Travail initiatique collectif et « lignes de force » chez René Guénon – M.A.S.

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L’étude que nous présentons aujourd’hui fait suite à celle dans laquelle, il y a quelques années, nous avions décrit la distinction que fait René Guénon entre les organisations initiatiques dans lesquelles le travail collectif est en quelque sorte constitutif et celles dans lesquelles il ne l’est pas. Elle s’appuie sur le chapitre Travail initiatique collectif et « présence » spirituelle, 23° du recueil posthume de René Guénon Initiation et Réalisation spirituelle, édité aux Éditions Traditionnelles, en 1967 ; l’auteur y aborde en effet un point « technique » spécial qui concerne directement l’efficacité du Travail collectif et dont on pourra voir, in châ Allah, quel intérêt il peut présenter quand une organisation initiatique régulière, même si elle fait partie de celles où le Travail collectif n’est pas constitutif, est dépourvue de Cheikh véritable.

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Travail initiatique collectif et « présence » spirituelle

René Guénon

Commentaire – Mohammed Abd es-Salâm

Dans la Kabbale hébraïque, il est dit que, lorsque les sages s’entretiennent des mystères divins, la Shekinah se tient entre eux ; ainsi, même dans une forme initiatique où le travail collectif ne paraît pas être, d’une façon générale, un élément essentiel, une « présence » spirituelle n’en est pas moins affirmée nettement dans le cas où un tel travail a lieu, et l’on pourrait dire que cette « présence » se manifeste en quelque sorte à l’intersection des « lignes de force » allant de l’un à l’autre de ceux qui y participent, comme si sa « descente » était appelée directement par la résultante collective qui se produit en ce point déterminé et qui lui fournit un support approprié.

On sait, à l’avis de René Guénon lui-même, que les précisions concernant les applications des règles et principes généraux qu’il énonce, dans son œuvre publique, sur l’initiation sont rares. C’est la raison pour laquelle il nous semble relativement normal de s’intéresser aux quelques indications qu’il a pu effectivement donner en ce domaine, surtout quand on s’aperçoit alors qu’elles sont précisément unies par une cohésion à laquelle on ne s’attendait pas nécessairement initialement.

Comme l’indique clairement le titre du chapitre en question, il s’agit ici de traiter de l’existence d’une « présence » spirituelle au cours du travail initiatique collectif : en rappelant simplement pour l’instant que la descente de la Sekînah est le correspondant islamique de ce qui est décrit ici, nous avons décidé de présenter sous une forme différente notre propre étude pour souligner ce qui, en quelque sorte, « techniquement » permet d’actualiser la présence en question et tenter de comprendre ainsi plus précisément ce que René Guénon entend désigner par l’expression « lignes de force ». Les recherches que nous avons pu mener pour essayer de trouver une définition qui puisse rendre compte de ce dont il est question nous ont amené à conclure qu’il ne pouvait évidemment s’agir que d’une formule en quelque sorte allusive, qui justifie donc pleinement l’usage des guillemets. Il faut bien admettre, cependant et avec toute les réserves qui peuvent être posées lorsqu’il s’agit de représenter figurativement une telle description, que les lignes dont il s’agit puissent être semblables à ce que l’on appelle un « vecteur de force » en mécanique ou en algèbre, présentant ce qui s’applique en un point et qui agit à partir de celui-ci, si l’on veut que l’ensemble des lignes en question, correspondant à l’ « activité spirituelle » de chacun des participants, puisse déterminer un point unique de rencontre, c’est-à-dire proprement une intersection.

Nous n’insisterons pas davantage sur ce côté peut-être un peu trop « technique » de la question, et nous ajouterons seulement qu’il s’agit là plus spécialement du travail d’initiés qui sont déjà parvenus à un degré avancé de développement spirituel, contrairement à ce qui a lieu dans les organisations où le travail collectif constitue la modalité habituelle et normale dès le début ; mais, bien entendu, cette différence ne change rien au principe même de la « présence » spirituelle.

Ce que nous venons de dire doit, d’autre part, être rapproché de cette parole du Christ : « Lorsque deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai au milieu d’eux » ; et ce rapprochement est particulièrement frappant quand on sait quelle relation étroite existe entre le Messie et la Shekinah1.

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[1] On prétend parfois qu’il existerait une variante de ce texte, portant seulement « trois » au lieu de « deux ou trois », et certains veulent interpréter ces trois comme étant le corps, l’âme et l’esprit ; il s’agirait donc de la concentration et de l’unification de tous les éléments de l’être dans le travail intérieur, nécessaire pour que s’opère la « descente » de l’influence spirituelle au centre de cet être. Cette interprétation est assurément plausible, et, indépendamment de la question de savoir exactement quel est le texte le plus correct, elle exprime en elle-même une vérité incontestable, mais, en tout cas, elle n’exclut nullement celle qui se rapporte au travail collectif ; seulement, si le nombre de trois était réellement spécifié, il faudrait admettre qu’il représente alors un minimum requis pour l’efficacité de celui-ci, ainsi qu’il en est en fait dans certaines formes initiatiques.

Il est vrai que selon l’interprétation courante, ceci concernerait simplement la prière ; mais, si légitime que soit cette application dans l’ordre exotérique, il n’y a aucune raison pour s’y limiter exclusivement et pour ne pas envisager aussi une autre signification plus profonde, qui par là même sera vraie a fortiori ; ou du moins il ne saurait y avoir à cela d’autre raison que la limitation du point de vue exotérique lui-même, pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas le dépasser. Nous devons aussi appeler tout spécialement l’attention sur l’expression « en mon nom » qui se rencontre d’ailleurs si fréquemment dans l’Évangile, car elle semble n’être plus entendue actuellement qu’en un sens fort amoindri, si même elle ne passe à peu près inaperçue ; presque personne, en effet, ne comprend plus tout ce qu’elle implique traditionnellement en réalité, sous le double rapport doctrinal et rituel. Nous avons déjà parlé quelque peu de cette dernière question en diverses occasions, et peut-être aurons-nous encore à y revenir ; pour le moment, nous voulons seulement en indiquer ici une conséquence très importante au point de vue où nous nous sommes placés : c’est que, en toute rigueur, le travail d’une organisation initiatique doit toujours s’accomplir « au nom » du principe spirituel dont elle procède et qu’elle est destinée à manifester en quelque sorte dans notre monde1. Ce principe peut être plus ou moins « spécialisé », conformément aux modalités qui sont propres à chaque organisation initiatique ; mais, étant de nature purement spirituelle, comme l’exige évidemment le but même de toute initiation, il est toujours, en définitive, l’expression d’un aspect divin, et c’est une émanation directe de celui-ci qui constitue proprement la « présence » inspirant et guidant le travail initiatique collectif, afin que celui-ci puisse produire des résultats effectifs selon la mesure des capacités de chacun de ceux qui y prennent part.

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[1] Toute formule rituelle autre que celle qui répond à ce que nous disons ici ne peut donc, lorsqu’elle lui est substituée, être considérée que comme en représentant un amoindrissement, dû à une méconnaissance ou à une ignorance plus ou moins complète de ce que le « nom » est véritablement, et impliquant par conséquent une certaine dégénérescence de l’organisation initiatique, puisque cette substitution montre que celle-ci n’est plus pleinement consciente de la nature réelle de la relation qui l’unit à son principe spirituel.

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(A suivre, in châ Allah …)

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ARTICLE THÉMATIQUE correspondant

GÉNÉRALITÉS SUR LE TRAVAIL COLLECTIF

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par le 17 avril 2015, mis à jour le 9 octobre 2015

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