’être « éteint » en Allah peut être renvoyé vers le monde après avoir été investi, par idhn divin, d’une fonction de lieutenance (khilâfa) et de vicariat (niyâba) en vue d’appeler les hommes à Dieu 4 . Ce « Saint-Héritier » (walî-wârith), « revenu » mais subsistant en Allah (baqâ), revêt alors fonctionnellement, dans l’ordre du Taçawwuf et pour accomplir ce mandat de guidance (hidâyâ) – du moins dans le cas du Cheikh Abû el-Hassan – la forme du Maitre parfait (Cheikh Kâmil) fondateur d’une Voie initiatique. Or, cette fonction, que Guénon compare à celle d’un « canal », consiste essentiellement à véhiculer l’influence spirituelle (baraka) depuis sa Source divine jusqu’à notre monde, et à y manifester ainsi l’aspect divin particulier (Noms ou Attributs) dont il est, par sa typologie spirituelle, le support théophanique providentiel.


Pour en revenir à la correspondance entre le récit du Cheikh, la Dâïrah et la Prière, nous pourrions dire au risque de simplifier quelque peu les choses qu’il y a, entre l’aspect divin « réalisé » par le Cheikh et la forme de ces rites qu’il a lui-même institués de son vivant, le même rapport qu’entre le point culminant d’un axe et son extrémité inférieure, le premier se reflétant dans le second selon les conditions propres de l’état d’existence qui le réfléchit. Dans cet état, qui n’est autre que l’état humain (et plus particulièrement la modalité corporelle), seul saisissable par celui qui ne s’est pas entièrement affranchi des limites de son individualité, l’aspirant (murid) trouvera ainsi le « point bas » du « canal » véhiculant la baraka du Cheikh5 . Il est donc, somme toute, parfaitement cohérent de retrouver, dans la Dâïrah et la Prière, comme une image symbolique du maqâm du Cheikh Abû-l-Hassan, et entre ces rites eux-mêmes le genre de correspondances que nous avons déjà soulignées.

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Un autre élément dans la description du Cheikh est encore digne de remarque. Il y dit en effet qu’il « puise » dans plusieurs mers, le mot arabe aghtaraf signifiant littéralement « puiser (de l’eau) avec la main », directement donc, et contenant également dans sa racine le sens de « prendre (une chose) toute entière » 6 . Cette expression doit selon nous être mise en rapport avec ce que Guénon appelle le « symbole de l’ « Identité Suprême  » en tant qu’absorbant et émettant tour à tour la « Lumière du Monde » 7 . Ces deux phases alternées de « concentration » et d’ « expansion », auxquelles nous avons déjà fait allusion car elles sont en lien direct avec la Nûr el-mohammedî , trouvent en effet « comme une image dans les principales manifestations de la vie organique elle-même, celles qui sont proprement indispensables à sa conservation, tant dans les pulsations du cœur que dans les mouvements alternés de la respiration » 8  Ce « double mouvement », représenté par les cercles concentriques de la  Dâïrah, est également contenu dans le vocable sârî du texte de la prière en-Nûr edh-Dhâtî, dont nous devons maintenant préciser la traduction que nous avons rendue jusqu’ici de façon un peu restrictive par l’idée de « propagation ».


La racine saraya désigne en premier lieu le fait de voyager pendant la nuit, sens qui a donné le terme bien connu d’Isrâ, « Voyage ou Transfert Nocturne » du Prophète avant l’Ascension céleste (mi’raj). Elle désigne ensuite le fait de se propager, pour des racines par exemple, ou de circuler pour le sang 9 . Or la circulation est proprement « l’action de se mouvoir d’une manière continue, circulairement, avec retour au point de départ », et dans le cas du sang, « le mouvement continu qui va du cœur aux extrémités et des extrémités vers le cœur » ; nous avons déjà suffisamment insisté sur les rapports entre ce cœur corporel et le Cœur du Monde pour nous dispenser d’y revenir une nouvelle fois, mais devons tout de même rappeler que « le symbolisme du double mouvement du cœur doit être regardé ici comme équivalent à celui […] des deux phases inverses et complémentaires de la respiration ; dans les deux cas, il s’agit toujours d’une expansion et d’une contraction alternées […] mais à la condition d’avoir bien soin de remarquer que les deux phases doivent être prises en sens inverse suivant que les choses sont envisagées par rapport au principe ou par rapport à la manifestation, de telle sorte que c’est l’expansion principielle qui détermine la « coagulation » du manifesté, et la contraction principielle qui détermine sa « solution». Signalons enfin, sans pouvoir malheureusement développer davantage ici d’autres rapprochements, que la racine saraya exprime encore l’idée de pénétrer, d’infuser, de se diriger vers un pays élevé, ce lieu élevé lui-même, ou un nuage de nuit, une colonne, un pilier ou encore un mât de navire.

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Enfin, nous ne pouvons omettre de prendre en considération, pour expliquer ces correspondances, un dernier aspect du cas spirituel du Cheikh, généralement assez bien connu, qui est qu’il fut le Pôle de son temps, c’est à dire qu’il occupa la fonction suprême dans l’organisation hiérarchique des Saints gouvernant les affaires du Monde. Remarquons d’ailleurs à ce propos que si le Cheikh Abû el-Hujjâj el-Uqçorî mourut en Rajab 642/1244, le Cheikh Abû el-Hassan hérita de la fonction polaire autour de sa 46ème année lunaire et l’exerça jusqu’à sa mort en 656/1258, c’est à dire durant près de 15 ans.


Nous nous limiterons pour l’heure à citer la définition du Pôle (Qutb) que donne Jurjanî dans ses Ta’rîfât, car elle regroupe quasiment toute les notions que nous avons abordées jusqu’ici 10 ; il y dit en effet que le Pôle « est unique, celui qui est le « lieu du regard d’Allah » (mawdhu’ nadhar Allah) à chaque époque » et qu’Allah lui a donné « le Talisman Suprême (et-Tillasm el-A’dhâm) de chez Lui ». Il se « propage dans le Monde créé (yasarâ fî-l-Kawn) et ses essences (â’yanâhu), intérieurement (bâtinah) et extérieurement (dhâhirah), [comme] la propagation (sarayân) de l’Esprit dans les corps. La Balance de l’Effusion la Plus Universelle (Faydh el-A‘amma) est dans sa main, sa pesée est selon sa science, sa science est selon la science du Vrai (Haqq), et la science du Vrai (Haqq) est en rapport avec les essences non-manifestées (mâhiyyât ghayr el-maj’ûlat). Il répand (yafîdh) de l’Esprit de la Vie dans le monde créé (kawn), le plus élevé et le plus bas. Il est sur le cœur d’Isrâfîl , sur le plan de sa participation à la fonction de support de la substance vitale et sensible, mais pas sous le rapport de son humanité ; l’autorité (hukm) de Jibrâïl correspond chez lui à l’autorité de l’âme raisonnable (nafs en-nâtiqah) dans le développement de l’homme ; l’autorité de Mikâïl correspond chez lui à l’exercice de la « force d’attraction » dans ce développement, tandis que l’autorité de ‘Azrâïl correspond à l’exercice de la « force de répulsion ». .

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Lire l’article qui précède                                                       Lire l’article qui suit

  1. Ces noms d’anges correspondent dans la tradition judéo-chrétienne à Gabriel, Mickaël, Raphaël et Azraël. Leurs fonctions respectives sont néanmoins parfois très différentes dans les formes traditionnelles en question. []
  2. Selon Guénon en effet, « une organisation initiatique comporte non seulement une hiérarchie de degrés, mais aussi une hiérarchie de fonctions, et ce sont là deux choses tout à fait distinctes, qu’il faut avoir bien soin de ne jamais confondre, car la fonction dont quelqu’un peut être investi, à quelque niveau que ce soit, ne lui confère pas un nouveau degré et ne modifie en rien celui qu’il possède déjà. La fonction n’a, pour ainsi dire, qu’un caractère « accidentel » par rapport au degré : l’exercice d’une fonction déterminée peut exiger la possession de tel ou tel degré, mais il n’est jamais attaché nécessairement à ce degré, si élevé d’ailleurs que celui-ci puisse être ; et, de plus, la fonction peut n’être que temporaire, elle peut prendre fin pour des raisons multiples, tandis que le degré constitue toujours une acquisition permanente, obtenue une fois pour toutes, et qui ne saurait jamais se perdre en aucune façon, et cela qu’il s’agisse d’initiation effective ou même simplement d’initiation virtuelle » (Aperçus sur l’Initiation, chap. XLIV) []
  3. Si l’on considère avec Jurjânî que le terme walî, comme tous les mots construit sur le schème Fa’îl, possède à la fois un sens passif (walâya) et un sens actif (wilâya), c’est le côté passif exprimant essentiellement la notion de proximité (qurb) qui doit être retenu pour qualifier plus particulièrement le walî-wâçil. []
  4. C’est cette fois à la forme active wilâya du schème que se réfère la fonction du walî-wârith (cf. note précédente) . Selon Jurjanî, celle-ci désigne pour le serviteur le fait d’accomplir « par le Vrai » lorsqu’il est en état d’extinction par rapport à son individualité propre (qiyâm el-‘adb bi-l-Haqq ‘inda-l-fanâ’ ‘an nafsi-hi). De là dérivent les différents sens contenus dans la racine de « gouvernement », de « direction », d’ « héritage », d’ « investiture » et de « vicariat », d’Allah en l’occurrence pour le sujet qui nous occupe. Sans pouvoir nous étendre sur le sujet, signalons au passage que la désignation d’un certain type de pluie par le terme waliyy est particulièrement digne de remarque lorsque l’on connait le symbolisme traditionnel qui lui est associé (cf. Symboles [fondamentaux] de la Science Sacrée, chap. LX, La lumière et la pluie, et chap. LVI) et la référence coranique de la pluie-support de baraka que nous avons déjà relevée : « Nous avons fait descendre du ciel une eau bénie grâce à laquelle Nous avons fait croître des jardins, le grain de la moisson… » [L, 9] []
  5. Comme vu dans un précédent article, ce « point bas » du « canal » véhiculant la baraka pouvait être manifesté du vivant du Cheikh par sa forme corporelle, alors immédiatement accessible aux initiés. []
  6. Mighfarah est l’ustensile servant à puiser (de l’eau), en tant que celui-ci est en contact direct avec ce qu’il prélève. []
  7. Symboles [fondamentaux] de la Science Sacrée, chap. LIX []
  8. Aperçus sur l’initiation, chap. XLVII ; autre citation équivalente dans L’homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. III : « le cœur est considéré comme le centre de la vie, et il l’est en effet, au point de vue physiologique, par rapport à la circulation du sang, auquel la vitalité même est essentiellement liée d’une façon toute particulière, ainsi que toutes les traditions s’accordent à le reconnaître ; mais il est en outre considéré comme tel, dans un ordre supérieur, et symboliquement en quelque sorte, par rapport à l’Intelligence universelle (au sens du terme arabe El-Aqlu) dans ses relations avec l’individu. » . Guénon insiste par ailleurs sur l’identité essentielle entre l’Esprit, la Lumière et l’Intellect universel (Esprit et Intellect, Mélanges). []
  9. L’idée de voyage ou de progression dans la nuit est à rapprocher de la propagation de la lumière symbolisant l’actualisation de possibilités contenues dans l’obscurité du Non-Être. []
  10. Cette définition reprends celle que donne le Cheikh Muhy-Dîn dans ses içtilahât. []

par le 7 septembre 2012, mis à jour le 3 novembre 2012