« Seconde naissance » et « régénération » chez René Guénon – (M.A.S.)

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« Ce qui est assez digne de remarque, c’est que certaines de ces erreurs [concernant l’initiation] ne sont pas seulement le fait de profanes ou de pseudo-initiés, ce qui n’aurait en somme rien d’extraordinaire, mais aussi de membres d’organisations authentiquement initiatiques, et parmi lesquels il en est même qui sont regardés comme des « lumières » dans leur milieu, ce qui est peut-être une des preuves les plus frappantes de cet actuel état de dégénérescence auquel nous faisions allusion tout à l’heure. À ce propos, nous pensons pouvoir exprimer, sans trop risquer qu’il soit mal interprété, le souhait que, parmi les représentants de ces organisations, il s’en trouve tout au moins quelques-uns à qui les considérations que nous exposons contribueront à rendre la conscience de ce qu’est véritablement l’initiation » (René Guénon – Aperçus sur l’Initiation – Avant-propos – 1946)

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Après avoir constaté et rappelé que, selon René Guénon, c’est le fait de donner la « seconde naissance » qui confère au transmetteur de l’influence spirituelle une « importance toute particulière et en quelque sorte unique en son genre » parmi tous les upagurus, c’est-à-dire ceux « dont la rencontre est pour quelqu’un l’occasion ou le point de départ d’un certain développement spirituel », nous regroupons ici les principales références puisées dans l’œuvre de l’auteur qui permettent de comprendre ce que désigne cette expression et en quoi consiste la « régénération » qui lui est associée.

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     « Le rattachement à une organisation traditionnelle régulière, avons-nous dit, est non seulement une condition nécessaire de l’initiation, mais il est même ce qui constitue l’initiation au sens le plus strict, tel que le définit l’étymologie du mot qui la désigne, et c’est lui qui est partout représenté comme une « seconde naissance », ou comme une « régénération » ;

Ce passage est, à notre connaissance, le seul de toute l’œuvre de René Guénon dans lequel l’auteur regroupe entre eux les termes de rattachement – nous avons déjà noté que le rattachement est quasiment, et comme par défaut, toujours envisagé sous son aspect impersonnel et non pas envers un Maître spirituel -, d’initiation, de « seconde naissance » et de « régénération »

« seconde naissance », parce qu’il ouvre à l’être un monde autre que celui où s’exerce l’activité de sa modalité corporelle, monde qui sera pour lui le champ de développement de possibilités d’un ordre supérieur ;

René Guénon développe plus amplement des considérations sur les notions de naissance et de mort initiatiques dans un autre chapitre du livre (cf. infra) ; on verra qu’il s’agit d’une ouverture qui donne accès au monde psychique, puis au monde spirituel.

« régénération », parce qu’il rétablit ainsi cet être dans des prérogatives qui étaient naturelles et normales aux premiers âges de l’humanité *, alors que celle-ci ne s’était pas encore éloignée de la spiritualité originelle pour s’enfoncer de plus en plus dans la matérialité, comme elle devait le faire au cours des époques ultérieures, et parce qu’il doit le conduire tout d’abord, comme première étape essentielle de sa réalisation, à la restauration en lui de l’« état primordial », qui est la plénitude et la perfection de l’individualité humaine, résidant au point central unique et invariable d’où l’être pourra ensuite s’élever aux états supérieurs.** » 1

* Il s’agit de ce qui est désigné comme l’ « âge d’or » par plusieurs traditions et qui correspond analogiquement à la période de la vie du Prophète ﷺ.

Notons incidemment que l’auteur n’a pas recours à quelque argument scientifique moderne pour exposer l’intérêt de la « régénération » qu’opère la transmission régulière de l’influence spirituelle.

** Nous aurons l’occasion de rappeler comment René Guénon présente dans son oeuvre l’état de celui qui est désigné dans le Taçawwuf par l’expression Insân el-qadîm, in châ Allah.

L’importance de la réalisation de la « plénitude et la perfection de l’individualité humaine » comme préalable à l’accès aux états supérieurs de l’être » (cf. ci-dessous) est reprise et développée une quinzaine de chapitres plus loin dans les Aperçus sur l’Initiation. Elle semble généralement ignorée, minimisée et mal comprise alors que ces indications semblent évidemment primordiales puisqu’elles concernent proprement le processus de réalisation spirituelle et la méthode qui correspond globalement à chacune de ses phases principales.

Sans vouloir entrer dans des remarques qui nous écarteraient trop des présentes considérations, on peut néanmoins remarquer que l’élévation dont il est question s’opère, quand elle a lieu, sur un être que l’on pourrait qualifier alors de « centré » ou d’ « unifié » en lui-même.

A l’inverse, on peut ainsi aisément comprendre qu’un processus, quel qu’il soit, qui aurait pour effet de provoquer une relative ascension à un être qui n’aurait pas encore atteint l’état de concentration nécessaire, ou un état de concentration suffisant, pourrait induire en réalité une réelle dysharmonie entre les diverses parties constitutives de l’être en question. Cette situation (habituellement désignée par le terme de jadhb) peut présenter en elle-même différents degrés selon qu’elle concerne un état plus ou moins important dans la dysharmonie en question. Elle nécessite, pour être corrigée et tant que l’état de « séparation » relative n’est pas trop important ou « fixé », l’application d’un « mouvement » général qui apparaîtra réellement comme contraignant puisqu’il consiste, d’une manière ou d’une autre, à faire « redescendre » la ou les parties de l’être (majdhûb) ayant été attirées ou dirons-nous comme « tractées » vers le haut, dans le but de réaliser l’harmonisation ou l’ « homogénéisation » nécessaire au sein de l’être, lequel pourra ainsi envisager de poursuivre à nouveau son cheminement (sulûk). On ne peut que souligner ces points et attirer l’attention sur l’importance qu’il y a à prendre en compte ces aspects avec une certaine prudence, ne serait-ce qu’à titre préventif, notamment quand il s’agit de personnes  qui, souvent à la suite d’initiatives individuelles plus ou moins heureuses ou sur des perspectives doctrinales faussées, mais aussi à cause d’une éventuelle tendance interne particulière, seraient comme prédisposées à développer de semblables déséquilibres.

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La « seconde naissance », entendue comme correspondant à l’initiation première, est proprement, comme nous l’avons déjà dit, ce qu’on peut appeler une régénération psychique ;

Présenter l’initiation comme une régénération psychique n’est certainement pas habituel, si bien que ce n’est peut être pas ce qu’on retient prioritairement de cette réalité. Est-ce pourtant une raison pour oublier cette notion ? Ou veut-on par là signifier que la transmission de l’influence spirituelle (considérée comme une « seconde naissance » et une « régénération » psychique par René Guénon) qui s’effectue de nos jours dans l’ensemble de toutes les turûq régulières serait, pour on ne sait quelle raison et sous quel rapport, devenue inefficace et insuffisante à tel point que l’usage de rites non-islamiques au sein d’une tarîqah serait rendu nécessaire pour obtenir le même effet ?

Le rattachement peut être ainsi perçu comme ce qui donne un accès direct aux états supra-humains, un peu comme si le mi’râj de chacun s’effectuait verticalement sans la phase horizontale préalable de l’isrâ’ .

et c’est en effet dans l’ordre psychique, c’est-à-dire dans l’ordre où se situent les modalités subtiles de l’être humain, que doivent s’effectuer les premières phases du développement initiatique ; mais celles-ci ne constituent pas un but en elles-mêmes, et elles ne sont encore que préparatoires par rapport à la réalisation de possibilités d’un ordre plus élevé, nous voulons dire de l’ordre spirituel au vrai sens de ce mot.

René Guénon rappelle ici clairement que l’ordre psychique n’est pas l’ordre spirituel.

Il y aurait donc une certaine forme d’ignorance, surtout pour quelqu’un qui se réclamerait de l’œuvre de cet auteur, à croire soi-même qu’il en serait autrement et une forme de supercherie à faire croire ou laisser entendre à autrui, dans un cadre initiatique et sous l’autorité de René Guénon, qu’il en serait autrement ; et nous n’évoquons même pas ici le cas des personnes qui ne sont rattachées à aucune organisation initiatique régulière et à qui on présente éhontément des perspectives loufoques parce que perverties.

Le point du processus initiatique auquel nous venons de faire allusion est donc celui qui marquera le passage de l’ordre psychique à l’ordre spirituel ; et ce passage pourra être regardé plus spécialement comme constituant une « seconde mort » et une « troisième naissance »1. Il convient d’ajouter que cette « troisième naissance » sera représentée plutôt comme une « résurrection » que comme une naissance ordinaire, parce qu’il ne s’agit plus ici d’un « commencement » au même sens que lors de l’initiation première ;

13 sept. 2015 – V6

Contrairement à ce qu’on voit un peu trop facilement énoncé, même sous l’autorité de René Guénon, ce n’est donc pas la « seconde naissance » qui constitue proprement l’Éveil (en tant qu’ « ouverture spirituelle seigneuriale »), loin de là, celui-ci correspondant proprement, selon le même auteur, à la « troisième naissance »2.

les possibilités déjà développées, et acquises une fois pour toutes, devront se retrouver après ce passage, mais « transformées », d’une façon analogue à celle dont le « corps glorieux » ou « corps de résurrection » représente la « transformation » des possibilités humaines, au-delà des conditions limitatives qui définissent le mode d’existence de l’individualité comme telle.

     La question, ainsi ramenée à l’essentiel, est en somme assez simple ; ce qui la complique, ce sont, comme il arrive presque toujours, les confusions que l’on commet en y mêlant des considérations qui se rapportent en réalité à tout autre chose.

A propos de confusions, comment ne pas évoquer ici les différentes sujétions relatives à ce qui est appelé « rebirth » (habituellement traduit par « seconde naissance » ou « re-naissance ») dans les mouvements influencés par la pseudo-doctrine « New-Age » qui, à l’évidence, jouent de manière subversive sur ces notions ? A qui veut-on faire croire que cette technique (même associée à la production de râles sur quelque grossière et pathétique pratique de respiration spasmodique) serait équivalente à ce qu’est la transmission régulière de l’influence transmise au sein des turûq depuis plus de quatorze siècles ?

Par ailleurs comment, en connaissance de cause si l’on se réclame de l’enseignement de René Guénon, qualifier la pratique qui consiste à faire croire à des personnes qui ne sont rattachées à aucune organisation initiatique régulière qu’elles peuvent accéder en quoi que ce soit au domaine spirituel sans rattachement ?

Comment, en connaissance de cause si l’on se réclame de l’enseignement de René Guénon, qualifier la pratique qui consiste à faire croire à des personnes qui sont rattachées à une organisation initiatique régulière que l’ordre psychique et l’ordre spirituel sont identiques ?

C’est ce qui se produit notamment au sujet de la «seconde mort», à laquelle beaucoup prétendent attacher une signification particulièrement fâcheuse, parce qu’ils ne savent pas faire certaines distinctions essentielles entre les divers cas où cette expression peut être employée. La « seconde mort », d’après ce que nous venons de dire, n’est autre chose que la « mort psychique » ; on peut envisager ce fait comme susceptible de se produire, à plus ou moins longue échéance après la mort

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[1] Dans le symbolisme maçonnique, ceci correspond à l’initiation au grade de Maître.

 corporelle, pour l’homme ordinaire, en dehors de tout processus initiatique ; mais alors cette « seconde mort » ne donnera pas accès au domaine spirituel, et l’être, sortant de l’état humain, passera simplement à un autre état individuel de manifestation. Il y a là une éventualité redoutable pour le profane, qui a tout avantage à être maintenu dans ce que nous avons appelé les « prolongements » de l’état humain, ce qui est d’ailleurs, dans toutes les traditions, la principale raison d’être des rites funéraires. Mais il en va tout autrement pour l’initié, puisque celui-ci ne réalise les possibilités mêmes de l’état humain que pour arriver à le dépasser, et qu’il doit nécessairement sortir de cet état, sans d’ailleurs avoir besoin pour cela d’attendre la dissolution de l’apparence corporelle, pour passer aux états supérieurs.3

Commentaire – Mohammed Abd es-Salâm

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  1. Aperçus sur l’Initiation, De la régularité initiatique []
  2. Voir « De la mort initiatique » René Guénon []
  3. Aperçus sur l’Initiation, De la mort initiatique []

par le 8 août 2015, mis à jour le 6 mars 2016

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