46 – Est-il normal qu’un Cheikh propose dès la première rencontre à quelqu’un de prendre un pacte de sulûk ?…

… A l’inverse : est-il possible que la personne en question se rende elle-même coupable de précipitation, dans un contexte où n’apparaît visiblement aucun processus de sélection des postulants ou des simples visiteurs ?

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Réponse de Mohammed Abd es-Salâm

En ce domaine comme en d’autres, peut-être doit-on rappeler que rien n’est certainement absolu, hormis que chacun est le premier responsable de ce qu’il propose ; il nous est donc impossible de dire ce qui est strictement normal et si ce qui est sensiblement différent de la pratique habituelle est nécessairement irrégulier ; il est en effet nécessaire de garder autant que possible une bonne opinion des Maîtres de la Voie, comme de ceux qui se présentent comme tels. A l’inverse, et pour se tenir à des notions aussi connues et compréhensibles par tout un chacun 1 , on ne peut oublier ni écarter totalement le récit coranique fondamental du Khidr avec Moïse, dans lequel c’est évidemment la demande qui précède le idhn et sur lequel se basent bon nombre de pratiques, notamment sur ce point précis.

Par ailleurs, nous ne savons personnellement pas comment justifier une telle inversion, en un tel domaine, qui semble se dérouler dans un contexte qui, de fait, privilégie la quantité sur la qualité, tous indices qui peuvent dérouter (ce qui serait bien dommage, dans la Voie …) ou produire une attitude dubitative chez les personnes les plus attentives ou vigilantes.

Quoi qu’il en soit, doit-on tenir honnêtement pour responsable la personne nouvellement rattachée, réputée ignorante, d’une telle initiative quand elle survient ou, plus raisonnablement, celui dont elle émane, réputé instruit des usages de la Voie, surtout quand il s’agit d’un rattachement de sulûk ?

Il ne devrait échapper à personne de sincère que l’orientation donnée d’emblée à ces pratiques confère un parfum plus ou moins agréable selon que l’on se trouve soi-même dans un état de faiblesse ou de vigilance ; et les spécialistes des phénomènes sectaires savent bien de quoi nous parlons ici.

Ces interrogations nous permettent incidemment de rappeler une constante en ce domaine, plusieurs fois soulignée sur Le Porteur de Savoir : les manipulations sectaires ont en commun qu’elles s’établissent par une position, proposée et acceptée au tout début de la relation, qui conditionne au plus haut point l’ensemble de ce qui se déroulera par la suite et qui aura pour effet de rendre d’autant plus difficile une éventuelle remise en cause par l’intéressé que le sentiment de honte et de culpabilité aura pour objet un nombre d’autant plus important d’acceptations. C’est pourquoi, et en maintenant toutes les réserves figurant en tête du présent article, il nous apparaît bien que ce qui est le sujet de la question posée rentre bien dans ce cas : la proposition, par le Cheikh ou son moqaddem, d’une bay’ah à la première rencontre, surtout quand elle est accompagnée d’un certain nombre d’agissements qui ne sont pas évoqués ici 2 , peut parfaitement avoir pour effet immédiat de « sur-prendre » véritablement la personne concernée.

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Pour reprendre, enfin, les termes mêmes de la question posée, il nous semble simplement normal qu’un Cheikh, surtout s’il est réellement régulier, parfaitement instruit et totalement réalisé, ait à cœur de veiller à ce que le murîd qui se présente à lui ne se mette pas dans une situation dont il ignorerait le principal des conditions ; on aime en effet pour son frère ce que l’on aime pour soi-même, quand on est croyant.

Il nous semble également normal, si le Cheikh (ou son moqaddem) perçoit une insuffisance réelle dans la conscience qu’a le prétendant à la bay’ah (mais s’agit-il d’un prétendant s’il ne demande rien ?)  du contenu et des conditions de cet engagement majeur qu’il l’informe suffisamment de ce qu’il devrait connaître et retarde le pacte autant que nécessaire, d’une part parce qu’agir en connaissance de cause n’est certainement pas incompatible avec la Voie, quelque qu’elle soit et, d’autre part, parce qu’un musulman est en effet tenu de ne pas nuire à son frère musulman.

Il nous semble enfin normal qu’un Cheikh digne de ce nom procède de telle sorte à respecter les droits islamiques les plus élémentaires du murîd  et que, pour ce qui concerne le pacte qu’il prend l’initiative et la responsabilité de lui proposer, il veille à respecter avec le plus grand scrupule l’obligation islamique générale de ne pas lui … « forcer la main » (raghman ‘anhu)3, ce qui est certainement la moindre des choses en matière de pacte initiatique, si l’on sait comment il se déroule habituellement !

W-Allah a’lam

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Le rattachement « sans le savoir » ? – M.A.S.
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Bay’ (vente) et bay’ah (pacte initiatique) – M.A.S.
La crise sectaire du monde des guénoniens

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6 juillet 2015 – V2

  1. Le Taçawwuf tout entier ne se situant pas en dehors des règles islamiques générales, nous nous permettons de rappeler ici qu’il s’agit de délaisser ce qui provoque un doute pour suivre ce qui ne provoque pas de doute []
  2. Nous voulons parler de l’évocation du caractère obligatoire (fardh) du Taçawwuf, présenté comme s’il était une obligation, pour l’ensemble des musulmans, de se rattacher au Taçawwuf au même titre que d’accomplir la prière et de jeûner en Ramadan, par exemple … sans parler de l’affirmation de la détention exclusive du « sirr« , de la prétention de communiquer avec le Prophète ﷺ  en inclinant simplement la tête sur sa poitrine et de l’idée qu’en dehors d’un rattachement à tel Maître de telle tarîqah rien n’est accessible à l’intérieur de l’ensemble des autres turûq du monde actuel en dehors d’ahwâlYâ qatta’ et-tarîq, est-ce ainsi qu’agissaient vos Maîtres ? []
  3. Cf. à ce sujet Bay’ (vente) et bay’ah (pacte initiatique) – M.A.S. []

par le 5 juin 2015, mis à jour le 6 juillet 2015

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