L’Essence (adh-Dhât) – [LH]

Cet article est extrait d’une étude complète sur la « Prière de la Lumière Essentielle » (an-nûr adh-dhâtî) du Cheikh Abû al-Hasan ach-Châdhilî.

La prière sur le Prophète de la « Lumière Essentielle » commence par une formule assez habituelle, dans laquelle on demande à Allahumma  ((Allâhumma est un Nom divin qui synthétise la multiplicité des Attributs dans l’unité de l’Essence (cf. René Guénon, Symboles de la Science sacrée, chap. LXI – La Chaîne des mondes).))  d’exercer une triple activité sur le Prophète ﷺ : « Prie (çallî), salue (sallim) et béni (bârik) notre Seigneur Mohammed ! ».

Vient ensuite le qualificatif « an-Nûr adh-Dhâtî », la Lumière Essentielle. Cette formule, beaucoup moins répandue que celle de Nûr al-mohammedî, exige selon nous qu’on le rappel préalable de quelques notions sur la conception islamique de l’Essence Suprême (Dhât) dont la forme adjectivale (dhâtî) qualifie ici le Nûr.

 

Bien que la façon la plus directe d’appréhender une notion soit d’en donner une définition, nous ne pouvons procéder de la sorte dans le cas présent. Vouloir définir l’essence soulève plusieurs difficultés. Tout d’abord, comme le rappelle René Guénon 1  , l’essence fait partie de ces notions qui sont susceptibles de s’appliquer à différents niveaux ; il peut en effet s’agir soit du corrélatif de la « substance » au point de vue de la manifestation 2  , soit, par transposition, de « l’Essence divine » 3  , ou bien encore de leurs correspondances microcosmiques, comme la réalité ultime immuable et inconditionnée d’un être particulier 4  .

Prenons pour l’instant ce terme dans son acception la plus haute : la Dhât doit alors être entendue comme l’Essence Absolue, qui n’implique « par elle-même aucun rapport avec autre qu’elle-même » 5  :

« L’« Essence » envisagée comme absolument indépendante de toute attribution ou détermination quelconque, ne saurait être considérée comme entrant en rapport avec la manifestation, fût-ce en mode illusoire, quoique la manifestation en procède et en dépende entièrement dans tout ce qu’elle est, sans quoi elle ne serait réelle à aucun degré » 6  .

L’Essence Suprême, ainsi identifiée à l’Infini métaphysique, ne saurait donc souffrir d’aucune assignation, et par là même d’aucune définition au sens strict du mot. Cette ineffabilité a d’ailleurs conduit certains Maitres, dont le Cheikh Muhiyy ad-Dîn ibn Arabî, à distinguer la Dhât de la Ulûhiyah en définissant cette dernière comme l’aspect « dieu » de l’Essence ou comme une fonction de l’Essence en rapport avec l’Existence. Sous la plume de René Guénon, cette distinction – la plus élevée qui soit – correspond à l’Infini et la Possibilité universelle 7  , en tant que cette dernière est la « toute-puissance » du Principe Suprême 8  .

Cette Fonction Divine de la Ulûhiyah, aussi appelée le « Statut Divin de l’Essence » 9  , nous amène directement à la considération de deux autres termes de la prière châdhilîe. En effet, ce Degré divin (al-Martabah) est couramment présenté comme contenant tous les Attributs (aç-çifât) et tous les Noms (al-Asmâ) selon le Cheikh Abd el-Karîm el-Jilî :

« [la Ulûhiyah est] l’affirmation suprême de l’Essence (madhhar adh-Dhât), qui englobe toute affirmation (chamûl ‘alâ kulli madhar) et régit (haymanah) tout Attribut et tout Nom ; elle totalise toutes les réalités de l’Etre (haqâ’iq al-Wujûd), c’est-à-dire à la fois tous les aspects divins (al-marâtib el-ilâhiyah) et les degrés de l’existence (al-marâtib al-kawniyah), et les assigne (i’tâ’) au degré qui leur revient dans la Manifestation totale 10  .

Nous devons néanmoins signaler que la plupart des exposés doctrinaux ne distinguent pas le degré « intermédiaire » de la Ulûhiyah et rattachent les Attributs divins directement à l’Essence d’Allah, comme dans cet extrait :

« De manière générale, l’essence (adh-dhât) est ce à quoi les noms (al-asmâ) et les attributs (aç-cifât) se rattachent par leur principe (fî ‘ayni-hâ) et non par leur existence (fî wujudi-hâ) ; tout nom et tout attribut se rattache (istanad) à une chose, et cette chose est son essence » 11  .

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  1. Mélanges, chap. Esprit et intellect, René Guénon. []
  2. Equivalent de Purusha par rapport à Pakriti dans les doctrines hindoues. []
  3. Identique au Purushottama hindou. []
  4. Cette réalité essentielle s’identifie encore à l’Atmâ védique ou au Soi. []
  5. Kitâb al-Jalâlah, Muhiyy ed-Dîn ibn Arabî ; nous ferons référence dans les notes suivantes à la traduction commentée de Michel Vâlsan-Cheikh Mustafâ intitulée « Livre du Nom de Majesté : Allâh » et publié dans les Etudes Traditionnelles n° 268, 269 et 272. []
  6. Symboles de la Science Sacrée, René Guénon, chap. LXI La Chaîne des mondes. []
  7. Cette distinction de l’Infini et de la Possibilité universelle doit également faire écho chez les lecteurs de René  Guénon à celle de la Perfection active et de la Perfection passive, ou du Suprême Brahma et de Sa Shakti ou Volonté Productrice (cf. Les Etats Multiples de l’Etre, I). Remarquons également, pour souligner les concordances d’expressions doctrinales, que le Cheikh Abd al-Karim al-Jilî dit dans Al-Insân al-Kâmil de la sphère de la Ulûyiah qu’elle englobe l’existence (alwujûd) et la non-existence (al-‘adam), comme Cheikh Abd al-Wahid Yahiyâ dit de la Possibilité universelle qu’elle contient à la fois le domaine de l’Être et du Non-Être, et Cheikh Mustafâ qu’elle « renferme toutes les vérités existencielles et non-existencielles, éternelles et temporelles, divines et créaturelles (cf. trad. du Kitâb el Jalâlah publiée sous le titre « Le Livre du nom de Majesté « Allah » dans les Etudes Traditionnelles n° 268, 269,272). Selon Ibn Arabî : « la Dhât n’est pas « scible » (lâ tu`lam) mais « contemplable » (tushhad), alors que la Ulûhah n’est pas « contemplable » mais « scible » et qu’à cet égard l’Essence et la Divinité sont polairement opposées ». Bien que la fonction qui corresponde en effet exactement à la Shakti Suprême est plutôt celle de la Ulûhah, qu’emploie quelques fois le Cheikh al-Akbar dans un sens légèrement nuancé de celui de la Ulûhiyah, nous n’en tiendrons pas compte ici pour ne pas complexifier une présentation générale qui n’a pas la prétention de rendre ce genre de finesses doctrinales ; pour plus de précisions à ce propos, nous renvoyons à la traduction commentée du Kitâb al-Jalâlah par M. Vâlsan. Dans cette même traduction, et sous un autre rapport, M. Vâlsan précise encore que, « tandis que Huwa désigne l’Essence pure en elle-même, Allah affirme l’aspect « dieu » de l’Essence mais indissolublement lié à l’Essence dans l’Unité Principielle ». []
  8. René Guénon rappelle que selon une formule de l’ésotérisme islamique, l’Unité « en tant qu’elle contient tous les aspects de la Divinité, est de l’Absolu la surface réverbérante à innombrables facettes qui magnifie toute créature qui s’y mire directement » (Le Symbolisme de la Croix, IV ; l’Homme et son devenir selon le Vêdânta, X). La suite du passage peut surprendre puisque René Guénon identifie cette « surface » à la Shakti elle-même alors que l’Unité désigne généralement le Principe de la manifestation, et non la Possibilité universelle dont l’Être est une possibilité parmi toutes les autres possibilités non-manifestées. Néanmoins, on peut remarquer que si Brahma non-qualifié (nirguna) est clairement identifié à l’Infini, Brahma qualifié (saguna) est soit la Shakti (Possibilité universelle), soit Ishwara, qui en tant que « Personnalité divine » n’est autre que le principe de la manifestation universelle. La solution de cette difficulté apparente réside donc selon nous dans la conception du Barzâkh, qui unit et sépare à la fois les deux faces que sont ici l’Être et le Non-Être, et justifie l’emploi analogique des mêmes termes pour les désigner. []
  9. Cf. traduction par Michel Vâlsan du Livre de l’Extinction dans la Contemplation du Cheikh el-Akbar, dans ET de mars à juin 1961, n° 363, 364 et 365, note 39. []
  10. Al-Insân al-Kâmil, Abd al-Karîm Jilî. []
  11. Ibid. Nous signalons au passage que nous n’entrerons pas ici dans l’histoire de l’élaboration progressive du crédo exotérique à travers les différentes conceptions théologiques qui existent ou ont existées au sujet de l’Essence divine et de ses Attributs, notamment chez les Mu’tazilites, les Karrâmites, les Jahmistes ou les Ach’arites ; nous laisserons donc de coté les oppositions de points de vue des mutakallimûn, inhérentes aux limites du domaine rationnel dans lesquels ceux-ci se placent, et nous nous bornerons à rappeler certaines considérations d’ordre ésotérique assez générales []

par le 22 juillet 2011, mis à jour le 25 juillet 2020