Le cheikh pécheur et le murid sincère

Historiette initiatique (hikâyah)

Un disciple surprit un jour son Cheikh en train d’accomplir un acte « qui ne satisfait pas Allah » (lam yurdi-Llah). Le Cheikh, s’en étant aperçu, fut d’autant plus étonné qu’il continua à constater le parfait respect (ihtirâm, vénération) et le maintien des règles de convenance spirituelle (adab) du murîd à son égard, si bien qu’il lui dit un jour : « Comment se fait-il que, sachant ce que tu sais, tu continues à te comporter ainsi ? » Celui-ci répondit : « Lorsque je t’ai demandé la Voie, je l’ai fait pour Allah ta’âlâ tout en sachant que tu pouvais avoir des défauts. Rien n’a changé depuis. »

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Commentaires

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24 avril – V5

 Adab extrait des Lawâqih de l’Imâm Charânî

« 122 – Il incombe au murîd de croire que tout bien qui lui arrive provient d’Allah par le soutien spirituel (madad) de son Instructeur, car la lumière de tout disciple provient de la lumière de son Instructeur.

Sidî Ali ibn Wafâ (.) disait : « L’ensemble de ce que tu vois en toi comme soutien spirituel est une émanation de ton Instructeur spirituel ; et tout ce que tu vois en lui comme manque te caractérise : » Ce qui te touche en bien vient d’Allah et ce qui t’arrive de mal vient de toi » *.

Ainsi si tu vois que ton Maître est apostat, c’est toi qui es apostat depuis la nuit des temps (fî ghayb el-azalî) car il est le miroir de l’Existence (de l’être). Et si tu vois qu’il est sincère, c’est que tu es sincère principiellement (ou essentiellement = fî ilmi-Llah). Quant à la nature véritable du Cheikh, ne la connaît que celui qui est honoré de l’état spirituel dans lequel il se trouve [lui-même] ou qui lui est supérieur **.

Un disciple dit une fois au Cheikh Abu Yazid : « Je t’ai vu cette nuit, Sidi, avec une face de porc » ; il lui répondit : « Tu as raison, mon fils, car je suis le miroir de l’Être (mir`ât el-wujûd, ou : de l’Existence) ; tu as donc vu ta propre face en moi, pensant que tu étais moi. Purifies-donc ton âme, mon fils, de ce qui caractérise les porcs, puis regarde vers moi à nouveau : tu trouveras que je ne suis pas un porc ! »

* Sourate « Les Femmes », v. 79

** Conception souvent oubliée (rappelée dans des termes quasiment identiques par René Guénon, je crois dans ses Aperçus sur l’initiation) et qui rend vaine toute tentative d’évaluation extérieure ainsi que les prétentions parfois affichées, un peu trop facilement, ici et là. Cf. « Quand l’aspiration du murîd est supérieure à la connaissance du cheikh » – Cheikh Mâ al-‘Aynayn

*** Le symbolisme du miroir, quand il est appliqué au Cheikh, prend une dimension nécessairement supérieure à celle qu’il a d’habitude en dehors du cadre initiatique, puisque le Maître extérieur étant lui-même le reflet du Maître intérieur, qui est le Soi (selon une certaine terminologie –cf. René Guénon, notamment Aperçus sur l’initiation), le murîd contemple ainsi sa propre réalité quand il a, face à lui, un Cheikh réalisé. Le constat peut en être, alors, saisissant.

Etant donnée l’importance de ce point, nous rappelons, pour mémoire, ce qu’avait dit le même Sidi Alî ibn Wafâ, Cheikh fondateur de la tarîqah wafâ’iyah (adab 109 et partie du commentaire) :

« (…) : » Tu es [en réalité] selon la forme que tu observes [en apparence] chez ton Cheikh ; contemple donc ce que tu veux [sans être limité par un a priori qui limiterait la forme de ta contemplation] et considère alors [ce que tu vois] : si tu constates qu’il est hypocrite, alors c’est toi qui es hypocrite, si tu constates qu’il est sincère (mukhliç), alors c’est toi qui es pur et sincère, car en réalité, il constitue pour toi un miroir : tu ne vois dans le miroir que ta propre forme, pas la nature du miroir. »

Le Cheikh est le support extérieur de la réalité profonde de l’être qui s’y reflète. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est également dit que la constatation des défauts propres au Cheikh constitue un voile important pour le disciple qui les observe, de la même manière que la constatation des défauts d’un miroir empêche celui qui la fait d’avoir une vision nette de ce qui s’y reflète (cf. infra : règle 122, dans laquelle Charani donne une illustration très édifiante de cet aspect. Un peu de patience, in châ Allah).

Tout ceci est d’ailleurs à mettre en rapport direct avec l’affirmation selon laquelle le caractère humain (el-bacharyah, ‘humanité’) d’un Maître constitue le pire des voiles pour son disciple. (…) »

Pour revenir maintenant au adab 122, on voit qu’il confirme l’idée émise plus haut, selon laquelle c’est le murîd qui est le plus important dans le sulûk, et non le Cheikh. La réalité de sa fonction première est ici rappelée de la meilleure manière, puisqu’il « renvoie » littéralement, et dans tous les sens du terme, le disciple à lui-même ! C’est donc bien, toujours, le murîd qui est le plus important dans le sulûk, et non le Cheikh, qui est ainsi véritablement khâdim el-Qawm, serviteur (du « peuple ») des Initiés.

Même lorsqu’il explique cette notion en disant : « tout ce que tu vois en lui comme manque te caractérise : « Ce qui te touche en bien vient d’Allah et ce qui t’arrive de mal vient de toi » , Sidî Ali ibn Wafâ ne mentionne le Cheikh que pour montrer que, dans le meilleur des cas, il « indique » Allah au murîd, s’effaçant lui-même dans cette fonction. (Cf. René Guénon, dans les Aperçus sur l’initiation –chapitre sur l’enseignement initiatique-, qui traite cette question de la même manière et aussi Cheikh Zakî ed-Dîn Ibrahîm dans son Khitâb – Propos général sur le Soufisme : «Quant à nous, nous indiquons la Vérité Essentielle et montrons le chemin, puis nous laissons l’aspirant sincère parvenir au bout de son chemin par son propre effort»).

De plus, il semble que l’on puisse aller encore plus loin en ce sens et aussi remarquer que l’indication finale de Sidî Ali ibn Wafâ (« Purifies-donc ton âme, mon fils, de ce qui caractérise les porcs, puis regarde vers moi à nouveau : tu trouveras que je ne suis pas un porc ! ») n’implique pas non plus, en réalité, que le murîd voie la réalité du Cheikh une fois qu’il aura effectué la purification nécessaire : verra-t-il, dans ce miroir, se refléter alors la réalité de son Cheikh ou la sienne, toujours et uniquement, à moins d’avoir acquis un degré identique de réalisation ? Et si tant est même que ce soit le cas : est-ce du degré de son Cheikh qu’un murîd engagé dans le sulûk doive se préoccuper ultimement ?

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Extrait des

« Pactes mineurs » (El-‘Uhûd es-sughrâ) – Cheikh Zakî ed-Dîn Ibrâhîm

« 23° pacte :  Les péchés et le rang du Maître

Vous êtes tenus par le pacte d’Allah de savoir que les péchés véniels ne diminuent pas le rang du Saint (el-Walî) tant qu’ils ne sont pas intentionnels, ainsi que nous l’avons déjà mentionné. Les petits péchés sont un fruit naturel de la constitution de l’être humain. C’est pourquoi, il y a ce qu’on appelle le pardon et la miséricorde divine, Allah disant en ce sens : «Si vous évitez les péchés majeurs qui vous sont interdits, Nous effacerons vos méfaits de votre compte”. Allah a qualifié les croyants en disant : “Ceux qui évitent les péchés majeurs ainsi que les turpitudes et (qui ne commettent) que des fautes légères”. Commettre les fautes légères n’empêche pas que la faveur d’Allah s’exprime sur le walî par des prodiges (karâmah). La doctrine soufie consiste sur ce point à dire : “Ceci est son destin, cela est Son bienfait”. On a interrogé Al-Junayd en lui demandant si le walî pouvait commettre un péché ; il répondit : « le commandement d’Allah est un décret inéluctable».

En principe, les prophètes sont seuls à être infaillibles. La faillibilité (el-khatâ’) est la différence entre la prophétie et la sainteté (el-wilâyah).

Réfléchissez-donc ! Le péché suivi d’un repentir est une bonne action. Pour Ceux-qui-se-repentent-devant-Allah (et-Tawwâbûn), les mauvaises actions seront remplacées par les bonnes, à moins que ce péché ne soit commis intentionnellement, auquel cas, ils deviennent pires que les péchés capitaux. Le Prophète a dit en ce sens : « l’acte accompli intentionnellement n’est pas une faute légère”. Les Gens d’Allah (Ahl Allah) peuvent être éprouvés par les désirs charnels, mais ils ne sont pas du tout atteints par les maladies des cœurs, selon ce qu’indique ce hadîth : “Il se peut que les croyants volent ou commettent l’adultère, mais ils ne mentent pas”. Allah dit : “Et dis : O mon Seigneur, accrois mes connaissances”.

Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn

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Ce qui revient au Cheikh et ce qui revient au murîd

L’infaillibilité absolue (al-‘içmah) n’est pas requise pour qu’un Cheikh puisse exercer valablement ses fonctions ni pour qu’un disciple puisse bénéficier de son Cheikh, même lorsque celui-ci est un initié effectif, c’est-à-dire qu’il a effectué une certaine réalisation spirituelle, et qu’il commet un péché. Il est en effet reconnu que le walî peut commettre des fautes mineures.

Il est exigible du Cheikh, en tant que tel, qu’il soit au minimum régulièrement détenteur d’un idhn personnel lui permettant d’exercer ses fonctions dans le respect des lois exotériques et des règles du Taçawwuf.

Quant au murîd et à ce qui le concerne, c’est la sincérité de son orientation vers Allah et le respect des dispositions traditionnelles générales et propres à sa relation avec son Cheikh qui sont les conditions principales du succès de son travail initiatique actif. 1

Certaines conjectures (dhann) étant des péchés (selon le verset bien connu), l’ihsân (c’est-à-dire la Voie) consiste ainsi, pour chacun, à rechercher la « science utile » qui le concerne et à mettre en application celle-ci à la mesure de ses moyens et de sa condition (« Fait partie de l’excellence de l’islam de l’homme qu’il laisse ce qui ne le concerne pas», « N’est pas croyant celui d’entre vous avant qu’il n’aime pour son frère ce qu’il aime pour lui-même »). On peut, d’ailleurs, aller bien plus loin en ce sens, c’est-à-dire dans le sens de chercher ce qui est vraiment utile pour la progression du murîd, pour dire que la constatation du défaut chez son Cheikh, ou même chez n’importe qui, ne répond pas à ce critère, même si le défaut constaté est bien réel et quelle que soit son importance. Sous le  même rapport, enfin, on pourra réfléchir à l’intérêt ou l’utilité qu’un murîd l’emporte, à tort ou à raison, dans une discussion ou dans un échange avec son Cheikh par rapport à l’intérêt et l’utilité qu’il y a, pour n’importe quel murîd  ((Tant qu’il n’est pas investi d’une fonction particulière)) , à progresser effectivement dans son sulûk, par exemple dans une discussion ou un échange d’idées avec son Cheikh ou avec n’importe qui d’autre, même si c’est lui qui ne l’emporte pas et même s’il a raison.

w-Allah a’lam

Mohammed Abd es-Salâm

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Articles connexes

« Quand l’aspiration du murîd est supérieure à la connaissance du cheikh » – Cheikh Mâ al-‘Aynayn

Connaître et reconnaître un Cheikh (conclusions) – M.A.S.

  1. Notons enfin, incidemment et sans plus ample développement pour l’instant, que c’est en quelque sorte en vertu de la même règle que l’on considère qu’il n’est pas justifié qu’un murîd engagé avec son Cheikh dans un rapport d’irchâd rompe unilatéralement son engagement initiatique auprès de lui sans raison suffisante. Cf, à ce propos, La rupture du pacte initiatique. []

par le 28 mars 2014, mis à jour le 31 juillet 2015

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