Biographie de l’Imâm Charani (éléments extraits de  » La Balance de la loi musulmane » – trad. Dr Perron)

Parution progressive

V.4 – 28 nov. 2010

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Biographie de l’Imâm Charani

éléments extraits de

La Balance de la Loi Musulmane (Kitâb el-Mîzân)

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Comme l’indique le traducteur, les renseignements qui  figurent dans l’introduction de son travail, sont extraits du Latâ’îf el-minan wa-l-akhlâq dont l’Imâm termina la rédaction au commencement de rabi-l-awwel 960 hégire (= 1552-1553 de J.-C.).

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Naissance et enfance

Abd el-Wahhâb est fils d’Ahmed fils de Ali. Selon Souyouti (loub el-loubab), il est surnommé ainsi à cause de l’abondance des cheveux (cha’r) « le chevelu » ; il naquit à Behnéça, dans la Haute-Egypte, en 899 hg (1493-94) de J.-C.

« D’abord, Dieu m’a fait la grâce de naître d’une noble lignée. Mais la noblesse est un faible avantage sans la crainte de Dieu. Parmi mes ancêtres, furent nombre de sultans. Ainsi, mon sixième aïeul, le sultan Ahmed, fut sultan de Tilmiçân (Tlemcen) où vivait le cheikh Abou Madian el-Maghrabi. C’est ce cheikh Abou Madian qui enseigna à Mouça, fils de sultan Ahmed, les pratiques et la science des soufis ; et, quand Mouça eut renoncé aux biens de ce monde, le cheikh lui ordonna de partir pour la haute-Egypte. « Vas t’y fixer, lui dit-il, du côté du village de Hoûr, (dans la contrée d’Ochmourein). C’est là que tu auras ton tombeau. La chose arriva ainsi.

« Dès mon enfance Dieu m’accorda des grâces. J’appris par cœur le Koran, et, dès l’âge de huit ans, je le savais en entier. J’accomplissais exactement mes prières aux heures canoniques ; et, pendant toute ma vie, je n’en ai jamais retardé qu’une et sans le vouloir. Il m’est arrivé assez souvent, étant encore impubère, de réciter le Koran tout entier en une seule prière.

« Avant l’âge de la puberté, un jour je me mis à nager dans le Nil, à l’époque de la crue du fleuve. Je fus bientôt fatigué ; je coulais à fond ; j’allais périr. Dieu envoya de mon côté un crocodile qui se plaça sous mes pieds. Alors je pus reprendre quelque force ; il semblait avoir les pieds appuyés sur une pierre. Puis, j’aperçus le crocodile nageant autour de moi, m’aidant et me poussant, si bien que je parvins à la rive. Alors le crocodile plongea et disparut.

« Dieu voulut, dans Ses vues bienveillantes pour moi, que je perdisse mon père et ma mère avant que je fusse arrivé à l’âge de raison, à l’âge où les devoirs deviennent obligatoires pour la conscience. Ce fut, dis-je, une faveur de Dieu pour moi ;  car s’ils eussent vécu tous deux jusqu’à ce que je fusse pubère, j’aurais pu leur manquer de respect, ne fût-ce qu’un fois. Certes, est bien rare celui qui ne s’est pas rendu coupable de quelque faute envers son père ou sa mère ou envers un des deux. Et les fautes, de cette nature sont graves ; car, après les droits de Dieu, il n’est pas de droits plus sacrés que ceux  d’un père et d’une mère, qu’ils soient père ou mère corporels, ou bien père ou mère spirituels, vous appelant et dirigeant dans la Voie de Dieu.

« Je dus ainsi à la bonté divine de commencer de renoncer au séjour des campagnes, d’aller me fixer au Caire, de passer ainsi du séjour de la rusticité et de l’ignorance au séjour de la politesse et de la science. Ce fut au commencement de 911 de l’hégire. J’avais alors douze ans.

« J’allais à la mosquée d’Abou-l-Abbâs El-Ghamri. Dieu toucha le cœur du cheikh de la mosquée ; ce cheikh et ses enfants m’accueillirent ; je vécus avec eux comme un des leurs, mangeant de ce qu’ils mangeaient, habillé des mêmes vêtements qu’eux. Je fus aimé, considéré. Les gens me donnaient de l’or, de l’argent, des habits. Tantôt je refusais ces dons, tantôt je les jetais sur le préau de la mosquée et les étudiants les ramassaient et en faisaient leur profit. Je vécus dans cette famille jusqu’à ce que j’eus appris les textes et les applications de la loi et que j’en eus étudié et connu les commentaires et les explications, grâce aux leçons des cheikhs. »

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« Ali el-Khawwâs, dit-il, dont j’ai hérité des qualités et mérites que je puis avoir, fut un de ces grands saints que presque tous les gens de son époque ont ignorés. Il était de Bouroullous, dans la Basse-Egypte. Il fut comblé des dons de Dieu. Il voyait dans l’eau de la piscine où s’abluaient des fidèles pour prier, les fautes qui y tombaient et qui leur étaient pardonnés, fautes grandes ou petites, ou de peu d’importance. Il m’en fit remarquer, une fois, dans l’eau de la piscine d’el –Azhar, et je n’ai jamais rien remarqué de plus fétide et de plus repoussant que ce qui venait des individus qui, avant leurs ablutions, étaient coupables de pédérastie ou coupables d’avoir noircit l’honneur des autres, ou d’avoir donné la mort à quelqu’un dont Dieu a ordonné de respecter la vie.

« Ali El-Khawwas avait le don de voir les actes ou œuvres des hommes et de les connaître comme appartenant  à tel ou tel, lorsque les actes ou œuvres montaient au ciel. Il voyait aussi les mauvaises actions que faisaient les gens dans leurs demeures. Et ensuite il disait à tel pêcheur : « Rends-toi de telle action coupable. Ne compte pas follement sur la bonté divine ; car le Très-Haut est un Dieu jaloux ; Il peut te retirer Ses bienfaits ; tu t’exposes à de terribles châtiments. » Et le pêcheur faisait pénitence.

«  Ali el-Khawwas savait, de soi-même, combien dureraient les fonctions des agents du pouvoir ; il voyait, d’avance et à quelle époque tel serait investi de tel emploi, puis en serait dépouillé , et cela pour toutes les contrées du monde. Il communiquait avec le Prophète, d’après lequel il annonçait les choses à venir, et le moment précis où elles arriveraient. Il ne se trompait jamais, soit qu’il prédit, par exemple, une épidémie, une disette ou la mort d’un sultan, etc. Quand une épidémie lui était annoncée par le Prophète, Ali El-Khawwas se préparait à ces jours de calamités par les larmes, par les oeuvres pieuses, invoquant la miséricorde divine, s’humiliant devant Dieu, ne mangeant  ni ne dormant jusqu’à ce que ces jours malheureux fussent passés. Il savait combien de temps telles personnes avaient encore à vivre, et il disait : « Un tel mourra tel jour » ; et il ne se trompait jamais. Voyant, un jour, un individu qui portait un suaire destiné au cheikh Abd Allah El-Fayoûmi, dont on attendait le dernier soupir : «  Remporte ce suaire, dit Ali El-Khawwâs à l’individu, le cheikh a encore sept  mois à vivre. » Et il en fut ainsi.

«  Ali El-Khawwâs avait, près de lui, dans sa boutique, un grand ibrîk [sorte de grande aiguière métallique en forme de burette à long col, avec une anse et munie d’un long tube recourbé en S partant du ventre de l’aiguière et par lequel on verse pour boire l’eau qu’elle contient.] d’eau où il faisait boire ceux qui étaient inquiets, attristés. « Bois, disait le cheikh à qui se présentait ainsi, bois dans la pensée et l’intention que Dieu te délivre de ta peine. » On buvait et la peine cessait à l’instant même. Une quarantaine de personnes venaient chaque jour boire de cette eau. .. Là où est entré ou a passé un saint, vous trouvez sa présence spirituelle et son influence durant six mois. Que doit-il en être dans le lieu où il demeurait jour et nuit ! »

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« Dieu m’a fait grâce de me préserver des ardeurs coupables de la concupiscence depuis l’âge où les désirs de la passion s’allument jusqu’â ce que j’eus atteint environ trente ans. Je me sauvai des suites les préoccupations sensuelles en employant tous mes instants à acquérir la science.

« Bien peu d’hommes se sont gardés intacts aussi longtemps ; louange à Dieu qui m’a ainsi conservé jusqu’au jour où je me suis marié ! Gardez-vous purs et vierges, vous confiant à la puissante bonté de Dieu, non à vous-mêmes. Mais, si vous sentez que les besoins de la chair vous dominent, mariez-vous, dussiez-vous pour cela contracter une dette, afin de vous mettre à l’abri du mal. Si vous le pouvez, jeûner vous sera meilleur et plus utile que de vous marier au prix, d’une dette. Ali EL-Khawwâs recommandait au célibataire de supporter la faim , ou bien parfois lui donnait une corde dont ce dernier se ceignait et se serrait les reins : et tant que l’individu restait dans cette étreinte, il ne ressentait pas le besoin de la copulation.

« Dieu me fit grâce d’avoir quatre femmes vertueuses, Zeinab, Halimah, Fâtimah et Oumm El-Haçan, toutes attentives à leurs devoirs, aimant la propreté et la prière. Les deux plus pieuses étaient Fâtimah et Oum El-Haçan . Assez souvent, Fâtimah, pour la prière du soir, se plaçait derrière moi. Nous récitions parfois alors un quart du Koran ; et elle ne quittait que si son enfant venait à pleurer et qu’il n’y eût là personne pour la suppléer auprès de lui. Elle n’allait à aucune noce, à aucune réunion, tant elle avait de modestie et de réserve. Ayant été atteinte d’une ophtalmie très grave, elle ne put se résoudre, attendu ses sentiments de pudeur, à laisser voir son œil à l’oculiste. Nous ne pûmes non plus l’y décider. L’opthalmie se guérit ; mais l’angle interne de m’œil resta resseré et l’œil fit disparate avec l’autre. Par raison de pudeur, Fâtimah préféra cette difformité… Mes quatre femmes, d’ailleurs, m’encourageaient à faire le bien, à faire de bonnes œuvre, à donner tout ce que nous pouvions aux nécessiteux.

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«  Du reste , dès mon enfance, avant que j’eusse ce que sont les futiles biens du monde, j’aimais, grâce à Dieu ! distribuer aux besogneux ce que j’avais à ma disposition, soit en argent, soit en aliments, soit en vêtements, etc . Qualité précieuse, rare aujourd’hui, excepté chez quelques cheikhs, qui n’arrivent à la posséder qu’après une longue fréquentation d’un maître Sofi qui ait renoncé à ce monde. Maintes fois, des legs et des dons me furent faits ;  je les ais toujours refusés ou je les ai distribués aux indigents ou aux malheureux. Au Karâfah (réunions des tombeaux des Kalifes près du Kaire), un pauvre me demanda une aumône pour l’amour de Dieu. Je lui donnai tous mes vêtements, même mon turban. Je regagnai la mosquée d’El-Ghamri, nu, n’ayant qu’un mouchoir qui me ceignait les reins. Je rencontrai un marchand qui m’attendait, et il me donna d’autres habits. Je m’en vêtis et je remerciai Dieu.

« Jamais l’or n’a eu pour moi plus de valeur que la vile poussière. Je suis arrivé à un tel degré d’indifférence pour lui, que quand même il tomberait une pluie d’or et quand même tout le monde s’empresserait de le recueillir, je ne bougerai pas, dans la crainte d’en venir à occuper mon esprit seulement à le compter. Quand même je passerai près de montagnes d’or et d’argent, je ne me baisserais pas pour en prendre un dinâr ou un demi-dinâr, à moins que j’en eusse absolument besoin pour la journée, ou pour en payer une dette que j’aurais. Si j’en prenais quelque chose, je n’en prendrais que ce qu’il m’en faudrait pour manger ce jour-là.

« A Dieu je demande ce dont j’ai besoin pour les nécessités de la vie, plutôt qu’à ses serviteurs. Je considère les hommes, ses créatures, simplement comme les canaux qui nous amènent l’eau. Le bienfait vient du maître de l’eau qui la fait couler par les canaux, ne vient pas des canaux. Toutefois, j’en rends grâce aux intermédiaires, me conformant ainsi à la volonté de Dieu.

«  Toujours, j’ai rendu ce que l’on m’apportait en présents de la part des gens du pouvoir. Et, si l’on refusait de reprendre les sommes qui m’étaient données, je les jetais aux personnes qui se trouvaient là ; je n’en gardais pas une obole pour moi ou pour ma famille. Ce que m’envoyaient de hauts personnages sans se faire connaître et à l’insu de tout le monde, j’allais de suite le distribuer aux pauvres ; je n’en gardais pas un drachme, même pour mon fils. Je ne sache pas que ce désintéressement absolu soit la vertu de mes égaux. J’en connais même plusieurs qui reçoivent au nom des pauvres et qui se font les seuls bénéficiaires de ces dons. D’autres refusent tout ce qui leur est envoyé et leur arrive en présence de témoins ; mais ils acceptent tout ce qui leur arrive en secret. Ce qui m’était donné, soit ostensiblement, soit secrètement, je l’ai toujours refusé par l’esprit de pureté religieuse et par mépris des biens terrestres. Et puis, ceux qui n’aiment pas ce monde, jamais les méchants ne s’attaquent à eux. Ma joie, mon bonheur à moi est de penser à Dieu, de répéter son saint nom et d’invoquer le Prophète !

« Là est la félicité ; car Dieu est le Dieu des grandeurs, et auprès de lui nul médiateur n’est supérieur au Prophète. Dieu ne lui refuse rien de ce qu’il demande pour un musulman.

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« Jamais l’ambition des choses du monde n’a préoccupé mon esprit. Il ne m’est jamais arrivé de me mêler d’un art, d’un métier, d’une fonction, de rien qui eût un avantage mondain, de connaissances profanes, de travaux d’ingénieur ou hendeçah, de science de philosophie, etc. Et toujours Dieu m’a envoyé, par des voies que je ne pouvais prévoir, ce qu’il me fallait pour ma vie simple, ma vie d’abnégation.

«  Pendant près de deux ans, je ne goûtai d’aucun mets agréable et je n’eus que de grossiers vêtements rapiécés de lambeaux pris dans les tas de décombres. Pendant environ deux mois, je mangeai de la terre, ne trouvant pas de nourritures parfaitement licitées ; mais ensuite Dieu m’en fit trouver qui convenaient à ma qualité de sofi. J’étais dans le plus complet dénuement. Je fuyais toute créature humaine, et tout le monde me délaissa. Je m’abritai dans des mosquées éloignées, dans des réduits délabrés, pendant longtemps. Dans un d’eux, je restai une année entière ; et je n’eus jamais de jours plus sereins et plus purs qu’alors. Je passais jusqu’à trois jours et plus en ne prenant qu’une once de pain et rien autre. Mon corps s’affaiblit, mais mon esprit se renforça, à tel point que, dans mes transports, je m’enlevais au sommet du mât dressé dans la cour de la mosquée d’El-Ghamri ; et là, je passais la nuit, pendant que tout dormait. Quand je me créai cette vie d’isolement , tout le monde m’abandonna. Souvent j’allais aux flaques d’eau où les gens lavaient les navets, la salade, les carottes, les divers légumes. Des débris qu’on laissait je ramassais de quoi suffire à ma nourriture ce jour-là ; je buvais de l’eau de la flaque et je rendais grâce à Dieu.

«  Je n’acceptais aucune nourriture qui pût être entachée quant à la manière dont elle avait été acquise. Ainsi, je n’en acceptais ni d’un fakir qui ne l’avait pas eue par suite de son travail dans les zaouia, ni d’un kâdi qui pouvait avoir reçu des cadeaux de ceux dont il réglait et décidait les affaires, ni des gens qui vendent ou au poids ou à la mesure de capacité, ou à la coudée ; car ils sont capables de tromper les acheteurs. Je ne recevais d’aliment que des plus pauvres gens, et encore quand je n’avais rien pour occuper mes intestins qui se mordaient les uns les autres.

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«  Je passais les nuits et les jours en prières, en pratiques religieuses, en zikrs. Le sommeil me dominait, me dérobait à moi-même, m’accablait, m’étourdissait. Souvent alors je me fouettais les cuisses avec un fouet. Parfois aussi, en hiver, je mouillais mes vêtements avec de l’eau froide, afin de m’empêcher de dormir. Il n’est point douteux, pour celui qui aime Dieu, que rester ainsi en présence de la Divinité, dans l’obscurité de la nuit et avec la souffrance du corps flagellé, est plus méritoire que de dormir ayant le corps tranquille et calme, quand Dieu se manifeste à nous. Il arrivait à un saint personnage , El-Chyli, lorsque le sommeil l’accablait de se frapper avec des joncs, jusqu’à user , dans une nuit,  la poignée de joncs dont il se flagellait. D’autres fois, il se mettait du sel dans les yeux.

«  Dieu m’a fait la grâce  de croire aux privilèges et aux miracles des saints, à leurs communications avec lui et avec le Prophète. Grâce à Dieu encore, je n’ai jamais craint aucune créature, ni serpent, ni scorpion, ni crocodile, ni être humain, ni génie, etc. Toutefois et attendu que Dieu nous a commandé de ne pas exposer notre vie à des chances de mort, j’ai évité les dangers, mais non point par peur. Même «étant enfant, je ne craignais ni lion, ni voyage pendant l’obscurité des nuits. Il m’est arrivé de m’endormir et de passer ainsi la nuit dans une petite coupole isolée, loin de toute habitation et où était inhumé un vénérable cheikh. Cette coupole avait ses murs tout parsemés de trous servant de retraite à de gros serpents dont pas un cependant, ni la nuit ni le jour, n’osait approcher du cheikh de plus près que du dehors de la coupole. J’entrai auprès des restes du cheikh par une nuit sombre ; et c’était l’hiver ! Je m’endormis. Jusqu’au matin ; les serpents rôdèrent autour de moi ; et il ne m’en coûta pas un cheveu. Au lever du jour, je vis qu’ils avaient laissé sur le sol des traces larges comme le bras d’un homme. Les habitants du pays voisin témoignèrent leur étonnement : «  Comment, me dirent-ils, as-tu pu échapper aux morsures de ces affreux serpents ? – C’est, répondis-je, que j’ai la ferme croyance qu’un serpent ne mord personne si Dieu ne lui donne pas l’envie de le faire et ne lui dit, dans le langage de sa divine puissance :  » Va près d’un tel et mords-le à tel endroit du corps, afin qu’il devienne malade, ou qu’il perde la vue, ou qu’il meure. » Le serpent ne va mordre qui que ce se soit sans qu’il ait volonté et permission de Dieu. Qui considère les antécédents ne craint pas les conséquences.

«  En 919 de l’hégire (1513 de J.-C.), je m’embarquai sur le Nil pour le Saïd (Haute-Egypte). Six ou sept crocodiles, gros comme des taureaux, suivirent notre barque. Personne n’osait s’asseoir sur le bord de la barque, dans la crainte d’être happé et emporté par les crocodiles. Je me ceignis les reins d’une meïzar ou grande toile ; je descendis dans le fleuve, au milieu des crocodiles ; et soudain tous s’éloignèrent à la hâte ; je les mis en fuite et les chassai dans les eaux. Ensuite je revins dans la barque. Et tout le monde de s’étonner.

« Un autre fait mais d’une nature différente. Un génie entrait parfois, de nuit, chez moi, quand j’habitais à la medreçah ou école d’Oumm Khawend. Il éteignait la lumière puis se lançait et gambadait de tous côtés. Ma famille, alors, était dans l’épouvante. Une nuit, j’attendis ce génie. Je l’attrapai par le pied. Le génie se prit à pousser des cris ; son pied s’amincit, se refroidissant dans ma main, tellement qu’il se réduisit de l’épaisseur d’un cheveu fin et froid et qu’il me glissa de la main. Depuis lors, le génie ne reparut plus. »

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V.4 – 28 nov. 2010

«  Dieu, par bonté pour moi, dit-il, donna à nombre d’émirs, de fakirs, d’ulémas ou savants éminents, des visions qui furent en ma faveur, après que les envieux avaient dénigré et mis sous leurs pieds mes écrits et mes livres, et lorsque le public, se fiant aux jugements des jaloux, se figurait que les aberrations qu’ils énonçaient, venaient de moi et non d’eux. Ces visions dissipèrent les préjugés des irréfléchis à mon égard, réduisirent à peu près à néant, les insinuations perfides portées contre moi, et ramenèrent enfin à mes vues les hommes surtout de la mosquée El-Azhar (la Sorbonne du Kaire), ce centre conservateur de la religion.

«  Ainsi, quelque peu de temps après les incriminations dont je fus l’objet et qui causèrent tant d’agitation, le cheikh Ali, un des disciples du cheikh Démirdâch, vit en songe le Prophète. « Va, annonce à tous, lui dit le Prophète, qu’Abd el-Wahhâb El-Charanî est dans les principes du Livre sacré (le Koran) et de la Sounnah (ou maximes et prescriptions émanées du Prophète). « Dès lors cessèrent en  moi les soucis qui m’obsédaient à propos de ce qu’on reprochait à mes esprits.

« Le cheikh Ahmed El-Soûhâdji m’écrivit, dans une lettre parfumée de safran : «  J’ai vu en songe le Prophète et il m’a adressé ces mots : « Dis à Abd El-Wahhâb El-Chârânî qu’il persévère, qu’il continue à marcher dans la voie où il est. J’ai intercédé auprès de Dieu pour lui et pour ceux qui adoptent ses principes. » Le cheikh Ahmed avait eu connaissance de ces dires qui s’étaient répandus contre moi ; il en avait été informé par des étudiants de son pays qui suivaient les cours de la mosquée El-Azhar. Depuis sa vision, il eut toute confiance et croyance en moi.

« Lorsque se répétaient dans le public les incriminations de mes envieux contre mes écrits, l’émir Mohammed, le defterdâr (ou grand chancelier), monta un jour à cheval et se rendit chez le cheikh Chihâb el-Din El-Ramli. « Que dis-tu de cet homme, d’Abd El-Wahhâb ? demanda-t-il au cheikh. – Le premier essai de cet homme, répondit Chihâb el-Din, l’a placé au moins à la hauteur des ulémas les plus éminents de ce siècle. » L’émir eut plus encore que cette réponse, et voici ce que m’a raconté le cheikh. « Le defterdâr vir, en songe, de nombreux soldats et un sultan se présenter pour entrer au Kaire. Quand ils furent arrivés à Bâb el-Nasr ou la Porte de la Victoire (au nord-est de la ville), ils s’arrêtèrent, et : « Allez, dit alors le Sultan, demander au maître de la ville qu’il nous permette d’y entrer ; sans sa permission nous n’entrerons pas, nous retournerons sur nos pas. – Mais, répondit-il, qui est le maître de la ville ? –C’est, dit le Sultan, c’est Abd El-Wahhâb el-Charani. « On envoya aussitôt te demander la permission d’entrer dans la ville et tu fis porter les clefs au Sultan par ton fils Abd el-Rahman. » Depuis lors, tout doute à mon endroit disparut de l’esprit du cheikh et, pendant le reste de sa vie, il suivit mes principes et mes idées.

« Le fakih Mohammed eut la vision que voici, dans le tombeau ou chapelle où est la dépouille mortelle du cheikh et saint vénéré Ahmed El-Bédaoui [note : Le cheikh El-Bédaoui est le saint le plus vénéré en Egypte. A son tombeau, qui est dans le Delta, se font deux grands pèlerinages et se tiennent deux grandes foires chaque année.] Le fakih vit s’éteindre tous les kandyl ou flambeaux de la chapelle, excepté un seul. Le cheikh El-Bédaoui sortit par une porte de la coupole où son corps a été déposé et est conservé, et le fakih dit au saint que tous les flambeaux venaient de s’éteindre. «  Ce ne sont pas des flambeaux, répartit le cheikh, ce sont mes disciples. De tous, les lumières sont éteintes ; celle qui reste est Abd El-Wahhâb . –  Qui est donc Abd El-Wahhâb ? – C’est El-Charani. » De ce moment, le fakih, dont la confiance en moi avait été ébranlé par le propos malveillants des hommes de la mosquée El-Azhar, se rangea sans réserve à mes idées. » Si j’énumérais et détaillais toutes les grâces et les faveurs que Dieu m’a accordées pour ce monde et pour l’autre, l’esprit de ceux qui croient à ma doctrine en serait stupéfait, et mes ennemis et mes envieux me traiteraient d’imposteur ; c’est à la bonté divine que je dois de m’être fait un nom par ma science, par ma connaissance et mon enseignement du Koran,  d’être compté au nombre des jurisconsultes ou fakih de notre époque, d’avoir toujours aimé la vie simple et humble, d’avoir toujours trouvé accès facile et bienveillant auprès des hommes du pouvoir, auprès des grands, des princes et même de leurs subordonnés, quand j’allais, quoique jeune encore, et bien que je leur eusse fait opposition au besoin, intercéder auprès d’eux. Ainsi, j’allais intercéder auprès du Sultant Ghoûri, du sultan Toûman Bey, de Kaîtbey, d’autres pachas du Kaire, et ils accueillaient mes sollicitations, ils avaient pour moi la plus grande déférence.

« Dieu a sans cesse entretenu en moi des goûts simples, l’amour de l’humilité, de la plus sévère sobriété, en même temps que l’amour de l’étude et des bonnes œuvres. Ainsi, il m’a toujours répugné de prendre des mets recherchés dans de la vaisselle de porcelaine, dans des services en verre européens, de me vêtir de vêtements de fine laine, de drap de Venise, de le servir de mousseline pour le turban. Le turban du Prophète était de grossière étoffe de coton ; c’était le turban dit Katawyah (note : C’est-à-dire provenant de Katawân, où l’on tissait et fabriquait ce genre de turban.). Oui, mes frères ceux que vous voyez porter des vêtements fins, manger des mets recherchés, si vous examinez de près ce que sont ces hommes, vous découvrirez qu’ils sont peu rigides  en religion. Il n’y a que les grands saints auxquels Dieu permet de ces excentricités.

«  Dieu, parfois, faisait descendre dans les aliments un goût savoureux, comme il le faisait pour les plus grands saints, tels que l’Imâm El-Laîth, l’imâm El-Châféi, et autres. Et alors le grand émir, mangeant chez moi de mes aliments où il n’y avait pas de viande, ni rien de gras, les trouvait meilleurs et plus succulents que les siens où abondaient cependant les assaisonnements gras, et la viande, et les épices. Chez moi, Ibn Bagdad, le defterdâr, le pacha Mahmoûd et autres encore en eurent aussi la preuve.

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(à suivre, in châ Allah …)

par le 15 octobre 2010, mis à jour le 18 juillet 2015

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