« Science des lettres » et « initiation » chez René Guénon (M.L.B.)

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Ce texte reprend les sous-parties « René Guénon, « héritier mohammédien » ou « ‘îssawî » ?  » et « Science des lettres » et « initiation «   de notre étude Le Cheikh Ussâmah As-Seyyid Al-Azharî rend hommage au Cheikh ‘Abd el-Wâhid Yahyâ (René Guénon) …

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A propos du maître de Guénon,  le « Cheikh chadhilite égyptien ‘Elîch Al-Kebir », M. Vâlsan indiquait :

Celui-ci est l’auteur de la fameuse déclaration cité par René Guénon au chap. III de son Symbolisme de la Croix (1931) : « Si les Chrétiens ont le signe de la Croix les Musulmans en ont la doctrine 1 .

Il ajoutait ensuite :

C’est d’ailleurs surtout à partir de données doctrinales provenant de ce maitre que Guénon écrivit ce livre qui occupe une place centrale dans l’ensemble de son œuvre et qui concerne au plus haut point les modalités occidentales de participation à l’intellectualité traditionnelle. […] Ce livre de Guénon, et à sa suite, tous ceux de son œuvre qui traitent du symbolisme, procèdent de principes caractéristiques des hommes spirituels « ‘îssawîs » […] Ce qualificatif dérive du nom islamique de Jésus et employé en Taçawwuf (par exemple par Ibn Arabî) pour caractériser ceux des Awliyâ’ (sing. walî = « ami de Dieu », saint) dont le type spirituel est l’esprit de Jésus en tant que possibilité contenue par la forme mohammedienne générale » 2 .

Le même auteur résume ailleurs la doctrine d’ensemble relative à cette conception :

les Prophètes antérieurs mentionnés dans le Coran et les hadiths représentent différents aspects de l’Homme Universel et constituent autant de types spirituels permanents, toujours réalisables en formule mohammedienne. La notion d’ « héritage » mentionnée dans le texte indique la participation fonctionnelle à ces différents types 3 .

Le Cheikh Abd el-Wâhid Yahyâ – René Guénon apparaît ainsi comme un « héritier mohammedien » – a minima du fait de son rattachement au taçawwuf 4  tout en véhiculant un héritage ‘Îssawî déjà existant chez son maître, le Cheikh Abd Al-Rahmân Elich 5 .

Cet héritage, toujours d’après Michel Vâlsan :

se rapporte plus particulièrement à la « science des Lettres » ce par quoi il faut entendre avant tout la connaissance du souffle générateur des « lettres » tant du côté divin (Nafas ar-Rahmân = le « Souffle du Tout-Miséricordieux ») que du côté humain6 .

Ibn Arabî indique en effet dans le chapitre des Futuhât sur « La science propre à Jésus »7 que :

la science aïssawie (propre à Jésus) est la science des Lettres (‘ilm al-Hurûf).

Guénon précise dans une note du Symbolisme de la Croix (chap. XVII) :

« la « science des lettres » (ilmul-hurûf), entendue dans son sens supérieur, est la connaissance de toutes choses dans le principe même, en tant qu’essences éternelles ; dans un sens que l’on peut dire moyen, c’est la cosmogonie ; enfin, dans le sens inférieur, c’est la connaissance des vertus des noms et des nombres, en tant qu’ils expriment la nature de chaque être, connaissance permettant d’exercer par leur moyen, en raison de cette correspondance, une action d’ordre « magique » sur les êtres eux-mêmes » 8 .

Dans son article sur « La science des lettres » 9 , Guénon ajoute opportunément :

il faut d’ailleurs distinguer des degrés bien différents, comme dans la connaissance elle-même dont ceci n’est qu’une application et une mise en œuvre : quand cette action s’exerce seulement dans le monde sensible, ce n’est que le degré le plus inférieur, et c’est dans ce cas qu’on peut parler proprement de « magie » ; mais il est facile de concevoir qu’on a affaire à quelque chose d’un tout autre ordre quand il s’agit d’une action ayant une répercussion dans les mondes supérieurs. Dans ce dernier cas on est évidemment dans l’ordre « initiatique » au sens le plus complet de ce mot 10

La mise en œuvre de ces applications de la « Science des lettres » demeure cependant conditionnée par la détention d’une autorisation initiatique sans laquelle l’usage de ces techniques peut se révéler particulièrement dangereux tant sur le plan psychique que physique. Nous ne saurions donc trop mettre en garde ceux qui tenteraient de voir dans les citations reproduites d’Ibn Arabî, René Guénon ou Michel Vâlsan un encouragement à s’engager dans une telle voie sans y avoir été autorisé par un maître dont il se seront assurés de la compétence et de la régularité. Ceci dit, il est facile de voir que peu de maîtres spirituels contemporains ont recours à cette science de manière systématique dans leur méthode et qu’il s’agit en définitive d’un domaine très réservé.

Une certaine prudence est également de rigueur sur le plan spéculatif où :

On peut aussi, dans certains cas, obtenir […] la solution de questions d’ordre doctrinal ; et cette solution se présente parfois sous une forme symbolique des plus remarquables 11 .

A ce titre, si certaines spéculations peuvent être la cause du trouble mental de ceux qui s’y adonnent inconsidérément, une compréhension générale des principes qui régissent cette science et ses applications les plus répandues nous semble par contre présenter un intérêt, du fait principalement que :

 » [la « science des lettres » n’exprime au fond] rien d’autre que le processus même de l’initiation, qui reproduit d’ailleurs rigoureusement le processus cosmogonique, la réalisation totale des possibilités d’un être s’effectuant nécessairement en passant par les mêmes phases que celle de l’Existence universelle »12 .

Si l’on ajoute à cela le fait que le symbolisme « est comme la forme sensible de tout enseignement initiatique », son « langage » en quelque sorte13 , nous pensons qu’il est possible de rattacher assez directement, dans une perspective islamique et sous plusieurs rapports, l’enseignement de René Guénon sur l’initiation à l’héritage spirituel ‘îssawî  mis en évidence par Michel Vâlsan 14 .

A l’occasion de la mort de Guénon, ce dernier soulignait déjà l’importance de l’enseignement de celui-ci sur l’initiation en précisant que son apport « sort du cadre des études simplement théoriques, et entre précisément dans un domaine technique ». Il ne craignit pas d’affirmer à cette occasion :

« que s’il y a maintenant un livre qui est absolument unique et irremplaçable dans son œuvre, et dans le domaine initiatique en général, c’est celui intitulé Aperçus sur l’Initiation qui est justement la synthèse de la première série de ces articles de caractère technique ; la deuxième série fera l’objet d’un volume posthume [Initiation et réalisation spirituelle] » 15.

Dans cette perspective, il soulignera également :

« qu’un tel travail n’a d’équivalent dans aucun autre écrit traditionnel, et ceci dans quelque tradition que ce soit ».

Ce travail unique constitue ainsi en lui-même un « signe des temps » destiné aux hommes « d’intention droite » à qui cette connaissance « technique » des règles de l’initiation manque trop souvent, en cette fin du cycle, en Occident en particulier mais aussi en Orient où le point de vue traditionnel résiste de plus en plus difficilement aux assauts d’une modernité protéiforme et de plus en plus envahissante. Le fait de privilégier l’étude et la mise en œuvre de ces règles sur celle de la « Science des lettres » – à laquelle tant d’études et de traductions ont été consacrées en Occident – devrait, pensons-nous, paraître évident à ceux qui envisagent avec un certain « réalisme » le cheminement spirituel en cette fin de cycle 16 , de manière cohérente avec la part consacrée à chacun de ces domaines par René Guénon lui-même dans son œuvre publiée.

Au sein de la tradition islamique qui nous intéresse plus directement, nous pensons que l’enseignement de cet auteur sur l’initiation, adapté aux temps présents et comportant nombre de réfutations des erreurs modernes sur celle-ci, constitue de ce fait un complément utile, voire nécessaire, aux manuels classiques du sulûk, y compris donc dans le monde musulman.

Mostafâ Mansûr (M.L.B.)

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  1. Sur le Cheikh al-‘Alâwî, Etudes Traditionnelles, n° 405, Janv.-Fév.1968. p. 29, paru aussi dans le recueil posthume L’Islam et la fonction de René Guénon. []
  2. Ibid.M. Vâlsan ajoutait ensuite que ce qualificatif « n’est nullement à confondre avec celui que portent les membres de la Tarîqa ‘Îsâwâ dont la désignation dérive du nom du Cheikh Ben ‘Îssâ fondateur d’une branche nord-africaine de la Tarîqa Qâdiriyva » []
  3. Note de Michel Vâlsan de sa traduction du chapitre 181 des Futûhât  sur « La vénération des maîtres spirituels » (Études Traditionnelles (n° 372-373). []
  4. La définition du saint mohammédien peut être plus ou moins stricte selon la réalité spirituelle visée par ce terme. Par exemple, on peut trouver, à côté de la conception de ceux pour qui la sainteté mohammedienne est désormais close et pour lesquels ne subsiste au sein du taçawwuf que les catégories de la sainteté islamique régies par les Esprits des Prophètes antérieurs, un emploi de ce qualificatif qui vise plus simplement à mettre en évidence la qualité particulière de celui qui réalise effectivement une part de l’enseignement exotérique ou ésotérique transmis depuis le Prophète Mohammed ﷺ jusqu’à nos jours, tel que cela ressort notamment de la définition du « mohammédien » par le Cheikh Mohammed Zakî Ibrâhîm. []
  5. De la même façon, le Cheikh ‘Alawî auquel est consacré l’article de Michel Vâlsan dont sont issues nos précédentes citations peut être considéré à la fois comme un saint mohammedien et un saint aïssawî, voir même mussawî comme on a pu récemment l’envisager en rapport avec les thématiques présentes dans son diwân (E. Geoffroy, Un éblouissement sans fin: La poésie dans le soufisme (Le Seuil, 2014). Cet héritage aïssawî est particulièrement remarquable dans son traité sur le Symbole sans pareil de l’Identité Suprême. Cf. également à ce sujet l’ « Introduction à la hiérarchie et aux catégories initiatiques » donnée par Jean Annestay en préambule de l’anthologie des Révélations de la Mecque d’Ibn Arabi, traduite par A. Penot. []
  6. Ibid. []
  7. Trad. M. Vâlsan in Études Traditionnelles, mars-avril, et mai-juin 1971. []
  8. Ce passage se trouve aussi à l’identique dans La Science des lettres, Revue Voile d’Isis, févr. 1931, repris dans Symboles de la Science sacrée, coll. « Tradition », Éditions Gallimard, 1962, ch. VI). []
  9. Ibid. []
  10. On trouve dans le chapitre dans le chapitre des Futûhât sur la « Science de Jésus » certains passages qu’on peut rapprocher des indications de Guénon :  » ‘Îssâ avait reçu le pouvoir d’insufflation de la vie (an-nafkh) qui consiste en cet « air » (hawâ’) qui sort du fond du cœur et qui est esprit de vie (rûh al-hayât). Lorsque le souffle dans son trajet expiratoire vers la bouche du corps, fait des arrêts, on appelle les endroits de ces arrêts « lettres » (hurûf, sing. harf) et là sont manifestées les entités propres aux lettres. Quand celles-ci sont mises en composition paraît la vie sensible dans les idées (al-ma’ânî), et cela constitue la première chose qui de la Dignité divine (al-Hadrah al-ilâhiyyah) fut manifestée pour le monde […] ‘Îssâ reçut la science du Souffle divin qui entre dans cette insufflation et la relation d’origine (nisba) respective  [Allusion au fait que Aïssâ, qui est appelé dans le verset « un Esprit de Dieu » (Rûhun min-Hu) (Cor.4.131), est à Allâh dans le même rapport que l’« Esprit de Dieu » insufflé par Allâh à Adam ; de plus, il a la même vertu, celle de donner la vie, ce qui est toujours exprimé comme venant de l’Autorisation divine – Note de Michel Vâlsan]. il soufflait donc dans la forme qui se trouvait dans un tombeau ou dans la « forme » de l’oiseau qu’il avait faite lui-même de boue, et l’être correspondant à la « forme » en cause se dressait vivant par l’Autorisation divine (al-Idhn al-ilâhî) qui entrait dans cet insufflation et dans cet air. N’était la propagation (sarayân) de l’Autorisation divine dans l’insufflation il n’en serait jamais résulté la vie dans une « forme » quelle qu’elle fût […] Sache que la vie qu’ont les esprits leur appartient de par leur essence même, c’est pourquoi du reste tout être vivant est vivant par son esprit. Le Samaritain (du peuple de Moïse) savait une telle chose ; lorsqu’il aperçut l’Ange Gabriel, comme il savait que l’esprit de l’ange constituait tout son être et que la vie qu’il avait lui appartenait de par son être même, sachant aussi que tout endroit foulé par lui, du fait de sa condition de « représentation sensible » (tamthîl), devenait « vivant » par le vertu du contact avec cette forme sensible (as-sûrah al-mumaththalah), il prit des traces de l’ange une « poignée » de poussière selon ce qu’Allâh a informé en rapportant les paroles du Samaritain : « Et j’ai pris une poignée des traces de l’Envoyé (céleste) » . Quand le veau fut constitué et formé, le Samaritain projeta sur lui de cette poignée et le Veau (animé) mugit. []
  11. Ibid. []
  12. Ibid. – Cette phrase s’applique également à l’Alchimie dont les liens avec la Science des lettres sont très étroits comme le précise Guénon dans le même article. []
  13. Cf. Aperçus sur l’initation, Chap. XXXI et XVII. []
  14. A titre d’illustration de l’affinité relevée ici, on pourra par exemple rapprocher les extraits que nous avons reproduits dans une précédente note  du chapitre des Futûhât sur la Science de Jésus et le passage suivant de Guénon dont nous avons donné par ailleurs un commentaire succinct : « dans la tradition hindoue, le mantra qui a été appris autrement que de la bouche d’un guru autorisé est sans aucun effet, parce qu’il n’est pas « vivifié » par la présence de l’influence spirituelle dont il est uniquement destiné à être le véhicule. Ceci s’étend d’ailleurs, à un degré ou à un autre, à tout ce à quoi est attachée une influence spirituelle […] Il s’agit si bien, en tout ceci, de la communication de quelque chose de « vital », que, dans l’Inde, nul disciple ne peut jamais s’asseoir en face du guru, et cela afin d’éviter que l’action du prâna qui est lié au souffle et à la voix, en s’exerçant trop directement, ne produise un choc trop violent et qui, par suite, pourrait n’être pas sans danger, psychiquement et même physiquement. Cette action est d’autant plus puissante, en effet, que le prâna lui-même, en pareil cas, n’est que le véhicule ou le support subtil de l’influence spirituelle qui se transmet du guru au disciple ; et le guru, dans sa fonction propre, ne doit pas être considéré comme une individualité (celle-ci disparaissant alors véritablement, sauf en tant que simple support), mais uniquement comme le représentant de la tradition même, qu’il incarne en quelque sorte par rapport à son disciple, ce qui constitue bien exactement ce rôle de « transmetteur » dont nous parlions plus haut ». []
  15. On dit d’ailleurs que M. Vâlsan considérait ces textes sur l’initiation comme une « charte » de la Tarîqah à laquelle il appartenait et dont il dirigea une branche indépendante dès la fin de l’année 1950 jusqu’à sa mort. []
  16. Comme nous le faisait remarquer récemment un de nos amis, on peut appliquer dans ce cas notamment la célèbre parole prophétique « Fait partie de l’excellence de l’islam de l’homme qu’il laisse ce qui ne le concerne pas« . []

par le 8 avril 2016, mis à jour le 15 avril 2016