Sur la présentation de l’œuvre de R. Guénon dans le monde musulman (M.L.B.)
*
Ce texte reprend la sous-partie « La présentation de l’œuvre de Guénon dans le monde musulman« de notre étude Le Cheikh Ussâmah As-Seyyid Al-Azharî rend hommage au Cheikh ‘Abd el-Wâhid Yahyâ (René Guénon) …
*
A partir de 1954, le futur recteur d’Al-Azhar, Cheikh Abd Al-Halîm Mahmûd, réédita en Égypte les articles rédigés en arabe par Guénon lui-même pour Al-Ma’rîfah (1931). Il y adjoignit, outre une présentation historique (basée principalement sur les textes de M. Vâlsan), des traductions en arabe de certains passages d’articles sur l’ésotérisme islamique ainsi que des commentaires faisant explicitement référence aux maîtres classiques du taçawwuf 1 .
La méthode employée pour diffuser cet enseignement avait l’avantage, pensons-nous, de lever au moins en partie les difficultés évoquées dès 1953 par Michel Vâlsan, concernant la présentation de l’œuvre de René Guénon en milieu islamique 2 :
La spiritualité en général de l’Islam, aussi bien que celle des Ahlu-l-Haqîqa (les gens de la Vérité essentielle) et du Tasawwuf est restée, dans ses conceptions les plus intimes et dans sa terminologie ainsi que dans ses moyens, sur ses bases prophétiques. Il y a à cela des raisons d’homogénéité entre les influences spirituelles d’un côté, et les modes conceptuels ainsi que les moyens techniques de la voie d’un autre côté, raisons qui tiennent de près à ce qui constitue l’excellence propre de la tradition muhammadienne, tant dans l’ordre exotérique que dans l’ordre initiatique3
Une présentation éventuelle de l’œuvre de René Guénon dans un milieu traditionnel islamique devrait par conséquent se faire avec une référence compétente aux doctrines ésotériques et métaphysiques de l’Islam, tout en tenant compte de ce qu’il y a d’inévitablement délicat pour une exposition des doctrines ésotériques de l’Islam même devant un public qui ne saurait être considéré dans son ensemble capable de comprendre les choses de cet ordre.
A cet égard, il faut remarquer, en outre, que de nos jours les doctrines du Tasawwuf ont elles-mêmes besoin dans les pays islamiques d’une justification intellectuelle renouvelée et adaptée de façon à répondre aux conditions de la mentalité moderne qui s’est étendue de l’Occident à tous les milieux de culture du monde oriental. En dehors de l’esprit exotériste, il faut donc compter maintenant avec l’esprit anti-traditionnel tout court des progressistes de toutes sortes, et surtout avec la présence d’une génération de savants « orientalistes », d’origine orientale, mais de formation et d’inspiration occidentales et profanes4 . Par un curieux retournement des choses, l’enseignement de René Guénon peut faciliter lui-même beaucoup cette justification, car il contient les moyens spéculatifs et dialectiques qui permettent d’y aboutir dans toutes les conditions de mentalité qui ressemblent à celle de l’Occident contemporain ; ce travail de justification intellectuelle se trouve déjà en essence dans les références doctrinales que l’œuvre de René Guénon fait à l’ésotérisme et à la métaphysique islamiques. La présentation de l’œuvre de René Guénon dans un milieu de civilisation islamique, ou orientale d’une façon générale, apparaît ainsi comme une occasion propice pour redresser le prestige de l’intellectualité traditionnelle de l’Orient dans son ensemble ». 5 .
Près de vingt ans plus tard, Michel Vâlsan rapportera une initiative venue cette fois des milieux traditionnels du monde indo-pakistanais à propos duquel il constatait que « le climat spirituel de ces régions asiatiques est beaucoup plus ouvert aux conceptions universalistes de la tradition qu’on ne l’aurait pensé » :
Mohammad Hassan Askarî, Professeur de littérature anglaise à Islamic Collège (Université de Karachi), qui, dans les années précédentes, a publié en anglais un article sur Guénon et sa vie, vient de rédiger en ourdou (langue officielle du Pakistan) deux brochures :
- Un répertoire d’environ 200 erreurs que commettent les gens d’esprit moderne à l’égard des doctrines et des réalités traditionnelles ;
- Une courte histoire du développement de la mentalité moderne.
L’auteur a présenté l’année dernière ces travaux au Muftî Mohammad Chafî’, Recteur de la Dâru-l-Ulûm de Karachi qui, les trouvant fort bien venus, en a inscrit l’étude dans le programme de l’année universitaire 1968-1969. Pendant les trois mois du dernier automne, le Prof. Mohammad Taqî (le propre fils du Recteur) qui avait reçu la charge de ce développement, a pris les textes respectifs comme base d’un cours, très suivi du reste, qui se continue en 1969. On rapporte de l’enseignement dispensé ainsi la phrase suivante : « L’analyse faite par Guénon montre qu’il est ferme dans la voie du Prophète et de ses compagnons »
Outre ce nouveau témoignage du caractère mohammedien de l’oeuvre de Guénon, on remarque que la nécessité d’une certaine « reformulation » de l’œuvre de Guénon semble avoir été ici nécessaire, malgré un contexte apparemment plus favorable.
On méditera également ce passage de la correspondance de M. Askarî reproduite en une autre occasion par Michel Vâlsan :
« Je me remémore ce que le grand maître soufi du XXe siècle, Mawlana Ashraf Alî Thanvî a dit à ses disciples un jour de 1930 environ : « Telles que je vois les choses, les défenseurs de l’Islam viendront maintenant d’Europe »6 . C’était exactement l’époque à laquelle l’œuvre de Guénon prenait une forme plus complète et qu’il abordait les études sur le Tasawwuf7 .
Cette période charnière dans l’œuvre de Guénon coïncide significativement avec la publication des premiers articles sur l’initiation et celle du Symbolisme de la Croix qui rendra public en même temps son rattachement au taçawwuf , par le biais de la dédicace qui figure en tête de cet ouvrage.
M. Askarî ajoute en conclusion de ce passage :
Je crois fermement que Guénon est le guide intellectuel dont les Musulmans ont spécialement besoin aujourd’hui pour faire face aux tentations et aux provocations de la civilisation moderne, de même que les hommes appartenant à toutes les traditions. » 8
Dans cette perspective, une présentation approfondie de l’œuvre de Guénon à destination du monde musulman, arabophone notamment, et en particulier des ouvrages sur l’initiation reste à faire 9 . Constitué d’extraits de textes et définitions issus de la somme guénonienne accompagnés de commentaires et d’illustrations concordantes puisées dans la littérature du taçawwuf islamique, un tel travail viendrait ainsi compléter très utilement les travaux pionniers que nous avons évoqués ainsi que le récent projet de traduction complète en arabe de l’œuvre du Cheikh Abd el-Wâhid 10 tout en apportant une justification islamique détaillée de la régularité et de l’opportunité du recours, au sein du taçawwuf islamique, « à l’enseignement de celui qui fut et sera la « Boussole infaillible » et la « Cuirasse impénétrable » 11 !
Mostafâ Mansûr (M.L.B.)
*
- Cf. le B) de notre introduction à Quelques pages oubliées sur le Cheikh ‘Abd Al-Rahmân ‘Elîch Al-Kabîr et son entourage ; ce travail fut également publié en partie dans la revue Al-Muslim. Un travail complémentaire consistait à présenter aux occidentaux les traités islamiques sur le sujet et à en montrer la concordance et la complémentarité avec les enseignements de Guénon . C’est à cette tâche en particulier que Michel Vâlsan s’est employé le premier, notamment en présentant certaines données « techniques » relatives à l’initiation islamique, son apport à ce sujet et cependant moins connu et relayé que ses travaux plus directement doctrinaux et mériterait une étude à part (cf. par exemple sa traduction de la Parure des Abdal d’Ibn Arabi ainsi que sa traduction (publiée anonymement) d’un extrait du Tanwîr al-qulûb du Cheikh Muhammad Amin Al-Kurdî donnée en annexe à Jean Gouillard, Petite philocalie de la Prière du Cœur (Paris, 1953). [↩]
- On notera opportunément que le Cheikh Abd el-Halîm Mahmûd connaissait bien, pour l’avoir partiellement traduit, l’article d’où sont issues ces remarques. [↩]
- Note de l’auteur : « Nous aurons à revenir en une autre occasion sur ce dernier point, surtout à l’occasion de la présentation de certains écrits du Cheikh al-Akbar Muhy-d-Dîn Ibn Arabî ». [↩]
- Note de l’auteur : « Ce qui est bien significatif à cet égard, c’est que, de nos jours, on fait paraître en Orient des traductions des ouvrages de l’orientalisme européen pour instruire les orientaux sur leurs propres doctrines ! » [↩]
- « L’Islam et la fonction de René Guénon » in Etudes Traditionnelles (1953). [↩]
- Les paroles de Mawlana Ashraf Alî Thanvî ne manquent pas d’une certaine concordance avec les initiatives connues, prises précédemment par le groupe d’Abdûl-Hâdi Aguéli avec la bénédiction du Cheikh Abder-Rahmân Elîsh el-Kebîr [Note de Michel Vâlsan]. [↩]
- Précisons à cette occasion que Guénon, qui avait été rattaché à la voie ésotérique de l’Islam depuis 1912, s’était aussitôt occupé sérieusement du projet de la Mosquée de Paris, mais « les choses n’ont malheureusement pas abouti avant la guerre » (de 1914). En outre « il devait y avoir une Université islamique… ». Après la guerre, avec l’arrivée de certains personnages, tout dévia et il se désintéressa de ces projets. — On peut remarquer, d’après ce que nous signalons dans ces deux dernières notes, que la position islamique de René Guénon apparaît tout autre qu’un fait personnel privé et sans signification quant à l’orientation intégrale de son œuvre même et de son influence [Note de Michel Vâlsan] [↩]
- « Tradition et modernisme dans le monde indo-pakistanais » in Etudes Traditionnelles (mai-août 1970) . [↩]
- Il faut mentionner cependant, dans cet ordre, le petit volume du Dr. Zeinab ‘Abd Al-‘Azîz intitulé « Maqâlat min René Guénon – Ach-Cheikh Abd Al-Wâhid Yahyâ » (Dâr Al Ansâr 1996) qui est constitué de résumés d’articles de Guénon consacré en grande partie à la thématique de l’initiation à côté de textes plus directement lié au taçawwuf. On notera que le chapitre initial de ce travail fût publié dans le premier numéro d’Al-Muslim paru après l’interruption de la revue, en 1995. [↩]
- Parmi les volumes dont la publication a été annoncée sur internet mais que nous n’avons pu consulter, citons les Aperçus sur l’initiation (Nadharât fî-t-Tarbiyati-r-rûhiyyah) complété par le volume posthume Initiation et Réalisation spirituelle (At-Tarbiyyah wa-t-Tahqîqu-r-ruhî), le Règne de la Quantité et les Signes des Temps (Haymanah el-Kam wa ‘Alâmati âkhiri-z-Zamân) ainsi que les Symboles de la science sacrée (Rumûz al-‘Ilm al-Muqaddass), le Roi du Monde (Malîk el-‘alâm). La traduction de ces ouvrages est due à Sidî ‘Abd el-Bâqî Meftah. [↩]
- Michel Vâlsan, « La fonction de René Guénon et le sort de l’Occident » in Études Traditionnelles (1951 – n° 293-294-295). L’auteur reprend ici deux expressions utilisées par Guénon lui-même dans son ouvrage Orient et Occident à propos de l’élite intellectuelle véritable. On rappellera ici que le Cheikh Mohammed Zakî Al-Dîn Ibrahîm conseillait à ses murîdîn de lire, « après ses propres ouvrages, un certain nombre de livres d’ « autorités soufies salafies » classiques et contemporaines parmi lesquelles, ceux de « Abd el-Wâhid Yahyâ » plus connu en Occident sous le nom de René Guénon« . [↩]
par Maurice Le Baot le 15 avril 2016