Maître « vivant » et Maître « fondateur » – M.L.B

 Cet article fait partie de notre série d’« Aperçus sur le Maître spirituel « vivant » selon l’œuvre de René Guénon »
 

L’expression de Maître « vivant »1 – que du reste René Guénon emploie assez rarement, lui préférant en général celle de « Guru humain » – connaît à notre époque une telle diffusion, dans les milieux traditionnels ou à prétention traditionnelle, qu’il nous a semblé intéressant d’en préciser le sens et de montrer les différentes acceptions que peut recouvrir cette notion en connexion notamment avec celle de Maître « fondateur ».

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Une telle expression sert le plus habituellement à définir un Maître corporellement vivant par opposition à certaines possibilités de rattachement ou d’enseignement initiatiques supportées par un Maître corporellement absent2 . On la retrouve notamment chez Guénon à propos de certaines possibilités existantes « dans l’initiation islamique, [où] certaines turuq, surtout dans les conditions actuelles, ne sont plus dirigées par un véritable Cheikh capable de jouer effectivement le rôle d’un Maître spirituel, mais seulement par des Khulafâ qui ne peuvent guère faire plus que de transmettre valablement l’influence initiatique ; il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’il en est ainsi, la barakah du Cheikh fondateur de la tarîqah peut fort bien, tout au moins pour des individualités particulièrement bien douées, et en vertu de ce simple rattachement à la silsilah, suppléer à l’absence d’un Cheikh présentement vivant»3 . De toute évidence, ici, le qualificatif « vivant » se rattache expressément à la dimension corporelle du Cheikh, par opposition à l’action de la barakah du « Cheikh fondateur » qui relève d’un ordre strictement impersonnel.

 

Dans un de ces premiers ouvrages, très antérieur au passage que nous avons reproduit ci-dessus, Guénon présente cependant les choses d’une manière quelque peu différente : « dans certaines écoles d’ésotérisme musulman, le « Maître » (Cheikh) qui fut leur fondateur, bien que mort depuis des siècles, est regardé comme toujours vivant et agissant par son « influence spirituelle » (barakah) ; mais cela ne fait intervenir à aucun degré sa personnalité réelle, qui est, non seulement au-delà de ce monde, mais aussi au-delà de tous les « paradis », c’est-à-dire des états supérieurs qui ne sont encore que transitoires4 ». Dans cet extrait, c’est essentiellement à l’action de son influence spirituelle – ici clairement définie comme une modalité d’ordre impersonnel – qu’un tel Maître doit d’être « regardé comme toujours vivant et agissant ». Ces deux points de vue sont cependant facilement conciliables : d’un côté le qualificatif «vivant» se rapporte à la vie corporelle, de l’autre côté il s’applique plus particulièrement à l’action « vivifiante » de l’influence spirituelle du Maître fondateur ; chacun de ces deux aspects se rattachant in fine au « principe même de la Vie » qui correspond, dans la tradition islamique, « à l’aspect ou attribut exprimé par le nom divin El-Hayy, qu’on traduit ordinairement par « le Vivant », mais qu’on pourrait rendre beaucoup plus exactement par « le Vivificateur »5. Le Maître corporellement « vivant » apparaît ainsi comme le support adéquat et privilégié de l’action vivifiante de l’influence spirituelle du Maître fondateur dont il est dépositaire et qui préside au processus initiatique tout entier. A titre d’exemple, on peut se rappeler que, « dans la tradition hindoue, le mantra qui a été appris autrement que de la bouche d’un guru autorisé est sans aucun effet, parce qu’il n’est pas « vivifié » par la présence de l’influence spirituelle dont il est uniquement destiné à être le véhicule. Ceci s’étend d’ailleurs, à un degré ou à un autre, à tout ce à quoi attachée une influence spirituelle »6.

 

Dans une certaine mesure, tout être qui est le support temporaire ou permanent de cette influence spirituelle « vivifiante » pourrait ainsi être qualifié de « vivant » puisque « vivifié » par cette dernière7. Sous ce rapport, on se souviendra, dans l’œuvre de René Guénon, des nombreuses expressions traditionnelles faisant référence à ce symbolisme : la « Terre des Vivants » de la tradition judéo-chrétienne8 qui est une désignation des centres spirituels dont la fonction première est d’ « assurer la continuité de transmission des influences spirituelles depuis les origines mêmes de la présente humanité (nous devrions même dire au-delà de ces origines, puisque ce dont il s’agit est « non-humain ») et à travers toute la durée de son cycle d’existence »9, l’ « Arbre de Vie » qui est un symbole universel de l’axis mundis par lequel « les influences du monde « d’en haut » sont transmises au monde « d’en bas »10 et qui est parfois décrit comme un « Arbre de Lumière »11.… On insistera tout spécialement sur l’ « identification établie, au début de l’Évangile de saint Jean entre Verbum, Lux et Vita », auquel l’auteur a consacré un chapitre entier de ses Aperçus sur l’initiation, qui nous semble susceptible d’éclairer plus complètement les différents rapports que nous établirons entre l’action vivifiante de l’influence spirituelle et les différents supports qu’elle emprunte afin de permettre à l’initié de réaliser cette « remontée du courant »12 qui est une autre désignation du processus initiatique lui-même.

 

Pour en revenir au rôle du Maître « vivant », nous rappellerons enfin qu’« il s’agit si bien, en tout ceci, de la communication de quelque chose de « vital » que, dans l’Inde, nul disciple ne peut jamais s’asseoir en face du guru, et cela afin d’éviter que l’action du prâna qui est lié au souffle et à la voix, en s’exerçant trop directement, ne produise un choc trop violent et qui, par suite, pourrait n’être pas sans danger, psychiquement et même physiquement. Cette action est d’autant plus puissante, en effet, que le prâna lui-même, en pareil cas, n’est que le véhicule ou le support subtil de l’influence spirituelle qui se transmet du guru au disciple ; et le guru, dans sa fonction propre, ne doit pas être considéré comme une individualité (celle-ci disparaissant alors véritablement, sauf en tant que simple support), mais uniquement comme le représentant de la tradition même, qu’il incarne en quelque sorte par rapport à son disciple »13.

 

On peut établir ici une certaine analogie entre le cas du Maître fondateur, que nous avons rappelé ci-dessus, et celui du Guru humain : pour l’un et l’autre il semblerait que ce soit surtout par le biais de l’influence spirituelle qu’ils exercent leur action, indépendamment de toute considération personnelle et, dans le cas du Guru humain, individuelle. Ce point, en apparente opposition avec l’idée qu’on se fait parfois du Maître spirituel corporellement vivant, rappelle cependant, dans une certaine mesure, le wu-wei chinois, l’activité non-agissante à laquelle on rapporte aussi, en général, l’«action de présence» des êtres réalisés, et qui n’est pas sans présenter une certaine ressemblance avec « la présence spirituelle inspirant et guidant le Travail initiatique collectif »14.

 

V2 – 02 nov. 2011

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Article thématique correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

  1. Cheikh hayy en arabe []
  2. Comme par exemple dans ce texte de Abdul-Hâdi reproduit en annexe d’Initiation et Réalisation spirituelle intitulé « Les deux chaînes initiatiques » : « L’une est historique, l’autre est spontanée. La première se communique dans des Sanctuaires établis et connus, sous la direction d’un Cheikh (Guru) vivant, autorisé, possédant les clefs du mystère. Telle est Talîmu-l-rijal, ou l’instruction des hommes. L’autre est Al-Talîmu-l-rabbâni, ou l’instruction dominicale ou seigneuriale, que je me permets d’appeler « l’initiation marienne », car elle est celle que reçut la Sainte Vierge, la Mère de Jésus, fils de Marie. Il y a toujours un Maître, mais il peut-être absent, inconnu, même décédé il y a plusieurs siècles». Dans la note qu’il l’accompagne, il est précisé qu’« au point de vue du taçawwuf islamique, ce dont il s’agit relève de la voie des afrâd, dont le Maître est Seyidna al-Khidr, et qui est en dehors de ce qu’on pourrait appeler la juridiction du « Pôle » (ElQutb), qui comprend seulement les voies régulières et habituelles de l’initiation. On ne saurait trop insister d’ailleurs sur le fait que ce ne sont là que des cas très exceptionnels et qu’ils ne se produisent que dans des circonstances rendant la transmission normale impossible, par exemple en l’absence de toute organisation initiatique régulièrement constituée ».   []
  3. Initiation – Chap. XXIV []
  4. L’Erreur Spirite – Chap. IV – On notera ici que les indications relatives au Maître « fondateur » présentées par Guénon proviennent directement de l’enseignement de l’ésotérisme islamique ; cela est particulièrement remarquable quand on sait quelles difficultés il peut y avoir à faire admettre ces notions a certains mutaçawwifîn. []
  5. Guénon, Aperçus – Chap. XLVII []
  6. Guénon, Aperçus – Chap. VIII []
  7. Comme par exemple les reliques qui « sont précisément un véhicule d’influences spirituelles » (Guénon, Aperçus – Chap VIII). D’ailleurs si, « à cet égard, la fable bien connue de « l’âne portant des reliques » est susceptible d’une signification initiatique digne d’être méditée » (Ibid.) c’est parce qu’elle présente notamment un intérêt cyclique tout particulier, en rapport avec certaines possibilités initiatiques « substitutives », supportées par la transmission régulière de l’influence spirituelle. Dans la tradition islamique, il existe d’ailleurs un pendant coranique à cette « fable » (cf. Cor. 62, 5) auquel fait écho une tradition prophétique citée par Ibn ‘Arabi, dont la concordance avec l’enseignement guénonien est remarquable (sur tout cela cf. le Chap. VIII de l’étude dont est issu le présent article, en particulier la note 21). A un autre point de vue, plus général, Guénon affirme que « la « vie » est une des conditions auxquelles est soumise toute existence corporelle sans exception ; c’est […] pourquoi personne n’a jamais pu arriver à définir d’une façon satisfaisante la distinction du « vivant » et du « non-vivant », cette question, comme tant d’autres dans la philosophie et la science modernes, n’étant insoluble que parce qu’elle n’a aucune raison de se poser vraiment, puisque le « non-vivant » n’a pas de  place dans le domaine envisagé, et qu’en somme tout se réduit à cet égard à de simples différences de degrés» – René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps – chap. XXVI []
  8. Notons en passant que chez Ibn ‘Arabi, la « hiérarchie fondamentale et perpétuelle de la tradition [primordiale] », c’est-à-dire le Centre Suprême, est constituée par quatre prophètes corporellement vivants dont la mort physique à été retardée jusqu’à la fin du cycle de la présente humanité : Idrîs (Hénoch ou Hermès), ‘Issâ (Jésus), Ilyas (Elie) et al-Khidr – sur eux la Prière et le Salut. Cf. Michel Vâlsan « Les derniers hauts grades de l’Ecossisme et la réalisation descendante » in Etudes Traditionnelles n° 308-309-310, Paris. Dans cette configuration on retrouve ainsi les deux aspects que nous avons mis en évidence à propos du qualificatif « vivant ». []
  9. Guénon, Aperçus – Chap. X []
  10. René Guénon, Symboles [Fondamentaux] de la Science Sacrée – Chap. LVI []
  11. « Dans la Sûrat al-Nûr, il est parlé d’un « arbre béni », c’est à dire chargé d’influences spirituelles, qui n’est « ni oriental ni occidental », ce qui définit nettement sa position comme « centrale » ou « axiale » ; et cet arbre est un olivier dont l’huile entretient la lumière d’une lampe ; cette lumière symbolise la lumière d’Allah qui en réalité est Allah, car, ainsi qu’il est dit au début du même verset, « Allah est la lumière des cieux et de la terre ». Il est évident que, si l’arbre est ici un olivier, c’est à cause du pouvoir éclairant de l’huile qui en est tirée, donc la nature ignée et lumineuse qui est en lui ; c’est donc bien, ici encore, l’ « Arbre de lumière » dont il vient d’être question» (Guénon, Symboles – Chap. L). Ce symbolisme présente un lien remarquable avec le sujet de la présente étude que nous nous proposons d’étudier en une autre occasion. []
  12. Ce symbolisme est en rapport avec celui de l’ « Arbre de Vie » ou de « Lumière » et la question de la Chekhina ou de ce qui y correspond dans les traditions islamiques (sakînah) et hindoues (shakti), ces différents aspects étant étroitement solidaires de ceux évoqués dans la précédente note. Sur tout ceci cf. Guénon, Symboles – Chap. L à LVI. []
  13. Guénon, AperçusChap. VIII []
  14. Guénon, Initiation – Chap. XXIII – Nous avions envisagé de clôre notre étude sur le Maître « vivant » par quelques remarques sur l' »action de présence » et le « maniement des influences spirituelles » mais des raisons d’opportunité nous ont amenés à en différer la publication. Il nous est en effet apparu nécessaire, à nos collaborateurs et à nous même, de procéder à certaines clarifications préalables concernant la notion de « présence ». Sur ce point, on pourra déjà consulter la question-réponse n°27  proposée par M. Abd es-Salâm, concernant l’usage du terme hadra pour désigner les rites collectifs dans le taçawwuf ainsi que l’article d’O.Courmes en cours de publication sur l’influence spirituelle du Sheikh fondateur et le travail initiatique collectif []

par le 2 novembre 2011, mis à jour le 7 juillet 2015