Le « Mandat du Ciel » et les « qualifications du transmetteur » – M.L.B

 Cet article fait partie de notre série d’« Aperçus sur le Maître spirituel « vivant » selon l’œuvre de René Guénon »
 

L’institution d’une voie ou d’une méthode1 nouvelle, requiert une autorisation traditionnelle spécifique et inspirée qui coïncide, en général, avec un degré spirituel tout à fait exceptionnel2. Cette autorisation est le pré-requis indispensable à la transmission de l’influence spirituelle, d’éléments rituels ou méthodiques ainsi que de certaines fonctions et sciences particulières.

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Le processus de transmission peut être divisé en deux phases ou aspects:

  1. la transmission initiale, fondatrice, qui est unique et à laquelle préside le Maître fondateur par lequel « les influences du monde « d’en haut » sont transmises au monde « d’en bas »3,
  2. la série des transmissions multiples selon lesquelles cette voie se développe tout au long de son cycle d’existence4.

Dans ce sens, on peut « parler à la fois d’une transmission « verticale », du supra-humain à l’humain, et d’une transmission « horizontale », à travers les états ou les stades successifs de l’humanité ; la transmission verticale est d’ailleurs essentiellement « intemporelle », la transmission horizontale seule impliquant une succession chronologique »5.

Ainsi, « au caractère de « transcendance » qui appartient essentiellement aux principes, et dont tout ce qui y est effectivement rattaché participe par là même à quelque degré (ce qui se traduit par la présence d’un élément « non-humain » dans tout ce qui est proprement traditionnel), s’ajoute un caractère de « permanence » qui exprime l’immutabilité de ces mêmes principes, et qui se communique pareillement, dans toute la mesure du possible, à leurs applications, alors même que celles-ci se réfèrent à des domaines contingents. Ceci ne veut pas dire, bien entendu, que la tradition ne soit pas susceptible d’adaptations conditionnées par certaines circonstances ; mais, sous ces modifications, la permanence est toujours maintenue quant à l’essentiel »6.

La transmission au sein d’une organisation initiatique ou d’une forme traditionnelle en général n’est donc pas exclusive d’une certaine adaptation. Cette adaptation peut d’ailleurs s’entendre vis-à-vis d’un individu particulier, comme nous l’avons vu précédemment dans le cadre de l’enseignement traditionnel, mais aussi à l’égard des variations successives des conditions cycliques auxquelles doivent faire face les représentants de telles organisations7.

Précisons cependant que les membres d’une telle organisation n’ont pas « le pouvoir d’en changer les formes à leur gré ou de les altérer dans ce qu’elles ont d’essentiel; cela n’exclut pas certaines possibilités d’adaptation aux circonstances, qui d’ailleurs s’imposent aux individus bien plutôt qu’elles ne dérivent de leur volonté, mais qui, en tout cas, sont limitées par la condition de ne pas porter atteinte aux moyens par lesquels sont assurés la conservation et la transmission de l’influence spirituelle dont l’organisation considérée est dépositaire ; si cette condition n’était pas observée, il en résulterait une véritable rupture avec la tradition, qui ferait perdre à cette organisation sa « régularité »8.

Ces différents aspects de la transmission se retrouvent jusque dans l’ordre social, lors de la fondation d’un empire ou d’un royaume particulier. Dans la tradition chinoise, par exemple, « on admet que le « mandat du Ciel » peut n’être reçu directement que par le fondateur d’une dynastie, qui le transmet ensuite à ses successeurs ; mais, s’il se produit une dégénérescence telle que ceux-ci viennent à le perdre par défaut de « qualification », cette dynastie doit prendre fin et être remplacée par une autre »9).

Dans l’ordre initiatique, l’exercice du rôle d’instructeur exige, « outre le développement spirituel correspondant à la possession d[‘un certain] degré [de réalisation effective10], certaines qualités spéciales »11.ce qui est justifié par le fait que « parmi ceux qui possèdent la même connaissance dans un ordre quelconque, tous ne sont pas également apte à les enseigner à d’autres »12. Ces « qualités spéciales » conditionnent ainsi l’enseignement transmis par l’instructeur.

D’une certaine manière, la transmission du « Mandat du Ciel » est comparable à celle de l’influence spirituelle dont nous avons montré qu’elle garantit et conditionne elle aussi la possibilité d’un enseignement initiatique régulier. Dans une note consécutive à celle que nous avons cité plus haut, Guénon précise en effet que le successeur du fondateur d’une dynastie « possède alors ce mandat par transmission, comme nous l’avons indiqué précédemment, et c’est ce qui lui permet, dans l’exercice de sa fonction, de tenir la place de l’ « homme véritable » et même de l’ « homme transcendant », bien qu’il n’ait pas réalisé « personnellement » les états correspondants » etil ajoute, après un tiret de séparation : « Il y a là quelque chose de comparable à la transmission de l’influence spirituelle ou barakah dans les organisations initiatiques islamiques : par cette transmission, un Khalîfah peut tenir la place du Cheikh et remplir valablement sa fonction, sans pourtant être parvenu effectivement au même état spirituel que celui-ci »13.

Pour Olivier Courmes, qui a récemment commenté ce passage, c’est donc « la « transmission de l’influence spirituelle ou barakah dans les organisations initiatiques islamiques » qui permet à un Khalîfah du Cheikh de « remplir valablement sa fonction», c’est-à-dire la fonction d’enseignement spirituel, comme le justifie la fin de la phrase [reproduite ci-dessus], qui n’aurait évidemment pas de sens autrement, « sans pourtant être parvenu effectivement au même état spirituel que celui-ci ». René Guénon insiste donc bien sur le fait que l’exercice de la fonction d’enseignement spirituel peut s’effectuer « valablement », c’est-à-dire régulièrement et efficacement, au sein d’une tarîqah, par le fait même qu’il a reçu l’influence spirituelle et sans que cet exercice ne s’accompagne nécessairement de la réalisation spirituelle habituellement correspondante »14.

A la lueur de ces précisions, la « qualification » évoquée plus haut par l’auteur ne nous semble donc pas pouvoir être rapportée à un degré de connaissance effective particulier. Elle correspond en réalité davantage aux « qualités spéciales » qui doivent normalement l’accompagner afin d’assurer la transmission effective du dépôt détenu par le transmetteur. Ces dernières désigneraient ainsi plutôt les qualifications de l’upaguru-transmetteur tels qu’elles ont été reformulées par Olivier Courmes15.

C’est donc la perte de ces « qualifications » de « base », nécessaires à toute transmission traditionnelle régulière, qui engendre la disparition de l’organisation concernée (sociale ou initiatique) ou plus particulièrement de certaines sciences (exotériques ou ésotériques) ainsi que des méthodes afférentes, le terme de ce processus pouvant être qualifié, selon l’expression de Guénon, d’une « véritable rupture avec la tradition »16. A ce propos, Olivier Courmes rappelait que « la transmission du dépôt initiatique réalise, par son aspect actif, la fonction essentielle d’une organisation initiatique régulière, alors que la fonction de conservation du dépôt (amânah), relativement passive par rapport à la première, même si elle la conditionne complètement (puisqu’il n’est pas possible de transmettre ce que l’on ne détient pas), apparaît statutairement secondaire : la détention d’un dépôt (initiatique ou non) n’est en effet jamais une fin en soi (on parlerait alors plutôt de ‘rétention’, ou de ‘thésaurisation’), mais puise toute sa noblesse et sa légitimité dans la possibilité de pouvoir être rendu dans son intégralité à qui de droit. »17.

L’importance que revêtent ces « qualifications », dans l’exercice du rôle de l’instructeur, notamment pour la transmission de méthodes « préparatoires », ne saurait être ignorée. Sous ce rapport, il nous apparaît plus que jamais impossible d’insister uniquement sur la qualification personnelle (c’est à dire spirituelle) de l’instructeur, sans prendre en compte, avant tout, sa capacité à transmettre régulièrement ce qu’il a reçu.

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Article thématique correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

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  1. Le terme arabe tarîqah peut-être rendu également par l’un ou l’autre de ces deux termes. []
  2. Sur ce point cf. « Transmission et régularité » par Olivier Courmes . A propos du « degré spirituel » du Maître fondateur, voir ce que nous avons rappelé dans un précédent article à propos de sa « personnalité réelle », ainsi que, par exemple, la « Biographie du Cheikh Abû-l-Hassan al-Châdhilî » traduite par Luc de la Hilay , en particulier le passage concernant la transmission de la fonction polaire (qutâbah). Pour un exemple d’élément rituel spécifique liés à une telle fondation cf. « L’Oraison de la mer – Traduction du Hizb al-Bahr », note 2 . []
  3. René Guénon, Symboles [Fondamentaux] de la Science Sacrée – Chap. LVI []
  4. Concernant la tradition islamique en particulier, Mohammed Abd es-Salâm à indiqué récemment que « l’appellation générale de « Maître fondateur », qui désigne effectivement tout saint éponyme de sa tarîqah et également, sous un rapport relatif mais réel, tout Maître ayant été à l’origine d’une branche régulière de celle-ci, peut s’appliquer, par excellence et premièrement, au Prophète lui-même sall-Allah alayhi wa sallam« , il y a donc lieu d’opérer les transpositions nécessaires afin de différencier, selon le point de vue adopté, la transmission initiale des transmissions secondaires []
  5. Guénon, Aperçus – Chap. IX []
  6. Ibid. []
  7. Sur ce point cf. les précisions que nous avons donné dans nos Rappels sur la dégénerescence et les adaptations cycliques []
  8. Guénon, Aperçus -Chap. V.  Cet aspect à été traité de manière approfondie par Olivier Courmes dans « Transmission et régularité », nous y renvoyons donc le lecteur pour l’ensemble des considérations évoquées dans ce chapitre. []
  9. Guénon, La Grande Triade – Chap. XVII, note 2 p. 148 (2003 []
  10. Nous reviendrons sur cette « condition » à l’exercice du rôle de l’instructeur dans nos prochains articles à paraître. []
  11. Guénon, Initiation – Chap. XXIV []
  12. Ibid. []
  13. Guénon, La Grande TriadeChap. XVII, note 2 p. 150 (2003). []
  14. Courmes, « Influence spirituelle du Cheikh fondateur et Travail initiatique collectif » , derniers paragraphes – Nous reviendrons plus en détails sur le contenu de cette note dans notre prochain article à paraître, nous soulignerons surtout pour l’instant le caractère strictement fonctionnel et impersonnel de cette transmission, qui s’exerce relativement indépendamment de la réalisation initiatique personnelle du « transmetteur ». Ce point est, du reste, parfaitement cohérent avec ce que nous avons rappelé ailleurs à propos de la transmission des méthodes « préparatoires » et des moyens « adjuvants » . []
  15. Cf. « Remarques sur les qualifications du transmetteur »  – Pour mémoire, nous reproduisons la description essentielle de ces « qualifications » :

    1. Avoir été régulièrement investi de cette fonction par l’organisation en question

    2. Avoir la conscience minimale d’appartenir à l’organisation initiatique au sein de laquelle il accomplit sa fonction.

    3. Accomplir la transmission de l’influence au nom de l’organisation en question, l’individualité du « transmetteur » devant, alors strictement s’effacer.

    4. Constituer un « simple support » de l’influence spirituelle. Le terme « simple » insiste sur le caractère minimal de la qualification requise. []

  16. Guénon, Aperçus -Chap. V. []
  17. Courmes, « Transmission et régularité » []

par le 23 novembre 2011, mis à jour le 30 avril 2015