Supporter la nuisance d’un frère de tarîqah – M.A.S.

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Nous extrayons ici deux anecdotes du livre « Les étapes mystiques du Shayk Abu Sa’id » (Traduction de Asrâr et-tawhîd fî maqâmât el-Chaykh Abî Sa’îd – Éditions Desclée De Brouwer), ouvrage dont on rapporte que Cheikh Mustafâ ‘Abd el-‘Azîz Vâlsan conseillait la lecture à ses disciples. Contradictoires en apparence, elles sont un exemple des subtilités des convenances spirituelles (âdâb) de la Voie, de leur importance et de l’attention qu’elles impliquent chez ceux qui suivent un chemin de réalisation effective, surtout dans le cadre collectif de ce que l’on appelle plus habituellement, de nos jours et dans le Maghreb islamique, une zawyah.

Mohammed Abd es-Salâm

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Le vêtement du portefaix

Il y avait à Azdjâh, un derviche nommé Hamza, le coutelier. Il était un fidèle du Shaykh. Chaque jour qu’il y avait prédication du Shaykh, il se rendait à Meyhana et, après la prédication, il retournait chez lui, à Azdjâh, excepté le jeudi où il restait à Meyhana jusqu’au lendemain, afin de pouvoir accompagner le Shaykh à la Mosquée du vendredi puis il s’en retournait, quand le Shaykh avait accompli la prière du vendredi. Or, Hamza était un brave homme plein d’ardeur, mais il avait les apparences d’un exalté. En ce temps-là les derviches se réunissaient dans un coin de l’oratoire du Skaykh. Un jour d’été, en pleine chaleur, Hamza fit une entrée impétueuse dans le khânegâh, en claquant très bruyamment les portes. La violence de sa conduite fut telle qu’elle troubla tous les derviches et provoqua leur colère unanime. Le Shaykh savait tout de cette situation. Il sortit de sa chambre, alors que ce n’était pas l’heure habituelle de sa sortie. Les soufis ayant vu apparaître le Shaykh s’émurent davantage et ils portèrent plainte contre Hamza, qui, dirent-ils, « nous dérange ». Le Shaykh fit appeler Hamza. Il était allé au bazar. On l’amena devant le Shaykh qui lui dit : « Hamza, les derviches se plaignent de ce que tu les déranges ! » Il répondit : « Shaykh ! Si ces derviches ne peuvent supporter Hamza, qu’ils ne portent plus leur vêtement de portefaix, car cet habit de portefaix est fait pour porter les fardeaux. » A cette réponse, la joie s’empara du Shaykh. Il poussa un cri. Puis il dit à Hamza : « Répète ». Ce qu’il fit. Le Shaykh poussa un cri, de nouveau. Il ordonna à Hasan d’apporter du sucre qu’il répandit de ses mains bénies sur la tête de Hamza, en s’exclamant et en disant : « Que celui qui ne peut supporter le dommage des autres, ne porte plus le vêtement des portefaix ! »

Commentaire

Dans cette situation, le Cheikh entérine l’argument de celui qui est pourtant bien responsable d’une réelle nuisance sonore pour ses frères : il préfère leur montrer ainsi l’importance qu’il y a pour eux à supporter et à excuser ce genre de déconvenue, c’est-à-dire à ne pas faire valoir leur droit individuel tout en restant concentrés sur leur travail intérieur, avec toute la patience nécessaire. C’est donc une attitude d’enseignement qui s’adresse à ceux qui seraient en mesure de réclamer leur droit mais qui feraient mieux d’en faire aumône pour poursuivre leur travail sans détour.

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Éducation d’un disciple

(Anecdote) En cette même période où notre shaykh se trouvait à Nishâpur, de nombreux fidèles venaient à lui ; certains de comportement raffiné, d’autres de comportement moins raffiné. Un paysan, ayant fait contrition, s’était retiré dans le khânegâh. Il avait une paire de souliers de montagne auxquels il avait fixé des morceaux de métal de telle sorte que chaque fois qu’il entrait dans le khânegah ses souliers produisaient un bruit qui gênait les soufis. Le Shaykh l’appela un jour et lui dit : « Tu iras dans la vallée Darmiyun (c’est une vallée entre la montagne de Nishâpur et celle de Tus, la route qui va de Tus à Nishâpur passe par cette vallée. Il y a aussi une source qui sort de cette vallée et qui rejoint la rivière de Nishâpur). Quand tu arriveras dans cette vallée tu marcheras un peu et trouveras un rocher tu accompliras une prière à deux prosternations sur ce rocher et attendras jusqu’à ce que l’un de nos amis vienne te rendre visite ; tu lui transmettras nos salutations ! » Puis le Shaykh murmura quelques paroles au derviche et lui demanda de tout transmettre, « Car, ajouta-t-il, c’est un ami bien cher à nous et durant sept ans il nous a tenu compagnie ! » Le derviche partit plein d’enthousiasme et tout au long du chemin il disait rencontrer un des amis de Dieu ou bien l’un des quarante hommes parfaits qui sont les pivots de l’univers constituant l’ordre et le soutien dans la destinée des hommes. Grâce à son regard qui tombera sur moi, ici bas et dans l’au-delà, mon sort sera favorisé ! » Quand il arriva à l’endroit désigné il attendit pendant une heure. Puis un bruit terrible qui faisait trembler la montagne se fit entendre. Le derviche ouvrit bien les yeux ; il vit s’approcher un dragon noir, le plus grand qui puisse exister et dont le corps occupait tout l’espace entre les deux montagnes. A sa vue il perdit courage et ses membres s’affaiblirent au point que malgré ses efforts il ne pouvait plus s’éloigner. Le dragon s’approcha du rocher, y posa sa tête et s’y arrêta. Lorsque le derviche reprit conscience, il vit le dragon immobile ayant posé la tête sur le rocher en signe d’humilité. hors de lui et pris de crainte il dit : « Le Shaykh te salue ! » Le dragon frotta son visage contre la terre et se prosterna. Ainsi le derviche s’apercevant que c’était bien à ce dragon que le Shaykh avait adressé le message, il lui transmit tout ce que celui-ci avait dit. Le dragon se prosterna longuement. Quand le derviche acheva son message, le dragon s’en retourna et l’ayant vu disparaître, le derviche descendit de la montagne. Après avoir marché pendant un certain temps, il s’assit, prit une pierre, cassa et enleva les morceaux de métal fixés à ses souliers. Il suivit ensuite son chemin doucement jusqu’au khânegâh. Quand il entra, personne ne s’en aperçut. Il salua si doucement que les compagnons entendirent à peine sa voix. Quand les guides mystiques le virent, ils voulurent savoir quel était le maitre dont le service et la compagnie d’une demi-journée avait produit un effet tel que plusieurs vies de mortification n’auraient pu apporter tant humilité et de raffinement. On lui demanda chez qui le Shaykh l’avait envoyé. Il fit le récit de l’événement. Tout le monde en fut surpris. Les guides mystiques en demandèrent explication au Shaykh qui répondit : « Pendant sept ans, ce dragon a été notre compagnon et nous nous sommes procuré l’un et l’autre beaucoup de quiétude. » Bref, depuis ce jour-là, personne ne remarqua la moindre action grossière de la part du derviche, ni n’entendit le moindre bruit. Il fut éduqué et corrigé par un seul moment d’attention du Shaykh.

Commentaire

A l’inverse de la situation précédente, les membres de la Tarîqah ne se manifestent pas pour se plaindre de la gêne sonore occasionnée, pourtant bien réelle également. Mais il est de la fonction du Cheikh de veiller à préserver les droits de chacun, sous peine de risquer, en cas contraire, de faire subir indéfiniment un dommage au reste de la communauté : il intervient donc de lui-même et est dans la nécessité d’employer des moyens exceptionnels, à la hauteur de ce qui est en cause, c’est-à-dire de l’incroyable inconscience de l’intéressé, pour le réformer 1. La leçon qu’il donne s’adresse ici à celui qui cause le tort, alors que ses frères appliquent avec justesse le adab correspondant.

La contradiction apparente évoquée plus haut ne reflète ainsi en réalité que la différence des points de vue sous lesquels on se place et qui, chacun, expriment un droit et une sagesse véritables. On ne peut laisser bénéficier à tort l’insouciant de son ignorance ou de sa négligence, notamment quand il nuit à autrui sous un rapport quelconque : il est nécessaire que chacun veille scrupuleusement à ne pas nuire à ses frères de tarîqah, surtout quand ceux-ci sont disciplinairement et méthodiquement tenus de faire aumône de leur droit personnel, lorsqu’il est atteint, afin de se concentrer sur le Travail spirituel.

Et Allah est plus Savant

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La patience (çabr) : vertu cardinale du compagnonnage initiatique (çuhbah) – M.A.S.

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  1. Comme l’indique la dernière phrase du récit (« Il fut éduqué et corrigé par un seul moment d’attention du Shaykh »), on remarquera, pour reprendre une notion déjà évoquée, que l’enseignement initiatique personnel donné s’effectue uniquement selon le hâl du Maître spirituel, puisque celui-ci n’utilise à l’attention du murîd aucune expression directe ou allusive et qu’il nécessite un effort actif réel de compréhension de la part de celui à qui il est destiné ; le disciple met d’ailleurs un certain temps pour « revenir » des illusions qu’il nourrissait à l’aller et, sur le chemin du « retour », prendre lui-même conscience du sens de son expérience, l’accepter et se réformer effectivement (tawbah) pour adopter, finalement, un comportement d’excellence. []

par le 10 octobre 2014, mis à jour le 5 juin 2015

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