Le pôle essentiel de la manifestation [L.H]
Cet article est extrait d’une étude plus conséquente sur la « Prière de la Lumière Essentielle » (en-nûr edh-dhâtî) du Cheikh Abû el-Hasan el-Châdhilî
Pour mieux cerner les rapports que la lumière entretient avec le processus initiatique, envisageons maintenant le rôle cosmologique de la Lumière en tant que Pôle essentiel de la manifestation.
D’une façon générale :
« les ténèbres représentent toujours, dans le symbolisme traditionnel, l’état des potentialités non développées qui constituent le « chaos » ; et, corrélativement, la lumière est mise en rapport avec le monde manifesté, dans lequel ces potentialités seront actualisées, c’est-à-dire le « cosmos »1 .
Dans le même sens, l’Imam Ghazalî dit que :
« Il n’y a pas d’obscurité (dhulmah) plus intense que celle du non-être (‘adam). Une chose est en effet appelée obscure parce qu’elle est impossible à voir, étant donné qu’elle ne parvient pas à exister pour celui qui est doté de la vue, bien qu’elle existe en elle-même. Comment alors ce qui n’existe ni pour les autres ni pour soi-même ne mériterait-il pas d’être considéré comme le comble de l’obscurité ? On lui opposera l’existence (wujûd), c’est-à-dire la lumière, puisque tant qu’une chose n’est pas apparente en elle-même, elle ne saurait être apparente aux autres » 2 .
Pour le sujet qui nous occupe, il est également important de noter que la lumière peut être considérée symboliquement comme la cause (sabab) de l’existence ou de la manifestation. En ce sens que l’Emir Abd el-Qadir dit que :
« c’est par la lumière qu’apparaît (dhahara) ce qui était caché dans l’obscurité du néant (dhulmah ‘adam mastûran) […] ; la lumière est la cause (sabab) de la manifestation (dhuhûr) des choses existenciées (kâ’inât), parmi lesquelles la terre et les cieux, comme dans le monde sensible (hissî), où l’obscurité de la nuit rend les choses comme inexistantes (ma’dûmah) par rapport aux observateurs jusqu’au moment où l’apparition de la lumière fait apparaitre les choses et les distingue les unes des autres » 3 .
Sous un rapport encore un peu différent, les termes du coupe lumière-obscurité correspondent aux deux pôles de l’existence. L’Être, tout en demeurant le principe unique de la manifestation, se détermine ou se polarise (du moins pour nous en tant que nous l’envisageons depuis la manifestation à laquelle nous appartenons) en deux principes cosmologiques complémentaires qui sont à l’origine de l’existenciation de tous les êtres. La lumière joue alors un rôle relativement « actif » ou « essentiel » par rapport à l’obscurité qui est le pôle passif ou « substantiel ». Le résultat de leur « activités » respectives et complémentaires produisant alors tous les êtres manifestés 4 .
En islam, la doctrine du passage des Ténèbres de l’indistinction primordiale à la lumière de la manifestation est basée sur la hadith :
« En vérité, Allah a créé les créatures dans des Ténèbres (dhulmah) puis a répandu (afâdha) sur elles de Sa Lumière » 5 .
Les enseignements d’Ibn Arabi nous fournissent de précieuses indications à cet égard 6 :
« Allah était et rien avec Lui », et l’on y a ajouté « et Il est maintenant tel qu’Il était ». On ne peut attribuer (faire revenir) à celui qui est Existenciateur du Monde un attribut qui ne Lui convient pas. Bien plus, Il s’est qualifié pour Lui-même et nommé avant de le créer. Quand Il voulut existencier le Monde et qu’il le commença selon une détermination de sa Science par sa propre Science, Il exerça sur celle-ci une Volonté Sanctissime en envoyant 7 une épiphanie d’entre les épiphanies transcendantes sur la Réalité Universelle ; Il l’exerça sur la réalité appelée la Poussière (Habâ), qui est comme l’enduit que l’on jette sur les constructions pour générer en elle-même ce que l’on veut de contours et de formes, et qui est la première chose existante dans le Monde […]. Puis Il produisit une épiphanie par Sa Lumière sur cette Poussière que les philosophes appellent la Hylè Universelle 8 (Hayûlâ el-Kull) dans laquelle le Monde tout-entier se trouve en puissance et dans ses caractéristiques essentielles. Toute choses reçurent (qabal) donc d’Allah, dans cette Poussière, à la mesure de leur capacité et en fonction de leur état de prédisposition, comme les angles d’une pièce reçoivent la lumière du flambeau : selon leur degré de proximité de cette lumière, elles reçoivent une lumière plus forte et l’acceptent. Allah a dit « Sa lumière est semblable à une niche dans laquelle se trouve un verre ». Donc la ressemblance de Sa Lumière par le verre. Et il n’est pas plus proche de lui qui puisse recevoir ceci dans la Poussière que la Réalité de Mohammed, nommé par l’Intellect (aql). Il est donc le Seigneur du Monde par ses Secrets et première manifestation dans l’Existence. L’existence procède donc toute entière de cette Lumière divine, de la Poussière-Chaos et de la Réalité Universelle, et dans cette Poussière fut existenciée son essence et celle du Monde procède de Son épiphanie » 9 .
La Substance universelle est appelée Poussière (Habâ) ou Hylè (Hayûlâ) 10 par le Cheikh el-Akbar. Comme le dit René Guénon, il s’agit du principe passif de la manifestation universelle :
« en tant que principe universel, la [Hylè] est la puissance pure, où il n’y a rien de distingué ni d’« actualisé », et qui constitue le « support » passif de toute manifestation » 11 .
Cette potentialité pure à partir de laquelle doit s’« actualiser » la manifestation, « c’est-à-dire en somme le coté substantiel du monde, qui est décrit comme le pôle ténébreux de l’existence », est illuminé par la Lumière qui en est le côté essentiel ou le pôle actif, et dont l’influence ou le rayonnement produit l’existence toute entière à partir du chaos. D’après René Guénon :
« Cette production est aussi assimilée par toutes les traditions à une « illumination » (le Fiat Lux de la Genèse), le « chaos » étant identifié symboliquement aux « ténèbres » : c’est la potentialité à partir de laquelle s’« actualisera » la manifestation, c’est-à-dire en somme le côté substantiel du monde, qui est ainsi décrit comme le pôle ténébreux de l’existence, tandis que l’essence en est le pôle lumineux, puisque c’est son influence qui effectivement illumine ce « chaos » pour en tirer le « cosmos » […] Les rayons solaires font apparaître les choses qu’ils éclairent, les rendent visibles, donc peuvent être dits symboliquement les « manifester » ; si l’on considère un point central dans l’espace et les rayons émanés de ce centre, on pourra dire aussi que ces rayons « réalisent » l’espace en le faisant passer de la virtualité à l’actualité et que leur extension effective est, à chaque instant, la mesure de l’espace réalisé » 12 . Signalons enfin qu’il n’est pas fortuit que le Cheikh el-Akbar symbolise la Poussière par les « coins d’une pièce » dont la forme, que l’on peut supposer « cubique » ou du moins particulièrement « arrêtée », correspond très exactement au symbolisme géométrique associé au pôle substantiel tandis que le rayonnement sphéroïdal de la lumière émanée du flambeau correspondant au symbolisme géométrique du pôle essentiel 13 .
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- Aperçus sur l’initiation, chap. XLVI, René Guénon. [↩]
- Michkât el-Anwâr, Ghazâlî, trad. R. Deladrière. [↩]
- Kitâb el Mawâqif, halte 103. Comme le dit René Guénon : « Les rayons solaires font apparaître les choses qu’ils éclairent, les rendent visibles, donc peuvent être dits symboliquement les « manifester ». Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Chapitre III. [↩]
- Ou l’« Homme Universel » (El-Insân el-kâmil) selon le point de vue auquel on se place. Notons au passage que l’obscurité semble être une condition de l’acte créateur ou « germinatif », comme par exemple dans les rapports entre époux, où le passage des ténèbres à la lumière lors de la naissance représente alors l’aboutissement d’un processus d’existenciation. Nous reviendrons plus loin sur le symbolisme du mariage en lien avec le qalam. [↩]
- Rapporté notamment par Thirmidhî dans son Jâm’i. [↩]
- كان الله ولا شيء معه ثم أدرج فيه وهو الآن على ما عليه كان لم يرجع إليه من إيجاده العالم صفة لم يكن عليها بل كان موصوفاً لنفسه ومسمى قبل خلقه فلما أراد وجود العالم وبدأه على حد ما علمه بعلمه بنفسه انفعل عن تلك الإرادة المقدسة بضرب تجل من تجليات التنزيه إلى الحقيقة الكلية انفعل عنها حقيقة تسمى الهباء هي بمنزلة طرح البناء الجص ليفتح فيها ما شاء من الأشكال والصور وهذا هو أول موجود في العالم وقد ذكره علي بن أبي طالب رضي الله عنه وسهل بن عبد الله رحمه الله وغيرهما من أهل التحقيق أهل الكشف والوجود ثم إنه سبحانه تجلى بنوره إلى ذلك الهباء ويسمونه أصحاب الأفكار الهيولى الكل والعالم كله فيه بالقوة والصلاحية فقبل منه تعالى كل شيء في ذلك الهباء على حسب قوته واستعداده كما تقبل زوايا البيت نور السراج وعلى قدر قربه من ذلك النور يشتد ضوء وقبوله قال تعالى مثل نوره كمشكاة فيها مصباح فشبه نوره بالمصباح فلم يكن أقرب إليه قبولاً في ذلك الهباء إلا حقيقة محمد صلى الله عليه وسلم المسماة بالعقل فكان سيد العالم بأسره وأول ظاهر في الوجود فكان وجوده من ذلك النور الإلهي ومن الهباء ومن الحقيقة الكلية وفي الهباء وجد عينه وعين العالم من تجليه وأقرب الناس إليه علي بن أبي طالب وأسرار الأنبياء أجمعين [↩]
- Le terme dharb contient également la notion de frapper et d’atteindre la base selon un mouvement descendant qui n’est pas sans rappeler le symbolisme du Fiat lux. [↩]
- Cette Habâ est en effet, selon les terminologies, la Hylè universelle, la Materia Prima, le Chaos ou encore Pakriti pour l’Inde. Dans tous les cas, il s’agit du pôle passif de la manifestation universelle, dont la lumière est ici le pôle actif, et entre lesquels est produite l’Existence. Voir à ce propos les correspondances terminologiques établies par Guénon dans Le règne de la quantité et les signes des temps, chap. I et II. et L’homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. IV. Ces deux principes complémentaires ne doivent pas être assimilés à des degrés de la manifestation, dont ils ne font en réalité pas partie, car ils ne sont qu’une polarisation de l’Etre (principe unique de la manifestation) et sont des principes cosmologiques. Chez l’Emir, la Hylè Universelle est la Poussière, ésotériquement identifiée au Prophète ﷺ (Haltes 101 et 89 notamment). On se reportera également au glossaire du Livre des Haltes pour plus de précisions sur la conception de la Hylè universelle et Réalité mohammedienne chez l’Emir. [↩]
- Futûhât el-makkiyah ; chap. 6. , Būlāq 1329H en 4 volumes. On notera encore, si l’on veut souligner la concordance de ce passage avec la tradition hindoue, que le corrélatif de Pakriti, identifié dans la précédente note à la Habâ, est Purusha, qui est « représenté comme une lumière (jyotis), parce que la lumière symbolise la Connaissance ; et il est la source de toute autre lumière, qui n’est en somme que sa réflexion, toute connaissance relative ne pouvant exister que par participation, si indirecte et si lointaine soit elle, à l’essence de la Connaissance suprême » (HDV ; III) ; « Tout brille après le rayonnement de Purusha (en réfléchissant sa clarté) ; c’est par sa splendeur que ce tout (l’individualité intégrale considérée comme « microcosme ») est illuminé » (HDV ; III) [↩]
- ὔλη en grec. [↩]
- Le règne de la quantité et les signes des temps, chap. I et II. [↩]
- Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Chapitre III. Pour plus de développement, on se reportera au chap. XX. [↩]
- En plan, ce symbolisme géométrique équivaut à un cercle inscrit dans un carré. Cette forme est la trame du Sceau du Cheikh Abû el-Hasan el-Châdhilî et la subdivision de sa circonférence en six cercles concentriques rappelle également le rayonnement lumineux depuis une source. [↩]
par Luc de la Hilay le 31 août 2011, mis à jour le 15 décembre 2019