Notions châdhilies sur la propagation (sarayân) des Noms dans l’Existence – L.D.L.H

Cet article est issu de notre étude intitulée « Commentaire de la prière sur le Prophète » de la Lumière Essentielle » (en-Nûr edh-dhâtî), dont la dernière version au format PDF est disponible sur le Porteur de Savoir

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Notions châdhilies sur la propagation (sarayân) des Noms dans l’Existence

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Si le rappel sommaire des quelques notions traditionnelles de nos précédents articles 1 , bien connues de la littérature classique du Taçawwuf, permet d’esquisser le « paysage » doctrinal dans lequel s’inscrit la formule de la prière, il reste pourtant, du fait même de son caractère très général, tout à fait insuffisant pour en saisir la portée réelle. Si l’on veut en effet appréhender la Salât en-nûr edh-dhatî de la façon la plus cohérente, c’est du point de vue spécifiquement chadhilî qu’il faut l’envisager, et à la lumière de la doctrine ésotérique qui caractérise le Cheikh Abû-l-Hassan lui-même qu’il faut tenter de la comprendre, car elle-seule peut permettre, dans le cadre de cette étude, d’en donner précisément le sens. Or, s’il est admis que le Cheikh Chadhilî et son successeur Abû el-Abbas Murçî ne laissèrent aucun enseignement écrit à l’exception de correspondances privées 2 , nous savons également qu’Ibn ‘Ata’ Allah Sakandarî, troisième héritier de la fonction suprême au sein de la Tarîqa, transmit à ses disciples quelques livres qui formalisèrent, aux prémices d’une organisation initiatique qui allait bientôt rayonner dans tout le monde islamique, les fondements de la doctrine et de la méthode reçues de ses maitres. La transmission de l’influence et de l’enseignement initiatiques entre les trois saints étant incontestable, nous utiliserons ici sans aucune restriction les écrits du Cheikh Ibn ‘Ata’ Allah comme la plus parfaite expression de l’enseignement du Cheikh Abû-l-Hassan et la meilleure source pour aborder la prière sous l’angle chadhilî.

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Dans son livre El-qaçd el-mujarrad fî ma’rifati-l-Ism el-mufrad, Ibn ‘Ata’ Allah conçoit la Ulûhiyah comme étant l’aspect « dieu » de l’Essence ; il dit à propos du nom d’Allah qu’il est « le nom de l’Essence Suprême qualifié par l’attribut de la Divinité (Ism edh-dhât el-‘aliyah mawçuf bi çifât el-Ulûhiyah) connue par les caractérisations seigneuriales et qualifié par l’attribut de l’Unité […] ». Sous un angle un peu différent, Ibn Ata Allah dit ailleurs du nom d’Allah qu’il est « le plus immense de tous les Noms car il indique l’Essence Suprême (dâll ‘alâ-dhât el-‘aliyah) regroupant en elle toutes les perfections des attributs de la Ulûhiyah ». Pour faire le lien avec les conceptions générales évoquées dans notre article Notions générales sur l’Essence (Dhât) , la Ulûhiyah apparait ici, selon ces deux formulations, à la fois comme la fonction de l’Essence en rapport avec l’Existence 3  et comme le degré suprême (el Martabat-el-‘aliyâ) dans lequel sont inclus tous les Attributs (çifât) et dont il sera encore question un peu plus loin. A titre indicatif, notons que le Cheikh ajoute : « la perfection de l’Essence est [elle-même essentiellement identique à] la perfection de l’Existence (wûjûd4 , conformément à la notion bien connue que l’Existence n’est que la manifestation de tous les Attributs divins totalisés dans la Ulûhiyah, et assignés par celle-ci à occuper le degré qui leur revient dans la Manifestation totale 5 .

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Ce qu’il importe de noter à notre niveau, c’est que le maitre envisage quasiment toujours la fonction suprême qu’Allah exerce sur Sa Création parallèlement au processus effectif de réalisation spirituelle (sulûk), comme une rivière que l’on remonte pour parvenir à sa source. Pour soutenir cette perspective résolument « applicative », il expose et développe la doctrine des Noms et des attributs divins, angle privilégié pour concilier cette double approche doctrinale et initiatique 6 .

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Tout d’abord, comme le dit le Cheikh dans un vers, il faut comprendre que l’ensemble des noms procèdent du Nom d’Allah. En tant que les noms symbolisent les choses existenciées, le Nom d’Allah est donc aussi « Celui qui rassemble la totalité des choses (jâmi’ el-jamiy’ el-achyâ’ kullihâ), et chacune d’entre-elles l’explicite (chârahah), l’indique (machîrah) et l’exprime (mu’abbirah). Le monde tout entier, du plus élevé au plus bas, et en son sein les merveilles ou les étrangetés, procède de lui ». Toutes ces « choses » ou ces « noms », qui correspondent dans la terminologie guénonienne à « toutes les possibilités que l’Être comporte et contient principiellement dans son unité même », constituent le monde manifesté (‘âlam). Ibn ‘Ata Allah divise ce dernier  en deux domaines : le Monde de l’Ordre ou du Commandement divin (‘âlam el-Amr) et le Monde de la Création (‘âlam el-Khalq), qui correspondent respectivement au domaine de la manifestation informelle et à celui de la manifestation formelle dont fait partie l’état individuel humain 7 . Le monde du Commandement détermine (hâkim8  le monde de la Création et se situe ontologiquement à un degré immédiatement inférieur à celui du nom de la Ulûhiyah, qui, elle, est située dans le degré suprême (el martabat-el-‘aliyâ) comme nous l’avons déjà vu plus haut.

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Etant bien entendu que ce qui est désigné par le Nom de la Ulûhiyah diffère des autres Noms, non pas uniquement à cause de la différence des mots qui les désignent mais bien par les fonctions qu’ils exercent respectivement, le Cheikh décrit l’accomplissement de la fonction suprême de la Ulûhiyah comme la propagation (sarayân9 dans le monde, des Noms qui y sont contenus synthétiquement et qui en procèdent : « quelle que soit la multiplicité des Noms (ta’dadat el Asmâ), leur aboutissement ultime (maqçud) est unique ; il est Allah. Tous les Noms sont ses attributs (cifât) et ses caractéristiques extrinsèques (na’t). Il est leur Commencement (Awwal) et leur fondement originel (Açl). Tous les Noms se propagent (sart) dans le Monde comme la propagation (sarayân) des esprits dans les corps 10  . Ils occupent  dans celui-ci la place (mahalla) qu’à le Commandement (Amr) par rapport à la  Création (Khalq) ; les Noms sont nécessaires au Monde, tout comme les essences sont nécessaires aux contingences (a’radh el jawârih)».

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Cet éclairage nouveau permet de compléter la figure symbolique de l’Existence que nous avions esquissée dans l’article Essence, Noms et Traces : première synthèse : le Monde, ou l’Existence universelle, est toujours un cercle indéfini dont le centre symbolise le reflet de la Ulûhiyah dans le Monde, celle-ci étant nécessairement « en dehors » de la figure de l’Existence puisqu’elle appartient à la non-manifestation (nous reviendrons bientôt sur cette question pour définir précisément ce point central). Ce cercle peut être divisé en deux sous-ensembles distincts par une circonférence inscrite et dont le rayon sera considéré indéfini lui-aussi. Ces deux domaines représentent, dans le sens centrifuge, le Monde du Commandement (ou le domaine de la manifestation informelle) et le Monde de la Création (ou de la manifestation formelle auquel correspond l’état individuel humain). Chacune des circonférences entre le centre et la circonférence inscrite est un degré de la manifestation informelle, tandis que chaque circonférence entre la circonférence inscrite et la circonférence extrême du cercle total est un degré de la manifestation formelle. Les rayons émanés du centre sont les Noms divins, tous contenus synthétiquement dans la Ulûhiyah, et leur propagation (sarayân) dans le Monde, du centre vers la circonférence donc, constitue le processus de la manifestation universelle, ou l’ « extériorisation » des multiples aspects divins contenus synthétiquement dans la Ulûhiyah 11 .

 

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Pour comprendre le processus initiatique, inverse en quelque sorte, par lequel l’être humain « ré-intègre » progressivement ces aspects diversifiés et parvient ainsi à la connaissance de la Ulûhiyah, nous devons maintenant dire encore quelques mots de la doctrine initiatique doctrine de la réalisation par les Noms (takhalluq bi-l-Asmâ).

 

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Lire l’article qui précède                                                           Lire l’article qui suit

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  1. Notions générales sur l’Essence (Dhât), Notions générales sur les Noms (Asmâ) et les Attributs (Cifât), Les Noms : d’Allah à Seyidnâ Adam, Notions générales sur les Traces (Athâr), Essence, Noms et Traces : première synthèse, Notions générales sur la Lumière (Nûr), Rapports symboliques entre Nûr et Barzakh, Le pôle essentiel de la manifestation, L’illumination initiatique, Notions générales sur le Secret (Sirr) []
  2. Cf. notamment la Lettre de consolation à un disciple de Kairouan, p.31 de la Biographie du Cheikh Abû-l-Hassan Châdhilî en ligne sur le Porteur de Savoir. []
  3. Pour Ibn ‘Ata Allah, la fonction suprême de la Ulûhiyah exprime éminemment la « relation » entre Allah et Sa Création et trouve son expression dans la formule du tahlîl : « le fondement de « pas de divinité si ce n’est Allah » (Açl lâ ilâha ill-Allâh) est affirmation [par le serviteur] du Nom de la Ulûhiyah, de la pureté de la conception qu’il se fait de Sa singularité absolue (ikhlâç ifrâdi-hi) et négation de toute ce qui est autre que lui quant à la fonction divine (nafiy mâ sawâhu min el-Ilâhiyah ), de sa transcendance des opposés […] » []
  4. « … et sa permanence dans le passé sans commencement et le futur sans fin (azalan wa abadan), ainsi que ce qui demeure dans l’éternel présent (sarmadan)».   []
  5. Nous pourrions dire aussi, avec Guénon, que « l’Existence universelle n’est rien d’autre que la manifestation intégrale de l’Être, ou, pour parler plus exactement, la réalisation, en mode manifesté, de toutes les possibilités que l’Être comporte et contient principiellement dans son unité même » (Le Symbolisme de la Croix, I). []
  6. Pour clarifier la présentation, nous ne citerons pas systématiquement les paroles du Cheikh qui seront alors uniquement reformulées. Nous invitons le lecteur arabophone à se procurer le texte original dont l’éloquence et la beauté ne transparaitront malheureusement pas dans notre traduction, et le lecteur non arabophone à prendre connaissance de la traduction intégrale de M. Gloton sous le titre « Traité sur le Nom d’Allah » dont nous avons parfois repris certains passages habilement rendus. []
  7. Même si Ibn Ata Allah ne le mentionne pas explicitement, cette conception est fondée sur le verset coranique « la Création et le Commandement ne sont-ils pas à la Lui ? » [VII ; 54]. []
  8. Cette détermination implique par elle-même la maitrise et la domination de ce qui est déterminé, autre sens de hâkim. []
  9. Le terme sarayân, dont la racine sarâ désigne le fait de voyager dans la nuit, pourrait être traduit plus techniquement par « circulation » ; cette notion nécessitant quelques développements supplémentaires pour être bien comprise, nous continuerons à traduire sarayân par propagation avant d’avoir exposé les précisions qui s’imposent dans un des articles suivants. []
  10. A titre spéculatif, permettons-nous de remarquer que la distinction purement logique entre la synthèse unique des Noms et la propagation de leur réalité différenciée laisse supposer, entre le degré de la Ulûhiyah et le Monde manifesté, un degré fonctionnel dans lequel les Noms se distinguent pour exercer ensuite leur fonction propre. Peut-être pouvons-nous rapprocher cette notion de celle de la Stase Nominale (Hadratu-l-Asmâiyyah) de Qachanî, dont M.Vâlsan dit qu’il s’agit du plan fonctionnel sur lequel la Réalité Suprême s’affirme sous la forme personnalisée des Noms divins ; pour Qachanî, c’est le Nom divin Wâhid qui constitue ce degré, en tant qu’Essence considérée sous le rapport de la multiplicité des attributs. []
  11. La « fonction géométrique » du rayon correspond assez étroitement à une des fonctions cosmologiques attribuées aux Noms divins, car une fois le centre défini, le rayon est bien l’élément géométrique qui détermine une circonférence plutôt qu’une autre parmi toutes les circonférences concentriques possibles ; mieux encore, c’est par l’expansion du rayon, ou autrement dit par son tracé effectif, que toutes ces circonférences sont produites ; plus précisément, c’est à chaque fois qu’un point du segment constituant le rayon est tracé que la circonférence correspondante est « produite », potentiellement du moins, comme l’ensemble géométrique de points situés à la même distance du centre que ce point sur le rayon. En outre, si « la circonférence ne saurait exister sans le centre, dont elle procède en réalité tout entière »*, c’est par l’intermédiaire des rayons qui en émanent qu’elle existe, car si ces derniers disparaissaient, cette circonférence serait immédiatement réduite au point central, ou autrement dit la manifestation toute entière serait réintégrée dans son Principe. Du reste, comme le dit Guénon, le Principe Suprême « ne peut apparaitre dans la manifestation que par ses attributs » **. (* : Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, II ; ** : Symboles de la Science Sacrée, LXI).   []

par le 26 octobre 2011, mis à jour le 9 novembre 2011