Le tawhîd comme méthode de sulûk – M.A.S.

بسم الله الرحمن الرحيم الحمد لله والصلاة والسلام على سيدنا محمد رسول الله وآله وصحبه ومن والاه

Dans le principe, « la doctrine de l’Unicité est unique » (« Et-tawhîd wâhidun »).

Dans la Roue de l’Existence, la Voie (Tarîqah) du rayon qui relie le tawhîd de la périphérie attesté par le commun (Charî’ah) au tawhîd du centre réalisé de l’Homme universel (Haqîqah) peut-elle donc être autre chose qu’un tawhîd ?

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Le Tawhîd comme méthode de sulûk – Le Porteur de Savoir

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Michel Vâlsan – Cheikh Mustaphâ Abd el-Azîz – a fait paraître en 1967 dans les Etudes Traditionnelles une traduction d’un opuscule du Cheikh el-Akbar Muhy-d-dîn Ibn Arabi intitulé Kitâbu-l-i’lâm bi-ichârâti ahli-l-ilhâm (« Le livre d’enseignement par les formules indicatives des gens inspirés »). A propos du titre de l’un de ses chapitres « Bâb fî-l-Tawh’îd » (sur l’unité ou l’identité), il écrivait la note suivante :

« Le mot tawh’id = « action d’unifier » (du verbe wahh’ada) est morphologiquement un maçdar, à la fois verbe et nom (analogue à un infinitif en français pris au sens substantival). Dans l’emploi religieux il a le sens spécial de « reconnaître ou professer l’Unité divine », et en tant que terme abstrait de la théologie il désigne le « principe de l’Unité », le « dogme de l’Unité divine ». La métaphysique du Soufisme y ajoute le sens de « réalisation de l’Unité », « conscience de l’Identité essentielle » etc. ; il arrive même qu’il soit personnifié et identifié avec Allah. Cependant dans notre traduction la majuscule pour les pronoms personnels ne désigne formellement que Dieu. »

La progression initiatique dans la voie de la réalisation spirituelle effective (sulûk) pouvant ainsi être considérée comme le processus d’unification (tawhîd) et de concentration des éléments constitutifs de l’être, il nous est apparu intéressant de souligner les différents âdâb qui nous semblaient exprimer plus particulièrement cette notion afin de mettre ainsi en exergue une ligne directrice méthodique qui ramènerait à un principe unique, à la fois simple et essentiel, sous la forme d’une cinquantaine de âdab seulement. Nous avons choisi, à cet effet et à titre d’illustration, de nous baser sur les Lawâqih el-Anwâr el-qudussiyah fî ma’rifati qawâ’id eç-çufiyyah de l’Imâm Charanî dont la traduction partielle et la présentation est actuellement en cours sur Le Porteur de Savoir.

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Le tawhîd comme méthode de sulûk

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1 (3) – Il lui revient de s’appliquer constamment à l’effort spirituel envers son âme sans jamais se réconcilier avec elle. Le Cheikh Aboû Alî ed-Daqqâq -qu’Allah soit satisfait de lui- disait :  » Qui embellit son extérieur par l’effort spirituel, Allah embellit son intérieur par la contemplation. Qui ne porte pas d’effort contre son âme à son début, ne respire pas le parfum de la Voie ». Car une des particularités de la Voie d’Allah Ta’âlâ est en effet qu’au serviteur qui ne se donne pas tout en entier à la Voie, aucune partie de la Voie n’est donnée.

On a déjà vu précédemment (12° adab à respecter pendant le dhikr) une autre exigence de la Voie, à propos de la Jalousie d’Allah Ta’âlâ envers Son serviteur, qui était l’expression d’un nécessaire tawhîd :

12°) Vider son cœur de tout être existencié, pendant le dhikr, en dehors d’Allah, lorsqu’on dit Lâ ilâha ill-Allah car le Vrai est Jaloux, Il n’aime pas voir dans le cœur de l’incantateur un autre que Lui sans Son autorisation *. Si le Cheikh n’avait pas une si grande importance dans l’éducation du murîd il n’aurait pas été permis au murîd d’imaginer sa personne devant lui, en dehors de son cœur. Les Maîtres posent comme condition d’éliminer tout être existant du cœur afin de rendre possible l’action de lâ ilâha ill-Allah par le cœur, laquelle se diffuse ensuite dans le corps tout entier **.

* Toute perspective sentimentaliste ou moraliste étant exclue, en tant que telle, des considérations proprement initiatiques, l’évocation des «sentiments» divins ne doit s’entendre qu’en mode de transposition. Un exemple en est donné ici par l’évocation de la Jalousie divine, qui semble ainsi devoir être comprise, non pas comme ce qui pourrait être compris comme un «excès sentimental» (d’où le sens de la remarque précédente) mais comme une manifestation de l’exigence d’une non-association, c’est-à-dire un tawhîd, comme condition de l’acceptation de l’œuvre d’adoration du serviteur. On sait que certains Chuyûkh adoptent, par voie d’analogie, une attitude correspondante quand ils estiment qu’elle maintient leurs disciples dans l’attitude de concentration exigée et les protège d’un risque de dispersion.

** On peut également considérer cette règle comme une exigence de tawhîd, le miroir du cœur, dans la conception la plus générale à considérer (au moins au début du sulûk), étant unique et ne pouvant refléter qu’une réalité (tajallî) unique à la fois.

Abu Othmân el-Maghribi -qu’Allah soit satisfait de lui- disait :  » Celui qui croit qu’il sera « ouvert » quoi que ce soit de cette Voie [par la réalisation spirituelle effective] sans effort personnel, a espéré l’impossible. »

Cette perspective place l’initié au centre du travail qui assure sa progression spirituelle effective. Le Cheikh Zaki ed-Dîn Ibrâhîm dit en ce sens, dans son épitre el-Khitâb (Propos général sur le Soufisme) :

« Les dons spirituels et les illuminations du cœur, quant à eux, sont les fruits des efforts et des œuvres. Les Soufis sont des gens ayant des états spirituels (ahwâl) et non des orateurs. N’arrive point à la Contemplation (Muchâhadah) celui qui abandonne l’effort de dévotion (mujâhadah). (…) La guidance (hidâyah) est aussi faite d’effort et de persévérance, et le Cheikh n’est qu’un « indicateur » (dalîl), uniquement. Ainsi, celui qui ne travaille pas n’arrivera pas. Et celui qui ne cherche pas l’ascension spirituelle ne verra ni anoblissement, ni élévation de son être : sans marche, nul parcours ! Celui qui compte sur les œuvres qu’il a accomplies, succombera à l’orgueil, puis sera emporté par l’égarement et sera perdu. (…)

Quant à nous, nous indiquons (nuchîru) la Vérité Essentielle (Haqîqah) et montrons le chemin, puis nous laissons l’aspirant sincère (murîd eç-çâdiq) parvenir au bout de son chemin par son propre effort. En effet, ton Cheikh n’est pas celui que tu écoutes seulement, mais celui duquel tu prends réellement quelque chose. Celui qui persévère est juste et celui qui fait des efforts arrive. »

Abu Ali ed-Daqqâq -qu’Allah soit satisfait de lui- disait :  » Celui qui ne s’établit pas avec rectitude au début de la Voie, n’aura pas où s’asseoir à la fin ».

La science des cycles montre qu’il existe une nécessaire correspondance entre le début et la fin de tout processus. Cette notion permet de comprendre, sous un certain rapport et avec les réserves propres à toute analogie, qu’il est particulièrement important d’accorder un soin et une attention tout particuliers à tout ce qui touche l’initiation comme telle, c’est-à-dire l’entrée dans la Voie, ainsi que le début du travail que l’on y effectue.

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2 (10) – Il doit n’avoir qu’un Maître unique et absolument faire en sorte de ne pas s’en donner deux, car le fondement de la Voie des Initiés est le Tawhîd pur ! *

Le Cheikh Muhyddin (Ibn Arabi) mentionne au chapitre 181 des Futuhât el-Mekkiyah ce qui suit :  » Sache qu’il n’est permis au murîd que de prendre un seul Maître car c’est plus utile pour lui dans la Voie : nous n’avons jamais aucun murîd réussir entre les mains de deux Maîtres. Car, comme l’existence du monde ne peut se faire entre deux divinités, ni un mandataire entre deux mandants, ni une femme entre deux hommes, de même un murîd ne peut être entre deux Maîtres. »

* Sans équivoque possible, cette règle de adab initiatique est ainsi une application directe de la ‘aqîdah la plus pure.

Les remarques qui ont été faites précédemment à ce sujet sont confirmées par l’idée que le tawhîd dont il est question ici sous un rapport méthodique est à comprendre comme une disposition, ou un ensemble de dispositions et de rapports, permettant d’unifier les différentes composantes de l’être qui les applique.

Tout ceci vaut pour le murîd qui s’attache à suivre un Cheikh dans le but de l’initiation effective. Quant à celui qui est avec un Cheikh dans un rapport de tabarruk uniquement rien de l’empêche alors d’être en compagnie d’un autre car il ne s’est pas impliqué consciemment dans un lien personnel avec un Cheikh réalisé.

On remarquera néanmoins, pour bien préciser ce dont il s’agit et ne pas se méprendre en confondant ce qui est dit de tel ou tel statut, qu’il existe bien une possibilité pour un disciple ayant conclu un pacte initiatique avec un Cheikh de suivre régulièrement l’enseignement exotérique (fiqh, coran, hadîth, …) d’un autre Cheikh (ou de plusieurs autres, suivant le nombre des matières étudiées) si le premier ne peut ou ne veut pas donner l’enseignement en question et à condition que le Cheikh qui dispense l’enseignement initiatique demeure unique, c’est-à-dire que la multiplication des Maîtres plus extérieurs ne s’accompagne pas d’une remise ou en cause du lien initiatique unique initial.

Sidi Alî el-Mourçafî (.) disait :  » Celui qui est éprouvé par la compagnie de deux Maîtres, ou de plus, qu’il fasse une place en son cœur pour son Maître véritable, à côté de l’amour qu’il a pour l’Envoyé d’Allah (.) car c’est un remplaçant de l’Envoyé d’Allah (.) à conseiller sa communauté et à l’éduquer dans le chemin de la Guidée. « 

Abu Yazîd el-Bistâmî (.) disait :  » Qui n’a pas d’Instructeur unique est associateur dans la Voie ; or l’associateur, son Maître est le Shaytân ! « 

Il est naturel qu’à l’usage du tawhîd corresponde celui d’association (chirk), la gravité de celle-ci dépendant de ce à quoi elle s’applique; c’est un usage que l’on retrouve ainsi relativement couramment chez les Maîtres de la Voie, notamment chez le plus grand d’entre eux, Cheikh Muhi ed-Dîn Ibn Arabi -qu’Allah soit Satisfait de lui et d’eux tous. Il est donc important de pouvoir tranquillement avoir à l’esprit le souci d’éviter toute forme d’association, de dualité ou d’altérité.

En précisant le caractère unique de l’instructeur, ou Cheikh, cette variante, retenue par Charani, de la célèbre parole insiste donc sur l’aspect méthodique du tawhîd, à la différence de la forme plus répandue de l’adage dans laquelle il n’est pas question d’« associateur », et qui insiste sur l’importance du Cheikh :  » Qui n’a pas d’Instructeur dans la Voie, son Maître est le Chaytân ! « 

Abu Alî ed-Daqqâq (.) disait :  » En vérité l’homme ne peut progresser dans la réalisation spirituelle sans un Cheikh car c’est une voie de progression dans le monde Caché (el-Ghayb) ou même dans le Caché-du-Caché. Or personne ne peut profiter des fruits de l’arbre qui pousse seul sans jardinier, aurait-il même produit des feuilles ; peut-être même ne donnera-t-il jamais de fruits ! Prends-donc, mon frère, absolument l’exemple du Seigneur des Envoyés et le rôle d’intermédiaire que jouait Jibrîl (.) entre lui et entre Allah lors de la Révélation pour considérer que la prise d’un Cheikh est nécessaire et qu’un murîd ne peut s’en passer. « 

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3 (14) – Cacher autant que possible les états spirituels qui sont entre soi et Allah jusqu’à ce que l’on soit fixé dans la station spirituelle de « l’attention-dirigée-vers-Allah-Seul » au lieu de qui que ce soit de Sa création.

On peut également voir cette règle de adab sous l’angle du tawhîd, comme tout rapport ou toute relation qui implique un « autre », c’est-à-dire une altérité. On verra plus loin que le fait de faire état de ses acquis spirituels, en dehors de son Cheikh, produit en réalité une dispersion des effets obtenus par le travail initiatique.

Ce sont la pureté et l’exclusivité de la relation de l’initié avec son Seigneur qui sont donc visées par ce adab.

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4 (15) – S’entraîner à supporter les difficultés dans la Voie et ne pas en sortir vers une autre quand l’attaquent les maladies, les peines, la pauvreté et les épreuves successives … Il ne doit jamais chercher d’excuses en cas de misère et de nécessité.

Souvent, les gens rejettent le murîd lorsqu’il adhère à la Voie. Pis encore, ils l’accusent injustement. Le diable vient alors lui dire : « Tu n’avais pas besoin de cette Voie ! Pendant combien d’années étais-tu à l’abri des gens qui ne parlaient de toi qu’en bien et ne commettaient pas de péchés à cause de toi ! » Ce murîd annule alors son pacte et renonce à la Voie. Il est dans la perplexité et n’est plus bon ni pour la Voie ni pour autre chose. Que le murîd persiste donc dans la Voie, qu’il ne s’éloigne point de la vérité à cause des épreuves, car cela provient de Satan. Et Allah est plus Savant

L’altérité qui se manifeste par un changement injustifié d’une tarîqah pour une autre est tellement manifeste et importante qu’elle implique une rupture du pacte initiatique alors qu’à l’inverse c’est le tawhîd de la patience et de la persistance qui est requis, ainsi que le développe, par exemple, le adab suivant.

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5 (17) – Résister à ses pensées, soigner ses qualités spirituelles et comportementales (akhlâq), effacer l’insouciance de son cœur par l’application constante au dhikr.

J’ai entendu Alî Murçafî dire : « Les Maîtres ont été impuissants et n’ont trouvé de remède plus rapide à faire briller son cœur que la continuité dans l’incantation d’Allah . Le statut de l’incantateur est le même que celui qui fait briller du cuivre oxydé avec des petits cailloux et le statut de celui qui ne pratique pas le dhikr d’entre les autres œuvres d’adoration est comme celui qui fait briller le cuivre avec du savon car même s’il fait des efforts pour le faire briller avec du savon, cela nécessite beaucoup de temps.

L’imâm Charani développe ici une première fois une notion qu’il avait abordée lors de l’exposé des règles relatives au dhikr.

Celui qui a déjà mis en œuvre cette technique sait qu’il ne sert à rien d’utiliser un grain de polissage trop fin avant d’en avoir utilisé un plus gros, qui sert, précisément à éliminer les irrégularités qui ne pourront pas l’être par la suite (ou beaucoup plus difficilement) et qui empêcheront d’obtenir un effet de surface final satisfaisant. On utilise ainsi des grains de plus en plus fins jusqu’à des pâtes, puis des poudres, que l’on mélange à de l’eau afin de faciliter leur usage. L’éclat final, et donc l’effet de miroir, est obtenu par l’usage d’un ou de plusieurs tissus, selon une progression identique.

Il existe, de même, certaines progressions dans la suite des adhkâr qui peuvent être mis en pratique par l’initié. Leur usage dépend étroitement du degré de pureté qu’a atteint celui-ci. Or le résultat du polissage dépend directement lui-même du respect de la succession des différents degrés de finesse des matériaux utilisés et, de même que l’éclat final ne peut être obtenu aussi rapidement si l’on a utilisé un grain plus fin avant un autre plus grossier, ou si l’on a sauté une phase dans la succession des matériaux d’affinage de la surface, on peut comprendre qu’il puisse être également inutile de chercher à mettre en usage des formes de dhikr trop élevées tant que l’usage de formes plus universelles n’est pas acquis et qu’il n’a pas donné tout son effet sur le cœur.

Le murîd, au début de la Voie, peut avoir tendance à vouloir « passer les étapes » sans comprendre la nécessité, d’abord, de les mettre en œuvre et, ensuite, de respecter leur succession.

Quoi qu’il en soit de ces aspects techniques, on retiendra, pour ce qui concerne notre sujet, que le tawhîd se trouve ici exprimé par la constance dans le dhikr, c’est-à-dire l’absence de discontinuité et d’altération du travail initiatique

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6 (20) – Il lui incombe, lorsqu’il fait un voyage pour prendre la Voie d’un Cheikh et que celui-ci l’accueille sèchement et avec un visage renfrogné, de patienter et de ne pas le presser mais au contraire de s’asseoir, l’âme tranquille, à sa porte jusqu’à ce que son Cheikh soit bienveillant envers lui. La sécheresse en question dût-elle durer une année ou plus, il n’en démordra pas, car la Voie est chère aux yeux de ceux qui en font partie et il n’est pas permis à ceux-ci de permettre quelque allègement que ce soit à quiconque de ceux qui viennent chez eux. Les Maîtres doivent le soumettre à l’épreuve pendant plus d’un an avant de leur donner * ; ils disent à ce propos :  » Un murîd que son Cheikh n’a pas éprouvé avant la prise d’initiation ne réussira pas en fin de compte car il sera entré dans la Voie sans aucun adab et sans l’honorer. Celle-ci le rejettera, même longtemps après, à la différence de celui qui sera entré avec vénération et avec un amour intense. Il est dit dans le Coran : « O vous qui croyez ! Quand viennent à vous des Croyantes émigrées, soumettez-les à examen ! Allah connaît [seul] très bien leur foi [1]». Il en va de même pour le murîd qui émigre pour demander la Voie car tous les deux [le murîd et les « croyantes émigrées », citées dans ce verset] ont en commun la quête de la guidance.**

[1] Le Coran, traduction R. Blachère, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, Sourate 60, 10

*On est loin de l’attitude fébrile et pressante, ne provenant pas toujours des disciples, observée ici ou là et décrite dans « La Tarîqah n’est pas … »

** On pourrait être étonné de voir appliquer indifféremment aux hommes et aux femmes un verset qui concerne uniquement les croyantes, mais certains Maîtres comparent le statut du disciple entre les mains de son Maître à celui de femme entre celles de son époux.

Le tawhîd qui se trouve dans la constance de l’effort et dans la concentration est affirmée dans l’adage selon lequel celui qui frappe à une porte unique obtient plus que celui frappe à toutes les portes sans y jamais les franchir.

Notre Maître, le Cheikh Mohammed Shannâwî Ahmadî nous a appris que lorsqu’il cherchait la Voie, il avait voyagé du pays de l’ouest vers la Perse pour prendre la Voie de Cheikh Abu Hamâyal. Ce dernier ne s’adressa pas à lui et ne se montra pas enjoué. Mais lorsque le Maître prit conscience de son fort engouement, il l’approcha et lui dit : « O Mohammad, je veux le bien pour toi et pour les autres ; mais je voulais ainsi te mettre à l’épreuve afin que tu entres dans la Voie en la glorifiant, elle et ceux qui en font partie ! »

Notre Maître [Cheikh Mohammed Shannâwî Ahmadî] disait : « Par Allah, même si le Cheikh avait accru sa sévérité d’année en année, je me serais armé de patience et n’aurais pas quitté sa porte. »

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7 (29) – Ne pas faire attention au salaire d’une fonction, à la dépense d’un bien ou au loyer d’une maison ; on ne devra pas lier sa pensée à quoi que ce soit de cela. On devra, dans la Voie, livrer un combat à son âme individuelle, jusqu’à arriver à ne prêter attention à rien d’autre à la place d’Allah *. Celui qui ne discipline pas son âme ainsi, n’arrivera à rien dans la Voie. Car s’il veut s’élever, il ne peut se tourner vers ce qui s’y oppose. »

* Cette remarque peut donc être comprise, non pas comme une affirmation doctrinale, mais comme une expression méthodique du tawhîd (sous le rapport de la méthode de concentration ou d’unification de l’être) qui consiste à ne rien associer à Allah dans son Travail initiatique.

J’ai entendu dire Sidi Ali Marçafî (.) :  » Celui qui fréquente les fuqarâ de la zawyah puis qui porte un intérêt à quelque chose de ce bas-monde, s’interrompt dans sa progression spirituelle. Troublant ainsi les fuqarâ faibles de la zawyah, il assumera le poids de sa faute (wizr) et devra donc sortir de la zawyah car les biens de main-morte (waqf) ainsi que les présents qui y sont offerts sont fondamentalement pour ceux qui avaient répudié ce bas-monde et qui s’occupent d’adorer Allah. C’est pour l’amour d’Allah que les gens arrêtent des biens ou font des présents, afin que le disciple ne se préoccupe pas d’autre chose que de ce qui le concerne*. Le disciple qui consomme ces denrées sans s’être occupé d’Allah aura mangé quelque chose d’illicite selon la condition même du donateur (wâqif). Si ce dernier l’avait vu se préoccuper en dehors d’Allah, il n’aurait rien donné et lui aurait dit : « Sors et pratique une profession à l’instar des autres. »

* Même remarque que précédemment sur le tawhîd en tant que méthode initiatique.

On se souvient du fameux hadîth en la matière : « Fait partie de l’excellence de l’islam de l’homme qu’il laisse ce qui ne le concerne pas » ; le tawhîd se trouve dans l’attitude qui exclut toute préoccupation étrangère à ce qui ne concerne pas le Travail de l’initié.

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8 (33) – Éviter de faire quelque chose qui fasse mourir son cœur, comme l’abondance des propos futiles ou l’insouciance, toutes choses connues pour leur aptitude à faire mourir le cœur. La pratique du faqîr est en effet d’œuvrer à vivifier son cœur, en s’éloignant de tout ce qui le distrait d’Allah, Exalté soit-il.

Le cœur de l’homme est comme celui de la meule qui gâte l’ensemble quand il est corrompu ou qui rend impossible son usage lorsqu’il se dédouble.*

* C’est à dire lorsqu’elle est excentrée. Magnifique exemple qui rend bien la nécessité méthodique du tawhîd dans la Voie : il réside ici dans la préservation de l’intégrité du cœur de toute altération.

J’ai établi pour les fuqarâ dans la zawyah qu’ils disent chaque jour avant la prière du çubh quarante fois : O Vivant, ô Subsistant, il n’est de dieu que Toi . « 

يا حي يا قيوم لا اله الا انت

Il nous est parvenu que Abû Mohammed Kattânî (un des Maîtres de la Voie) vit le Prophète (.) en songe et lui dit :  » Envoyé d’Allah, demande pour moi que mon cœur ne meure pas » ; il répondit :  » Abû Mohammed, dis chaque jour 40 fois : « O Vivant, ô Subsistant, il n’est dieu que Toi », cela vivifiera ton cœur. »

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9 (34) – Il incombe au murîd, lorsqu’il a ouvert seul la séance de dhikr, de ne pas s’arrêter avant d’avoir atteint la perte de conscience (ghaybah) * envers toutes les créatures, car le dhikr a été institué pour [obtenir] la présence avec Allah. Tant que le murîd témoigne de l’existence aux choses créées, il n’entre pas en la Présence du Vrai. Puis, lorsqu’il entre dans la Présence et que son cœur est avec Allah, alors il se tait car la mention [virtuelle] de la langue n’a plus de sens comparée à la mention [effective] du Vrai. Bien au contraire, lorsque celui qui est dans la Présence veut faire le dhikr d’Allah avec sa langue, il ne peut rien prononcer car c’est une Présence faite de respect (haybah) et de majesté (jalâl), d’étonnement et de mutisme.

*Aussi appelée nawmah dans certains textes (cf. Conseil du Cheikh libyen Abd es-Salâm el-Asmar).

Charanî exprime ici un effet du passage de la distance à la proximité, de l’absence à la présence, du virtuel à l’effectif.

Sache que le murîd ne doit pas interrompre la séance de dhikr avant d’avoir atteint la perte de conscience de toutes les créatures. Celui qui s’arrête avant cette perte de conscience est comme s’il n’avait pas fait le dhikr d’Allah sous le rapport que le fruit dont il s’agit est l’élévation spirituelle effective, même s’il lui est inscrit pour cela des bonnes actions.

Quelle est le critère qui décide de l’arrêt du dhikr (que j’appelle « libre ») lorsqu’il est pratiqué seul ? S’agit-il d’un critère extérieur, comme un nombre particulier de fois que tel ou tel dhikr a été prononcé, à l’instar de ce qui peut être effectivement le cas pour des awrâd particuliers et dans lequel le respect du nombre fixé est primordial ?

L’auteur revient sur une distinction importante déjà abordée, notamment dans l’Introduction, qui concerne les résultats à rechercher activement, directement et présentement dans le dhikr et, finalement, le but recherché dans la Voie. Ce But n’est pas celui que recherchent ceux qui recherchent uniquement les hassanât en vue du Paradis, comme on l’a clairement vu, dans une perspective qui n’est ainsi qu’exotérique. Il est la recherche d’un « rapprochement » réel, un goût direct, qui est une réalisation effective de la Présence divine en soi, en dehors de l’obtention de laquelle le travail initiatique (principalement le dhikr) est sans intérêt véritable, puisqu’il ne donne alors pas autre chose que ce qu’il donne à l’ensemble des musulmans.

Ce genre d’exemple et de considérations montre d’ailleurs que les résultats escomptés ne dépendent pas uniquement de ce qui est pratiqué, car le dhikr peut l’être par tous les musulmans sans distinction, mais aussi des moyens (barakah, idhn) qui sont mis en œuvre pour le faire ainsi que le niveau d’exigence qui est à développer ; sans compter ce qui revient à la qualification, car une terre ne peut produire que ce qu’elle a en elle-même. (Cf. sur les conditions de l’initiation, René Guénon, Aperçus sur l’initiation).

Comme on le verra par la suite, in châ Allah, la règle, énoncée ici pour quelqu’un qui fait le dhikr seul, est identique dans le cas d’un dhikr collectif, à cette différence près que la décision en revient alors uniquement à celui qui le dirige.

Shiblî disait à ce propos :  » Qui fait le dhikr d’Allah véritablement (‘alâ-l-haqîqah) oublie toute chose à côté de lui. « 

El-Junayd disait :  » Qui constate l’existence des créatures, ne voit pas le Vrai. Qui contemple le Vrai, ne voit pas les créatures, sauf s’il fait partie des Êtres de réalisation parfaite (el-Kummal). »

Il contemple alors le Vrai (el-Haqq) « dans » les créatures.

Le tawhîd de ce adab réside dans la recherche de ce qui est l’unique but du Travail initiatique, à savoir l’accès à la Présence divine, sous un rapport effectif, quel qu’il soit sans se satisfaire de quoi que ce soit d’autre.

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10 (38) – Le murîd devra baisser continuellement les yeux à terre lorsqu’il est assis ou en marchant et ne pas tourner la tête à droite et à gauche : il n’aura pas de regard inutile. S’il laisse le tabalsân * toujours sur son visage, de manière à voir seulement l’emplacement de ses pas, ce sera pour lui d’une plus grande aide.

*Sorte de grand voile enveloppant en forme de capuche.

Le comportement adéquat (adab) du disciple consiste à ne pas lever la tête face au visage de son Cheikh : il gardera la tête baissée et surveillera son âme en adoptant une attitude convenable, emprunte de pudeur.

Le Cheikh Muhyddîn ibn Arabî raconte que personne ne pouvait poser son regard sur le Cheikh Abu Y´azâ Maghrebî sans qu’il ne devienne aveugle sur le champ ; il disait que le Cheikh Abu Madiân fut de ceux qui perdirent la vue en le regardant. Cet Abu Y´azâ en question était l’un des plus illustres Héritiers [mohammédiens] -qu’Allah soit Satisfait de lui-. Lorsque Abû Madiân fut aveugle, le Cheikh Abû Ya’zâ lui ordonna d’essuyer ses yeux avec un bout de tissu de ses propres vêtements, ce que fit le Cheikh Abû Madiân et Allah lui rendit la vue.

El-Junayd disait : « J’ai tenu compagnie à Sirrî jusqu’à sa mort, mais je ne savais pas si sa barbe était blanche ou noire ! »

Le Cheikh Shihâb ed-Dîn, connu sous le nom de Mâzin el-Azharî, m’informa qu’il fut au service de Sidi Mohammed ibn Annân des années durant, sans voir son visage. De même pour le Cheikh qui ne connaissait la longueur de la barbe du Cheikh Mâzin que par ce que les gens lui en dirent, ainsi que nous l’avons vu ci-dessus. Et Allah est plus Savant.

Conformément à la sunnah de veiller à ne pas fixer longuement son frère du regard et contrairement à la pratique qui consiste à multiplier son regard sur le Cheikh, on insiste ici sur l’importance de se concentrer sur ce qui doit rester, quoi qu’il en soit, la préoccupation de l’initié : se concentrer sur ce qui concerne le Travail qui lui permet d’accéder à la Présence effective de son Seigneur en s’appliquant à éviter toute distraction.

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11 (39) – Il lui incombe de faire en sorte d’être passionnément absorbé par le dhikr d’Allah (.) tout au long de son temps. Il ne doit pas s’en départir pour autre chose, sauf s’il s’agit d’une préoccupation légale extérieure, car la Voie n’accepte pas d’être associée à autre chose : quiconque ne lui donne pas la totalité, elle ne lui donne rien ! Il doit n’avoir de cesse d’être éperdu de l’incantation du Nom d’Allah jusqu’à arriver à une Présence continuelle avec Allah. Il se passera alors du dhikr « par la langue » grâce au témoignage véridique du cœur. Mais il lui est ordonné de pratiquer le dhikr « par la langue » tant qu’il ne parvient pas à obtenir une concentration continuelle. Nous avons vu précédemment qu’il en est du pouvoir du dhikr à faire briller le cœur rouillé comme de celui des graviers que l’on utilise pour faire briller le cuivre oxydé et du pouvoir des œuvres d’adoration qui ne sont pas du dhikr comme de celui du savon pour le cuivre : combien celui qui l’utilise se fatigue et peine à le faire briller ! En résumé, tout ce que le murîd associe au dhikr ralentit sa progression et retarde son ouverture spirituelle en une proportion correspondante. Et Allah est plus Savant !

Charani réunit plusieurs notions déjà exposées : l’importance de ce que nous avons appelé le « tawhîd comme méthode », la suprématie du dhikr dans la Voie sur toutes les autres pratiques ainsi que la nécessité d’un aspect intensif de l’engagement dans la Voie et le Travail initiatique.

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13 (53) – Il incombe au disciple sincère de ne pas obéir à l’ennui relatif à la récitation des oraisons que lui a prescrites son Cheikh, car Allah a fait en sorte que le soutien spirituel et la réalité de la Voie de tout Cheikh se trouvent dans les oraisons que celui-ci prescrit au murîd ; celui qui délaisse son wird rompt le pacte initiatique avec son Cheikh.

Cette prescription est essentielle. Elle est, semble-t-il, constante dans toutes les turûq.

Les Maîtres initiés sont unanimes sur le fait qu’il n’y a pas de murîd qui n’interrompe son wird sans que le soutien spirituel ne soit interrompu durant ce jour *. On explique cela par le fait que la Voie des Initiés est faite de vérification (taçdîq) et de réalisation (tahqîq), d’effort et de pratique, de regard baissé et de pureté du cœur, de la main, du sexe et de la langue : qui diffère en quoi que ce soit de cela dans ses actes, la Voie lui est refusée, bon gré mal gré.

* Les règles varient dans l’application de cette constatation pour savoir si l’interruption de la pratique régulière du wird est aussi une cause de rupture de la relation avec le Cheikh au point qu’elle implique une rupture du pacte éventuellement établi avec lui ; il semble qu’il faille considérer, plus que la durée d’interruption ou sa fréquence, l’intention qui l’a causée, ainsi que certains aspects méthodiques et disciplinaires propres à telle ou telle Voie.

Sidi Ibrâhim Dassuqî disait :  » Le disciple doit rassembler son aspiration et sa détermination (el-‘azm) afin de connaître la Voie par le goût spirituel direct (edh-dhawq) et non pas par la description et la plume. »

Les différents aspects évoqués sont à ce point constitutifs du Travail initiatique que leur abandon réalise une rupture réelle ou une interruption des bienfaits.

*

14 (59) – Il lui incombe d’être patient face aux nuisances, assidu aux rites et aux œuvres d’adoration, de nuit comme de jour ; il ne dévie pas ni ne se lasse, jusqu’à s’apaiser dans l’amour d’Allah puis, une fois apaisé par Son amour, il ne se détournera plus vers un autre que Lui, dans les deux Demeures, qu’avec Sa permission.

Il [Sidi Ibrahim Dassûqî] disait :  » Mon enfant, si tu cherches véritablement à devenir mon disciple, lève-toi et assure une position constante [dans ton orientation] *; maintiens et assure un effort déterminé.

* Les termes utilisés sont aussi valables pour l’exécution constante de la prière de nuit.

La patience et la constance de l’application dans le développement d’un Travail initiatique unique, associées au souci de ne pas s’orienter vers quoi que ce soit d’autre que le But ultime (el-Maqsûd) sont des conditions et des garanties majeures de la progression effective dans le sulûk.

*

15 (61) – Patienter devant la soif, oublier même ce qui concerne la nourriture, par l’occupation que l’on a de son Seigneur.

C’est l’intensité du tawhîd qui s’actualise dans la concentration qui garantit la constance et préserve de la distraction.

*

16 (62) – Ne pas se plonger dans l’étude des livres d’ordre initiatique (kutûb el-Qawm) ou d’autres, mais au contraire s’occuper du dhikr de son Seigneur car cela participe à la clarification de son cœur *.

Sidi Cheikh Abû Su´ûd ibn Abi ´Ashâ´îr disait :  » Le livre du murîd, c’est son cœur.  » **

* La question de savoir l’intérêt ou l’inconvénient que peut constituer l’étude des livres a été souventes fois évoquée et débattue, pour généralement aboutir à la conclusion exprimée ici par Charani. Contrairement à ce qui est habituellement retenu et parfois affirmé, des autorités relativement contemporaines (comme Cheikh Mohammed el-Hâshimî, dans son Chatranj el-‘Arifîn) se sont néanmoins prononcées en leur faveur (probablement pour répondre à une certaine nécessité), pour montrer que des livres peuvent, et dans certaines limites, présenter un intérêt pour le murîd dans une voie de réalisation effective (sulûk), surtout quand celui-ci n’est pas dans la présence corporelle d’un Maître réalisé ; on peut alors valablement parler d’enseignement initiatique substitutif ou palliatif, même si celui-ci reste alors nécessairement plus général que ne pourrait l’être celui d’un Maître qui aurait la capacité personnelle et fonctionnelle de dispenser un enseignement spécifique à chaque murîd.

** On rapporte également cette parole connue du Cheikh Abu-l-Hassan Chadhilî, connu pour n’avoir pas laissé d’écrit : « Mes livres sont mes compagnons (kutûbî açhâbî) », qui n’a d’ailleurs pas empêché de nombreux grands Maitres shadhilites, à l’instar d’Ibn ‘Atâ Allah es-Sakandarî avec ses Hikam, d’écrire après leur Maître d’importants recueils de sagesse initiatique.

28 mai 2014 – V8

Le tawhîd consiste à se départir de ce qui pourrait distraire du dhikr habituellement pratiqué sachant, pour reprendre ce qui vient d’être dit, qu’il est des méthodes (turûq) dans lesquelles il est précisément laissé une part à la lecture des Maîtres de la Voie lorsqu’il est précisément estimé qu’elle peut répondre, dans une certaine mesure, au même But.

*

17 (63) – Il incombe au murîd sincère d’avoir un amour intense (chawq) pour la Voie initiatique et ceux qui en font partie, sans se lasser ni que s’éteigne la flamme de son cœur.

Il est naturel, dans une perspective de tawhîd, de rappeler l’évidente capacité unitive de l’amour ; celui-ci est ici considéré dans son application à l’ensemble de ce qui touche à la Voie en tant que celle-ci est l’unique moyen d’accès au But ultime. Cet amour doit être activement nourrit, empêchant ainsi que son affaiblissement ne laisse place à des considérations dispersantes parce que négatives, notamment par la considération ou la formulation de préoccupations et de critiques inopportunes ; en la matière et à choisir, que préférer : être un « intellectuel » dépourvu d’amour ou un amoureux « inculte » ?

*

18 (64) – Il ne permet pas à son âme de s’occuper de quoi que ce soit d’entre les créatures, car cela constitue un voile entre lui et le Miséricordieux. *

* Cette formulation très explicite laisse peu de place à l’interprétation. Elle réfère aussi à la doctrine, plusieurs fois évoquée ici, de la face unique du cœur et donc du tawhîd qu’implique sa mise en oeuvre, excluant toute association.

Admire donc ce qu’a dit le Très-Haut en ce sens :

« O Mon serviteur (Yâ ‘abdî),

J’ai créé toute chose pour toi (khalaqtu kulla chayin min ajli-k)

et Je t’ai créé pour Moi (wa khalaqtu-ka min ajlî).

Ne te préoccupe donc pas de ce que J’ai créé pour toi (falâ tachtaghil bimâ khuliqa la-ka)

en délaissant Ce pour quoi je t’ai créé (‘ammâ khalaqtu-ka la-hu). » **

** Magnifique sentence qui génère à la fois ikhlâç, yaqîn et tawakkul ! Subhân-Allah !

*

19 (66) – Le murîd se devra d’être patient lors des épreuves qui surviennent dans la Voie, car il est indispensable qu’il en soit ainsi, qu’on le veuille ou non, pour toute personne véridique, lorsqu’elle ne choisit pas le Vrai et incline vers un autre que Lui. Lorsque les créatures le renieront et proféreront contre lui des accusations et des mensonges, son âme les fuira obligatoirement et s’en détachera pour l’amour du Vrai –Très-Elevé soit-Il.

La patience est une vertu initiatique maîtresse en tant qu’elle consiste, non pas seulement, sous un certain rapport extérieur, en l’attitude passive de supporter les adversités et les situations contraires de tous ordres, mais aussi et surtout, en l’activité intérieure de brider les réactions spontanément passionnelles de l’ego.

L’engagement unique vers Allah Le Vrai (el-Haqq) entraîne nécessairement des « réactions concordantes » du milieu extérieur qui s’oppose en quelque sorte à cette tendance qui pousse à s’en extraire, réactions qui, comme telles, ne sont à considérer que comme des manifestations d’altérité dont il faut apprendre à se détacher plus ou moins progressivement afin qu’elles ne remettent pas en cause l’unique attention qui est due à la quête initiatique.

*

20 (82) – Faire en sorte que son cœur soit perpétuellement orienté vers Allah Seul, au lieu de quoi que ce soit des affaires de ce bas-monde et de l’Autre.

Le Cheikh Abu Madyân Maghribî (.) disait : « Les cœurs n’ont qu’une face : lorsqu’on s’oriente vers elle on est voilé à ce qui est autre qu’elle. Ainsi celui qui se tourne vers ce bas-monde se voile à l’Autre-monde, qui se tourne vers l’Autre-monde est voilé à ce bas-monde et qui s’oriente vers la Présence d’Allah est voilé aux deux Demeures (ed-Dârayn). »

Certains disent à ce propos :  » Pendant 30 ans je ne suis pas sorti de la Présence d’Allah !  »

On a vu précédemment l’importance que peut revêtir l’état du cœur et le polissage qu’il implique. Son orientation conditionne directement la vision de l’objet qu’il reflète alors, d’une manière nécessairement unique.

Mais quel est donc le But de la Voie, parmi les trois objets qu’indique ici Charanî, et quels sont ceux qui ne le sont pas ?

*

89 – Il lui incombe de ne pas apaiser son cœur en un autre que son Seigneur –qu’Il soit Elevé et Magnifié.

Le Cheikh Abu-l-Qasim Junayd disait : « Chaque disciple possède un penchant spécial pour le monde et cela va l’empêcher d’avancer même si son Cheikh fait partie des plus grands Saints. Il doit donc travailler à enlever l’amour du monde totalement de son cœur. »

Sidi el-Junayd lui-même indiquait ainsi clairement,, déjà en son temps, que la présence d’un Cheikh ne fait pas tout, loin de là ! Beaucoup plus récemment (puisque c’était il y à peine une génération), cheikh Zakî ed-Dîn disait, en un sens identique (Propos sur le Soufisme/ El-Khitâb) :

« Mon Fils, le Soufisme est une fonction, adaptée à chaque époque, à chaque personne et à chaque lieu. C’est une mise en œuvre complète de la mission de vicaire sur terre. La guidance (الهداية) est aussi faite d’effort et de persévérance, et le Cheikh n’est qu’un « indicateur », uniquement (الشيخ دليل فقط). Ainsi, celui qui ne travaille pas n’arrivera pas. Et celui qui ne cherche pas l’ascension spirituelle ne verra ni anoblissement, ni élévation de son être : sans marche, nul parcours ! Celui qui compte sur les œuvres qu’il a accomplies, succombera à l’orgueil, puis sera emporté par l’égarement et sera perdu. Je dis à ce sujet :

On me dit : « Faut-il nécessairement un Cheikh à celui qui mène une quête spirituelle (القاصد) ? »

Je réponds : « Y a-t-il jamais eu de nouveau-né sans père ?

Un orphelin peut-il se suffire à lui-même et se passer de soutien ?

As-tu jamais vu un aveugle se passer de guide sur son chemin ?

Y a-t-il une science ou un art sans maître expérimenté ?

Comment marcher dans le désert si l’on est désarmé et étranger ?

La Porte d’Allâh est ouverte, mais qui te dirige (الرافد) vers la Porte ?

Médite les récits de Moïse et son histoire avec le dévot.

Médite la mission du Guide, car il recèle un témoignage éternel. »

Mon fils, ton affiliation en Dieu est plus forte que ton affiliation paternelle. Qui demande l’autorisation vers Dieu, la recevra. Qui frappe à Sa Porte -Exalté soit-Il-, entrera (ومن قرع بابه تعالى أدخله). Quant à nous, nous indiquons la Vérité Essentielle (ونحن إنما نشير إلى الحقيقة) et montrons le chemin, puis nous laissons l’aspirant sincère (المريدَ الصادق) parvenir au bout de son chemin par son propre effort. En effet, ton Cheikh n’est pas celui que tu écoutes seulement (فليس شيخُكَ من سمعتَ منه), mais celui duquel tu prends réellement quelque chose (ولكن شيخك من أخذتَ عنه). Celui qui persévère est juste et celui qui fait des efforts arrive. »

*

90 – Il s’éloigne de tout ce qui va le distraire d’Allah.

Abu-l-Hassan Nûrî a dit : « Il y a un châtiment pour chaque faute et le châtiment du disciple c’est de rompre avec son Cheikh ».

La rupture avec le Cheikh peut prendre diverses formes et être ainsi invoquée dans des situations aussi multiples. L’auteur des Lawâqîh revient à plusieurs reprises dans son livre sur cet aspect en indiquant parfois ce qui donne lieu à un renouvellement du pacte (tajdîd).

Il disait aussi : « Le disciple n’est pas vaniteux s’il recherche son Seigneur, mais la vanité se trouve chez celui qui est distrait de Lui. »

« Le disciple n’est pas vaniteux s’il recherche son Seigneur » car il n’existe pas de quête plus honorable et plus élevée pour le serviteur, « mais la vanité se trouve chez celui qui est distrait de Lui » car il n’est rien à rechercher réellement en dehors de Sa Face.

Il disait : « Quand Allah veut du bien à un murîd Il lui fait fréquenter les Initiés et lui empêche la fréquentation des insouciants envers Allah. »

L’absence de compagnie n’est pas une prescription absolue, pourvue qu’elle soit qualitative et cohérente avec l’état du murîd.

Il disait : « Tout murîd qui a envers lui un soupçon de penchant vers le bas-monde, cela le stoppe dans la progression spirituelle, son Cheikh ferait-il partie des plus grands des saints ! Il doit donc faire cesser l’amour du bas monde de son cœur en totalité. »

Il disait : « Au début de mon entrée dans la Voie, il se passait peut être une année entière sans qu’il vienne en mon cœur la suggestion du manger ni du boire, à moins qu’ils ne soient présents. »

Il disait : « Ce qui est étonnant, ce n’est pas de voir un murîd faire des demandes à son Seigneur ; ce qui est étonnant c’est ceux qui sont insouciants à Son égard. »

*

106 – Ne pas associer dans l’amour que l’on porte à son Cheikh quelqu’un d’autre d’entre ceux qu’Allah n’a pas prescrit d’aimer ; établir l’amour d’Allah au centre* de son cœur et établir l’amour de l’Envoyé d’Allah -qu’Allah prie sur lui et le salue- à proximité*, et ainsi de suite selon les degrés des amours légalement permis et dont l’existence d’un amour est constitutif de la Foi : l’amour que l’on porte à ceux-là ne nuit pas à l’amour envers le Cheikh puisque Le Vrai le prescrit au disciple.

Cette « répartition » peut s’entendre aussi en un sens plus technique encore. Le Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn Ibrâhîm (tarîqah chadhiliyah mohammediyah) donnait en effet les instructions suivantes à propos de l’attitude à observer, notamment avant le wird journalier pour établir un lien spirituel (râbitah rûhiyah) avec son Cheikh : « rechercher la présence de l’esprit de Seyydinâ Mostaphâ -qu’Allah prie sur lui et le salue- par une représentation formelle dans le coeur comme une lumière qui est sur ta droite et jusqu’à devant, à l’exception d’un peu. De même pour l’esprit de ton Sheikh, sur ta gauche jusqu’à devant toi à l’exception d’un peu, et les esprits des grands Maîtres de la Tarîqah tout autour de toi, de telle sorte que dans cette situation spirituelle immense tu sois en face d’Allah, établi entre Ses Mains, sans qu’il y ait entre toi et Lui de voile ni quelqu’un qui te voile… ».

Sidi Alî ibn Wafâ disait : « L’amour porté aux Envoyés, aux Saints aux Pieux fidèles ne porte pas atteinte à l’amour envers le Cheikh car il fait partie de la loi exotérique, qui est lumière : or les lumières s’interpénètrent entre elles, à la différence des affaires défendues par la shari’ah, qui sont des obscurités épaisses que l’on ne pénètre pas ; si l’on mettait dans une seule maison 1000 luminaires toutes leurs lumières se répandraient. »

*

109 – Ne plus se tourner vers le bas-monde après qu’Allah l’a réuni avec son Cheikh, car entre ses mains se trouve tout ce qu’Allah a réparti pour le murîd du bas-monde et de l’Autre.

Sidi Alî ibn Wafâ’ a dit : « Si tu trouves ton Instructeur réalisé (Ustâdhu-ka el-muhaqqiq), alors tu as trouvé ta Vérité *. Si tu as trouvé ta Vérité, tu as trouvé Allah auprès d’elle. Et si tu as trouvé Allah, tu as tout trouvé ! Le but consiste à trouver cet Instructeur. »

* Ou « ta Réalité essentielle ».

Il est remarquable que ce dont il s’agit ici soit l’expression arabo-islamique de la correspondance exacte de ce que René Guénon appelle le « Soi » dans ses ouvrages. Comme vu précédemment, le Maître extérieur est ainsi le reflet du Maître intérieur qui est identique au Soi, la Réalité essentielle de l’être.

L’établissement de ce genre de correspondance sera, espérons-le, en mesure de montrer la parfaite orthodoxie traditionnelle de certains des enseignements de René Guénon qui peuvent paraître étonnants, a priori, au lecteur qui n’est pas en mesure de comprendre ceux-ci par eux-mêmes ou qui, ayant besoin de références arabo-islamiques dans la forme pour être intellectuellement rassurés, n’ont pas accès à la littérature d’autres Maîtres connus pour leur autorité initiatique.

Voilà qui est fait, in châ Allah, et qui devrait permettre d’atténuer les critiques dont la justification profonde ne se trouve ainsi pas dans l’objet montré du doigt ou dénigré, mais dans l’insuffisance de celui auquel le doigt appartient.

Il a dit : « Lorsque le disciple est sincère*, il est son Instructeur même. »

* La sincérité étant conçue, dans une perspective initiatique, comme une puissance unificatrice des différents composants de l’être excluant la duplicité, la réalisation de sa plénitude lui confère une efficience telle qu’elle peut être alors identifiée à la Réalité évoquée précédemment, qui est le Maître intérieur.

Il disait : « Lorsque le disciple est sincère, il incline l’œil de son Instructeur. »

Alî ibn Wafâ disait :  » Tu es [en réalité] selon la forme que tu observes [en apparence] chez ton Cheikh ; contemple donc ce que tu veux [sans être limité par un a priori qui limiterait la forme de ta contemplation] et considère alors [ce que tu vois] : si tu constates qu’il est hypocrite, alors c’est toi qui est hypocrite, si tu constates qu’il est sincère (mukhliç), alors c’est toi qui est pur et sincère, car en réalité, il constitue pour toi un miroir : tu ne vois dans le miroir que ta propre forme, pas la nature du miroir. »

* Le Cheikh est le support extérieur de la réalité profonde de l’être qui s’y reflète. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est également dit que la constatation des défauts propres au Cheikh constitue un voile important pour le disciple qui les observe, de la même manière que la constatation des défauts d’un miroir empêche celui qui la fait d’avoir une vision nette de ce qui s’y reflète (cf. infra : règle 122, dans laquelle Charani donne une illustration très édifiante de cet aspect. Un peu de patience, in châ Allah).

Tout ceci est d’ailleurs à mettre en rapport direct avec l’affirmation selon laquelle le caractère humain (el-bacharyah, ‘humanité’) d’un Maître constitue le pire des voiles pour son disciple. C’est pourquoi, certains disciples ne prennent réellement conscience de la valeur spirituelle de leur Maître qu’après la mort de celui-ci (ou plutôt : la cessation de leur existence corporelle), et que, pour la même raison, certains Maîtres affirment, avant de s’éteindre, qu’ils seront plus utiles à leurs disciples après leur propre mort qu’ils ne l’étaient pour eux de leur vivant. ce fut le cas, notamment, du Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn Ibrâhîm -qu’Allah soit Satisfait de Lui.

Il disait : « Ne cherche pas de ton Instructeur quelque chose [de particulier] ou une réponse à une question que tu lui auras posée, car cela n’est pas le comportement initiatique adéquat du disciple sincère avec son Maître. »

Il disait :  » Celui d’entre les disciples qui aimerait être sous la protection du Seigneur des Mondes, qu’il se mette au service de son Cheikh avec sincérité, qu’il devance son obéissance, qu’il ne transgresse pas ce sur quoi il s’est concerté avec lui. « Et quant à Salomon, Nous avions soumis les vents impétueux qui soufflaient sur son ordre sur la terre en laquelle Nous avions mis toute bénédiction ; et Nous lui avions aussi soumis les diables qui, pour Lui, plongeaient et qui oeuvraient de diverses manières et que Vous surveillions » 6: vois donc comment Allah protège les diables à cause du service qu’ils assuraient à Ses Saints sincères et de l’obéissance qu’ils leur vouaient.

* Les Prophètes, vr. 81 et 82

Sidî Abu-l-Hassan Châdhîly (.) éduquait ses enfants [spirituels] par le regard, sans parole aucune ; il disait : « En vérité la tortue éduque ses enfants par le regard et tous ceux, parmi ses enfants, qui s’en détournent dépérissent. Or nous avons un droit premier sur ce point sur la tortue. »

La même notion est exprimée dans Mafâkhir el-‘Aliyah et Nit el-Bidâyât.

Notons qu’on pourrait s’intéresser en détails sur l’emploi du symbolisme traditionnel de la tortue, notamment dans ses aspects à la fois « fondateur » et polaire, en rapport avec la fonction du Cheikh Abu-l-Hassan ; mais une étude, même succincte, déborderait du cadre du présent travail.

*

113

*

119 – Ne jamais se présenter à la présence de son Maître qu’avec sincérité, même si l’on renouvelle sa visite chaque jour mille fois.

*

121 – Il incombe au murîd, lorsque son Instructeur donne une précellence à l’un de ses frères sur lui pour le servir, de prendre soin, par politesse* envers l’Instructeur, de ne pas l’envier au risque de perdre pied et de goûter au mal. S’il veut, par contre, être mis en avant de ses frères, il doit obéir à son Maître et acquérir les qualités par lesquelles il méritera ce privilège. Dans ce cas, son Cheikh le mettra en avant de ses compagnons, car le Cheikh est un juge équitable entres ses disciples ; et, sur ce point, peu de disciples réussissent avec bonheur.

* C’est-à-dire que la convenance initiatique en question consiste ici à respecter la décision du Cheikh. On peut remarquer que cette règle est également valable, de manière générale, pour l’attitude d’un murîd envers l’ensemble de tous les muridîn d’un même Cheikh : est-ce respecter les décisions de son Cheikh que de ne pas aimer et respecter les disciples qu’il a rattachés ?

*

[Sidi Ali ibn Wafâ] disait : « Celui qui confirme ce que dit son Cheikh en tout ce qu’il dit est [spirituellement] un homme, même si c’est une femme ; celui qui ne lui fait pas confiance (lit. kâdhiba-hu) est du genre féminin même s’il est mâle. »

Il disait : « Lorsque tu sais que ton Cheikh connaît Allah- le Vrai (el-Haqq) et qu’il est un intermédiaire entre toi et Lui *, car il est la face d’Allah (wajhu-l-Haqq) par laquelle Il se présente à Toi **, il devient nécessaire de lui obéir ; tu gagneras l’élévation perpétuelle. Fais en sorte d’être « parmi ceux qui auprès de ton Seigneur, ne s’enorgueillissent pas de leur adoration, qui proclament Sa Gloire et qui, pour Lui, se prosternent ». »

Il disait : « Ton Guide spirituel (Murshîd) vers Allah est l’œil par lequel le Vrai te regarde avec bienveillance (lutf) et miséricorde. C’est la Face du Vrai par l’intermédiaire de laquelle Il Se présente à toi. Il est satisfait de sa satisfaction et Se met en colère quand il se met en colère. Sache-le, tiens toi s’y et observe ce que tu verras !… »

La réalité du Cheikh ici est décrite selon deux aspects complémentaires : c’est un intermédiaire dans le processus initiatique de « résorption » centripète de l’être vers son Principe et c’est la « face d’Allah par laquelle Il se présente à » lui sous le rapport inverse du processus de « production » centrifuge et en tant que détermination de la réalité ontologique de l’être (cf. René Guénon L’homme et son devenir selon el Vedânta, Le Symbolisme de la Croix et Les états multiples de l’être). Même s’il n’est certainement pas nécessaire d’avoir lu les œuvres de René Guénon pour comprendre ces choses, c’est souvent bien utile, à ceux qui sont dépourvus de toute formation doctrinale, pour bien situer la profondeur et l’étendue de certaines affirmations, pourtant assez élémentaires dans le cas présent (je rappelle que ce livre des Lawâqîh, tout entier, est consacré aux muridîn du début de la Voie) …

*

Il disait [Sidi Ali ibn Wafâ] : « Aucun disciple ne réussit avec un Instructeur sans être « élu » chez Allah. S’il n’était pas élu chez Lui Il ne l’aurait pas réuni avec celui qui l’aurait fait parvenir à Sa Présence. Préserve-donc ton Cheikh, disciple : tu seras préservé et tu profiteras. »

Il disait : « En vérité, ton Maître est plus savant que toi de tes états car il est la réalité de ton esprit. »

Il disait : « La connaissance que tu as de toi-même est fonction de la connaissance que tu as de ton Maître. »

Nous avons vu, dans le chapitre premier, l’unanimité des Maîtres à dire que le disciple ne peut pas prendre [simultanément] deux Maîtres ; ils disent : « Comme un monde ne peut avoir deux divinités, ni une femme deux époux, ni un homme deux cœurs, de même un homme ne peut avoir deux Maîtres. Ils sont unanimes à dire que tout disciple qui voit que la science de son Maître ne lui suffit plus n’a pas à se lier avec lui. Il se peut que l’un des deux Maîtres ne présente pas de réalisation effective et qu’il ordonne au disciple ce qui plaît à son désir, sans aucune sagesse, et qu’il le ruine de cette manière. En résumé : il n’est jamais arrivé à personne qu’il ait progressé spirituellement dans la Voie et ait atteint les stations des Hommes Véritables en ayant deux Maîtres. »

Il disait : « Le plus petit des états que peut avoir un disciple avec son Maître est que celui-ci soit pour lui comme une mère qui préfère pour lui l’aisance et qui supporte à sa place les difficultés, qui l’aime quelle que soit sa situation, qui le suive dans tout ce qu’il désire et le supporte de la meilleure des façons, ne voyant même pas en lui quelque défaut ni manquement ; or le Maître a un droit plus important à exercer un tel contrôle, car le souci qu’il a d’amener le disciple auprès de son Seigneur est plus important que celui de sa mère à son égard. »

Sidi Alî Wafâ disait :  » Ils [les Maîtres] sont unanimes sur le fait que le disciple qui constate que la science de son Cheikh ne lui suffit plus n’a plus à le suivre. »

*

122 – Il incombe au murîd de croire que tout bien qui lui arrive provient d’Allah par le soutien spirituel (madad) de son Instructeur, car la lumière de tout disciple provient de la lumière de son Instructeur.

Sidî Ali ibn Wafâ (.) disait : « L’ensemble de ce que tu vois en toi comme soutien spirituel est une émanation de ton Instructeur spirituel ; et tout ce que tu vois en lui comme manque te caractérise :  » Ce qui te touche en bien vient d’Allah et ce qui t’arrive de mal vient de toi  » *.

Ainsi si tu vois que ton Maître est apostat, c’est toi qui es apostat depuis la nuit des temps (fî ghayb el-azalî) car il est le miroir de l’Existence (de l’être). Et si tu vois qu’il est sincère, c’est que tu es sincère principiellement (ou essentiellement = fî ilm-Allah). Quant à la nature véritable du Cheikh, ne la connaît que celui qui est honoré de l’état spirituel dans lequel il se trouve [lui-même] ou qui lui est supérieur **.

Un disciple dit une fois au Cheikh Abu Yazid :  » Je t’ai vu cette nuit, Sidi, avec une face de porc  » ; il lui répondit : « Tu as raison, mon fils, car je suis le miroir de l’Etre (mir`ât el-wujûd, ou : de l’Existence) ; tu as donc vu ta propre face en moi, pensantque tu étais moi. Purifies-donc ton âme, mon fils, de ce qui caractérise les porcs, puis regarde vers moi à nouveau : tu trouveras que je ne suis pas un porc ! »

* Sourate « Les Femmes », v. 79

** Conception souvent oubliée (rappelée dans des termes quasiment identiques par René Guénon, je crois dans ses Aperçus sur l’initiation) et qui rend vaine toute tentative d’évaluation extérieure ainsi que les prétentions parfois affichées, un peu trop facilement, ici et là.

*** Le symbolisme du miroir, quand il est appliqué au Cheikh, prend une dimension nécessairement supérieure à celle qu’il a d’habitude en dehors du cadre initiatique, puisque le Maître extérieur étant lui-même le reflet du Maître intérieur, qui est le Soi (selon une certaine terminologie –cf. René Guénon, notamment Aperçus sur l’initiation), le murîd contemple ainsi sa propre réalité quand il a, face à lui, un Cheikh réalisé. Le constat peut en être, alors, saisissant.

Etant donnée l’importance de ce point, nous rappelons, pour mémoire, ce qu’avait dit le même Sidi Alî ibn Wafâ, Cheikh fondateur de la tarîqah wafâ’iyah (adab 109 et partie du commentaire) :

« (…) :  » Tu es [en réalité] selon la forme que tu observes [en apparence] chez ton Cheikh ; contemple donc ce que tu veux [sans être limité par un a priori qui limiterait la forme de ta contemplation] et considère alors [ce que tu vois] : si tu constates qu’il est hypocrite, alors c’est toi qui es hypocrite, si tu constates qu’il est sincère (mukhliç), alors c’est toi qui es pur et sincère, car en réalité, il constitue pour toi un miroir : tu ne vois dans le miroir que ta propre forme, pas la nature du miroir. »

Le Cheikh est le support extérieur de la réalité profonde de l’être qui s’y reflète. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est également dit que la constatation des défauts propres au Cheikh constitue un voile important pour le disciple qui les observe, de la même manière que la constatation des défauts d’un miroir empêche celui qui la fait d’avoir une vision nette de ce qui s’y reflète (cf. infra : règle 122, dans laquelle Charani donne une illustration très édifiante de cet aspect. Un peu de patience, in châ Allah).

Tout ceci est d’ailleurs à mettre en rapport direct avec l’affirmation selon laquelle le caractère humain (el-bacharyah, ‘humanité’) d’un Maître constitue le pire des voiles pour son disciple. (…) »

Pour revenir maintenant au adab 122, on voit qu’il confirme l’idée émise plus haut, selon laquelle c’est le murîd qui est le plus important dans le sulûk, et non le Cheikh. La réalité de sa fonction première est ici rappelée de la meilleure manière, puisqu’il « renvoie » littéralement, et dans tous les sens du terme, le disciple à lui-même ! C’est donc bien, toujours, le murîd qui est le plus important dans le sulûk, et non le Cheikh, qui est ainsi véritablement khâdim el-Qawm, serviteur (du « peuple ») des Initiés.

Même lorsqu’il explique cette notion en disant : « tout ce que tu vois en lui comme manque te caractérise :  » Ce qui te touche en bien vient d’Allah et ce qui t’arrive de mal vient de toi « , Sidî Ali ibn Wafâ ne mentionne le Cheikh que pour montrer que, dans le meilleur des cas, il « indique » Allah au murîd, s’effaçant lui-même dans cette fonction. (Cf. René Guénon, dans les Aperçus sur l’initiation –chapitre sur l’enseignement initiatique-, qui traite cette question de la même manière et aussi Cheikh Zakî ed-Dîn Ibrahîm dans son Khitâb Propos général sur le Soufisme : « Quant à nous, nous indiquons la Vérité Essentielle et montrons le chemin, puis nous laissons l’aspirant sincère parvenir au bout de son chemin par son propre effort »).

De plus, il semble que l’on puisse aller encore plus loin en ce sens et aussi remarquer que l’indication finale de Sidî Ali ibn Wafâ (« Purifies-donc ton âme, mon fils, de ce qui caractérise les porcs, puis regarde vers moi à nouveau : tu trouveras que je ne suis pas un porc ! ») n’implique pas non plus, en réalité, que le murîd voie la réalité du Cheikh une fois qu’il aura effectué la purification nécessaire : verra-t-il, dans ce miroir, se refléter alors la réalité de son Cheikh ou la sienne, toujours et uniquement, à moins d’avoir acquis un degré identique de réalisation ? Et si tant est même que ce soit le cas : est-ce du degré de son Cheikh qu’un murîd engagé dans le sulûk doive se préoccuper ultimement ?

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134 – Entrer dans la compagnie d’un Cheikh uniquement* pour l’éducation spirituelle et non pas pour une autre raison, telle que la nourriture et la boisson, une fonction, ou autre chose du même genre.

* Ce adab peut encore être rangé parmi ceux qui expriment un mode de tawhîd (Cf. ce qui a été dit précédemment sur le tawhîd, en tant que processus d’unification, comme méthode initiatique).

Au sujet des erreurs concernant les motivations du rattachement, voir  » Le Taçawwuf n’est pas …« 

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138

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143 – Il incombe au murîd de se précipiter à appliquer les prescriptions de son Cheikh, même s’il n’en connaît pas le résultat, comme le faisaient jadis beaucoup de disciples sincères, à la différence de la plupart des disciples de nos jours qui préfèrent suivre les prescriptions de leur femme, par exemple, au lieu de suivre l’ordre du Cheikh. A cause de cela ils ne sont pas parvenus aux stations des Hommes véritables.

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144 – Eteindre son objectif dans la décision (ikhtiyâr) de son Cheikh, car ce qu’a choisit son Cheikh est bien ce qui est désiré [dans la Voie].

Le disciple fera attention à ne pas être mécontent de son Cheikh lorsqu’il lui aura préparé un repas et que, l’ayant invité, il n’y sera pas présent ou bien que, lui ayant préparé un habit, il ne le mettra pas. Car en réalité les biens des disciples sont défendus aux Maîtres pour leurs usages (selon leurs habitudes), sauf s’il advient que le disciple considère lui-même que son bien est pour son Maître.

Cette précision prend donc tout son sens en prévention de dérives bien connues de type sectaire. Il doit être connu aussi que les représentants réguliers du Taçawwuf ne prétendent pas faire autrement.

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N° 145 – Ne pas obéir à un adversaire contre son Cheikh, ni lui tenir compagnie spirituelle sauf en cas de nécessité exotérique.

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N° 147 – Ne pas mettre le pied sur la couche de son Cheikh quand elle se trouve entraver son chemin, mais au contraire la plier ou la relever pour aller ensuite à son affaire, à l’intérieur de la maison du Cheikh ou à l’extérieur ; et il n’y a pas de mal, si l’on veut le replier avec son pied puis aller sur la couche du Cheikh à genoux. De même, on ne doit absolument pas entrer sur le Cheikh alors qu’il est en khalwah, ou chez lui, sauf avec une autorisation spécifique, une autorisation générale étant insuffisante. *

* Il s’agit de l’autorisation générale donnée à entrer dans son lieu d’habitation et de l’autorisation particulière à entrer dans sa pièce de retraite personnelle.

C’est comme si le Cheikh avait autorisé un groupe à entrer chez lui et qu’il entrait (le disciple) avec eux, sauf s’il est naqîb et qu’il sait à l’avance qu’ils auront besoin de lui, par exemple pour étendre le çimât ou pour leur service, auquel cas il entre sans autorisation spécifique. Il devra prendre garde à ne pas s’opposer à lui dans l’ordre qu’il aura donné à préférer un repas léger, dépourvu de graisse, pour les ministres au lieu du repas abondant et délicieux pour les fuqarâ en disant que ceux-là ont besoin d’une telle chose. Cela est un mauvais comportement avec le Cheikh. De même on ne s’opposera pas au Cheikh même si préférait donner ce qui est délicieux aux ministres et ce qui est médiocre aux fuqarâ ; on sera pour le Cheikh un témoin véritable dans tout ce qu’il fait.

Par ailleurs, lorsque le Cheikh attribue un peu du repas ou un vêtement, on ne doit pas s’y opposer, fusse en son for intérieur. Il ne fait aucun doute que le Cheikh ne rejette par le cœur, et peut être même définitivement, celui qui se conduit ainsi avec le Cheikh car il fait partie des conditions propres au naqib qu’il respecte le secret du Cheikh et qu’il n’informe absolument personne de ce que fait le Cheikhdans sa maison.

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N° 148 – Lorsque le Cheikh met en avant quelqu’un d’entre ses égaux sans qu’un privilège ne transparaisse de la personne en question, on doit l’accepter de son Cheikh par convenance spirituelle et ne pas se dire, serait-ce en soi-même : « Celui-là ne mérite pas cette précellence ! »

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N° 150 – Se mettre complètement au service de son Cheikh lorsqu’il demande de voyager avec lui *, à la campagne ou ailleurs, et ne pas se détourner de lui pendant le voyage d’une seule nuit ou d’un jour, sauf par nécessité et avec son autorisation.

* On se souvient que les échanges entre Moïse et el-Khidr (sur eux deux le salut), qui sont prototypiques en matière de Taçawwuf en général et en matière d’enseignement initiatique, ont lieu durant un voyage.

        Il n’est pas caché aux disciples que les gens, de nos jours se sont penchés dans des braises de feu des injustices qui ne s’éteindront qu’avec leur mort – et il n’y a de force ni de puissance qu’en Allah l’Elevé, l’Immense  !

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N° 151 – Prendre garde de ne pas se mettre à aimer un autre que le Cheikh, ni quelqu’un d’autre qu’Allah a ordonné d’aimer d’entre les Envoyés, les Saints et les Pieux anciens. Car le degré le plus élevé de l’amour du Cheikh envers son disciple est que lorsqu’il regarde dans son cœur, il n’y trouve pas d’amour vers quiconque d’autre de ses contemporains, ni d’attention qu’il porterait à un autre. Il en est de même du regard du Vrai (.) vers le cœur de Son serviteur, quand Il y regarde et qu’Il ne voit pas qu’il prête attention à un autre que son Seigneur et qu’il ne penche vers un autre que Lui : Il l’élit alors et l’établit parmi les Gens de l’Elite, parmi les Gens de Sa Présence.

Cette règle rend compte de la nécessité de l’orientation intérieure exclusive du disciple envers son Cheikh, dans une attitude disciplinaire d’unicité qui correspond à celle du serviteur envers Son Seigneur. C’est cette correspondance que rappelle également le Cheikh el-Akbar quand il dit, en introduction du chapitre 181 des Futûhât sur la Vénération des Maîtres spirituels : « La vénération des Maîtres n’est que la vénération d’Allah : observe-la donc comme règle, pour Allah et par Allah ! »

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N° 161 –  Considérer que son assiduité auprès du Cheikh pour les règles de convenances et l’éducation spirituelle vaut mieux pour lui que de voyager ou de faire le pèlerinage…

Rappelons qu’il s’agit ici de considérer l’apport des pratiques sous l’angle initiatique et non pas, bien évidemment, de remettre en cause l’intérêt intrinsèque de pratiques ou de rites d’ordre général

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N° 162 – Se satisfaire, si l’on réside dans la zawyah de son Cheikh, de pain sec et revêtir une étoffe de lin grossière en fermant la porte des occupations mondaines, autant que possible.

Sidi Abu el-Su’ûd el-Jârihî disait : « Tout disciple qui s’établit près de son Cheikh à cause de sa fonction, de sa retraite spirituelle ou de ce qui est parvenu entre ses mains depuis qu’il a quitté la khirqah * commet un traîtrise et il ne lui viendra rien de lui, resterait-il auprès du Cheikh la durée de vie de Noé –sur lui la Paix-.

*  On rappelle ici l’importance du tawhîd, considéré comme processus d’unification de l’être, qui consiste ici à ne pas détourner son orientation du But ultime du sulûk au profit d’autres préoccupations, mêmes réelles mais relativement secondaires, et quelles que soient les situations et les particularités du Cheikh qui peut permettre de les mettre en œuvre et d’y accéder.

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N° 163  –   Imiter la pratique de son Cheikh à faire le dhikr abondamment, en secret et ouvertement, de n’avoir comme occupation que celle-là et de ne pas ajouter aux prières obligatoires et surérogatoires bien connues.

Cette prescription pourrait sembler contredire celle qui a été donnée plus haut de ne pas imiter les pratiques du Cheikh mais de se tenir uniquement à ce qu’il a prescrit. Il semble qu’il faille comprendre que l’imitation du Cheikh concerne ici une pratique générale et non ce qui concerne un état spirituel. La question du taqlîd doit être abordée de manière spécifique si l’on veut comprendre dans quels cas il est recommandé ou pas. 

Cette règle de adab est certainement à ranger au nombre de celles qui peuvent définir ce qu’est le tawhîd en tant que méthode initiatique.

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N° 164  –  Ne pas contredire son Cheikh quand celui-ci lui prescrit une licence (= pratique autorisée : mubâh) d’entre celles qui sont reconnues légalement et ne pas essayer d’argumenter le mubâh en tant que tel, car le but du Cheikh est l’élévation spirituelle du murîd  alors que ce qui est mubâh ne produit pas d’élévation en tant que tel. La volonté du Cheikh est ainsi de faire en sorte que tous les moments du murîd soient remplis par l’obéissance à suivre un ordre ou à éviter une interdiction de sorte qu’il se trouve dans une pratique pour laquelle il sera récompensé. Le Législateur, en effet, n’a établi le caractère mubâh qu’afin de donner aux faibles une occasion de se reposer des difficultés légales, tellement ils sont enclins à s’ennuyer de la multitude des contraintes restrictives des choses légales.

Aichah (.) disait : «L’Envoyé d’Allah (.) fait le dhikr d’Allah en chacun de ses instants, c’est-à-dire même lorsqu’il plaisantait avec les enfants, les vieillards et les autres.»

Jalâl ed-Dîn Suyûtî (.) rapporte dans les Khaçâ’îç que l’Envoyé d’Allah (.) s’appliquait avec constance à la présence avec Allah (.) lorsqu’il s’exprimait envers les êtres et ne prenait aucune occupation en dehors d’Allah.

(A suivre, in châ Allah )

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ARTICLE THÉMATIQUE correspondant

GENERALITES SUR LA RÉALISATION SPIRITUELLE (TAHQÎQ, SULÛK)

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par le 20 octobre 2012, mis à jour le 9 juillet 2015

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