Les Noms (Asmâ) et les Attributs (Çifât) – [LH]
Cet article est extrait d’une étude complète sur la « Prière de la Lumière Essentielle » (an-nûr adh-dhâtî) du Cheikh Abû al-Hasan ach-Châdhilî.
La théorie des Noms et des Attributs divins occupe une place importante dans la doctrine ésotérique de l’Islam 1 . Du point de vue métaphysique, ils sont les principes universels, ou les essences éternelles et immuables contenues dans le Principe Suprême. Ils expriment ses différents modes de manifestation dans l’Existence. Du point de vue des êtres conditionnés, ils sont les « liens » 2 qui unissent l’ensemble des êtres à leur Principe. Ils sont donc aussi des « supports » grâce auxquels ces derniers peuvent parvenir à la connaissance d’Allah en suivant une voie de réalisation spirituelle.
A l’instar des différentes méthodes initiatiques, la théorie ésotérique des Noms laisse paraître des principes généraux communs et des points de vue plus spécifiques 3 .
Selon le Cheikh Abd ar-Razzâq al-Qachânî :
« Le nom d’une chose est ce par quoi cette chose est connue » 4 .
D’après le Cheikh Jurjânî :
« Les attributs sont toutes les caractéristiques rapportées à l’essence du qualifié (mawçûf) par lesquelles il est connu » [ou encore] « un nom qui se réfère à certaines dispositions d’une essence » (ahwâl adh-dhât) 5 ».
« Les Noms d’Allah sont les formes intelligibles (çuwar naw’îyah) qui, par leurs propriétés et ipséités, indiquent les Attributs (Çifât) d’Allah et Son Essence (Dhât), de même que par leur existence, elles indiquent Son Existence (Wujûd) et par leurs déterminations diversifiantes Son Unité (Wahdah) car ces Noms sont les aspects apparents par lesquels Il est connu ». 6
Conçus par Ibn Arabî comme de pures relations (nisab) n’ayant en réalité pas d’existence propre 7 , René Guénon précise également :
« Les attributs [sont] seulement, de la Vérité divine, les aspects réfractés que les êtres contingents comme tels sont capables d’en concevoir et d’en exprimer ».
« Le Principe, en effet, ne peut apparaître en quelque sorte dans la manifestation que par ses attributs, c’est-à-dire […] par ses aspects « non suprêmes ». 8
Selon une perspective quelque peu différente, les Attributs et les Noms divins, en tant qu’ils sont des degrés de la Ulûhiyah, peuvent également correspondre à des degrés de l’Existence : certains Noms divins peuvent par exemple avoir un caractère totalisant et principiel, comme l’Un (al-Ahad), tandis que d’autres se réfèrent plus spécialement à un monde dont ils sont le principe immédiat, comme le Vivificateur (al–Hayy) pour le degré correspondant à l’état humain 9.
Quant à la distinction entre les Noms et les Attributs divins, elle ne semble pas « systématiquement » établie. Les Noms divins étant également des Attributs 10 , on pourrait dire que la conception des Noms est moins large que celle des Attributs comme le laisse entendre la définition de tout Nom divin comme « expression de l’Essence avec un certain Attribut » 11 . Néanmoins, il faut prendre garde au fait que les Noms divins sont également en multitude indéfinie et que, s’ils sont réductibles à des catégories prototypiques à travers les Noms traditionnellement connus, il en existe théoriquement autant qu’il y a d’Attributs, ne serait-ce que pour les désigner, mais selon des modes d’expression qui ne se limitent pas nécessairement aux « langues » que nous connaissons 12 . A propos de la classification des Noms, il faut avoir à l’esprit que la liste traditionnellement constituée de 99 Noms divins Excellents (al-Asmâ al-Husnâ) n’est pas exclusive et que d’autres en dénombrent jusqu’à 400, et parfois même davantage 13 . Il faut encore noter que les classifications internes à d’une même liste traditionnelle peuvent varier selon les écoles, et souvent pour des raisons liées aux spécificités de la méthode du Maître qui les a établies ; parmi les classements les plus connus figurent celui des Noms de Beauté (Jamâl) et de Majesté (Jalâl) ou encore celui distinguant les Noms essentiels (dhâtiyah), les Noms attributifs (çifâtiyah) et les Noms des Activités divines (af’âliyah). De façon générale, il convient en ce domaine de ne pas avoir une conception trop « bornée », car les Noms expriment davantage des tendances qualitatives que des ensembles conceptuellement clos et parfaitement distincts.
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- Les nombreux traités dont ils ont fait l’objet peuvent être regardés comme autant d’expositions et de développement de la doctrine de l’Unité divine (Tawhîd). Parmi les plus connus, nous pouvons citer le Kitâb al-Asmâ wa aç-çifât de Bayhaqî(m. 1006), le Maqçad al-‘asnâ fî charh Asmâ’i-Llah al husnâ de Ghazâlî (m. 1111) résumé parNabahhânî, le Lawâmi’ al-bayyinât al-Asmâ wa aç-çifât de Râzî (m. 1209), le chapitre 558 des Futûhât al-makkiyah et le Kitâb kachf al-ma’nâ ‘an sirr Asmâ Allah al-husnâ d’Ibn ‘Arabî (m. 1240), le Charh Asmâ Allah al-Husna d’Ibn Barrajân (m. 1141), le Charh Asmâ’i-Llah al-Husnâ de Ahmad Zarrûq (m. 1493). [↩]
- Nous employons ce mot selon la double acception que souligne René Guénon : « un lien peut être conçu comme ce qui enchaîne ou comme ce qui unit, et, même dans le langage ordinaire, le mot a également ces deux significations ; il y correspond, dans le symbolisme des liens, deux points de vue qu’on pourrait dire inverses l’un de l’autre, et, si le plus immédiatement apparent de ces deux points de vue est celui qui fait du lien une entrave, c’est qu’il est en somme celui de l’être manifesté comme tel, en tant qu’il se regarde comme « attaché » à certaines conditions spéciales d’existence et comme enfermé par elles dans les limites de son état contingent » ; d’autre part, « le lien, envisagé alors dans toute son extension, est ce qui les unit, non seulement entre eux, mais aussi, redisons-le encore, à leur Principe même, de sorte que, bien loin d’être encore une entrave, il devient au contraire le moyen par lequel l’être peut rejoindre effectivement son Principe et la voie même qui le conduit à ce but. » (Symboles de la Science Sacrée, chap. Liens et nœuds). Nous reviendrons en détail sur cette dernière notion plus loin. [↩]
- Il est d’ailleurs possible que les différents textes qui sont parvenus jusqu’à nous traduisent autant les « points de vue » desquels ces Maitres contemplaient la réalité divine que les conditions cycliques qui les ont amenés à les formuler pour correspondre aux capacités de compréhension des gens de leurs époque. Cette nécessaire adaptation cyclique de la formulation de la doctrine n’est d’ailleurs pas propre aux Noms divins et s’applique aux méthodes initiatiques en général. [↩]
- Traduction de Ta’wilâtu-l-Qur’ân de Qachânî par M. Vâlsan dans les Etudes Traditionnelles, mars-avril 1963, n° 376, « Commentaire de la Fâtiha ». Nous pouvons ajouter qu’il y a une référence nécessaire à l’essence de cette chose pour l’attribut, qui n’a de réalité que par rapport au sujet qu’il qualifie et dont il n’est finalement que l’expression d’un aspect particulier. [↩]
- Kitâb at-ta’rîfât, Jurjanî, Traduction de M. Gloton publiée sous le titre Le Livre des définitions. [↩]
- Ta’wilâtu-l-Qur’ân de Qachânî traduit et annoté par M. Vâlsan dans les Etudes Traditionnelles, mars-avril 1963, n° 376. [↩]
- Cf. Futûhât al-Makkiyyah, tome 4, p. 294. [↩]
- Symboles de la Science Sacrée, chap. La Chaîne des mondes. [↩]
- N’oublions pas non plus que les Noms sont étroitement liés à la science des lettres (‘ilm al-hurûf). Comme le souligne René Guénon : « Entendue dans son sens supérieur, [la science des lettres] est la connaissance de toutes choses dans le principe même, en tant qu’essences éternelles ; dans un sens que l’on peut dire moyen, c’est la cosmogonie ; enfin, dans le sens inférieur, c’est la connaissance des vertus des noms et des nombres, en tant qu’ils expriment la nature de chaque être, connaissance permettant d’exercer par leurs moyens, en raison de cette correspondance, une action d’ordre « magique » sur les êtres eux-mêmes. » (Le Symbolisme de la Croix, chap. XVII). [↩]
- Cela s’entend bien entendu au point de vue de la métaphysique et non de la grammaire. [↩]
- Ta’wilâtu-l-Qur’ân, Qachânî, Commentaire de la sourate la Génisse traduit par M. Vâlsan dans ET de nov. – déc. 1963, n° 380. [↩]
- Notons par ailleurs que la non-connaissance ou l’impossibilité d’exprimer ces Noms n’empêche pas nécessairement d’invoquer par leur efficacité propre, comme en témoigne l’invocation prophétique suivante : « Je te demande par chaque Nom qui est à Toi, par lequel Tu T’es nommé, ou que Tu as fait descendre dans Ton Livre, ou que Tu as fait connaitre à quelque unes de Tes créatures, ou que Tu as gardé jalousement (asta’tharta bi-hi) auprès de Toi dans la science de l’Invisible ». Signalons également que dans l’une des invocations du célèbre recueil de prière sur le Prophète ﷺ du Cheikh Jazûlî, il est demandé à Allahumma de prier sur le Prophète « par [Ses] Noms cachés (makhzûnah), dissimulés (maknûnah) qu’aucune créature ne connait » ou encore par « ceux que je connais et ceux que j’ignore » (Dalâ’il al-khayrât). [↩]
- Le Cheikh Ibn ‘Ata’ Allah, par exemple, dénombre 1000 Noms Excellents dont 300 dans la Torah, 300 dans les Evangiles, 300 dans les Psaumes, 1 dans les Feuillets d’Abraham et 99 dans le Furqân ; tous ces Noms sont contenus dans les 99 Noms Excellents du Coran qui les englobent et réunissent leurs vertus (fadhâ’il), leurs secrets (asrâr) et leurs récompenses (thawâb). Selon l’Imam Chafi’î, celui qui invoque par le Nom Allah, qui synthétise les 99 Noms coraniques, invoque en réalité par ces mille Noms (Al-Qasd al mujarrad, Ibn ‘Ata’ Allah). [↩]
par Luc de la Hilay le 22 juillet 2011, mis à jour le 26 juillet 2020