La Lumière (Nûr) – [LH]

Cet article est extrait d’une étude plus conséquente sur la « Prière de la Lumière Essentielle » (en-nûr edh-dhâtî) du Cheikh Abû el-Hasan el-Châdhilî

Dans le texte coranique, le nom de Nûr désigne Allâh, qui est par excellence la « Lumière des cieux et de la terre » 1 .

Il sert également à désigner le Prophète ﷺ dans le verset :« une lumière et un Livre explicite vous sont venus d’Allah » 2 .

Sous ce rapport, le Cheikh el-‘Alawî distingue la Lumière Absolue (mufrad) ou Dépouillée (mujjarad), qui est celle d’Allah, et la Lumière relative (idâfî) qui est Mohammed. La première est une Lumière dépouillée de la substance (mâdah), de l’adjonction (idâfah) et de toute relation (nisab), alors que la seconde est « la Lumière à partir de laquelle se sont ramifiées toutes les lumières » et « la Première Lumière par laquelle ont jaillies les sources des manifestations » 3 .

Dans le même sens, l’Emir Abd el-Qadir el-Jazâ’irî affirme également que la lumière est de deux sortes :

« Celle d’Allah, qui est la Non-Manifestation Absolue et Éternelle (el-Ghayb el-mutlaq el-qadîm) et celle du monde éphémère (‘âlam el-muhdath) qui est la Lumière de Mohammed ; Allah créa cette dernière de Sa Lumière, puis à partir de cette Lumière Il créa toute chose. Elle est donc toute chose sous le rapport de l’essence (mâhiyya), et différente de toute chose sous le rapport de la forme » 4 .

Nous trouvons ici une allusion claire au célèbre hadith rapporté par Jâbir ibn Abd-Allâh : 

« J’ai interrogé l’Envoyé d’Allâh ﷺ au sujet de la première chose qu’Allâh Très Haut avait créée ; il me répondit : « la première création d’Allah est la lumière de ton Prophète (awwala mâ khalaqa Allah nûr nabiyka) Ô Jâbir ! Puis Il a créé dans cette lumière tout bien, puis Il a créé après elle toute chose. »

La Lumière mohammédienne (en-Nûr el-mohammedî) est donc le premier et le plus élevé de tous les principes manifestés 5 . Pour illustrer la génération de tous les êtres à partir d’Elle, l’Emir la compare à une chandelle : la flamme de cette chandelle sert à en allumer une seconde, dont la flamme n’est pas autre chose que celle de la première,  mais manifestée selon une forme différente, et apparue sur une nouvelle mèche sans pour autant avoir été déplacée 6 .

Cette métaphore, qui affirme nettement la primauté de la lumière mohammédienne sur celles des autres êtres, peut être rapprochée de certaines considérations de René Guénon sur le sujet :

« […] les expressions En-Nûr el-muhammadî et Er-Rûh el-muhammadiyah sont équivalentes, l’une et l’autre désignant la forme principielle et totale de l’« Homme Universel », qui est awwalu khalqi’Llah, « le premier de la création divine ». C’est là le véritable « Cœur du Monde », dont l’expansion produit la manifestation de tous les êtres, tandis que sa contraction les ramène finalement à leur Principe4 ; et ainsi il est à la fois « le premier et le dernier » (el-awwal wa el-akher) par rapport à la création, comme Allah Lui-même est « le Premier et le Dernier » au sens absolu. « Cœur des cœurs et Esprit des esprits » (Qalbul-qulûbi wa Rûhul-arwâh), c’est en son sein que se différencient les « esprits » particuliers, les anges (el-malâikah) et les esprits « séparés » (el-arwâh el-mujarradah), qui sont ainsi formés de la Lumière primordiale comme de leur unique essence, sans mélange des éléments représentant les conditions déterminantes des degrés inférieurs de l’existence » 7 .

La Lumière Mohammedienne appartient donc à la manifestation informelle, de même que les « esprits » et les « anges » dont il est question dans ce passage.

L’Imam Abû Hâmid el-Ghazâlî considère que les lumières terrestres (êtres individuels) s’alimentent aux lumières célestes (êtres angéliques), qui elles-mêmes sont hiérarchiquement organisées, de telle sorte que la plus proche (la réalité prophétique) de la Source première et Unique (Lumière divine) est la plus élevée et celle qui mérite le plus le nom de lumière 8 . La métaphore qu’emploie l’Imam pour illustrer ce point est la suivante :

« Suppose que la lumière de la lune, après être passée par la fenêtre d’une pièce, tombe sur un miroir appliqué sur mur, se réfléchit sur le mur opposé, pour ensuite être renvoyée sur le sol, qu’ainsi elle éclaire. Tu sais donc que la lumière du sol est due à celle du mur, que celle-ci est due à celle du miroir, que la lumière du miroir est due à celle de la lune, laquelle est due à celle du soleil, puisque c’est lui qui éclaire la lune. Ces quatre lumières sont disposées selon un ordre hiérarchique, les unes étant plus élevées et plus parfaites que les autres, et chacune ayant une certaine place et un rang qui lui est propre et qu’elle ne saurait dépasser »

Ghazâlî explique ensuite pourquoi l’appellation de lumière réservée au domaine informel :

« Quant aux lumières intelligibles et immatérielles, elles emplissent le monde supérieur, et ce sont les substances angéliques. Elles emplissent également le monde inférieur, et elles sont alors la vie pour le règne animal et la vie pour l’espèce humaine ».

Nous retrouvons ici dans un mode d’expression purement islamique ce qu’exprime René Guénon de façon plus universelle. La Lumière cosmique trouve au centre de chaque degré d’existence un principe qui lui correspond, et qui est sa spécification selon les conditions propres du monde dans lequel elle se « reflète » : dans le degré auquel appartient l’état humain, elle apparait ainsi comme « Vie », et cela est à rapprocher du fait que le Nom divin « le Vivificateur » (El-Hayy) est considéré comme le principe immédiat de notre monde, ainsi que nous l’avons évoqué plus haut9 .

Il est donc clair que le symbole de la lumière s’applique à plusieurs niveaux, et nous serions même tentés de dire à tous les niveaux car elle ne peut faire aucunement défaut sous quelque rapport que ce soit dans le monde manifesté, soit au point de vue macrocosmique, car la Lumière est le principe transcendant commun à tous les mondes, dont les principes immédiats ne sont que des spécifications, soit au point de vue microcosmique, car elle désigne aussi tous les êtres peuplant ces différents degrés d’existence, selon des acceptions plus ou moins relatives, en tant que ces êtres procèdent et participent tous de la Nûr-el-mohammedî et par là même de la Lumière Suprême et Unique d’Allah 10 . Comme le dit l’Imam el-Ghazâlî : « Pas de lumière excepté Sa Lumière ! (lâ nûra illâ Nûra-Hu)».

« Notre seigneur, rends parfaite notre Lumière ! » (LVI, 8)


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  1. « Allâhu Nûru-s-samâwâti wa-l-ard » (XXIV, 35) A noter également que ce nom d’Allah est compté parmi les Noms de l’Essence (ismu-dh-Dhât) par beaucoup de savants. []
  2. « Qad jâ’koum min Allâhi nûrun wa kitabun mubîn » (V, 15) selon une acception régulière du verset, notamment cité dans El-kamâlât el-Ilâhiyah fî eç-çifât el-mohammediyah de Cheikh Jilî. D’autres formulations coraniques du même genre pourraient être relevées, mais nous avons choisi de citer cette occurrence pour montrer que la « lumière » ne désigne pas nécessairement le Coran, dont il est question d’une façon distincte dans le verset. []
  3. Dawhah el-asrâr fî ma’anâ eç-çalât ‘alâ en-nabî el-mukhtâr, Cheikh Ahmed el-‘Alawî. Selon l’expression utilisé par Mohammed Ibn Habîb et commentée par le Cheikh el-‘Alawî, le Prophète ﷺ est encore la « première lumière débordant de l’Océan de l’Incommensurabilité de l’Essence ». []
  4. Kitâb el-mawâqif, Halte 89. []
  5. Équivalent sous ce rapport à Buddhi (René Guénon, Esprit et Intellect, Mélanges) []
  6. Ce symbolisme de l’Émir Abd el-Qadir est aussi à mettre en rapport avec le nom prophétique de « flambeau qui illumine » (sirâj el-munir), sur lequel nous reviendrons plus loin. Voir à ce propos le traité du Tabernacle des Lumières (Michkât elAnwâr) de Ghazâlî, traduit par R. Deladrière. []
  7. René Guénon signale aussi que la Rûh est une sphère, qui est, géométriquement parlant, la « forme primordiale et totale de laquelle naîtront par différenciation toutes les formes particulières ». (chap.Er-Rûh, Aperçus sur l’Ésotérisme islamique et le Taoïsme). []
  8. Cette hiérarchie des lumières est à mettre en correspondance avec la hiérarchie des degrés célestes décrits par le Prophète lors de son Ascension Nocturne, hiérarchie comprenant les autres prophètes, les saints, les croyants, etc. et au sommet de laquelle figure le Prophète lui-même qui se trouva « à la distance de deux arcs ou plus près encore » (LIII, 9) []
  9. Cette « particularisation » de la Lumière principielle comme « principe vital » au centre de notre monde est d’ailleurs loin d’être particulière à l’Islam et trouve son équivalent doctrinal dans d’autres formes traditionnelles. A ce sujet, Guénon donne les indications suivantes : « Si maintenant nous passons à la considération plus particulière de notre monde, c’est-à-dire du degré d’existence auquel appartient l’état humain (envisagé ici intégralement, et non pas restreint à sa seule modalité corporelle), nous devons y trouver, comme « centre », un principe correspondant à ce « Cœur universel » et qui n’en soit en quelque sorte que la spécification par rapport à l’état dont il s’agit. C’est ce principe que la doctrine hindoue désigne comme Hiranyagarbha : il est un aspect de Brahmâ, c’est-à-dire du Verbe producteur de la manifestation, et, en même temps, il est aussi « Lumière », comme l’indique la désignation de Taijasa donnée à l’état subtil qui constitue son propre « monde », et dont il contient essentiellement en lui-même toutes les possibilités. C’est ici que nous trouvons le troisième des termes que nous avons mentionnés tout d’abord : cette Lumière cosmique, pour les êtres manifestés dans ce domaine, et en conformité avec leurs conditions particulières d’existence, apparaît comme « Vie » ; Et Vita erat Lux hominum, dit, exactement dans ce sens, l’Évangile de saint Jean. Hiranyagarbha est donc, sous ce rapport comme le « principe vital » de ce monde tout entier, et c’est pourquoi il est dit jîva-ghana, toute vie étant synthétisée principiellement en lui ; le mot ghana indique qu’on retrouve ici cette forme « globale » dont nous parlions plus haut à propos de la Lumière primordiale, de telle sorte que la « Vie » y apparaît comme une image ou une réflexion de l’« Esprit » à un certain niveau de manifestation1 ; et cette même forme est encore celle de l’« Œuf du Monde » (Brahmânda), dont Hiranyagarbha est, suivant la signification de son nom, le « germe » vivifiant ». (“Verbum, Lux et Vita”, Aperçus sur l’Initiation) []
  10. En ce sens, René Guénon dit qu’ « elhaqîqah ou la « vérité » de chaque être, quel qu’il soit, réside dans le Principe divin en tant que celui-ci est lui-même elHaqq ou la « Vérité » au sens absolu. » []

par le 11 août 2011, mis à jour le 15 septembre 2019

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