Du Pèlerinage (extrait de : La Balance de la loi musulmane / Kitâb el-Mizân) – Cheikh Charani

BALANCE

de la loi musulmane

(Kitâb el-Mizân)

ou

Esprit de la législation islamique et divergences de ses quatre rites jurisprudentiels

(extraits)

Par

Le Cheikh Charânî

Traduit de l’Arabe par le Dr PERRON

Alger – Imprimerie Orientale, P. FONTANA et C°, RUE D’ORLEANS, 29 – 1898

*

CHAPITRE IV

DU PÈLERINAGE.

I. – Conditions de l’obligation du pèlerinage.

(II. P. 32). Il y a accord entre tous les savants sur les deux points suivants :

1° Le pèlerinage est une des règles fondamentales dont l’observation constitue la qualité de musulman ;

2° Le pèlerinage est un devoir d’institution coranique imposé à tout musulman libre, pubère, doué de raison, et disposant des moyens de l’accomplir, une fois dans sa vie. (…)

On admet sans controverse :

1° Que le pèlerinage n’est pas obligatoire pour l’impubère, et que si celui-ci l’accomplit avant sa puberté il n’est pas pour cela libéré de -l’obligation de s’en acquitter ensuite ;

2° Que, même pour celui qui ne possède ni les provisions de route ni les moyens de transport nécessaires, il est méritoire d’accomplir le pèlerinage, mais à la double condition, qu’il puisse marcher et qu’il ait un métier lui permettant de se procurer ce qui lui est indispensable ;

3° Qu’il n’est pas obligatoire de vendre son habitation pour s’acquitter du pèlerinage. (…) D’après Abou Hanîfah, Mâlek et Ahmed, on doit s’acquitter du pèlerinage aussitôt qu’il est devenu obligatoire. La doctrine de Châféi, plus tolérante, admet que l’on en retarde l’accomplissement. Cette seconde décision vise spécialement les gens de condition modeste, assujettis à la gêne et aux embarras de la vie. (…)

(II. P. 31). Des quatre imâm, trois déclarent blâmable le pèlerinage de celui qui est forcé de recourir à la charité pendant le voyage ; mais Mâlik décide que, même dans ce cas, le pèlerinage est obligatoire si l’individu a l’habitude de mendier.

La décision de Mâlek est très bien déduite et concilie les deux opinions extrêmes, dont chacune vise une circonstance particulière. Le pèlerinage est blâmable dans les conditions ci-dessus, pour les personnes de rang élevé, comme les savants, les hommes pieux, etc. ; il ne l’est pas pour les personnes de condition basse et les gens dépourvus de ressources.

Mais, dira-t-on, à quoi sert-il d’imposer aux personnes qui se rendent en, pèlerinage à la Mekke, la condition qu’elles disposeront des provisions, des moyens de transport et des ressources nécessaires au voyage, alors que ces ressources et ces provisions peuvent disparaitre, soit du fait du pèlerin lui-même, soit parce qu’on les lui volera, soit parce que sa monture viendra à mourir. — La réponse, c’est que celui qui a des provisions et une monture voyage suivant la volonté de Dieu et a droit à sa protection contre les mésaventures du voyage. Mourût-il de faim et de fatigue, il serait encore dans l’obéissance du Seigneur. Tout au contraire, celui qui part en pèlerinage sans provision ni monture, et qui meurt de faim ou de fatigue, meurt en état de désobéissance.

La loi divine n’a garanti son aide et son assistance qu’à celui qui s’en tient à ses prescriptions ; celui-là, alors même que sa monture mourrait ou que ses ressources.lui seraient dérobées, est encore sous la sauvegarde de Dieu ; Dieu nécessairement mettra sur sa route quelqu’un qui lui fournira les moyens de continuer son voyage, parce qu’il est en règle avec le Seigneur. Le pèlerin doit donc se pourvoir de provisions et d’une monture et mettre ensuite sa confiance en Dieu ; car Dieu seul donne la force à cette monture et Dieu seul concède ces provisions. Le Prophète a dit, dans ce sens, à un bédouin qui laissait sa chamelle à l’abandon : « Attache-la et mets ta confiance en Dieu. »

II ne convient donc pas qu’un homme pauvre parte en pèlerinage sans aucune ressource, comptant sur ce que  Dieu lui permettra de se procurer en voyage ; qu’il se mette en route sans provisions, ni monture et qu’il dise : « Dieu ne me laissera pas mourir. » Agir ainsi c’est désobéir à la loi divine. Dieu a dit (Coran, II, v.193) : « Prenez des provisions pour le voyage. La meilleure provision cependant est la piété. Craignez-moi donc, ô hommes doués de sens. » II a donc prescrit de se munir à la fois de provisions pour la nourriture du corps, c’est-à-dire de comestibles et d’aliments spirituels, c’est-à-dire de piété,  et il a voulu que ces provisions eussent un caractère licite et fussent réunies en vue de Lui. Ces paroles, en effet : « Craignez-moi » doivent s’entendre en même temps de ce qui a trait aux provisions de route et de l’accomplissement des pratiques du pèlerinage.

On objectera encore que quelques savants des premiers temps de l’Islam, considérés comme de grands personnages, se rendaient en pèlerinage à la Mekke, ou accomplissaient d’autres voyages, sans se munir de provisions ; or, agir ainsi, c’est une incorrection â l’égard de Dieu. Que faut-il donc penser de ces savants ?

Peut-être ces personnages ont-ils agi ainsi avant d’atteindre la perfection mystique et ne partaient-ils pour le pèlerinage, ou pour une autre destination, sans se munir de provisions, ni d’eau, qu’après s’être soumis dans leur résidence â des mortifications répétées, de manière à pouvoir, par exemple, franchir une distance de quarante jours et plus sans manger ni boire. A celui qui se trouverait dans ces conditions, on pourrait, sans doute, objecter qu’il renonce à la perfection de la piété, niais non que son pèlerinage n’est pas licite. Celui d’entre ces saints personnages qui ne se serait pas infligé des mortifications et qui ne se serait pas senti capable de se passer de nourriture et de boisson, ne serait certainement jamais parti ; et si on le lui avait ordonné, il aurait considéré cet ordre comme une sottise et aurait refusé de s’y conformer. Mon frère Afdal Ed-Din (II. P. 35) effectua le pèlerinage du Caire à la Mekke avec quatre pains et ne mangea qu’un pain pour chaque quart de son trajet. II faut donc se garder d’appliquer à tous ce qui n’est applicable qu’à un ; de même qu’il ne faut pas faire obstacle au pèlerinage des pauvres avant d’avoir examiné, avec un soin extrême, les conditions dans lesquelles ils se trouvent.

Abou Hanifah, Mâlek et Châféi déclarent valable le pèlerinage de celui dont on a loué les services pour le voyage à la Mekke. Ahmed au contraire le tient pour non valable.

Dans la première opinion on considère que celui qui a loué ses services à autrui pour le voyage accomplit en même temps ses obligations envers Dieu et envers les hommes ; mais cette considération ne s’applique qu’aux personnes de mérite, dont tous les actes, qu’ils intéressent la vie terrestre ou la vie éternelle, s’accomplissent uniquement en vue de Dieu et qui ne se laissent pas détourner de l’une de leurs obligations par l’autre. Joignez à cela que leur travail ne s’effectue d’ordinaire que dans les moments où ils n’ont à accomplir aucun des rites du pèlerinage. Leur salaire, comme leurs dévotions, ne sont par suite viciés par aucune cause. Pourquoi donc leur pèlerinage serait-il blâmable ?

La seconde opinion vise les gens du commun, dont l’esprit est absorbé par les besoins de la vie terrestre, ce qui est, aujourd’hui, le cas du plus grand nombre de gens.

Les trois premiers imâm ont donc considéré les hommes d’une grande piété, tandis que le quatrième a envisagé la situation des gens du vulgaire, tels que domestiques et chameliers.

Suivant Abou Hanîfah, Mâlek et Châféi, si un homme s’empare violemment et injustement d’une monture ou d’une somme d’argent appartenant à autrui, et s’en sert pour le pèlerinage, son pèlerinage est valable, bien qu’il ait commis un péché. Ahmed, au contraire, déclare le pèlerinage non valable et de nul effet.

Le premier système s’appuie sur ce que l’acte illicite commis est étranger aux pratiques du pèlerinage, et ne saurait le rendre nul. Le second considère que le pèlerin est en état de péché, par le fait de son usurpation ; or, celui qui est en état de péché a encouru la colère du Seigneur, et ne rentre en grâce qu’à la condition de se repentir ; or, son repentir n’est valable qu’après restitution de ce qu’il a usurpé à ceux qui en sont propriétaires ; et celui dont le repentir n’est pas valable, ne doit pas être admis en présence de Dieu. S’il entre à la Mekke, il est dans la situation où se trouverait Eblis entrant dans une mosquée ; il est maudit, bien qu’il se trouve en présence du Seigneur.

D’après les trois imâm Abou Hanifah, Châféi et Ahmed, le pèlerinage n’est pas obligatoire pour celui qui serait forcé de payer un droit de protection ; au cours du voyage (pour traverser certains pays). Mais Mâlek décide que le pèlerinage est obligatoire, si le droit de protection est peu élevé et s’il n’y a pas à craindre une attaque des ennemis.

La première de ces deux décisions peut être interprétée comme s’appliquant à ceux-là seulement qui placent leurs intérêts terrestres avant leurs intérêts dans la vie éternelle ; la seconde viserait l’hypothèse inverse. « Dieu n’imposera à aucune âme un fardeau au dessus de ses forces (Coran, II, v. 286). »

Les quatre imâm déclarent qu’il est obligatoire de voyager par mer (en cas de nécessité), pour accomplir le pèlerinage, quand le voyage n’offre généralement pas de danger. Châféi, dans un second système, déclare, au contraire, que l’on n’est pas tenu de voyager par mer.

La première opinion, toute de rigueur, se fonde sur ce que le voyage en mer est possible, d’ordinaires La seconde s’appuie sur ce que l’on n’est jamais sûr d’échapper aux sinistres de mer.Il est possible qu’une violente tempête survienne cette année-là, et que tous ceux qui se trouvent sur le navire périssent. Nul n’est certain de l’avenir. Un navire peut voyager sain et sauf cinq années consécutives et faire naufrage la sixième. Au contraire, quand on voyage par terre, si l’on est incapable de marcher, on trouve généralement quelqu’un qui vous transporte, soit parmi les pèlerins, soit parmi les nomades.

Il est possible encore de penser que le premier système vise les gens à qui Dieu a départi la force de la certitude et de la résignation, et le second, les gens qui n’ont pas eu cette faveur.

Trois imâm décident que celui qui est incapable d’accomplir lui-même le pèlerinage, soit en raison d’une maladie ou d’une infirmité incurable, soit eu raison de son grand âge, et qui possède de quoi rétribuer quelqu’un pour l’accomplir à sa place, est tenu de le faire ; s’il ne le fait pas, il n’est pas libéré de son obligation. –Ahmed seul déclare que le pèlerinage n’est plus obligatoire dans ce cas, et qu’il l’est seulement pour celui qui est en mesure de l’accomplir lui-même. (…)

Mâlek, Châféi et Ahmed jugent que l’aveugle, s’il trouve quelqu’un qui le conduise, est obligé d’effectuer le pèlerinage en personne, et qu’il ne lui est pas permis de se faire remplacer. Mais Abou Hanifah déclare que l’obligation ne porte, en ce cas, que sur les biens de l’aveugle, qui a le droit de se faire suppléer. (. ..)

Suivant Châféi, et suivant la plus connue des décisions attribuées à Ahmed, il n’est pas permis à celui qui ne s’est pas encore acquitté, pour son propre compte, de l’obligation du pèlerinage, de l’accomplir pour le compte d’un autre. S’il effectue le pèlerinage pour un autre, alors qu’il le devait pour lui-même, ce pèlerinage compte pour lui et non pour celui qu’il remplace. D’après la seconde opinion attribuée à Ahmed, le pèlerinage ne profite ni â l’un ni â l’autre. Quant à Abou Hanifah et Mâlek, ils déclarent qu’il est permis, mais blâmable, faire le pèlerinage pour autrui, dans ces conditions, sans spécifier à qui revient le bénéfice du pèlerinage. (. ..)

II. – Du pèlerinage pour un défunt.

(II. P. 33). Le musulman qui est mort sans avoir accompli le pèlerinage et qui aurait pu l’accomplir, disent les imâm Châféi et Ahmed, n’est point quitte devant Dieu. On doit, sur le tiers disponible de la succession, faire exécuter le pèlerinage, au nom du défunt, par un remplaçant ou mandataire, que ce défunt ait ou non, par disposition testamentaire, prescrit ce pèlerinage [2° for.]. – D’après Abou Hanifah et Mâlek, la mort acquitte du devoir du pèlerinage et les héritiers ne sont tenus de le faire accomplir que si le défunt l’a prescrit dans ses dernières volontés ou par testament. En ce cas, les frais pour ce pèlerinage par mandataire sont pris sur le tiers disponible de la succession [lre for.] (…)

III. – Du mariage pendant le pèlerinage.

(II. P. 43).- Un musulman, tant qu’il est en ihrâm ou dispositions pieuses du pèlerinage, ne peut légalement contracter de mariage (ni pour soi -même, ou directement, ou par mandataire, ni pour qui que ce soit) [2° for.] ; tel est le dire de trois des imâm fondateurs. – Abou Hanîfah déclare que, dans ce cas, le mariage contracté l’a été légalement,[1° for.]. La première de ces deux dispositions se fonde sur ce que le mariage contracté est un mariage fait ; la seconde, sur ce que le mariage n’est définitivement réel que quand il est consommé ; que les actes qui précèdent la consommation ne sont que les préludes du mariage ; et ces actes, pour quelques Hanafites, ne sont pas interdits par la loi. (…)

IV. – Du rappel, pendant le pèlerinage, de la femme répudiée.

– Trois des imâm fondateurs déclarent qu’il est permis au musulman, qui est en dispositions pieuses de pèlerinage, de rappeler et reprendre une épouse qu’il a répudiée [1° for.]. – Ahmed est d’avis opposé [2° for.] La première de ces dispositions se fonde sur ce que la femme qui peut être reprise par son mari est restée sous la dépendance maritale et conserve la qualité d’épouse. La seconde décision se fonde sur cette raison que cette femme est devenue étrangère au mari ; car s’il ne l’avait pas rappelée et reprise, elle se serait mariée à un autre individu sans qu’il fût besoin d’une autre répudiation.

par le 9 octobre 2010, mis à jour le 1 septembre 2015

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