« Quand l’aspiration (himmah) du murîd est supérieure à la connaissance (ma’rifah) du cheikh » – Cheikh Mâ al-‘Aynayn

بسم الله الرحمن الرحيم الحمد لله والصلاة والسلام على سيدنا محمد رسول الله وآله وصحبه ومن والاه

*

جد صادقا تجد مرشدا

« Déploie des efforts avec sincérité, tu trouveras un guide »

*

Le très saint Cheikh Mâ el-‘Aynayn, ainsi appelé parce qu’il s’apitoyait tellement sur son propre cas que les larmes continuelles qu’il versait avaient marqué deux traces verticales sous ses yeux, rappelle au début du premier chapitre 1 de son livre Na’t el-bidâyât wa tawçîf en-nihâyât une sentence du cheikh Ibn ‘Atâ Allah qui insiste sur l’importance et l’influence de la sincérité du murîd dans la recherche d’un cheikh murchîd. Il développe ensuite des considérations sur la puissance que celle-ci peut développer quand sa propre aspiration spirituelle (himmah) dépasse la réalité de la connaissance (ma’rifah) de son cheikh. Ce point étant rarement évoqué, surtout avec autant de clarté et publiquement, il nous est apparu nécessaire de l’étudier et de l’exposer davantage, précisément lorsque les conditions du temps amènent à prendre éventuellement en compte une telle situation avec une acuité toute particulière.

*

Ibn ‘Atâ Allah a dit : « Déploie des efforts avec sincérité (jidda çâdiqan), tu trouveras un guide (tajid murchidan) ».

Sache qu’il ne fait aucun doute que lorsque l’aspiration du murîd dépasse 2  la connaissance du Cheikh, Allah donne accès à ce dernier3 à la connaissance à laquelle est liée l’aspiration du murîd et l’élève à elle ; et cela provient de l’influence spirituelle de la sincérité du murîd (min barakati çidq al-murîd).

En effet, lorsque le murîd entre sous le régime (hukm) du Cheikh, qu’il se comporte selon les convenances spirituelles correspondantes (ta’addaba bi-âdâbi-hi), et qu’il observe avec certitude ce par quoi Allah l’a particularisé, un état spirituel (hâl) circule de l’intérieur du Cheikh vers l’intérieur du murîd, comme la lampe s’allume à la lampe [plus grande] (kamâ yaqtabasa al-sirâj min al-sirâj), car la parole du Cheikh féconde l’intérieur du murîd (…) 4 .

Cheikh Mâ al-‘Aynayn – Na’t al-bidâyât (Chapitre 1)


*

Avant d’aller plus loin dans la traduction et l’étude de ce texte, on peut tout d’abord remarquer l’usage assez particulier (qui pourra même paraître troublant à certains, au moins a priori) que fait ici l’auteur de la sentence d’Ibn ‘Atâ Allah. Celle-ci est habituellement utilisée dans la littérature du Taçawwuf pour montrer l’importance de la sincérité du murîd en général et dans la recherche d’un Maître qui le guide dans la Voie en particulier 5. Dans le prolongement logique de cette perspective en quelque sorte classique, on ne remet pas en cause que l’irchâd soit directement présenté par le Cheikh que l’on a trouvé ; c’est comme si l’on disait, après avoir précisé que le murîd ne mérite cette appellation pleinement que lorsque sa quête (irâdah) est prioritairement celle d’Allah subhâna-Hu wa ta’âlâ : « si tu es suffisamment sincère dans les efforts que tu développes dans ta quête, tu trouveras alors un Cheikh murchîd » en sous-entendant que « la connaissance de la Voie qu’il détiendra sera telle qu’elle comblera tes attentes et te suffira ».

Il faut donc que la dégénérescence cyclique des temps ait suffisamment affecté cette situation et que celle-ci se soit établie de manière suffisamment durable et étendue pour qu’une autorité régulière du Taçawwuf en vienne à ne pas du tout considérer le cas normal à l’évocation de l’adage en question mais, au contraire, expose directement le cas particulier, comme s’il était devenu la règle …

A ce propos, remarquons incidemment qu’il n’est pas formellement précisé si l’un ou l’autre des intéressés a nécessairement conscience de l’actualité de la situation qui est la leur, ni que le processus qui est exposé soit lui-même nécessairement connu des intéressés. A moins que le Cheikh ne se soit exprimé à ce sujet en précisant ses limites, comment le murîd sait-il avec certitude que l’objet de sa propre aspiration spirituelle dépasse la connaissance effective (ma’rifah) de celui-ci ? Il n’est donc pas à rejeter que l’auteur ne fasse qu’évoquer un état de fait. On sait d’ailleurs que l’appréciation exacte du degré de réalisation spirituelle de quiconque n’est possible qu’à celui qui détient également le degré en question 6. Dans le cas présent, le murîd ne peut donc se prévaloir d’une telle connaissance, à moins qu’il ait lui-même réellement atteint le degré où se trouve éventuellement le Cheikh ; il doit donc se prémunir de nourrir une mauvaise opinion (sû’ el-dhann) envers son Cheikh, surtout si elle s’avérait finalement ne pas être justifiée, car comment, alors, bénéficier de l’ « influence de la sincérité du murîd » escomptée ?

On peut comprendre ainsi la raison pour laquelle Cheikh Mâ al-‘Aynayn effectue en quelque sorte ce « raccourci » (double en réalité) en considérant la situation d’un murîd qui, d’une part, a effectivement trouvé le Maître en question et dont, d’autre part, l’objet de sa propre aspiration se trouverait être supérieur à la connaissance initiatique effective (ma’rifah) de celui dont il est devenu le disciple.

Ce constat peut d’emblée sembler contradictoire avec la parole d’Ibn ‘Atâ Allah : si la réalité initiatique effective du Maitre sincèrement recherché, trouvé et sous le régime duquel on s’est placé par un rattachement de sulûk, n’est pas à la hauteur de ses propres aspirations, comment en espérer profiter d’un irchâd ? Mais plutôt que de passer sous silence ce qui peut apparaître comme une déconvenue (si tant est que cette prise de conscience soit effectivement bien réelle), surtout si l’on véhicule soi-même l’idée que tout Maître (et le sien en particulier) est nécessairement parfait, Cheikh Mâ al-‘Aynayn traite ce point avec la sagesse de ceux à qui Allah a donné l’intelligence du temps dans lequel ils vivent ou dans lequel d’autres vivront après eux : il ne s’agit pas de magnifier exagérément, voire artificiellement, l’irchâd de son cheikh pour espérer en bénéficier ou bien, à l’inverse, de le rejeter totalement parce qu’on constate chez lui une insuffisance relative personnelle (si tant est que ce soit bien le cas, en tout état de cause et comme il est ici question), mais de comprendre comment l’irchâd recherché peut exister malgré tout et s’exprimer « à travers » celui que l’on a reconnu comme son Maître et dans le cadre de la relation régulière que l’on a instauré avec lui dans la Voie . Comme nous l’avons déjà exprimé ailleurs, la « loi du tout ou rien » (propre aux neurophysiologistes modernes) n’est pas justifiée en ce domaine mais plutôt une attitude à la fois plus fine, plus subtile et combien davantage exigeante qui consiste à maintenir et à renforcer la sincérité de son aspiration pour chercher une solution se situant « au-delà » du Cheikh concerné, tout en respectant le cadre formel habituel dans ses aspects fonctionnel et personnel.

On comprend bien ici l’importance doctrinale et « technique », pour le murîd,  d’orienter correctement son intention et son aspiration vers Allah, sans se limiter à la personne, voire à l’individualité (bachariyyah), de son Cheikh mais tout en maintenant malgré tout le adab intérieur et extérieur avec lui à l’intérieur du cadre de son lien initiatique de sulûk.

Les conditions du murîd

24 févr. 2015 – V7

Avant d’arriver à la description proprement dite du processus qui nous intéresse, Cheikh Mâ al-‘Aynayn expose trois conditions préalables qui concernent le murid :

  1. Le rattachement au Cheikh (« lorsque le murîd entre sous le régime du Cheikh ») : le rattachement effectif à la silsilah par l’intermédiaire du Cheikh est, on le sait 7 , la condition minimale et première à tout processus initiatique véritable et régulier puisqu’il assure la transmission de la barakah sans laquelle rien n’est envisageable en ce domaine. Sans que la précision en soit formellement donnée ici, l’indication que le « murîd entre sous le régime du cheikh » semble logiquement impliquer qu’il s’agit d’un rattachement dans lequel des aspects personnels (on le voit d’ailleurs dans la suite immédiate du texte, ci-dessous 3° condition) sont à prendre en compte et que c’est ainsi un pacte initiatique de sulûk qui a été établi entre le Maître et le murîd qui est devenu son disciple
  2. Le respect et la mise en oeuvre des âdâb qui concernent les rapports d’un murîd avec son Cheikh (« qu’il se comporte selon les convenances spirituelles correspondantes (ta’addaba bi-âdâbi-hi) ») : comme cela apparaît avec évidence lorsque l’on aborde ces questions avec lucidité et intelligence, les âdâb évoqués ici ne sont pas les simples conventions de politesse sociale que quiconque peut développer dans le milieu extérieur dans lequel il vit, ni même les règles de convenance qui concernent les aspects simplement religieux que l’on peut être amené à envisager et à respecter valablement dans une perspective simplement exotérique, ni même encore uniquement ce que l’on doit à son simple frère de tarîqah ou aux autres Maîtres de la Voie. Il s’agit bien des règles de adab initiatique, détaillées à part dans tous les ouvrages correspondants des Maîtres de la Voie et comme c’est ici le cas 8 , qu’un murîd est tenu d’observer envers celui qu’il reconnaît comme son Maître et dont il attend un irchâd, même lorsque son « aspiration dépasse la connaissance du Cheikh »
  3.  La considération certaine des qualifications particulières du Cheikh (« qu’il observe avec certitude ce par quoi Allah l’a particularisé ») : cette mention semble faire directement écho à la notion générale exprimée par une parole attribuée à l’Imâm Charânî9 : « Lorsqu’Allah veut du bien à Son serviteur, Il lui dévoile la réalité secrète de la particularité spirituelle de son Cheikh  (sirr khuçûçiyati cheikhi-hi) et dissimule (yatwî, littéralement plie, enveloppe) son humanité (bacharîyati-hi, c’est-à-dire ses aspects simplement humains). Lorsqu’Allah veut du mal à Son serviteur, Il lui dévoile l’humanité de son Cheikh et lui dissimule sa particularité spirituelle. » Il illustre cette sagesse en rappelant l’exemple de ceux qui recueillaient la salive du Prophète et le surplus de son ablution sall-Allah alayhi wa sallam alors qu’au même moment d’autres demandaient ما لهذا الرسول يأكل الطعام ويمشي في الأسواق – « Quel est donc ce prophète qui mange le repas et marche dans les souks ?! » (Coran). Sans donner ici davantage de développement à ce point, notons seulement l’importance de l’établissement d’une certaine affinité personnelle entre le disciple et son Maître qui permet, de sa part, une reconnaissance et une sincère acceptation.

L’accès à une connaissance supérieure à celle du Cheikh et sa présentation au murîd

Toutes ces conditions étant réunies (1/Développement d’un effort sincère – 2/Rattachement au Cheikh dans un pacte de sulûk – 3/Supériorité de l’aspiration – 4/Respect par le murîd des âdâb propres au Cheikh – 5/ Prise de conscience, reconnaissance et acceptation de qualifications personnelles du Cheikh) l’auteur garantit l’accès, par Allah, à la science en question.

Mais l’ouverture et l’élévation qui l’accompagne ne sont pas indépendantes de la personne du Cheikh, ou plutôt devrait-on dire de sa fonction. Contrairement à ce qui est habituellement exposé, l’élévation à la science recherchée qui se produit en un premier temps n’est pas le fait direct du Cheikh (bien qu’il n’y reste pas du tout étranger puisqu’il en est même le premier bénéficiaire) mais est formellement et explicitement rapportée à « l’influence spirituelle de la sincérité du murîd », si bien que, tout en utilisant des termes qui sont normalement dévolus au Cheikh seulement (influence spirituelle/barakah, élévation/taraqqiyy), on décrit un processus qui est rapporté principalement au murîd.

L’effort (juhd) ainsi développé est proprement « canalisé » par l’ensemble constitué de la qualité de l’aspiration du murîd, de la nature de sa relation au Cheikh et de la fonction formelle de ce dernier. C’est l’ « action » produite et déterminée par la combinaison de toutes ces tendances harmonieuses qui amène une « réaction concordante » sous la forme de l’élévation10  du Cheikh à la science recherchée puis à son transfert final en mode d’ « ensemencement » ou de « fécondation »11 et par son intermédiaire, au murîd.

En résumé et pour considérer ce qui revient à chacun, le processus induit par l’aspiration du murîd trouve son efficacité à condition de se développer au sein intime de la relation intérieure qui le lie en toute sincérité à son Maître : dans le sens « ascendant », pour permettre l’ « ouverture » à la connaissance en question par le Cheikh, et dans le sens « descendant », pour permettre au Cheikh d’intégrer cette connaissance en direction du murîd. Le Cheikh, quant à lui, bénéficie en quelque sorte directement de l’impulsion donnée par l’aspiration de son murîd à acquérir une connaissance spirituelle supérieure, pour exercer sa fonction d’enseignement selon une modalité habituelle.

*

Conclusion

L’examen de la possibilité présentée par Cheikh Mâ al-‘Aynayn met en évidence que la fonction d’irchâd supportée régulièrement par le Cheikh n’est pas à remettre en cause si bien que, même dans le cas étudié, la fonction et l’appellation de murchîd demeurent pleinement justifiées.

La modalité classique selon laquelle l’enseignement qui découle de l’accès, par le Cheikh, à la connaissance supérieure peut être dispensé au murîd est également maintenue, même dans le cas où c’est « l’influence spirituelle de la sincérité du murîd » qui est en quelque sorte à l’origine de cette acquisition, puisque le Cheikh, secondairement, l’actualise en direction de son disciple comme il peut le faire habituellement pour une connaissance qu’il aurait acquise en dehors de cette situation particulière.

La possibilité d’accéder à un irchâd dans le cadre d’un rattachement régulier est ainsi garantie au murîd, même dans le cas étudié où son aspiration spirituelle (himmah) est supérieure à la connaissance effective (ma’rifah) de son Cheikh, sous un certain nombre de conditions qui tiennent principalement à l’ampleur de ses efforts personnels, à la qualité de sa sincérité et à l’élévation de son aspiration.

Le processus décrit par Cheikh Mâ el-‘Aynayn ne place pas pour autant le murîd dans une position d’autosuffisance qui se justifierait en dehors de la relation établie de Maître à disciple mais réaffirme au contraire implicitement la nécessité que, malgré la situation décrite, l’irchâd recherché s’obtienne conformément à la méthode présentée par le murchîd concerné et à l’intérieur du cadre de la fonction qu’il détient régulièrement.

Il s’agit donc ici d’une illustration supplémentaire de la persistance nécessaire d’une guidée spirituelle réservée aux gens de l’effort initiatique jusque dans des temps et des conditions défavorables : « Et ceux qui auront développé des efforts pour Nous, Nous les guiderons sur Nos chemins. En vérité Allah est assurément avec ceux qui ont une pratique excellente ».

Et Allah est Plus Savant

*

Articles connexes

Connaître et reconnaître un Cheikh (conclusions) – M.A.S.

Le cheikh pécheur et le murid sincère

« Celui qui met en œuvre ce qu’il sait … » – Hadîth

Chemins de la guidée (subul el-hidâyah) et éducation spirituelle (tarbiyah)

ARTICLE THÉMATIQUE correspondant

GÉNÉRALITÉS SUR LA RÉALISATION SPIRITUELLE (TAHQÎQ, SULÛK)

  1. « Chapitre concernant les âdâb que le murîd doit respecter à l’égard de son Maître (…) » []
  2. Fawq, litt. au-dessus de, est supérieure à []
  3. Litt. ouvre []
  4. Suite de la traduction à venir, in châ Allah []
  5. Formule correspondant à l’évangélique (Mathieu 7-7) « Quaerite et invenietis« , « Cherchez et vous trouverez » []
  6. Cf. Lawâqîh de Charânî : « Quant à la nature véritable du Cheikh, ne la connaît que celui qui est honoré de l’état spirituel dans lequel il se trouve [lui-même] ou qui lui est supérieur » []
  7. Cf. René Guénon, Aperçus sur l’Initiation []
  8. Cf. note 1 []
  9. Référence à venir, in châ Allah []
  10. Racine R-Q-Y qui donne taraqiyy, tarqiyyah []
  11. Racine L-Q-H, qui donne lawâqîh []

par le 9 février 2015, mis à jour le 12 septembre 2015

Mots clés : , , , , , ,