Une réponse à la question de savoir si une personne peut suivre la Voie initiatique à l’aide des livres sur ce sujet, ou s’il lui faut nécessairement un Cheikh. Elle inclut une présentation de la Voie qui mène à Dieu.
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A mon avis, on ne peut guère nier, de manière générale, la nécessité du cheikh pour le cheminement dans la Voie initiatique ; c’est [en effet] une des choses considérées comme nécessaires (lâzim) dans la pratique courante.
Mais, le cheikh auquel on a recours dans le cheminement initiatique est de deux sortes : le cheikh d’instruction et d’éducation (sheikh ta'lîm wa tarbiyah), et le cheikh d’instruction qui n’éduque pas (sheikh ta'lîm bilâ tarbiyah).
Ainsi, le cheikh d’éducation (sheikhu-t-tarbiyah) n’est pas nécessaire à tout initié progressant dans la Voie (sâlik), mais celui qui est d’une mentalité passive et d’une âme réfractaire en a besoin. Quant à celui qui est doué d’un esprit profond et d’une âme docile, en vérité, cela ne lui est pas indispensable (lâzim). Par contre le cheikh d’instruction (sheikhu-t-ta'lîm) s’impose (lâzim) à tout initié (sâlik).
Un cheikh d’éducation est nécessaire aux initiés que nous avons mentionnés [en premier lieu] car il est évident qu’un voile épais recouvre leur âme, que seul un cheikh d’éducation peut soulever et retirer. Parmi ces individus, beaucoup ont besoin d’un guide à cause des rivalités et inimitiés dans lesquelles ils sont impliqués. Leur situation est analogue à celle de personnes atteintes de maladie chronique dont le remède physique reste une énigme. Il n’y a alors pas d’autres alternatives que de rechercher un médecin compétent, qui pourra guérir leur maladie à l’aide de puissants médicaments.
Quant aux individus qui sont doués d’un esprit profond et d’une âme docile, ils sont dispensés d’y recourir de par leur profondeur d’esprit et la docilité de leur âme. Le cheikh d’instruction assigne ce qui convient parfaitement à de telles personnes, mais ce travail serait inapproprié pour l’autre type d’individu. Ce genre de personnes parvient [au but], par la permission de Dieu et sans crainte des difficultés qu’il pourrait rencontrer dans la Voie, s’il reste concentré sur son objectif et s’en approche d’une façon appropriée, tel que je vais le décrire ensuite, si Dieu–Très-Haut– le veut. Cependant, il n’atteindra pas la perfection comme le fera celui qui remet sa confiance au cheikh d’éducation ; car l’âme est toujours profondément voilée et pleine d’associationnismes (ashrâk) , ce qui la rend inconstante. L’âme n’est jamais dégagée de tels obstacles, sauf à s’en remettre au premier type de cheikh, en se soumettant à sa tutelle et son jugement. […]
Le fait de s’en remettre au cheikh d’éducation a été la voie suivie par les dernières autorités du Soufisme, tandis que la fréquentation du cheikh d’instruction était la voie des premiers [soufis]. Cela apparaît clairement dans nombre de livres d’auteurs tels qu’al-Hârith al-Muhâsibî, Aboû Tâlib al-Makkî et d’autres avant eux, qui n’ont pas mentionné le fait d’avoir recours au cheikh d’éducation, à la manière des autorités ultérieures. Pourtant, les premiers auteurs ont parlé des fondamentaux de l’enseignement Soufi et de ses branches, ses fondations et ses implications ; c’est particulièrement vrai pour le Cheikh Aboû Tâlib. Cette absence de mention du cheikh d’éducation démontre ainsi qu’un tel guide n’était pas une condition ou une nécessité dans la méthode du cheminement.Je fais ici allusion à la Voie initiatique habituelle suivie par la majorité de ceux qui progressent effectivement dans la Voie. Il en va de même du mode de vie de nos ancêtres spirituels dans les temps anciens, en ce qu’il n’est pas rapporté qu’ils aient recherché de maitres d’éducation spirituelle en se soumettant et s’engageant auprès d’eux comme il est requis des disciples de tels maitres. Au contraire, la voie de nos anciens consistait à acquérir les enseignements et à entretenir la vie intérieure, dans la voie du compagnonnage et de la fraternité. Ils réalisaient cela en se réunissant,et par des visites mutuelles régulières et prolongées. Leur comportement extérieur et intérieur était la preuve du grand bénéfice de cette approche. Ils allaient librement en campagne, recherchant la rencontre des saints, des savants religieux et des serviteurs de Dieu.
L’examen des écrits des Soufis nous ramène à la question du maitre d’instruction spirituelle. L’usage et l’étude de ces livres est recommandée uniquement si leurs auteurs sont des gens d’enseignement et de connaissance intime, dont la conduite est digne d’imitation. Seule la personne qui recherche la compagnie d’un guide spirituel fiable dont la généalogie spirituelle est authentique peut avoir une bonne compréhension de ces textes [?]. Si le lecteur y voit un exposé profitable, totalement cohérent avec les exigences extérieures de la Loi révélée, cela lui suffira peut-être. A défaut il lui faudra s’en remettre à un guide spirituel qui puisse élucider ces textes pour lui ; car, comme je l’ai dit précédemment, le maitre est indispensable dans ce cas.
Le guide d’éducation spirituelle est difficile à trouver de nos jours et « plus précieux que le soufre rouge. » Il en va de même du guide d’instruction spirituelle ; car beaucoup de ceux qu’on affilie à cette voie– que l’on recommande et auxquels on fait confiance – ne rendent, en vérité, pas compte de la signification véritable du
taçawwuf, pas plus qu’ils ne mettent en contact les gens avec la Vérité Initiatique et encore moins avec ce qui est au-delà. Je ne sais pas laquelle de ces deux calamités est la plus grande : la disparition des guides spirituels à la compréhension profonde, ou le manque de disciples sincères. Mais nous appartenons à Dieu et à Lui nous retournons.
Maintenant la question se pose : Comment s’y prend une personne qui souhaite avancer dans la Voie dans ces circonstances ? S’occupe-t-elle à la quête du guide spirituel ? Ou est-ce qu’elle abandonne la recherche et attend simplement ? Et dans l’une ou l’autre de ces situations, s’engage-t-il en même temps dans les pratiques des aspirants ou pas ?
Pour moi, il est inutile de rechercher le guide spirituel, que l’on soit ou non engagé dans la pratique active du
taçawwuf. Le guide spirituel est un don de Dieu Très-Haut. C’est Sa façon de diriger le serviteur désireux qui a tourné toute son attention dans le cheminement, qui ne s’épargne aucun effort et utilise toutes ses possibilités, qu’il soit grand ou humble. C’est comme cela que Dieu Très-Haut guide cette personne vers un état meilleur [plus excellent] ; à l’abri de l’innovation et de l’erreur, où l’aspirant est préservé des pièges qui attendent tous ceux qui se reposent sur la sollicitude et le contrôle du guide spirituel comme protection contre les tribulations passées et futures.
Il est tout aussi inutile de ne faire qu’attendre le guide spirituel en reportant la pratique active du
taçawwuf, c’est un gâchis stérile et un comportement inadéquat. Il ne reste que la quatrième option : s’impliquer dans l’activité initiatique tout en attendant le guide spirituel. L’aspirant peut atteindre cet objectif par la purification de son intention en étant vigilant vis-à-vis de la sincérité de sa relation avec Dieu Très-Haut. Quiconque aspire à la présence de Dieu doit être d’une sincérité totale, car Dieu est avec ceux qui sont véridiques. La sincérité consiste à exiger de son âme et la discipliner pour atteindre l’état de piété requis dans le
taçawwuf. Cela inclut la prière personnelle, l’intention du cœur à la porte du Maitre, un état d’esprit positif, un espoir véritable, et d’entrer dans la présence de Dieu Très-Haut avec crainte, respect et humilité. Si quelqu’un s’auto-discipline et conduit son âme en conformité avec ces points, il devrait demander à Dieu Très-Haut de remplir Ses promesses, et il arrivera au but qu’il recherche.
Celui qui cherche la guidée doit comprendre que le statut d’initié est un don que Dieu Très-Haut accorde,du fait de Sa prédilection soucieuse pour certains de Ses serviteurs. Il n’ouvre sa porte et ne lève le voile qu’à celui qui est véritablement sincère en sa dépendance à Lui et s’est résolument abandonné à Lui. Ceux-là sont alors distincts de leurs frères humains et n’ont aucun désir de partager avec eux leur état et demeures. Comme que l’ont dit les maitres « Les Soufi sont gens d’une demeure singulière (unique),l’étranger ne s’y introduit pas ». Il en est ainsi car lorsque Dieu veut que certaines de Ses créatures lui appartienne – c’est-à-dire, qu’elles n’existent qu’en Lui de manière absolu- Il projette la foi dans leur cœur et l’y inscrit, et la soutien d’un esprit de Lui. Tout cela survient sans aucune initiative ou mérite de leur part. Ainsi, quand Dieu leur accorde ce don et les en avertit, Il leur ouvre la porte du refuge et de la dépendance en Lui. En retour, ses créatures se voient impuissant, presque incapables de quoi que ce soit, et n'exister qu’à la limite de l’indigence et la faiblesse.
Quand Il leur ouvre cette porte, Il leur envoie toutes sortes de dons, bénédictions, grâces et bontés ; fidèle à Sa promesse qu'Il suffit à (comble) Ses serviteurs qui se dévouent à Lui et se réfugient en Lui. Puis les lumières de leur foi sont augmentées et renforcées. Dieu (
al-Haqq) Très-Haut dispose leurs états spirituels et leurs actes de telle manière que les lumières leurs apparaissent et qu’en leur cœur se manifestent les secrets. Ils persistent à se tenir à la porte de Dieu Très-Haut jusqu’à parvenir à l’« état de présence » (
maqâm al-ihsân) et là, la pure Identité Suprême (
at-Tawhîd) leur apparaît et ils éprouvent la pleine Singularité (
at-Tafrîd). A cet instant, les vestiges de leur genre humain s’effacent, leurs jugements les plus mûrs semblent vains, et en présence de l’Existence même, les apparences s’évanouissent. « Et dis : la Vérité est venue et l´erreur a disparu. Car l´erreur est destinée à disparaître ». (
Soûrate al-Isrâ’, vers. 81)
Ceci est le dessein ardemment poursuivi des initiés (
sâlikîn) : leur œuvre de servitude de leur Seigneur atteint sa complétude, et ils sont libérés de l’examen constant de leur sincérité ; ils n’ont pas d’autre attente. C’est là que se rejoignent ceux qui sont ravis (
majzhûbihim ?) et ceux qui cheminent (
sâlikihim ?). La différence est que les ravis-en-Dieu atteignent cette station plus rapidement et sans fatigue ni souffrance, à l’inverse des cheminants. Aux deux, Dieu Très-Haut accorde Sa garde et protection à tous les niveaux de l'ascension, du début à la fin. En cela, ils sont sujets et non agents, conformément à la parole « Les
Sûfîs sont bambins dans le giron de Dieu (
al-Haqq) ».
Ainsi, voyez comment Dieu (
al-Haqq) qu’Il soit glorifié, choisit de prendre soin de la personne qu’Il a distinguée, pour que celle-ci n’ait pas à s’enquérir ni à chercher par elle-même. Celui qui s’engage dans cette Voie doit le faire dans cet esprit. Par exemple, il devrait observer son propre état à la lumière de sa compréhension de la Voie initiatique, en prenant l’état éminent de quelqu’un reconnu comme Sûfî, en tant que paradigme par lequel il pourrait arriver à la pleine réalisation de la Voie et de ses étapes. Une compréhension de cela est indispensable, indubitablement, ainsi qu’une intelligence de la Voie. Sans cela, personne ne s’y engagerait ni s’efforcerait à y parvenir, car il est inimaginable de rechercher une chose que l’on ne conçoit pas. (اذ لا يتصور طلب شيء لا يتعقل)
(A suivre ... in cha Allah!)
Cheikh Ibn Abbad
Traduction collective en cours d'édition