La question du Maître spirituel « vivant » et l’apport de René Guénon – M.L.B

 Cet article fait partie de notre série d’« Aperçus sur le Maître spirituel « vivant » selon l’œuvre de René Guénon »

L’importance que revêt le rôle du Maître spirituel « vivant » dans la plupart des organisations initiatiques régulières, toutes traditions confondues, est indéniable. La compréhension de ce rôle peut donc être qualifiée, à bon droit, de fondamentale. A ce sujet, René Guénon – Cheikh Abd el-Wâhid Yahyâ à fourni de nombreuses précisions dans son œuvre publique1 ; on citera, parmi ses textes les plus directement en rapport avec ce sujet, « L’enseignement traditionnel »2, « Sur le rôle du guru »3, « Guru et upaguru »4 et « Vrais et faux instructeurs spirituels »5. D’importantes précisions sur la « fonction d’enseignement de la doctrine » figurent aussi dans le chapitre consacré à l’ « Infaillibilité traditionnelle » contenu dans les Aperçus sur l’initiation. De manière peut-être moins évidente mais pourtant, sous plus d’un rapport, décisive, son dernier ouvrage, « La Grande Triade », permet d’envisager plus spécialement certaines possibilités concernant le maintien d’une telle fonction en fin de cycle. On trouvera enfin, disséminé dans l’ensemble de l’œuvre, un nombre important d’éléments susceptibles de compléter les notions contenues dans les textes que nous venons de rappeler. La série d’articles que nous inaugurons a donc pour but de rassembler les principales références sur le sujet issues de l’œuvre de Guénon et d’en présenter une synthèse aussi cohérente et intelligible que possible6.

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A plusieurs reprises, dans ses travaux relatifs aux conditions de transmission de l’influence spirituelle et aux modalités d’action de cette influence dans une organisation initiatique régulière, Olivier Courmes a souligné « la spécificité de l’enseignement de René Guénon sur ces points techniques ainsi que sur d’autres, telle que par exemple l’affirmation de la non-nécessité du Guru formel ». Il constatait notamment que « René Guénon, lorsqu’il envisage le rattachement initiatique, le fait exclusivement et constamment par rapport à une organisation régulière et non pas envers un Maître spirituel ; dans sa manière d’exposer les rapports d’un être à son Guru, il privilégie ainsi assez systématiquement (à la manière de Sri Ramâna Maharshi) l’aspect impersonnel à l’aspect personnel ».7. A ce titre nous soulignerons, chaque fois que cela nous sera possible, ce qui, dans l’enseignement délivré par un Maître « vivant », dépend strictement des qualifications spirituelles d’un tel Maître (modalités d’enseignement revêtues d’un caractère personnel) et ce qui n’en dépend pas directement (modalités d’enseignement impersonnelles). Ce faisant, précisons qu’il ne s’agit en aucun cas, pour nous, de remettre en cause la légitimité des définitions du Maître spirituel qui peuvent se rencontrer dans la littérature traditionnelle « classique » et qui, de nos jours encore, sont relayées par les représentants réguliers de certaines voies initiatiques ; la raison principale étant qu’il ne peut y avoir de contradiction fondamentale entre différentes expressions orthodoxes dela Vérité, unique en son essence8.

D’un point de vue terminologique, remarquons que, sous la plume de Guénon, le terme « Maître spirituel » ou «instructeur », sans référence à une tradition particulière, désigne « ce qu’on appelle un Guru dans la tradition hindoue, ou un Cheikh dans la tradition islamique »9. Parfois aussi, « pour simplifier le langage », l’auteur se sert du terme Guru, « bien que ce terme appartienne proprement à la tradition hindoue », pour désigner « un Maître spirituel au sens le plus général, quelle que soit la forme traditionnelle dont il relève »10. On ne saurait cependant ici le taxer d’un quelconque syncrétisme11, bien au contraire les enseignements transmis par Guénon procèdent d’un véritable esprit de synthèse et revêtent un aspect universel qui ne saurait être contesté à cause de références à une tradition particulière. S’il est vrai que certaines difficultés peuvent survenir en cherchant à « utiliser » l’apport théorique que constitue son œuvre et en le « transposant » dans une perspective initiatique particulière, nous ne voyons cependant pas quelle impossibilité il y aurait, en soi, à appliquer ces enseignements relatifs au Maître spirituel dans le cadre des traditions hindoue, islamique et extrême-orientale auquel Guénon se réfère directement lorsqu’il définit ce rôle.

Sans entrer dans davantage de détails, puisque ce n’est pas l’objet premier de cette étude, nous dirons à ce propos qu’il semble de toute façon nécessaire qu’un tel travail de « transposition » soit réalisé par tous ceux qui, s’étant engagés dans une forme traditionnelle particulière, voient s’offrir à eux une perspective de cheminement initiatique effectif et cherchent à établir un « pont » entre l’enseignement théorique initial provenant de l’œuvre guénonienne et les formes que revêt l’enseignement de la tradition particulière qu’il ont adopté. Dans cet esprit, nous pensons qu’il importe tout particulièrement de préserver la part qui, dans chacun de ces enseignements « ouvre sur des possibilités illimitées » et permet ainsi ainsi « d’étendre indéfiniment ses conceptions, au lieu de les enfermer dans les limites plus ou moins étroites d’une théorie systématique ou d’une formule dogmatique quelconque »12 sans quoi une telle « transposition » risquerait finalement de se révéler restrictive. En effet, quand bien même pourrait-on justifier à titre personnel de l’utilité ou de la nécessité plus ou moins temporaire d’une telle restriction, on ne pourrait qu’émettre de sérieux doutes sur son opportunité, si on s’appliquait à vouloir l’imposer, au nom d’une fidélité abusive à l’œuvre de Guénon, à tous les membres des organisations initiatiques d’une même forme traditionnelle, voire de formes traditionnelles différentes.

L’enseignement guénonien, de par son caractère universel, se confond en effet avec « le fond nécessaire de toute maîtrise en quelque tradition que ce soit »13 et, pas plus que ce dernier, il ne saurait être enfermé dans un système uniforme et « aseptisé », aussi alléchant soit-il.

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MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

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  1. Sur les réserves qu’appelle l’utilisation de sa correspondance ou de documents privés nous renverrons aux remarques d’Olivier Courmes sur ce point, contenues dans ses Caractéristiques générales de l’œuvre de René Guénon. On pourra aussi consulter avec profit l’article signé L. M. intitulé « À propos de la correspondance de René Guénon » suivi de « « René Guénon – Lettere a Denys Roman »: une grossière supercherie » d’André Bachelet, La lettre G n°11 – Éditions Keystone, Turin – Équinoxe d’automne 2009. Concernant par ailleurs le référencement de nos citations, nous  indiquons à de rares exceptions près, afin de pallier les inévitables erreurs de renvoi dues à la multiplicité des éditions qu’ont connu les ouvrages de René Guénon, la référence du titre de l’ouvrage et du chapitre d’où est issue la citation. Pour le numéro de chapitre, nous suivons autant que possible la leçon des dernières éditions publiées ou révisées par l’auteur. Pour les autres citations, nous indiquons en général le nom de l’éditeur et/ou la date d’édition. Après une première citation les ouvrages référencés sont signalé sous un titre abrégé (par exemple : Aperçus sur l’initiation  » Aperçus), accompagné du seul nom de l’auteur. La transcription de l’arabe a été harmonisée autant que possible, y compris dans les citations []
  2. René Guénon, Introduction générale à l’étude des Doctrines Hindoues, IIIème partie – Chap. XVI []
  3. René Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle – Chap. XXIV []
  4. Guénon, Initiation – Chap. XX []
  5. Guénon, Initiation – Chap. XXI []
  6. Comme le déclarait expressément René Guénon dans son Avant-propos aux Aperçus sur l’Initiation, « tout ce qu’on peut faire, en somme, c’est d’envisager certains aspects, de se placer à certains points de vue, qui certainement, même s’ils sont ceux dont l’importance apparaît le plus immédiatement pour une raison ou pour une autre, laissent pourtant en dehors d’eux bien des points qu’il serait également légitime de considérer » (René Guénon). A ce titre, nous avons relégué en note certains développements qui auraient risqué peut-être de décourager le lecteur non-averti (à cause de leur caractère particulièrement « technique » ou de références plus spécifiques à la tradition islamique) et renvoyé directement, le cas échéant, aux textes de l’auteur que le cadre du présent article ne nous permet pas d’étudier avec toute l’attention méritée. Nous proposons par ailleurs de revenir ultérieurement sur certains aspects plus spécifiques et complémentaires. []
  7. Olivier Courmes se proposait alors d’y revenir en une autre occasion. Ayant été particulièrement sensible à ces remarques, nous avons personnellement été conduit à étudier en détail cet aspect de l’œuvre de René Guénon. L’intérêt d’une « étude de la présentation de la Maîtrise spirituelle dans l’œuvre de René Guénon » ayant été encore récemment été évoqué par Olivier Courmes, il nous a semblé utile de présenter nos propres recherches sur le sujet. Pour une étude approfondie des questions relatives à l’influence spirituelle, nous renverrons donc le lecteur intéressé aux articles d’Olivier Courmes – principalement son triptyque Transmission et régularité, Remarques sur les qualifications du « transmetteur » et la réalité de l’initiation virtuelle, et son étude en cours Influence spirituelle du Cheikh fondateur et Travail initiatique collectif. La lecture de ces articles est donc fortement conseillée au lecteur qui n’aurait pas eu, par lui-même, la possibilité de se familiariser suffisamment avec ces notions présentes dans l’œuvre de René Guénon. De plus, il sera nécessaire de se reporter aux Remarques sur les qualifications du transmetteur pour comprendre pleinement les développements que nous consacrerons au cours de nos prochains articles à la notion d’« upaguru-transmetteur » telle que l’a établie Olivier Courmes. Enfin, qu’on nous permette de formuler notre dette à l’égard de ces travaux et de leur auteur auxquels nous devons, dès le départ, l’essentiel de notre orientation et nos réflexions actuelles. []
  8. Il pourrait d’ailleurs être intéressant de s’interroger sur les raisons de la persistance de la transmission de ces définitions « classiques » alors que se font jour, parallèlement, d’autres présentations que l’on peut considérer à juste titre comme des « adaptations » aux nouvelles conditions cycliques. Cf. à ce propos les éléments de réflexion proposés dans la dernière partie de nos Rappels sur la dégénérescence et les adaptations cycliques  []
  9. Guénon, Aperçus – Chap. XXXI []
  10. Guénon, Initiation – Chap. XXIV []
  11. Ce qui serait doublement absurde puisqu’il est le premier, à notre connaissance à avoir défini clairement le syncrétisme comme un « mélange illégitime des  formes traditionnelles » (Aperçus, Chap. VII). []
  12. Guénon, Aperçus – Chap. XXXI []
  13. Michel Vâlsan in « La vénération des Maîtres spirituels », Etudes Traditionnelles n° 372-373, Paris []

par le 8 octobre 2011, mis à jour le 30 avril 2015