« Peut-on s’engager dans la Voie en s’aidant des ouvrages de soufisme, ou bien l’aide d’un cheikh est-elle indispensable ?» : une réponse du Cheikh Ibn ‘Abbad Al-Rundî
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بسم الله الرحمن الرحيم الحمد لله والصلاة والسلام على سيدنا محمد رسول الله وآله وصحبه ومن والاه
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Nous entamons ici la publication de certains passages significatifs d’une lettre du Cheikh Ibn Abbad Al-Rundi à Abû Ishâq Al-Shâtibî, si souvent évoquée mais dont, à ce jour, seuls quelques courts extraits ou résumés sont disponibles en français .
Cette traduction, fruit d’un travail collectif, a été réalisée d’après la traduction anglaise des Rasa’ïl aç-çughrâ proposée par J. Renard et révisée sur le texte arabe édité par P. Nwyia 1 . Nous espérons que ce travail permettra aux lecteurs de se faire un avis précis et nuancé sur la position véritable du Cheikh Ibn ‘Abbad concernant la nécessité du Maître spirituel mais aussi, et surtout, qu’il offrira certains critères « réalistes » susceptibles d’être utiles à ceux qui recherchent une guidée effective dans la Voie 2 .
Dans son article intitulé « Ibn ‘Abbâd, modèle de la Shâdhiliyya » , Kenneth Honerkamp précise que cette épitre fût rédigée à « l’époque où Ibn ‘Abbâd assumait la charge de prédicateur et d’imam à la Qarawîyîn de Fès ». En ce temps, « une dispute naquit en Andalousie dans les cercles de fuqahâ’ à ce sujet : « Peut-on s’engager dans la Voie en s’aidant des ouvrages de soufisme, ou bien l’aide d’un cheikh est-elle indispensable ?» Abû Ishâq al-Shâtibî (m. 790/1388), l’auteur des Muwâfaqât, traita de cette question avec Ibn ‘Abbâd et Abû al-‘Abbâs al-Qubbâb (m. 778/ 1376), leur demandant leur point de vue. La polémique entre les fuqahâ’, en effet, était devenue presque violente, les uns et les autres se frappant avec leurs chaussures dans les mosquées d’Andalousie ».
Maurice Le Baot
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Traduction non commentée
Une réponse à la question de savoir si une personne peut suivre la Voie initiatique à l’aide des livres sur ce sujet, ou s’il lui faut nécessairement un Cheikh.
Elle inclut une présentation de la Voie qui mène à Dieu.
[…]
A mon avis, on ne peut guère nier, de manière générale, la nécessité du cheikh pour le cheminement dans la Voie initiatique ; c’est [en effet] une des choses considérées comme nécessaires (lâzim) dans la pratique courante.
Mais, le cheikh auquel on a recours dans le cheminement initiatique est de deux sortes : le cheikh d’instruction et d’éducation (sheikh ta’lîm wa tarbiyah), et le cheikh d’instruction qui n’éduque pas (sheikh ta’lîm bilâ tarbiyah).
Ainsi, le cheikh d’éducation (sheikhu-t-tarbiyah) n’est pas nécessaire à tout initié progressant dans la Voie (sâlik), mais celui qui est d’une mentalité passive et d’une âme réfractaire en a besoin. Quant à celui qui est doué d’un esprit profond et d’une âme docile, en vérité, cela ne lui est pas indispensable (lâzim). Par contre le cheikh d’instruction (sheikhu-t-ta’lîm) s’impose (lâzim) à tout initié (sâlik).
Un cheikh d’éducation est nécessaire aux initiés que nous avons mentionnés [en premier lieu] car il est évident qu’un voile épais recouvre leur âme, que seul un cheikh d’éducation peut soulever et retirer. Parmi ces individus, beaucoup ont besoin d’un guide à cause des rivalités et inimitiés dans lesquelles ils sont impliqués. Leur situation est analogue à celle de personnes atteintes de maladie chronique dont le remède physique reste une énigme. Il n’y a alors pas d’autres alternatives que de rechercher un médecin compétent, qui pourra guérir leur maladie à l’aide de puissants médicaments.
Quant aux individus qui sont doués d’un esprit profond et d’une âme docile, ils sont dispensés d’y recourir de par leur profondeur d’esprit et la docilité de leur âme. Le cheikh d’instruction assigne ce qui convient parfaitement à de telles personnes, mais ce travail serait inapproprié pour l’autre type d’individu. Ce genre de personnes parvient [au but], par la permission de Dieu et sans crainte des difficultés qu’il pourrait rencontrer dans la Voie, s’il reste concentré sur son objectif et s’en approche d’une façon appropriée, tel que je vais le décrire ensuite, si Dieu–Très-Haut– le veut. Cependant, il n’atteindra pas la perfection comme le fera celui qui remet sa confiance au cheikh d’éducation ; car l’âme est toujours profondément voilée et pleine d’associationnismes (ashrâk) , ce qui la rend inconstante. L’âme n’est jamais dégagée de tels obstacles, sauf à s’en remettre au premier type de cheikh, en se soumettant à sa tutelle et son jugement. […]
Le fait de s’en remettre au cheikh d’éducation a été la voie suivie par les dernières autorités du Soufisme, tandis que la fréquentation du cheikh d’instruction était la voie des premiers [soufis]. Cela apparaît clairement dans nombre de livres d’auteurs tels qu’al-Hârith al-Muhâsibî, Abû Tâlib al-Makkî et d’autres avant eux, qui n’ont pas mentionné le fait d’avoir recours au cheikh d’éducation, à la manière des autorités ultérieures. Pourtant, les premiers auteurs ont parlé des fondamentaux de l’enseignement Soufi et de ses branches, ses fondations et ses implications ; c’est particulièrement vrai pour le Cheikh Abû Tâlib. Cette absence de mention du cheikh d’éducation démontre ainsi qu’un tel guide n’était pas une condition ou une nécessité dans la méthode du cheminement.
Il s’agit ici de la Voie initiatique habituelle suivie par la majorité des cheminants (sâlikîn). Il en va de même du mode de vie de nos anciens prédécesseurs (as-salaf al-aqdamîn), à propos desquels il n’est pas rapporté qu’ils aient recherché de maîtres d’éducation spirituelle en se soumettant à eux et en les fréquentant assidûment à la manière dont procèdent les disciples avec les maîtres éducateurs (ach-chuyûkh al-murabiyyîn). Au contraire, leur méthode (hâl) 3 consistait à acquérir les sciences (iqtibâssu-l-‘ulûm) et à réformer leurs états (içlah al-ahwâl), dans la voie du compagnonnage et de la fraternité mutuels. Ils réalisaient cela par des réunions et des visites régulières et prolongées dont les effets se reflétaient sur leurs intérieurs et leurs extérieurs. Pour cette raison, ils parcouraient le pays recherchant la rencontre des saints, des savants et des serviteurs [d’Allah].
Quant aux livres des Gens du taçawwuf, cela nous ramène à la question du maître d’instruction. L’usage de ces livres est accepté uniquement après que l’on se soit assuré que leurs auteurs sont des gens de science et de connaissance dont la conduite est digne d’imitation. On obtient cette conviction uniquement de la part d’un cheikh fiable4 ou selon une voie [de transmission] sûre. Si le lecteur y voit un exposé profitable, totalement cohérent avec les exigences extérieures de la Loi révélée, il se suffira de cela. A défaut, il lui faudra s’en remettre à un guide spirituel qui puisse élucider ces textes pour lui ; car, comme je l’ai dit précédemment, le maître est indispensable dans ce cas.
Il est évident que le guide d’éducation spirituelle est difficile à trouver de nos jours et « plus rare que le soufre rouge » mais cela est vrai aussi pour le maître d’instruction spirituelle ; car beaucoup de ceux qu’on affilie à cette voie– que l’on recommande et auxquels on fait confiance – ne rendent, en vérité, pas compte de la signification véritable du taçawwuf, pas plus qu’ils ne mettent en contact les gens avec la Vérité Initiatique et encore moins avec ce qui est au-delà. Je ne sais pas laquelle de ces deux calamités est la plus grande : la perte (faqd) du Maître réalisé (ach-cheikh al-mutahaqqiq) à la compréhension profonde, ou le manque de disciples sincères. Mais nous appartenons à Dieu et à Lui nous retournons.
Si on dit : comment doit procéder dans ce cas celui qui recherche le cheminement spirituel dans la voie du taçawwuf ; s’occupe-t-il à la quête du cheikh ou abandonne-t-il sa recherche en continuant à l’attendre ? Et dans ces deux cas, doit-il s’impliquer dans le Travail initiatique (‘amal min al-a’mâl ahl as-sulûk) ?
Je dis : s’occuper de la quête du cheikh n’a pas de raison d’être (la wajha la-hu), indépendamment du fait d’avoir une pratique ou de ne pas en avoir.
Le cheikh fait partie du bienfait (minnah) d’Allah – Exalté soit-Il – et de Ses dons (hadayâ-Hu) au serviteur initié (al-‘abd al-murîd). Si ce dernier est doté d’une sincère aspiration (himmah) dans le cheminement spirituel, qu’il ne s’épargne aucun effort et utilise toutes ses possibilités, qu’elles soient minimes ou importantes (qalla aw jalla). Et le but de cela réside dans le fait qu’Allah – Exalté soit-Il – le conduit vers un état meilleur ; à l’abri de l’innovation et de l’erreur, ainsi l’aspirant est préservé de ce qui arrive à tous ceux qui s’appuient sur le cheikh concernant la quête et la protection5 des calamités passées et futures.
Quant à l’attente du cheikh sans s’engager dans la pratique, cela est également sans fondement. Ce n’est que oisiveté, une perte et un comportement inadéquat concernant le domaine de actes (mu’âmalah).
Il ne reste que la quatrième option : s’impliquer dans le Travail initiatique tout en attendant le cheikh.
La voie qui le mène à cela consiste à s’assurer de l’authenticité de sa quête en veillant à être sincère avec Allah – Exalté soit-Il. Celui qui désire qu’Allah soit avec lui doit absolument être sincère, car Allah est avec les Sincères (çiddiqîn). Ceci consiste à rendre son âme responsable et à l’amener à la pratique pour atteindre l’état [propre au] taçawwuf, s’éloignant des prétentions et le coeur toujours à la porte du Maître (Mawlâ), s’efforçant d’avoir la meilleure opinion et un espoir sincère, arrêté entre les Mains d’Allah – Exalté soit-Il – avec crainte révérencielle et pudeur. En se tenant ainsi à ces choses et en les faisant supporter à son âme, il recherche l’aide de la part d’Allah – Exalté soit-Il – [par l’accomplissement] des promesses (al-maw’ûd), et parvient au But désiré (al-Maghrûb wa-l-Maqçûd).
Celui qui cherche la guidée doit comprendre que le statut d’initié est un don que Dieu Très-Haut accorde, du fait de Sa prédilection soucieuse pour certains de Ses serviteurs.
Il n’ouvre Sa porte et ne lève le voile qu’à celui qui est véritablement sincère en sa dépendance envers Lui et s’est résolument abandonné à Lui.
Ceux-là sont alors distincts de leurs frères humains et n’ont aucun désir de partager avec eux leur état et demeures. Comme que l’ont dit les Maitres : « Les Soufis sont gens d’une demeure singulière dans laquelle l’étranger ne s’introduit pas ».
Il en est ainsi car lorsque Dieu veut que certaines de Ses créatures lui appartiennent – c’est-à-dire, qu’elles n’existent qu’en Lui de manière absolue – Il projette la foi dans leur cœur, l’y inscrit et la soutient par un esprit émanant de Lui.
Tout cela survient sans aucune initiative ou mérite de leur part. Ainsi, quand Dieu leur accorde ce don et les en avertit, Il leur ouvre la porte du refuge et de la dépendance en Lui. En retour, ces créatures se voient impuissantes, presque incapables de quoi que ce soit, et n’existent qu’à la limite de l’indigence et de la faiblesse.
Quand Il leur ouvre cette porte, Il leur envoie toutes sortes de dons, bénédictions, grâces et bontés ; fidèle à Sa promesse qui suffit à combler Ses serviteurs se dévouant à Lui et se réfugiant en Lui. Puis les lumières de leur foi sont augmentées et renforcées. Dieu (al-Haqq) Très-Haut dispose leurs états spirituels et leurs actes de telle manière que les lumières leurs apparaissent et qu’en leurs cœurs se manifestent les secrets. Ils persistent à se tenir à la porte de Dieu Très-Haut jusqu’à parvenir à l’« état d’excellence » (maqâm al-ihsân). Là, la pure Identité Suprême (at-Tawhîd) leur apparaît et ils éprouvent la pleine Singularité (at-Tafrîd). A cet instant, les vestiges de leur genre humain s’effacent, leurs jugements les plus mûrs semblent vains, et en présence de l’Existence même, les apparences s’évanouissent. « Et dis : la Vérité est venue et l´erreur a disparu. Car l´erreur est destinée à disparaître ». (Soûrate al-Isrâ’, vers. 81)
Ceci est le dessein ardemment poursuivi des initiés (sâlikîn) : leur œuvre de servitude envers leur Seigneur atteint sa complétude, et ils sont libérés de l’examen constant de leur sincérité ; ils n’ont pas d’autre attente. C’est là que se rejoignent ceux qui sont ravis (majzhûbihim) et ceux qui cheminent (sâlikihim). La différence est que les ravis-en-Dieu atteignent cette station plus rapidement et sans fatigue ni souffrance, à l’inverse des cheminants. Aux deux, Dieu Très-Haut accorde Sa garde et protection à tous les niveaux de l’ascension, du début à la fin. En cela, ils sont sujets et non agents, conformément à la parole « Les Sûfîs sont bambins dans le giron de Dieu (al-Haqq) ».Ainsi, voyez comment Dieu (al-Haqq) qu’Il soit glorifié, choisit de prendre soin de la personne qu’Il a distinguée, pour que celle-ci n’ait pas à s’enquérir ni à chercher par elle-même. Celui qui s’engage dans cette Voie doit le faire dans cet esprit. Par exemple, il devrait observer son propre état à la lumière de sa compréhension de la Voie initiatique, en prenant l’état éminent de quelqu’un reconnu comme Sûfî, comme paradigme par lequel il pourrait arriver à la pleine réalisation de la Voie et de ses étapes. Une compréhension de cela est indispensable, indubitablement, ainsi qu’une intelligence de la Voie. Sans cela, personne ne s’y engagerait ni s’efforcerait d’y parvenir, car il est inimaginable de rechercher une chose que l’on ne conçoit pas. (اذ لا يتصور طلب شيء لا يتعقل)
Cheikh Ibn Abbad Al-Rundi
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Traduction commentée
Une réponse à la question de savoir si une personne peut suivre la Voie initiatique à l’aide des livres sur ce sujet, ou s’il lui faut nécessairement un Cheikh.
Croit-on vraiment que les raisons pour lesquelles le célèbre commentateur des Hikam se positionnait comme il le fit dans cette lettre sont tombées en désuétude … plus de six siècles plus tard ?
Veut-on dire que les conditions permettant de faire passer l’initié de l’initiation virtuelle à l’initiation effective seraient meilleures … plus de six siècles plus tard ?
Si ce n’est pas le cas, pourquoi ne pas diffuser et faire comprendre sa position comme il se doit, surtout si l’on constate, après lui, qu’il est loin d’être le seul à s’être exprimé de cette manière ?
Elle inclut une présentation de la Voie qui mène à Dieu.
[…]
A mon avis, on ne peut guère nier, de manière générale, la nécessité du cheikh pour le cheminement dans la Voie initiatique ; c’est [en effet] une des choses considérées comme nécessaires (lâzim) dans la pratique courante.
Ce rappel d’un principe général est immédiatement amendé par l’auteur. Il distingue deux sortes de Maîtres :
Mais, le cheikh auquel on a recours dans le cheminement initiatique est de deux sortes : le cheikh d’instruction et d’éducation (cheikh ta’lîm wa tarbiyah), et le cheikh d’instruction qui n’éduque pas (sheikh ta’lîm bilâ tarbiyah).
La première relativisation du principe général concerne maintenant la distinction entre deux sortes de disciples :
Ainsi, le cheikh d’éducation (cheikhu-t-tarbiyah) n’est pas nécessaire à tout initié progressant dans la Voie (sâlik), mais celui qui est d’une mentalité passive et d’une âme réfractaire en a besoin. Quant à celui qui est doué d’un esprit profond et d’une âme docile, en vérité, cela ne lui est pas indispensable (lâzim). Par contre le cheikh d’instruction (sheikhu-t-ta’lîm) s’impose (lâzim) à tout initié (sâlik).
14 mai 2015 – V7
La conclusion qu’exprime ici Cheikh Ibn Abbad Al-Rundi va exactement dans le sens de l’enseignement de René Guénon : « il n’est qu’une seule préparation vraiment indispensable, et c’est la connaissance théorique » 6. Cette affirmation a pour conséquence de relativiser certains aspects de l’initiation souvent considérés comme absolument nécessaires : « tous les autres moyens ne sont que secondaires par rapport à celui-là : ils servent surtout à favoriser la concentration, et aussi à harmoniser entre eux les divers éléments de l’individualité humaine, afin de préparer la communication effective entre cette individualité et les états supérieurs de l’être » 7 .
Un cheikh d’éducation est nécessaire aux initiés que nous avons mentionnés [en premier lieu] car il est évident qu’un voile épais recouvre leur âme, que seul un cheikh d’éducation peut soulever et retirer. Parmi ces individus, beaucoup ont besoin d’un guide à cause des rivalités et inimitiés dans lesquelles ils sont impliqués. Leur situation est analogue à celle de personnes atteintes de maladie chronique dont le remède physique reste une énigme. Il n’y a alors pas d’autres alternatives que de rechercher un médecin compétent qui pourra guérir leur maladie à l’aide de puissants médicaments.
Quant aux individus qui sont doués d’un esprit profond et d’une âme docile, ils sont dispensés d’y recourir de par leur profondeur d’esprit et la docilité de leur âme. Le cheikh d’instruction assigne ce qui convient parfaitement à de telles personnes, mais ce travail serait inapproprié pour l’autre type d’individu. Ce genre de personnes parvient [au but], par la permission de Dieu et sans crainte des difficultés qu’il pourrait rencontrer dans la Voie, s’il reste concentré sur son objectif et s’en approche d’une façon appropriée, tel que je vais le décrire ensuite, si Dieu–Très-Haut– le veut. Cependant, il n’atteindra pas la perfection comme le fera celui qui remet sa confiance au cheikh d’éducation ; car l’âme est toujours profondément voilée et pleine d’associationnismes (achrâk), ce qui la rend inconstante. L’âme n’est jamais dégagée de tels obstacles, sauf à s’en remettre au premier type de cheikh, en se soumettant à sa tutelle et son jugement. […]
Le fait de s’en remettre au cheikh d’éducation a été la voie suivie par les dernières autorités du Soufisme, tandis que la fréquentation du cheikh d’instruction était la voie des premiers [soufis].
La distinction qu’établit ici l’auteur entre ces deux phases différentes met en évidence que le Taçawwuf islamique n’a certainement pas évolué de la manière linéaire ou aussi simpliste que l’on peut parfois le voir exprimer : la nécessité du cheikh d’éducation ne s’est imposée que relativement à l’apparition de manques et de défauts chez les initiés tels qu’ils ne pouvaient se suffire eux-mêmes à les corriger, à la différence de ce qui se passait aux temps précédents.
Cela apparaît clairement dans nombre de livres d’auteurs tels qu’al-Hârith al-Muhâsibî, Abû Tâlib al-Makkî et d’autres avant eux, qui n’ont pas mentionné le fait d’avoir recours au cheikh d’éducation, à la manière des autorités ultérieures. Pourtant, les premiers auteurs ont parlé des fondamentaux de l’enseignement Soufi et de ses branches, ses fondations et ses implications ; c’est particulièrement vrai pour le Cheikh Abû Tâlib. Cette absence de mention du cheikh d’éducation démontre ainsi qu’un tel guide n’était pas une condition ou une nécessité dans la méthode du cheminement.
Cette étonnante conclusion ne se fait donc pas du tout au profit du cheikh d’éducation mais pour montrer l’importance de la formation théorique qu’assure le cheikh ta’lim, d’une part, et la dégénérescence cyclique, d’autre part.
Il s’agit ici de la Voie initiatique habituelle suivie par la majorité des cheminants (sâlikîn). Il en va de même du mode de vie de nos anciens prédécesseurs (as-salaf al-aqdamîn), à propos desquels il n’est pas rapporté qu’ils aient recherché de maîtres d’éducation spirituelle en se soumettant à eux et en les fréquentant assidûment à la manière dont procèdent les disciples avec les maîtres éducateurs (ach-chuyûkh al-murabiyyîn). Au contraire, leur méthode (hâl) 8 consistait à acquérir les sciences (iqtibâssu-l-‘ulûm) et à réformer leurs états (içlah al-ahwâl), dans la voie du compagnonnage et de la fraternité mutuels. Ils réalisaient cela par des réunions et des visites régulières et prolongées dont les effets se reflétaient sur leurs intérieurs et leurs extérieurs. Pour cette raison, ils parcouraient le pays recherchant la rencontre des saints, des savants et des serviteurs [d’Allah].
Quant aux livres des Gens du taçawwuf, cela nous ramène à la question du maître d’instruction *. L’usage de ces livres est accepté uniquement après que l’on se soit assuré que leurs auteurs sont des gens de science et de connaissance dont la conduite est digne d’imitation. On obtient cette conviction uniquement de la part d’un cheikh fiable9 ou selon une voie [de transmission] sûre. Si le lecteur y voit un exposé profitable, totalement cohérent avec les exigences extérieures de la Loi révélée, il se suffira de cela. A défaut, il lui faudra s’en remettre à un guide spirituel qui puisse élucider ces textes pour lui ; car, comme je l’ai dit précédemment, le maître est indispensable dans ce cas.
* A la suite de cette première partie, l’auteur aborde maintenant le second aspect de la question posée initialement. Il considère que l’accès et l’usage des livres relèvent de la fonction d’instruction, c’est-à-dire de la transmission et de l’acquisition de la connaissance théorique.
Une fois ces rappels généraux effectués, l’auteur se fait le rapporteur de ce qui, de son temps, ne semblait pas faire l’objet de grandes discussions :
Il est évident que le guide d’éducation spirituelle est difficile à trouver de nos jours et « plus rare que le soufre rouge » mais cela est vrai aussi pour le maître d’instruction spirituelle *; car beaucoup de ceux qu’on affilie à cette voie– que l’on recommande et auxquels on fait confiance – ne rendent, en vérité, pas compte de la signification véritable du taçawwuf, pas plus qu’ils ne mettent en contact les gens avec la Vérité Initiatique et encore moins avec ce qui est au-delà. Je ne sais pas laquelle de ces deux calamités est la plus grande : la perte (faqd) du Maître réalisé (ach-cheikh al-mutahaqqiq) à la compréhension profonde, ou le manque de disciples sincères **. Mais nous appartenons à Dieu et à Lui nous retournons.
* Les propos de l’auteur sont directs et sans concession, ce qui est intellectuellement normal et nécessaire, en effet, quand il s’agit, pour un Maître de son envergure, de décrire l’état du Taçawwuf ; et l’on comprend aisément qu’ils aient pu produire quelques remous, à une époque évidemment bien plus riche spirituellement que de nos jours et dans laquelle ceux qui pouvaient être considérés facilement comme des maîtres d’éducation spirituelle ou prétendre en faire partie étaient certainement beaucoup plus nombreux qu’à notre époque. Mais on pourrait poser à ce sujet, comme au sujet des propos comparables de bien d’autres autorités de la Voie, une même question : comment se fait-il, quand il s’agit toujours de décrire l’état du Taçawwuf en un temps donné, que, plus de six siècles plus tard, il semble qu’ils ne soient pas davantage connus et reconnus par bien des responsables de turûq régulières et pratiquement pas diffusés auprès des candidats au rattachement et à la recherche d’un pacte initiatique auprès d’un Maître éducateur (Cheikh tarbiyyah) ? Et comment la position d’Ibn ‘Abbâd serait-elle acceptée si elle était affirmée de nos jours par un Maître contemporain ? Allah a’lam
** Voir à ce sujet Raréfaction des Maîtres ou des disciples ?
Si on dit : comment doit procéder dans ce cas celui qui recherche le cheminement spirituel dans la voie du taçawwuf. S’occupe-t-il à la quête du cheikh ou abandonne-t-il sa recherche en continuant à l’attendre ? Et dans ces deux cas, doit-il s’impliquer dans le Travail initiatique (‘amal min al-a’mâl ahl as-sulûk) ?
Ces questions datent de plus de six siècles mais nous ne connaissons pas, à cette heure, de Maître qui les ait publiquement posées de manière aussi directe. Elles nous semblent en réalité être d’une grande actualité : n’est-ce pas bien ce genre d’interrogations que se pose, ou que devrait se poser, tout prétendant intelligent, sincère et honnête à un moment ou à un autre lorsqu’il envisage de s’engager dans la Voie :
- Doit-on considérer comme une nécessité absolue de chercher un Cheikh capable d’assurer un enseignement initiatique spécifique avant quoi que ce soit d’autre dans la Voie ?
- Devant la pression et le conditionnement que présente si souvent le milieu que l’on envisage d’intégrer, doit-on refuser la réalité que constitue pourtant la transmission de la barakah sous prétexte que rien de régulier et d’effectif ne serait envisageable, absolument et de tout temps, dans la Voie sans l’aide d’un Maître éducateur corporellement accessible ?
- Devant cette pression et ce conditionnement, doit-on accepter comme Maître éducateur quelqu’un qui ne l’est pas (même si la personne en question peut régulièrement assurer la transmission de la barakah et des moyens initiatiques réguliers qui sont véhiculés au sein de sa Tarîqah) ?
- Doit-on nécessairement considérer celui qui assure une telle transmission comme « cheikh kâmil« , que celui-ci affirme une telle prétention ou qu’il affirme n’avoir aucune prétention en ce domaine ?
- Doit-on tomber dans un pur attentisme passif ?
- Comment adopter une situation et un comportement réellement initiatiques sans Maître corporellement vivant ?
- Que peut-on attendre d’un rattachement dans ces conditions ?
Voyons donc quelles sont les quatre possibilités (par la combinaison de deux critères entre eux) évoquées par l’auteur.
Je dis : s’occuper de la quête du cheikh n’a pas de raison d’être (la wajha la-hu), indépendamment du fait d’avoir une pratique [initiatique] ou de ne pas en avoir.
Cette affirmation, faite d’emblée, pourra sembler bien étonnante, surtout de la part de quelqu’un qui est reconnu en son temps comme une autorité, même s’il semble ignoré de bon nombre de nos contemporains. On est bien loin de la position présentée comme unique, typologique et absolument incontournable qui, classiquement, affirme que « le Chaytân est le Maître de celui qui n’a pas de Maître ».
Le cheikh fait partie du bienfait (minnah) d’Allah – Exalté soit-Il – et de Ses dons (hadayâ-Hu) au serviteur initié (al-‘abd al-murîd), si ce dernier est doté d’une sincère aspiration (himmah) dans le cheminement spirituel, qu’il ne s’épargne aucun effort et utilise toutes ses possibilités, qu’elles soient minimes ou importantes (qalla aw jalla). Et le but de cela réside dans le fait qu’Allah – Exalté soit-Il – le conduit vers un état meilleur ; à l’abri de l’innovation et de l’erreur, l’aspirant est ainsi préservé de ce qui arrive à tous ceux qui s’appuient sur le cheikh concernant la quête et la protection10 des calamités passées et futures.
Le Cheikh Ibn Abbâd, présente donc la perspective entière du sulûk dans le respect le plus pur du Coran et de la Sunnah, c’est-à-dire à partir et en réponse concordante à l’orientation, la détermination et l’engagement purs de celui qui cherche uniquement la Face d’Allah :
- « Et ceux qui auront combattu pour Nous, Nous les guiderons sur Nos chemins. En vérité Allah est assurément avec ceux qui ont une pratique excellente » 11
- «Allah a dit : « Celui qui nuit à l’un de Mes Saints, Je lui déclare la guerre. Mon serviteur ne s’approche pas de Moi par une chose que J’aime, comme Il le fait avec ce que Je lui ai prescrit. Et Mon serviteur ne cessera de s’approcher de Moi par les actes surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Puis, lorsque Je l’aime, Je suis son ouïe avec laquelle il entend, sa vue avec laquelle il voit, sa main avec laquelle il saisit et son pied avec lequel il marche. » 12.
Quant à l’attente du cheikh sans s’engager dans la pratique, cela est également sans fondement. Ce n’est que oisiveté, une perte et un comportement inadéquat concernant le domaine de actes (mu’âmalah).
René Guénon s’est exprimé de manière très insistante sur le caractère nécessairement actif de l’initiation, principalement pour différencier celle-ci de la mystique en tant que telle mais aussi pour mettre en garde contre toute tendance passive qui pourrait se développer au sein de certaines organisations initiatiques du fait de la dégénérescence cyclique ; on voit encore ici qu’il n’est pas le seul à affirmer de telles choses, même si c’est en termes différents. 13
Il ne reste que la quatrième option : s’impliquer dans le Travail initiatique tout en attendant le cheikh.
L’auteur vient en effet de rejeter les trois options précédentes :
- Recherche d’un guide spirituel sans être engagé dans la pratique du Taçawwuf : c’est la position de celui qui cherche un Maître éducateur en dehors même de tout rattachement ou qui, tout en ayant acquis un rattachement, ne pratique rien de ce qu’il permet
- Recherche d’un guide spirituel en étant engagé dans la pratique active du Taçawwuf : c’est la position de celui qui, ayant obtenu un rattachement tabarrukan, s’applique à mettre en œuvre ce qui peut l’être tout en recherchant de manière active un Maître éducateur
- Absence de recherche d’un guide spirituel en reportant la pratique active du Taçawwuf : c’est la position la plus passive et extérieure possible.
Il retient celle qui implique le rattachement et la mise en œuvre de ce qui peut l’être dans ce cadre général, c’est-à-dire, finalement l’adoption d’une attitude véritablement initiatique à la fois dans sa nature (car rien n’est initiatique sans transmission de la barakah) et dans les faits (recherche d’opérativité avec les moyens réguliers dont on dispose), considérant que la recherche du Maître n’est pas du ressort de l’initié. Comme nous le disions plus haut, soulignons encore le réalisme de cette prise de position qui bouscule évidemment les consciences en montrant à ceux qui l’auraient oublié ou mal compris ce qu’est la nature profonde de la Voie et ce qui est prioritaire, de tout temps et quelques soient les conditions : le travail initiatique actif et régulier de l’être vers son Seigneur.
La voie qui le mène à cela consiste à s’assurer de l’authenticité de sa quête en veillant à être sincère avec Allah – Exalté soit-Il. Celui qui désire qu’Allah soit avec lui doit absolument être sincère, car Allah est avec les Sincères (çiddiqîn). Ceci consiste à rendre son âme responsable et à l’amener à la pratique pour atteindre l’état [propre au] taçawwuf, s’éloignant des prétentions et le coeur toujours à la porte du Maître (Mawlâ), s’efforçant d’avoir la meilleure opinion et un espoir sincère, arrêté entre les Mains d’Allah – Exalté soit-Il – avec crainte révérencielle et pudeur. En se tenant ainsi à ces choses et en les faisant supporter à son âme, il recherche l’aide de la part d’Allah – Exalté soit-Il – [par l’accomplissement] des promesses (al-maw’ûd), et parvient au But désiré (al-Maghrûb wa-l-Maqçûd).
C’est donc la sincérité de l’orientation et de la relation avec Allah qu’Ibn ‘Abbâd donne comme garanties nécessaires au murîd qui cherche la Face de son Seigneur sans trouver de Maître pour l’éduquer.
Comme c’est toujours le cas dans les situations de nécessité, on revient ainsi à l’essentiel. Le Cheikh Ibn ‘Abbâd exprime ainsi ce qu’est l’essence même du pacte initiatique et qui garantit tout ce qui peut être envisagé efficacement dans son cadre. Ce sont la pureté de l’orientation de l’être vers son Seigneur, l’élévation de son aspiration, la puissance et la détermination de son engagement dans la Voie ainsi que la mise en œuvre entière, active, et inconditionnée de ce qui lui est régulièrement accessible (« alladhîn jâhadû fî-Nâ« ) qui sont à l’origine de toutes les « réactions concordantes » qui pourront se produire ultérieurement envers l’initié de la part d’Allah subhâna-Hu wa Ta’âlâ (« lanahdiyanna-hum subula-Nâ inn-Allah la-ma’a-l-muhsinîn »), notamment par la mise en rapport avec un Cheikh ; et même si cette réalité apparaît ici plus évidente dans son exposition dépouillée et comme centrée sur l’être concerné, elle ne peut logiquement être radicalement différente dans les situations optimales où le Maître éducateur est corporellement présent et accessible, à moins d’inverser les rapports hiérarchiques normaux entre ce qui est impersonnel et ce qui est personnel en posant la présence d’un Maître comme une nécessité absolue. C’est la raison pour laquelle on peut considérer qu’il est finalement injustifié de conditionner la mise en œuvre des moyens rituels initiatiques qui sont à la disposition de l’initié au degré de réalisation d’un représentant autorisé et régulier de la silsilah qui serait transmetteur régulier d’une méthode initiatique instaurée comme telle et à cet effet par un Cheikh de réalisation.
Celui qui cherche la guidée doit comprendre que le statut d’initié est un don que Dieu Très-Haut accorde, du fait de Sa prédilection soucieuse pour certains de Ses serviteurs.
« Conformément à l’enseignement des Maîtres de la Voie : «El ‘ahd, ‘ahd Allah», «le Pacte initiatique est le Pacte d’Allah» ; or, quel que soit le domaine dans lequel il s’effectue, tout pacte implique une réciprocité.
Si le rattachement consiste essentiellement à recevoir l’influence spirituelle transmise au sein de la Tarîqah, il doit être entendu qu’il consiste donc aussi, en des termes plus développés qui mettent en évidence l’aspect réciproque du Pacte en question, à prendre l’engagement au moins implicite envers Allah, Source essentielle et unique de la barakah transmise de Sa Part et sous Son Autorisation (idhn), de mettre en œuvre réciproquement cette influence pour la Connaissance de Sa Face et selon les moyens qu’Il met à la disposition du faqîr dans ce cadre ; ce dépôt, une fois reçu, est définitivement acquis, Allah –subhâna-Hu wa Ta’âlâ– «ne changeant pas Sa Parole», c’est-à-dire Son Pacte, dans le cas présent.
Ainsi conçu dans une perspective de recherche d’initiation effective, le rattachement à une organisation initiatique régulière (Tarîqah), même lorsqu’il s’effectue sans autre engagement que celui qui est rappelé ci-dessus (généralement appelé tabarrukan) n’est pas un acte unilatéral et sans conséquence ni implication pour celui le reçoit. » 14
Il n’ouvre Sa porte et ne lève le voile qu’à celui qui est véritablement sincère en sa dépendance envers Lui et s’est résolument abandonné à Lui.Ceux-là sont alors distincts de leurs frères humains et n’ont aucun désir de partager avec eux leur état et demeures. Comme que l’ont dit les Maitres : « Les Soufis sont gens d’une demeure singulière dans laquelle l’étranger ne s’introduit pas ».Il en est ainsi car lorsque Dieu veut que certaines de Ses créatures lui appartiennent – c’est-à-dire, qu’elles n’existent qu’en Lui de manière absolue – Il projette la foi dans leur cœur, l’y inscrit et la soutient par un esprit émanant de Lui.
Ces précisions soulignent le caractère parfaitement entier et sans mélange que revêt nécessairement l’engagement dans la Voie dans une perspective de tawhîd réel.
Tout cela survient sans aucune initiative ou mérite de leur part. Ainsi, quand Dieu leur accorde ce don et les en avertit, Il leur ouvre la porte du refuge et de la dépendance en Lui. En retour, ces créatures se voient impuissantes, presque incapables de quoi que ce soit, et n’existent qu’à la limite de l’indigence et de la faiblesse.
Nous nous permettons de rappeler également ce que nous avons exprimé à ce sujet, depuis de nombreuses années et avant de prendre connaissance, tout récemment seulement, de la position d’Ibn ‘Abbâd sur ces points, grâce à l’étude des œuvres de René Guénon radî Allah ‘anhumâ15 :
- Concernant le choix de la tarîqah : s’orienter de préférence vers une tarîqah connue et la plus sérieuse possible sous l’ensemble des critères déjà évoqués précédemment.
- Concernant la recherche d’un Maître : elle est toujours possible et envisageable une fois la transmission de la barakah effectuée (rattachement « tabarrukan« ). Ne pas considérer que la conclusion d’un pacte personnel avec un Maître est strictement nécessaire pour obtenir un rattachement régulier et pour mettre en œuvre l’ensemble des pratiques et dispositions permises aux membres d’une tarîqah qui ne sont pas rattachés personnellement à un Cheikh dans un rapport d’irchâd. Sauf dans le cas où celui qui procède au rattachement exige cette reconnaissance personnelle, c’est-à-dire la reconnaissance de sa réalisation spirituelle propre, comme condition au rattachement, il est possible d’obtenir un rattachement qui ne consiste essentiellement qu’en la transmission de la barakah, la recherche et la reconnaissance éventuelles d’un Cheikh d’enseignement (tarbiyah, irchâd) pouvant avoir lieu secondairement.
- Concernant les pratiques initiatiques : il y a lieu de les considérer sous au moins deux rapports. Le premier concerne, si l’on peut dire, les caractéristiques qui les définissent comme telles et, en quelque sorte, en elles-mêmes : chercher de préférence une tarîqah dont les modalités d’exécution des rites (notamment de dhikr) soient les plus universelles possibles, cette précaution étant principalement destinée à ne pas engager l’être de manière trop spécifique dans des modalités qu’il aurait peut-être quelques difficultés à quitter dans le cas où une évolution ultérieure lui serait nécessaire. Le second rapport est celui qui concerne proprement le développement de l’activité initiatique que celui qui est ainsi rattaché est susceptible d’exercer : il semble important de préciser à ce sujet que même l’accès le plus minimal à l’initiation (par la seule transmission de la barakah) donne, en général et habituellement16, la possibilité de mettre en œuvre un nombre relativement important de rites et de pratiques sans qu’il soit pour cela nécessaire de parler d’un quelconque rapport d’irchâd individuel ; cet effort initial constitue une première étape importante et, dans le cas habituel, un préalable qu’il semble bien convenir de respecter si l’on veut envisager avec réalisme quoi que ce soit d’autre de manière plus effective dans la Voie.
Sur tous ces aspects, voir notamment :
- Entre sulûk et tabarruk,
- Commentaire de la parole d’Ibn ‘Atâ Allah « Excelle en sincérité, tu trouveras un guide » par Cheikh Mâ al-‘Aynayn : « Quand l’aspiration du murîd est supérieure à la connaissance du cheikh »
- Entre wudû’ et tayammum,
- Aperçus sur l’évolution des modalités de l’enseignement initiatique mohammédien,
- Chemins de la guidée (subul el-hidâiyah) et éducation spirituelle (tarbiyah).
Quand Il leur ouvre cette porte, Il leur envoie toutes sortes de dons, bénédictions, grâces et bontés ; fidèle à Sa promesse qui suffit à combler Ses serviteurs se dévouant à Lui et se réfugiant en Lui. Puis les lumières de leur foi sont augmentées et renforcées. Dieu (al-Haqq) Très-Haut dispose leurs états spirituels et leurs actes de telle manière que les lumières leurs apparaissent et qu’en leurs cœurs se manifestent les secrets. Ils persistent à se tenir à la porte de Dieu Très-Haut jusqu’à parvenir à l’« état d’excellence » (maqâm al-ihsân). Là, la pure Identité Suprême (at-Tawhîd) leur apparaît et ils éprouvent la pleine Singularité (at-Tafrîd). A cet instant, les vestiges de leur genre humain s’effacent, leurs jugements les plus mûrs semblent vains, et en présence de l’Existence même, les apparences s’évanouissent. « Et dis : la Vérité est venue et l´erreur a disparu. Car l´erreur est destinée à disparaître ». (Soûrate al-Isrâ’, vers. 81)
La mention, ici réitérée, de l’accomplissement de la promesse d’Allah envers Ses serviteurs zélés semble être aussi parfaitement naturelle que conforme à la ‘aqîdah : « Et ceux qui auront déployé des efforts pour Nous, Nous les guiderons assurément sur Nos chemins. En vérité Allah est assurément avec ceux qui ont une pratique excellente » (Coran, L’araîgnée, 69) ; « Allah promet à ceux d’entre eux qui croient et font de bonnes œuvres, un pardon et une énorme récompense » (Coran, El-Fath, 29).
Ceci est le dessein ardemment poursuivi des initiés (sâlikîn) : leur œuvre de servitude envers leur Seigneur atteint sa complétude, et ils sont libérés de l’examen constant de leur sincérité ; ils n’ont pas d’autre attente. C’est là que se rejoignent ceux qui sont ravis (majzhûbihim) et ceux qui cheminent (sâlikihim). La différence est que les ravis-en-Dieu atteignent cette station plus rapidement et sans fatigue ni souffrance, à l’inverse des cheminants. Aux deux, Dieu Très-Haut accorde Sa garde et protection à tous les niveaux de l’ascension, du début à la fin. En cela, ils sont sujets et non agents, conformément à la parole « Les Sûfîs sont bambins dans le giron de Dieu (al-Haqq) ».
Ainsi, voyez comment Dieu (al-Haqq) qu’Il soit glorifié, choisit de prendre soin de la personne qu’Il a distinguée, pour que celle-ci n’ait pas à s’enquérir ni à chercher par elle-même. Celui qui s’engage dans cette Voie doit le faire dans cet esprit. Par exemple, il devrait observer son propre état à la lumière de sa compréhension de la Voie initiatique, en prenant l’état éminent de quelqu’un reconnu comme Sûfî, comme paradigme par lequel il pourrait arriver à la pleine réalisation de la Voie et de ses étapes. Une compréhension de cela est indispensable, indubitablement, ainsi qu’une intelligence de la Voie. Sans cela, personne ne s’y engagerait ni s’efforcerait d’y parvenir, car il est inimaginable de rechercher une chose que l’on ne conçoit pas. (اذ لا يتصور طلب شيء لا يتعقل)
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Cheikh Ibn ‘Abbad Al-Rundî
Traduction collective
Commentaires Mohammed Abd es-Salâm
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Note additionnelle sur la « préparation doctrinale » – M.L.B
Article thématique correspondant
MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT
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- Ce travail continue actuellement sur le forum du Porteur de Savoir. Signalons que les premiers extraits de ce texte ont déjà fait l’objet d’un commentaire circonstancié par Mohammed ‘Abd es-Salâm – ici en cours d’intégration. [↩]
- Sur ce sujet cf. notamment Chemins de la guidée (subul el-hidâyah) et éducation spirituelle (tarbiyah) – M.A.S. et la fin de notre commentaire sur l’ « Épitre sur les facettes » du Coeur d’Ibn Arabi. [↩]
- litt : leur état [↩]
- Litt : sur lequel on prend appui [↩]
- litt. le contrôle. [↩]
- René Guénon, La Métaphysique orientale [↩]
- René Guénon, La Métaphysique orientale [↩]
- litt : leur état [↩]
- Litt : sur lequel on prend appui [↩]
- litt. le contrôle. [↩]
- Coran, L’araîgnée, 69 [↩]
- Hadîth du taqarrub il-Allah [↩]
- Cf. également notre présentation du Propos général sur le Soufisme de Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn et La crise sectaire du monde des « guénoniens » d’Olivier Courmes (notamment p. 8). [↩]
- Premiers paragraphes des Conditions générales concernant le rattachement et la participation à la branche française de la Tarîqah Mohammediyah Châdhiliyah [↩]
- Quels conseils pourriez-vous donner à quelqu’un qui cherche un rattachement ? [↩]
- On parle alors de idhn ‘âmm qui concerne l’ensemble des initiés d’une même tarîqah en dehors de toute considération personnelle qui nécessiterait un idhn khâç [↩]
par Équipe de traduction du Porteur de Savoir le 11 février 2014, mis à jour le 12 août 2015
Mots clés : Abû Ishâq Al-Shâtibî, Ibn Abbad, Lecture, Maître spirituel-Cheikh