Convenances spirituelles de la Voie – Commentaires des règles initiatiques des Lawâqîh de l’Imâm Charani – M.A.S.

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MISES à JOUR FRÉQUENTES ↓

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Convenances spirituelles de la Voie

Âdâb et-Tarîq

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Extrait du préambule de l’auteur

« Nous avons suivi, grâce à Allah, un groupe de Maîtres de la Voie au début de ce siècle (le 10° de l’Hégire). Ils étaient à un stade si important de progression en ce qui concerne les œuvres d’adoration et de dévotion, le scrupule et la crainte, leur capacité à abstenir leurs sens extérieurs et intérieurs des péchés, qu’on ne pouvait trouver aucun d’eux en train de faire quoi que ce soit qui aurait pu être noté par l’ « écrivain de gauche ».

Les actions de chaque être, bonnes et mauvaises, sont inscrites par deux anges, se trouvant respectivement au-dessus de ses épaules droite et gauche.

« Ils représentaient à la fois la défense et la respectabilité de la Voie. Les princes et les rois venaient bénéficier de leur influence spirituelle (barakah) et embrassaient la plante de leurs pieds, tant ils leur reconnaissaient de qualités. Lorsqu’ils s’en furent partis, le caractère sacré de la Voie déclina ainsi que ceux qui en faisaient partie. Les gens furent enclins à se moquer de l’un d’eux, disant entre eux :  » Savez-vous ce qui est arrivé ? L’autre, là, s’est fait Cheikh !  » tant ils n’acceptaient pas ce à quoi il prétendait et voyant à quel point il aimait ce bas-monde et ses désirs, la jouissance intarissable qu’il nourrissait pour les vêtements, les mariages et leurs conquêtes. Si bien que j’en vins à interroger un certain commerçant :  » Pourquoi ne te réunis-tu pas avec le Cheikh Untel ?  » Il répondit :  » Si lui est un Cheikh, j’en suis un autre ! Il aime ce bas-monde comme moi, court après lui comme je le fais et même pire encore puisqu’il est allé jusqu’à voyager à l’étranger pour cela alors que moi je ne l’ai pas fait ! Peut-être profite-t-il ce bas monde grâce à sa « piété », ce que moi je ne fais pas ; je vaux mieux que lui  » J’ai voulu lui répondre mais j’ai vu que les apparences me donneraient tort ! « 

J’ai vu de mes propres yeux le Sultân el-Ghoûrî embrasser la main de Sidi Mohammed ibn Annân ; j’ai vu le Sultân Toumân Bey, qui lui succéda, embrasser la plante de ses pieds. Je suis allé une fois chez Sidi le Cheikh Aboû-l-Hasan el-Ghamrî chez le Sultân el-Ghoûrî intercéder pour quelqu’un. Il se leva pour accueillir le Cheikh à bras ouverts et dit :  » Tu m’as honoré aujourd’hui car mon royaume tout entier et moi-même ne pourront jamais ni récompenser ni honorer ta Voie ! « 

Le dernier des Maîtres que nous avons connus et suivis, Sidî le Maître Alî el-Monçafî (.) (mort en premier Joumâdâ 930), l’organisation de la Voie au Caire et en ses alentours dégénéra et beaucoup s’établirent dans la maîtrise spirituelle par leur propre fait et sans aucune autorisation de leurs Maîtres : il n’y a de force et de puissance qu’en Allah, l’Elevé, l’Immense ! »

On voit l’ancienneté de la question !

« Sache mon frère que tout ce que je mentionne dans cet épître des qualités des murîdîn n’est qu’une goutte dans la mer ! Quiconque y regardera y trouvera exposé ce qui le concerne sous le rapport du comportement spirituel.

S’il s’en trouve dépourvu qu’il prenne la méthode qui consiste à acquérir, par le travail spirituel, les états correspondants entre les mains d’un Maître de bon conseil (naçiha). Mais s’il se trouve avec quelqu’un qui s’est établi frauduleusement dans la maîtrise, qu’il s’en écarte, pour son bien propre et celui de ses frères, car celui qui s’installe dans la fonction de maîtrise sans détenir d’autorisation, égare et est égaré ! »

On remarquera ici que le critère indiqué est d’ordre fonctionnel, sans référence à l’acquisition de qualités spirituelles personnelles.

« Nous ne mentionnerons rien de relatif à ceux qui appartiennent à la Perfection spirituelle dans cette épître, en considération de l’élévation et de la rareté de ce qu’elle constitue et de celles de ceux qui s’en sont revêtus. C’est pourquoi nous ne mentionnerons que ce qui a uniquement rapport avec les muridîn*… »

* Cette dernière dénomination est très majoritairement employée par l’auteur dans cet ouvrage pour désigner tout être concerné par la Voie initiatique. Il n’apparaît pas que la distinction entre murîd, pour désigner le postulant à l’initiation, et faqîr, pour désigner celui qui l’a reçue, soit à aucun moment en usage, même si l’on peut, à l’occasion, voir les deux termes employés, semble-t-il indifféremment.

… car c’est la Voie qui est suivie actuellement (maslûkah). Qui même parmi nous maintenant, est capable d’atteindre l’état (la station) du murîd ? Et la Gloire est à Allah, Seigneur des Mondes ! »

Sache –qu’Allah te fasse miséricorde- que le Prophète a transmis à ses Compagnons la parole  » lâ ilâha ill-Allah  » en groupe et individuellement et qu’une chaîne de transmission initiatique émane de chacun vers une communauté selon un lien de rattachement.

On rapporte (….) que le Prophète d’Allah –qu’Allah prie sur lui et le salue- était un jour en compagnie d’une assemblée de ses Compagnons. Il dit :  » Y a-t-il parmi vous un étranger (gharîb), c’est-à-dire : des gens du Livre ?  » Ils répondirent :  » Non, Prophète d’Allah.  » Il ordonna alors de fermer les portes et dit :  » Levez vos mains et dites : il n’y a de divinité qu’Allah !  » Chaddâd ibn Aws dit : « Nous levâmes nos mains un moment et dîmes : il n’y a de divinité qu’Allah ! « , puis l’Envoyé d’Allah –qu’Allah prie sur lui et le salue- dit :  » Allahumma, Tu m’as envoyé par cette parole, m’as ordonné à son propos et m’as promis par elle le Paradis : en vérité Tu ne changes pas la promesse !  » Puis l’Envoyé d’Allah dit :  » Ne vous ai-je pas informé qu’Allah vous avait pardonné ? « 

Ceci est une indication par laquelle les Maîtres basent leur transmission du dhikr collectivement à une assemblée. (…)

D’après `Alî fils d’Abu Tâlib –qu’Allah soit satisfait de lui- :  » J’ai dit : O Envoyé d’Allah, indique-moi le chemin le plus rapide vers Allah –Elevé et Exalté soit-Il-, le plus facile pour les adorateurs et le meilleur auprès d’Allah –Elevé soit-Il-. » Le Prophète –qu’Allah prie sur lui et le salue- répondit :  » O `Alî, applique-toi à la pratique continuelle du dhikr d’Allah, en secret et ouvertement. »

`Alî –qu’Allah soit satisfait de lui- dit alors :  » Tous les hommes font le dhikr, ô Envoyé d’Allah ! Je veux que tu m’en distingues par quelque chose. » L’envoyé d’Allah –qu’Allah prie sur lui et le salue- répondit :  » Ô `Alî, le meilleur de ce que je dis moi-même et les Envoyés avant moi est : lâ ilâha ill-Allah« . Et si les sept cieux et les sept terres étaient dans un plateau et « lâ ilâh ill-Allah » dans un plateau, (la balance) pencherait pour «  lâ ilâha ill-Allah  » !  » (…)

Moïse a dit  » Ô Seigneur ! Enseigne-moi une chose par laquelle je Te mentionne et Te fasse une prière de demande (wa ad`u-Ka bih). Il répondit :  » Ô Moïse, dis : lâ ilâha ill-Allah. » (Moïse) répondit : « Ô Seigneur, tous Tes serviteurs disent cela. » Il répondit :  » Dis : lâ ilâha ill-Allah.  » Moïse répondit :  » Je désirerais quelque chose par laquelle Tu me différencies !  » Il dit :  » Ô Moïse, si les sept Terres étaient sur un plateau et lâ ilâha ill-Allah sur un plateau, ils pencheraient en faveur de lâ ilâha ill-Allah !  » (…)

Le Prophète d’Allah –qu’Allah prie sur lui et le salue- dit :  » Ô `Alî, l’Heure ne se lèvera pas à la surface de la Terre tant qu’on dira : « Allah ». « 

Il existe une version semblable de ce hadîth dans laquelle le Nom de Majesté est répété deux fois. Mise à part l’indication fournie de l’importance eschatologique qu’il y a à maintenir cette forme de dhikr et donc de l’importance de ceux qui la maintiennent aussi, ces ahâdîth constituent autant de références pour les pratiques initiatiques correspondantes. Sans vouloir entrer ici dans la description des multiples modalités selon lesquelles ce dhikr peut se dérouler, on peut néanmoins dire que les modalités les plus courantes sont celles où ce Nom est répété une fois, et qu’il peut donc être aussi répété par groupes de deux fois.

Sidî Youssouf (el-‘Ajamî] disait :  » `Alî –qu’Allah soit satisfait de lui- demanda au Prophète -qu’Allah prie sur lui et le salue- le rattachement par la « formulation » (talqîn) et dit :  » Comment ferais-je le dhikr (kayfâ adhkuru) ?…

Comme on va le voir, il s’agit tant ici de précisions relatives aux modalités techniques très précises que de la formule même qui sert de support à l’incantation.

… Le Prophète d’Allah –qu’Allah prie sur lui et le salue- répondit :  » Ferme tes yeux et écoute-moi trois fois, puis dis toi-même La ilâha illâ Allah trois fois, alors que j’écouterai. »

Comme on l’aura compris, la mention des trois fois s’applique au nombre de fois qu’est répétée la formule

 » Puis l’Envoyé d’Allah –qu’Allah prie sur lui et le salue- dit trois fois  » Lâ ilâha ill-Allah  » en fermant les yeux et en élevant la voix alors que `Alî –qu’Allah soit satisfait de lui- écoutait. Puis `Alî dit :  » Lâ ilâha ill-Allah  » trois fois, les yeux fermés et en élevant la voix, alors que l’Envoyé d’Allah écoutait –qu’Allah prie sur lui et le salue . »

(…)

Et Allah est plus savant. »

Si la détention d’un dépôt quel qu’il soit, est, en elle-même une chose importante et qui doit faire l’objet de tout le respect et recueillir toute l’attention de son détenteur, c’est le fait de le transmettre (même racine que le mot « tradition ») qui est une fonction vitale éminente et sans l’accomplissement de laquelle rien, dans aucun domaine, de saurait survivre.

Les modalités de la transmission mohammédienne doivent être comprises et respectées, dans la forme et dans l’esprit, si l’on veut que la fonction d’héritier se double, régulièrement, de celle de transmetteur. On remarquera que la perfection de la transmission se réalise par un mouvement réciproque de retour, qui a notamment pour but de vérifier, d’une part, que ce qui a été transmis a bien été reçu et que d’autre part, ce qui a été transmis est conforme à ce qui a été donné, sans qu’il n’y ait d’altération, ou de déformation, à l’ « aller » ni au « retour ». Les modalités prototypiques de transmission individuelle, telles qu’elles sont décrites dans ce hadîth, sont très précises (avec lesquelles certaines des curiosités et anomalies rapportées dans  » La Tarîqah n’est pas … », n’ont évidemment aucun rapport).

Elles sont encore pratiquées de cette manière, et dans des modalités qu’il semble difficile d’exposer par écrit dans tous les détails (état de purification, positions respectives de deux participants, disposition de leurs mains, modalité de formulation, dispositions intérieures du cœur et de l’intention, etc), au moins dans les turûq dans lesquelles la transmission s’est effectuée ainsi de manière ininterrompue depuis le Prophète et qui ont également conservé la conscience claire de l’importance de leur respect et de leur conservation non-altérée.

Il [mon Cheikh, le Cheikh Mohammed Shannâwî] m’a enseigné aussi qu’il y a une communauté au pays du Yémen qui pratique une initiation par la formule de la prière et de la salutation sur le Prophète (.). Ses membres la transmettent au murîd et l’occupent par la prière sur le Prophète (.), qui n’a de cesse de la multiplier jusqu’à ce qu’à parvenir à être réuni avec lui (.) à l’état de veille et « verbalement » (mushâfahatan), de sorte qu’il le questionne sur les évènements spirituels le concernant, comme le fait le murîd avec son cheikh chez les initiés du Taçawwuf. Leur disciple progresse ainsi en peu de jours et n’est dépendant d’aucun maître, du fait de l’éducation qu’il tient de lui (.) directement.

Il m’a dit :  » Le signe de la sincérité de cette voie (méthode) est dans l’obtention de sa réunion avec le Prophète, ainsi que nous l’avons mentionné, car s’il ne parvient pas à cet état de réunion, c’est qu’il est disqualifié (battâl). »

Le Cheikh Ahmed ez-Zawâwî de Damanhour fait partie de ceux qui y sont arrivés ; son wird (oraison) de prière sur le Prophète (.) était de 50 000 prières chaque jour selon la formule : « Allahumma prie sur notre seigneur Muhammed le Prophète illettré ainsi que sur sa Famille et ses Compagnons et salue-le. « 

Le Cheikh Nûr ed-Dîn esh-Shûnî fait partie de ceux qui y sont également parvenus par cette méthode, fondateur du cercle consacré à la prière sur le Prophète à mosquée d’El-Azhar.

Le texte porte « Shanwânî », ce qui semble être une faute de frappe.

Le sheikh Shûni, enterré, au Caire, dans une petite pièce directement adjacente au tombeau du Sheikh Abd el-Wahhâb Charânî, est en effet historiquement connu comme ayant été le premier à établir une séance de prière sur le Prophète …. Charani en parle comme de son Cheikh. Cette méthode a été progressivement diffusée, à partir de là, en Egypte puis dans le reste du monde islamique.

Faut-il voir dans cette mention méthodologique précise de Charânî une allusion particulière dans l’introduction d’un livre qui rend publiques les règles et convenances initiatiques fondamentales de la Voie, après qu’il ait formellement constaté une dégénérescence du Taçawwuf et une perte des derniers Maîtres de son temps ?

… de même le Cheikh Muhammed ibn Dâoûd Manzalâwî et le Cheikh Mohammed el-Adl Tanâjî, le Cheikh Jalâl ed-Dîn Souyoutî et un groupe que nous avons mentionné dans l’introduction du livre « Les Pactes Mohammédiens » « El-‘Uhûd el-mohammediyah » qui faisaient partie des Anciens prédécesseurs et des Successeurs qu-Allah soit Satisfait d’eux tous.

Je l’ai moi-même prise (grâce à Allah) auprès du Cheikh Nûr ed-Dîn esh-Shanwânî qui a dit :  » La nourriture licite en est une des conditions requises ainsi que d’éviter de s’occuper d’autre chose que la prière sur le Prophète qui ne soit permise par la loi extérieure. Et la louange est à Allah Seigneur des mondes. »

On voit ici l’importance de se nourrir de manière licite, prescription bien souvent prise à la légère par l’intellectualisme exacerbé de certains esprits ignorants et simplistes. Le Cheikh revient plus loin sur cet aspect, notamment pour préciser les limites qui sont à apporter à certaines des affirmations de ceux qui prétendent avoir accédé à ce stade élevé de réalisation.

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Section sur le dhikr (incantation divine)

Quant à l’exposition des règles relatives à l’incantation et des fruits [produits par] l’initiation (talqîn), sache, mon frère, qu’une œuvre d’adoration qui serait dépourvue d’un comportement spirituel adéquat (adab) n’aurait que peu de profit.

Les Maîtres sont unanimes à dire que le serviteur parvient par une telle adoration à obtenir la récompense qui s’y attache et l’entrée au Paradis mais qu’il ne parvient à la présence de son Seigneur qu’à la condition d’accompagner une telle adoration d’un comportement spirituel juste.

On voit ici exprimé clairement la différence entre ce que l’on pourrait appeler la voie du « salut », qui est celle de l’ensemble des membres de la communauté islamique, sans distinction particulière d’appartenance à une tarîqah, et la voie de la « Délivrance » qui, étant, par nature, la Voie initiatique, est réservée, dans les conditions actuelles de l’humanité, à une élite qui devra, au minimum, bénéficier du rattachement initiatique à une organisation initiatique régulière, pour y parvenir. Exposée ainsi en préambule du livre, cette remarque montre l’importance accordée par les Maîtres de la Voie au respect et à l’importance des règles de adab.

Il est connu que ce qui est visé par le peuple initiatique (les initiés) est la proximité de la présence d’Allah particulière (el-khâççah) et de s’y établir sans aucun voile alors que ce qui est de l’ordre de la récompense (thawâb) est de l’ordre de la récompense accordée à la bête de somme.

L’auteur insiste à montrer la différence terminologique entre la « proximité de la présence d’Allah » et la « récompense », expressions qui désignent respectivement les objectifs visés par les membres du Taçawwuf et par l’ensemble des musulmans ; ce couple terminologique reprend le précédent thamar et thawâb.

Allah dit :  » Je suis assis auprès de celui qui Me mentionne « c’est-à-dire :  » qui Me mentionne selon l’adab qui convient et avec concentration ! « 

On voit ici un exemple de la différence qui existe entre une interprétation exotérique et ésotérique d’un même hadîth.

On veut dire par « mujâlasah » = le dévoilement du voile du serviteur, lequel apparaît devant son Seigneur et qu’il Le voit directement –qu’Il soit Exalté et Elévé-. Tant qu’il se maintient dans cette contemplation il est dans Sa Présence et s’il s’écarte de cette contemplation il sort de Sa présence. Comprends donc : on ne désigne pas, en parlant de « présence » à Allah-le-Vrai (el-Haqq) –qu’Il soit Elevé- un endroit particulier sur terre ou dans le ciel (ainsi qu’il a pu être prétendu), car le Vrai –soit-Il Elevé- n’est pas entouré par les cieux –qu’Allah soit grandement exempt de cela.

L’auteur ébauche ici assez clairement ce qui fait la spécificité du domaine initiatique, à savoir les caractères direct et exclusif des relations entre le serviteur et son Seigneur, caractères qui sont eux-mêmes impliqués par le processus de réalisation effective.

Ainsi le serviteur ne cesse d’abonder dans le dhikr par la parole jusqu’à ce qu’il parvienne au Vrai –Elevé soit-Il- par Sa contemplation. C’est en cela que réside l’Ouverture (spirituelle véritable, fath) car l’incantation d’Allah consiste en vérité pour le serviteur à accompagner son affirmation (témoignage de la Shahadah) de l’idée qu’il est devant son Seigneur. Le dhikr par la langue est, sous ce rapport, une waçîlah (moyen intermédiaire) à Son égard (envers Lui). Lorsque la contemplation lui parvient, il est affranchi de rechercher la concentration dans le dhikr par la langue ; il n’a à pratiquer l’incantation par la langue que dans un endroit où l’on aura à le suivre. Car la présence de la contemplation du Vrai –Elevé soit-Il- est faite de stupéfaction et de mutisme qui affranchissent du dhikr celui qui s’y établit, celui-ci (le dhikr) étant, en effet, de l’ordre de la désignation ; la réunion avec Celui qui est désigné s’étant établie, dispense le serviteur d’avoir recours à une désignation.

Définir le dhikr comme, finalement, une marque d’éloignement, peut paraître étonnant à ceux qui, dans une autre optique, remarquent qu’Allâh accompagne nécessairement le Nom qu’on mentionne de Lui. Charani expose une perspective qui insiste sur un aspect essentiel, qu’il peut être bon et utile de considérer dans des conditions où les pratiques extérieures du dhikr sont rendues difficiles ou impossibles.

La règle qu’il mentionne enfin sera reprise plus tard dans le texte, in châ Allah, quand il parle des conditions dans lesquelles peut s’interrompre le cours d’une séance de dhikr.

Les Maîtres sont unanimes à dire qu’il ne faut pas que le Maître spirituel rattache le murîd à une Voie de progression effective (sulûk) alors que le murîd en question serait encore sujet aux liens mondains, ce qui l’amènerait finalement à la traîtrise (de l’abandon).

Comme on le sait, le sulûk désigne la progression spirituelle effective, c’est-à-dire le processus qui s’accompagne de l’accès définitif à des réalités supérieures ; il est à différencier de la pratique, dite de tabarruk parce que seule la transmission de la barakah y est envisagée, qui ne s’accompagne pas d’une telle progression.

La traîtrise (de l’abandon) est ici mentionnée en dehors de tout contexte qui en spécifierait la nature personnalisée, éventuellement envers un Cheikh. En effet, conformément à l’adage bien connu « el-‘ahd, ‘ahdu-Llah« , le pacte doit, initialement et avant de s’établir, dans le meilleur des cas, avec un Maître spirituel véritable, toujours s’entendre impersonnellement, en vue d’Allah et avec Lui-même, qui doit être et rester l’Objectif unique de toute démarche initiatique véritable.

Ils sont unanimes à considérer que le pilier de la Voie se trouve dans la multiplication du dhikr d’Allah –qu’Il soit Exalté- à tel point que le murîd ne s’occupe que de cela, uniquement et de ce qui lui a été permis.

La notion d’exclusivité annoncée plus haut est reprise ici ; on verra, à quel point elle constitue un véritable point d’orgue des exposés qui sont faits dans ce livre, et dans quelle mesure cet aspect peut revêtir un certain intérêt sur le plan méthodique.

Ils disent :  » Le dhikr est ce qui annonce (manchoûr) la sainteté c’est-à-dire une nomination (marsoûm) de la part d’Allah. Comme les rois d’ici-bas émettent des édits, le dhikr a la fonction d’un édit provenant d’Allah par le soutien envers la sainteté. Or, c’est Allah qui est l’Exemple le plus élevé.

Qui donc se tient constant dans l’incantation d’Allah –qu’Il soit Exalté- a reçu une désignation qu’il est un saint d’Allah –Exalté et Elevé soit-Il. Qui a été dépourvu du dhikr a été démis de la sainteté.

Les Maîtres sont unanimes à dire que l’ouverture spirituelle (fath) est plus proche la nuit que le jour ; ils disent :  » Qui ne fait pas de dhikr depuis le coucher du soleil jusqu’au lever du soleil en une cession (sans compter le temps de la prière) il ne lui vient rien dans la Voie ! « 

La notion qu’il existe des aspects qualitatifs aux différentes périodes du jour, de la semaine, du mois, de l’année, des siècles et donc de chaque cycle temporel, est probablement une de celles qui est le plus étrangère à l’homme occidental moderne. On pourra se référer au chapitre que René Guénon consacre à ce qu’il appelle ainsi les « déterminations qualitatives du temps » dans son livre « Le règne de la quantité et les signes des temps ».

A titre d’illustration, rapide, de cet aspect, on se souviendra, par exemple, que le comput horaire des heures du jour et de la nuit n’a été établi en vingt quatre heures de durée égale qu’à la suite d’une assez longue évolution et que l’on peut trouver les traces de plusieurs calculs, dont celui (dans la littérature arabo-islamique) qui attribuait douze heures au jour et douze à la nuit, quelle que soient les durées relatives de ces deux parties, fondamentales dans la conception du temps journalier. Pour prendre l’exemple de la journée du jour à Paris, où la durée de la nuit (calculée du coucher au lever du disque solaire) peut varier d’environ seize heures en hiver (exactement 16 h 09 mn, soit 60 minutes x 16 = 960 minutes) à seulement huit heures environ en été (exactement 7 h 51 mn, soit 60 x 8 = 480 minutes), la durée d’un douzième de ces périodes (appelée heure temporelle ou inégale) varie donc de plus de 80 minutes en hiver à moins de 40 minutes en été. Dans ces conditions et pour suivre notre sujet, une heure de dhikr nocturne, n’a donc pas la même longueur (voire la même qualité si l’on considère les choses autrement que quantitativement), en été et en hiver, puisque le temps apparaît ainsi sujet à une « dilatation » et à une « contraction », suivant les moments dans la journée et dans l’année, notion qui est totalement éliminée dans la conception moderne…

Mais les choses ne s’arrêtent pas là puisqu’on sait aussi qu’il était établi une correspondance entre chaque heure de la nuit et du jour, d’une part, ainsi qu’entre les heures de certains jours de la semaine et celles de certaines nuits, sans compter les relations astronomiques établies à l’échelle horaire, hebdomadaire et mensuelle, par exemple. Pour revenir à des considérations plus immédiatement applicatives, on pourra se souvenir aussi du hadîth dans lequel le Prophète appelle l’hiver « le printemps du croyant », en considération de la courte durée de ses jours, pendant lesquels celui-ci peut jeûner, et de la longue durée de ses nuits, pendant lesquelles il peut prier.

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Ils [les Maîtres] disent :  » Le dhikr est le glaive de ceux qui aspirent à la connaissance (muridîn) : par lui ils tuent leurs ennemis d’entre les djinn et les hommes et par lui ils s’épargnent les calamités qu’ils tendent sur leur chemins. »

L’image, empruntée au symbolisme guerrier, est claire, surtout si l’on est conscient qu’il s’agit de mener la Guerre sainte, c’est-à-dire contre ses ennemis intérieurs avant tout. Elle associe la fonction de protection.

Ils disent :  » Quand la calamité descend sur un peuple et que se trouve parmi eux un dhikr, la calamité est limitée. »

Dhun en-Nûn l’égyptien disait :  » Celui qui mentionne Allah –qu’Il soit Exalté- Allah le protège de toute chose. « 

El-Kattânî disait :  » Une des conditions à l’exécution du dhikr est d’accompagner celui-ci par la Magnificence d’Allah et aussi de marquer Son Immensité ; sans quoi celui qui le pratique ne gagnera rien des états propres aux hommes spirituels.  » Il disait :  » Par Allah, s’Il ne m’avait imposé Son dhikr je n’aurais jamais osé le pratiquer ; je suis comme celui qui mentionne Allah le Vrai (.) sans s’être lavé la bouche, par mille repentirs d’avoir mentionné quelqu’un avant Lui. »

Ce conseil est fréquemment rencontré. Il appelle celui de prononcer le Nom de Majesté (Ism el-Jalâlah) avec la conscience que chaque fois peut être la dernière, sans être pris par le caractère répétitif de l’incantation.

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« Les Maîtres ont décompté mille convenances spirituelles relatives au dhikr, puis ils ont dit :  » On a regroupé ces règles en vingt : celui qui ne les met pas en œuvre est loin de l’Ouverture (Fath) ! »

Concernant le passage de 1000 à 20, s’agit-il d’autre chose qu’une reformulation impliquée par un changement des conditions cycliques ?

Le terme de « Fath« , dans cette forme indéterminée et absolue, est habituellement utilisé pour désigner l’aboutissement de la Voie.

Cinq d’entre elles concernent ce qui précède le dhikr, douze autres concernent le temps du dhikr lui-même et trois celui d’après le dhikr.

Cinq règles relatives à ce qui précède le dhikr

1°) Le repentir sincère (at-tawbah en-naçoûh).

Elle consiste à se repentir (revenir) de tout ce qui ne nous concerne pas en termes de paroles, actes ou désirs.

Dhun en-Nûn l’égyptien disait :  » Celui qui prétend au repentir alors qu’il nourrit encore un penchant pour une passion mondaine, est un menteur ! « 

Certains esprits au minimum susceptibles, pour ne pas dire chagrins, ou peu habitués à la terminologie du Taçawwuf et arabe en général, pourront être troublés et choqués par l’utilisation de ce dernier terme et de ce qu’ils prendront pour une injure personnelle, surtout lorsqu’à la fin du premier chapitre, l’auteur précise même :

« Examine, mon frère, ce qui te revient dans tout de ce que nous avons mentionné à ton intention dans ce chapitre comme qualités des murîdin. Si tu vois que tu en es revêtu, c’est que tu es un murîd sincère mais dans le cas contraire, alors quelle prétention ! »

C’est probablement que les Maîtres n’ont pas à s’embarrasser de considérations sentimentalistes, surtout lorsqu’il s’agit d’exposer des règles de Taçawwuf.

2°) La grande ablution (el-ghusl), ou l’ablution simple (el-wudû’), est une condition pour quiconque désire pratiquer l’incantation divine, ainsi que de parfumer ses vêtements et sa bouche (respectivement) par des fumigations (bukhûr) et de l’eau de rose.

On voit qu’il s’agit d’une prescription générale, sans précision particulière sur le type de bukhûr.

3°) La tranquillité (es-sukûn = absence d’agitation) et le silence (es-sukût = absence de parole) afin d’obtenir la sincérité dans le dhikr. Cela consiste à occuper son cœur par « Allah, Allah, Allah  » mentalement sans formulation jusqu’à ce que ne persiste aucune pensée suggestive avec « Allah, Allah, … « 

Les tenants d’un certain intellectualisme ayant pour habitude de réserver la considération de tout ce qui touche au coeur à des aspects nécessairement très élevés, ou jugés très inférieurs parce que sentimentaux, ils excluent par le fait même la possibilité que des considérations relatives au coeur puissent être abordées simplement , et donc mises en oeuvre, au tout début de la Voie.

Nous insistons donc à dire que l’expression générale désignant la pratique dont il est bien question ici est « dhikr bi-l-qalb » ou « khafî » ; elle est simplement définie elle-même par l’absence de parole, et rien d’autre. Dans le contexte présent (qui est destiné, rappelons-le, aux débutants dans la Voie, donc encore fortement eux-mêmes conditionnés par la forme) cette désignation, sans pour autant se réduire aux aspects sentimentaux habituellement liés au cœur, ne peut exclure certains aspects mentaux de la concentration (notamment la formation imaginaire formelle des lettres du Nom de Majesté, ainsi qu’on le verra plus loin, in châ Allah) et ne peut s’appliquer exclusivement, comme cela peut être le cas dans d’autres textes, à des aspects uniquement spirituels, donc supra-individuels, de l’être qui exerce son travail initiatique. Cela n’empêche nullement que ce qui est exprimé dans cette règle de adab doive être considéré avec autant de réalisme que de précision.

… puis on accorde alors la langue sur le cœur en disant « Lâ ilâha ill-Allah« . On fait cela à chaque fois que l’on désire faire du dhikr.

Ce préliminaire consiste donc à « mettre en place » le reflet du But visé par le dhikr. L’action (provenant du support du dhikr) que produit l’incantateur (dhâkir) lui-même appelle une réaction concordante, de même nature, mais qui provient, quant à elle, du But lui-même ; et l’on voit bien l’importance qu’il y a à avoir une conscience nette et précise de ce que l’on fait alors. La mention (dhikr), effectuée par l’être, étant par nature distinctive, du fait de l’état de la séparativité dans lequel sa conscience propre le maintient, constitue un préliminaire paradoxal à la manifestation d’une réalité transcendante puisqu’elle met en présence Allah Lui-même –subhâna-Hu wa ta’âlâ-, dans Son Nom, avec l’être contingent.

(On verra plus tard se préciser, in châ Allah, cette notion de coexistence entre Allah Ta’âlâ et Son Nom.)

On notera aussi que l’origine de la manifestation extérieure par le dhikr « lâ ilâha ill-Allah » est le dhikr intérieur du Nom de Majesté, qui est « Allâh »

4°) La recherche d’assistance (madad) de la force spirituelle (himmah) du Cheikh lors du déroulement du dhikr, en se le représentant [imaginativement] devant soi * et en cherchant l’appui de son influx spirituel, afin qu’il soit son compagnon de voyage dans sa marche **.

* L’utilisation de la faculté imaginative (takhayyul qui prend appui, notamment, dans le hadîth de Jibrîl, pour la définition de l’ihsân « … d’adorer Allah comme si tu (ka annaka) Le voyais … »), consiste à développer une activité formatrice même d’ordre simplement mental. Sa mention peut paraître étonnante, en considération de l’occupation dont il s’agit ici, à savoir l’incantation divine, surtout s’il s’agit d’exercer cette activité formatrice mentale pour la représentation d’un Maître. Sans vouloir développer ici la question de l’utilisation des « intermédiaires » (waçîlah, tawaççul bi-l-awliyah, waçîtah) dans les techniques de dhikr ainsi évoquées, on remarquera simplement que la fonction uniquement médiatrice de l’être en question est clairement affirmée : elle ne pourrait donc poser problème qu’à qui prendrait les moyens pour la fin.

Une autre question peut se poser : quel Cheikh se représenter si l’on n’a pas actuellement de Cheikh vivant ? La représentation imaginaire du Maître spirituel pose éventuellement problème à celui qui n’a pas (encore) de Maître formel et qui se trouve ainsi techniquement privé d’une possibilité technique pouvant s’avérer importante, au moins au début de la Voie. On peut dire ici que cette difficulté semble pouvoir trouver une solution dans les modalités, toujours possibles quelle que soit la situation de l’initié, d’appel au Maître fondateur de la Tarîqah dont il dépend, modalités (pouvant prendre les formes plus ou moins directes) sur le détail desquelles on pourra revenir, à l’occasion ; il peut s’agir du Maître fondateur de la Tarîqah dont on fait partie, ou, ultimement, du Prophète lui-même.

Sans entrer dans des détails qui seraient en réalité hors de propos puisqu’il ne s’agit pas de donner, dans le cadre de ce travail, des indications trop techniques et qui demanderaient surtout à être exposées directement pour pouvoir être envisagées avec efficacité, on peut néanmoins dire qu’il existe plusieurs variantes de cette technique (ici : « en se le représentant [imaginativement] devant soi »), qui peuvent être considérées comme autant d’illustrations des différentes perspectives méthodiques et disciplinaires suivantes lesquelles elles peuvent être envisagées dans telle ou telle tarîqah. Le mieux semble donc de s’en référer directement à qui de droit.

** Il s’agit donc de l’application initiatique particulière du hadith prophétique : « Er-rafîq qabla et-tarîq » = « [se préoccuper] le compagnon de voyage avant le voyage (autre partie : « el-jâr qabla ed-dâr » = le voisin avant la maison), le « voyage » étant ici, évidemment, d’ordre spirituel.

5°) Considérer que la recherche du soutien spirituel de son Cheikh est la recherche d’un soutient spirituel émanant, en réalité, du Prophète –qu’Allah prie sur lui et le salue- car il [le Maître] constitue un intermédiaire (waçîtatun) entre l’un et l’autre.

L’auteur de Ni’t el-bidâyât dit à ce sujet pour montrer l’importance de cette technique par rapport à celles qu’il a exposées au début de son livre concernant les conditions afférentes au déroulement du dhikr :

« Il te faut savoir qu’avant toutes ces conditions au dhikr et ces convenances spirituelles, il incombe au murîd de se représenter son Maître mentalement (dans sa pensée = fî dhihni-hi) et de s’y appliquer en tout cela (c’est-à-dire pendant la réalisation des autres conditions). Ceci, de toute évidence, constitue l’assurance du rapprochement qu’il aura vers son Seigneur car lorsque, pendant le dhikr, il cherche l’aide de la force spirituelle de son Sheikh, celle-ci lui parvient (en retour) selon la mesure avec laquelle il l’a cherché ; et c’est par cette recherche qu’il vaincra contre toutes les armées ennemies. Le coeur de son Sheikh accompagne en effet le coeur du Sheikh de son Sheikh jusqu’à la Présence prophétique ; or le coeur du Prophète (.) est constamment orienté vers la Présence divine. Ainsi, lorsque l’incantateur visualise la forme de son Sheikh et cherche de lui un appui spirituel, les aides spirituelles émanent de la Présence divine sur le coeur du Seigneur des Envoyés (Le Prophète…), puis du coeur du Seigneur des Envoyés (.) sur le coeur des Maîtres spirituels, selon un arrangement précis, jusqu’à parvenir enfin à son Sheikh, et du coeur de son Sheikh jusqu’au sien, plus rapidement qu’en un battement de paupière. Il est ainsi renforcé pour la mise en oeuvre de l’outil (initiatique que constitue le dhikr) car il est, au début de la Voie, comparable à l’enfant en bas âge (tifl) qui n’a pas la force nécessaire pour utiliser un outil dans un but (usage) bien précis, quand bien même il aurait en main le glaive d’Allah ; en référence à ce qu’a dit le Prophète (.) :  » Le dhikr est le glaive d’Allah. » (…) Quand il cherche l’appui de son Sheikh l’aide lui vient nécessairement ; Allah dit :  » et si vous vous aidez à vaincre dans la religion, vous serez vainqueurs !  » (El-Anfâl, 72). Il constate alors que la demande d’aide qu’il a faite à son Sheikh est en réalité envers son Prophète (.) car il est (le Sheikh) son représentant (nâ’ibu-hu). »

*

Douze règles relatives à la période du dhikr en elle-même

1°) S’asseoir dans un endroit pur dans la position que l’on prend, lors la prière rituelle, dans le premier tachahhud.

Cette position précise présente donc bien une particularité par rapport à d’autres, contrairement à ce que l’on peut voir affirmé ici où là. Bien qu’il n’y ait certainement pas là une condition absolue, certains Maîtres insistent sur cette position et prescrivent d’éviter, autant que possible, la position « jambes croisées ». C’est également la position qui est généralement décrite et observée dans le rite de rattachement. Il pourrait être intéressant de savoir ce qui la différencie des autres positions assises de la prière.

2°) Poser ses mains sur ses cuisses.

Cet élément est encore une position commune à celles de la prière rituelle.

On recommande de s’asseoir dans la qiblah si l’incantateur est seul, et si l’on est en assemblée, de former un cercle (halaqah).

La disposition en cercle est la plus répandue, mais on connaît aussi des formations en rangs parallèles et en carré ou en rectangle.

Bien qu’il ne soit pas possible de développer ici cette question comme elle le mériterait certainement, on peut néanmoins dire qu’un certain respect d’un ordonnancement particulier des membres d’une séance de dhikr collectif conditionne au moins en partie la nature et l’efficacité des résultats qu’elle est susceptible d’obtenir, notamment en considération de ce que René Guénon appelle l’intersection des « lignes de forces » qui s’établissent entre les participants (Aperçus sur l’Initiation).

3°) Parfumer l’assemblée du dhikr de bonnes odeurs.

On voit repris à titre collectif ce qui a été prescrit à titre individuel.

4°) Revêtir des vêtements licites.

5°) Choisir un endroit qui aura été rendu obscur, à l’écart du monde (khalwah) ou dans une cave (sirdpab).

6°) Fermer les yeux. En effet, lorsque l’incantateur ferme les yeux il ferme à lui, peu à peu, les voies des sens extérieurs et cette fermeture sera le moyen par lequel l’ouverture du cœur se produira.

On a vu précédemment que la toute première recommandation du Prophète à Ali, qui lui avait demandé un moyen de se rapprocher d’Allah, est celle de fermer les yeux pendant le dhikr ; elle implique de pouvoir mettre en œuvre la mémoire lorsqu’il s’agit d’oraisons complexes. On sait par ailleurs que, dans son livre Ihyâ ‘ulûm ed-dîn, l’imâm Ghazalî explique que le chemin le plus direct entre le monde extérieur et le cœur est celui qui passe par le regard (cf. les prescriptions exotériques concernant le fait de baisser ou de préserver son regard).

7°) Se représenter la personne de son Cheikh, en face de lui, tant qu’il pratique le dhikr. Cette disposition fait partie, pour eux, des plus importantes règles à observer car le murîd progresse grâce à elle dans la relation adéquate (adab) avec Allah et dans la quête des fruits qu’il attend de Lui.

Sans commentaire

8°) La sincérité dans le dhikr, qui consiste en ce que le caractère secret (intérieur) ou manifeste (extérieur) du dhikr soit égal aux yeux de celui qui le pratique.

Définition simple de la sincérité

9°) La pureté (ikhlaç) et l’épuration des actes de tout mélange. Par la sincérité et la pureté le serviteur parvient à la station de la véridicité (çiddiqiyah).

10°) Choisir la formule de dhikr consistant à dire Lâ ilâha ill-Allah car elle a des effets extraordinaires, selon les initiés, que l’on ne trouve dans aucun autre mode d’invocation.

Si ses illusions et ses passions s’éteignent complètement on pourra invoquer Allah –Elevé- sur le seul nom de Majesté (Allah), dégagé de la formule de négation (lâ ilâha), tant que l’on témoigne (en soi) de la persistance de quelque chose de créé, l’usage du dhikr par la négation et l’affirmation étant alors nécessaire.

Il semble devoir être précisé qu’il s’agit ici de conditions s’appliquant exclusivement au dhikr personnel, car, en absence de précisions contraires de l’auteur, rien n’indique qu’elles puissent logiquement s’appliquer au dhikr collectif ; il serait donc inadéquat de vouloir détourner de leur domaine d’application normal des dispositions qui ne concernent pas le travail exclusivement individuel. Bien au contraire, et pour ne considérer que cette dernière règle, la mention de la possibilité offerte à l’incantateur de pouvoir effectuer un choix de la formule de dhikr, exclut évidemment toute possibilité que ce choix puisse s’effectuer par chaque participant d’un même rite collectif, puisque cela impliquerait que la modalité collective s’effectue avec des participants qui, simultanément, pourraient ainsi utiliser des formules différentes !… Aussi grotesque que cette hypothèse puisse en effet apparaître, il nous est apparu qu’une précision pouvait ne pas être superflue, pour autant que l’on tente de rendre réelles des considérations théoriques.

Par ailleurs, la règle en l’espèce est que le seul membre d’une tarîqah fonctionnellement en mesure de procéder à ce choix (pour la modalité collective du dhikr) est le dirigeant du rite en question (ou celui qui le représente par nomination), s’il dispose de l’autorisation (ijâzah) conséquente.

11°) La conscience du sens du dhikr dans son cœur selon les différents degrés de contemplation propres aux incantateurs. La condition consiste à faire part à son Maître de tout ce qui lui est advenu comme goûts spirituels afin qu’il lui enseigne la conduite à tenir les concernant.

On pourra revenir sur ce point, in châ Allah, pour énumérer les différents que peut prendre la shahâdah, selon le degré du dhâkir (pratiquant du dhikr).

La question de la survenue des évènements (wârid, wâridât), de leur importance, de leur nature et de la manière de les « gérer », est reprise plusieurs fois dans la suite du texte.

12°) Vider son cœur de tout être existencié, pendant le dhikr, en dehors d’Allah, lorsqu’on dit Lâ ilâha ill-Allah car le Vrai est Jaloux, Il n’aime pas voir dans le cœur de l’incantateur un autre que Lui sans Son autorisation *. Si le Cheikh n’avait pas une si grande importance dans l’éducation du murîd il n’aurait pas été permis au murîd d’imaginer sa personne devant lui, en dehors de son cœur. Les Maîtres posent comme condition d’éliminer tout être existant du cœur afin de rendre possible l’action de lâ ilâha ill-Allah par le cœur, laquelle se diffuse ensuite dans le corps tout entier **.

* La perspective sentimentaliste ou moraliste étant exclue, en tant que telle, des considérations proprement initiatiques, l’évocation des « sentiments » divins ne doit s’entendre qu’en mode de transposition. Un exemple en est donné ici par l’évocation de la Jalousie divine, qui semble ainsi devoir être comprise, non pas comme ce qui pourrait être compris comme un « accès sentimental » (d’où le sens de la remarque précédente) mais comme une manifestation de l’exigence d’une non-association, c’est-à-dire un tawhîd, comme condition de l’acceptation de l’œuvre d’adoration du serviteur.

** Cette question de la diffusion des effets du dhikr ou, pour employer une autre terminologie, de son assimilation et de son intégration, est reprise dans l’exposé des conditions relatives à la période qui suit le dhikr.

*

Faire le dhikr à voix haute ou à voix basse ?

Cha’rani insère ici quelques considérations, avant de reprendre la présentation des 5 dernières règles de adab.

Les Maîtres s’assemblent à dire que le murîd doit pratiquer le dhikr avec une force maximale de telle sorte qu’il s’y adonne complètement, en tremblant sur place de la tête aux pieds, comportement qui indique la puissance de l’aspiration spirituelle et par lequel l’Ouverture est annoncée dans un délai proche, si Allah le veut -.

Vers :

« Son amour m’est parvenu avant que je ne connaisse l’Amour-passion.

Il a découvert un cœur vide dont il a pris possession. »

Ils s’assemblent à admettre que le murîd doit pratiquer le dhikr à voix haute à pleine force et que le dhikr intérieur (sirr), pratiqué mollement, ne lui produira aucune élévation.

Il faut probablement voir ici la marque d’une étape, pour aborder éventuellement un dhikr khafî, ou une marque méthodique, par rapport à d’autres voies qui donneraient systématiquement la préférence à un dhikr intérieur.

Le conseil est clair de donner une intensité certaine à la pratique sonore du dhikr, au moins au début du sulûk, c’est-à-dire tant que les capacités de concentration ne sont pas telles qu’elles permettent d’établir une concentration stable par une modalité extérieurement moins puissante, ou plus intérieure ; il sera repris et développé dans la suite du texte, in châ Allah.

Ils disent :  » On doit, dans la méthode de l’Ouverture spirituelle rapide, déclamer Lâ ilâha ill-Allah depuis au-dessus du nombril à partir du souffle se trouvant entre les 2 côtés du corps et on fait parvenir Lâ ilâha ill-Allah par le cœur charnel se trouvant entre les os de la poitrine et de l’estomac. On incline sa tête vers le côté droit en concentrant son cœur spirituel (ma`nâwî) à son sujet. »

Ils disent :  » Le dhikr à voix haute doit être modéré de crainte que, provoquant une hernie ventrale, on ne puisse plus le pratiquer complètement »

L’usage encore actuel, dans certaines turûq, d’une large ceinture abdominale pour le dhikr en commun, n’est donc pas, comme tout ce qui est traditionnel en général et initiatique en particulier, d’ordre folklorique et sans fondement.

L’incantateur doit prendre garde à ne pas « chantonner » la formule Lâ ilâha ill-Allah, car elle fait partie du Coran. »

*

Aspects techniques de la prononciation

On doit étendre la prononciation du de la négation autant que nécessaire (à la concentration) à l’obtention de l’état à obtenir en réalisant bien la prononciation du hamza en  » i  » (de ilâha) qui le suit, sans l’étendre (extension en voyelle longue).

Puis on allonge le lâm qui le suit, dans la mesure naturelle, pour prononcer le qui est ensuite, sans extension du tout.

C’est-à-dire qu’on respecte scrupuleusement la durée des voyelles courtes et longues.

Puis on prononce le  » i  » de la particule (illâ = sauf) en voyelle courte, de même, sans allongement. Et l’on n’allonge pas le lâm-alif qui suit [puisqu’il fait la liaison avec le Nom d’Allah].

C’est la raison pour laquelle nous utilisons, notamment dans le présent travail, la transcription phonétique ill-Allah

Puis on prononce le Nom de Majesté en allongeant le lâm et en s’arrêtant sur le par un sukûn [absence de voyelle], si l’on s’arrête.

C’est-à-dire si la prononciation de la formule n’est pas immédiatement liée à une autre.

De même, on doit se priver d’allonger le final de ilâha, ce qui aurait pour effet de générer un alif et qui serait une altération du texte du Coran.

De la même manière, la prononciation du [du Nom] de Majesté doit se faire en voyelle courte  » u « [Allahu] pour éviter, de même, de générer une voyelle longue [qui altèrerait le Nom divin].

Sidî `Alî ibn Maymoun, Maître de Sidî Mohammed ibn `Arâq – – a dit :  » Toute cette modalité (lahn) a été utilisée par des fuqara étrangers et roumî, ainsi que les suivants de la pratique mohammédienne et les Anciens. C’est ce que l’on doit rechercher (el-matloub) ! « 

Sidî Youssouf el-`Ajamî –qu’Allah lui fasse miséricorde- a dit :  » Ce qu’ils ont mentionné comme règles spirituelles concerne l’incantation de celui qui est conscient. Quant à celui sur la langue duquel il arrive « Allah, Allah, Allah, Allah » ou « Huwa, Huwa, Huwa » ou « Lâ, Lâ, Lâ » ou « Ah, Ah, Ah » ou « `Â, `Â, ` » ou « Â, Â,  » ou « Ha, Ha, Ha » ou « Hâ, Ha, Ha » ou une voix sans lettre ou un battement (takhbit). La règle en l’occurrence consiste à s’en soumettre à l’événement spirituel qui survient (el-warîd) puis, lorsqu’il se termine, à se taire, sans rien dire.

Cette remarque est très importante, surtout quand on veut comprendre la part qui peut être faite de certains comportements extérieurement anormaux et formellement incompréhensibles que l’on peut parfois constater lors des séances de dhikr et qui donnent l’occasion aux commentaires les plus critiques de se manifester, parfois de manière justifiée Le critère déterminant étant celui de la réalité de la survenue d’un évènement spirituel intérieur, il est souvent difficile d’en apprécier le caractère sincère et véritable. C’est ce qui a permis le développement de bien des singeries, bientôt édifiées en règles dans certains contextes dégénérés, à tel point que ceux qui ne les respectent pas sont considérés comme des incapables ou des êtres de « réalisation » inférieure. Le développement d’ahwâl (pluriel de hâl) n’est, en effet, pas un but en soi dans la Voie ; il ne peut se justifier comme tel que lorsqu’il s’effectue sous la responsabilité et le contrôle d’un Maître qui saura lui donner sa place, son intérêt et son importance, toujours relative et passagère, et accompagnée d’une progression initiatique effective. (Cf. « Le Taçawwuf n’est pas …)

Les Maîtres disent :  » Ces règles spirituelles concernent l’incantateur pratiquant par la langue ; quant à celui qui fait le dhikr par le cœur, rien de tout ceci ne le concerne, et Allah est Plus Savant ! « 

*

Trois règles à respecter après le dhikr.

1°) La première est de se taire pendant le silence [de respecter le silence qui suit le dhikr] avec crainte révérencielle (khudu‘) en se concentrant avec son cœur dans l’attente de la « réaction spirituelle concordante » (au dhikr = el-warîd) : il se pourrait que ce qui surviendra à la suite de cette séance soit plus important que ce qu’on obtiendrait de trente années d’effort et d’exercices spirituels. Peut-être surviendra-t-il une ouverture d’ascèse et l’on deviendra alors ascète, une ouverture relative à l’aptitude à supporter les méfaits des créatures, et l’on deviendra patient, ou encore un apport spirituel (warîd) concernant la crainte d’Allah et l’on sera, de même, craintif ; et ainsi de suite.

Nous traduisons ici d’une manière volontairement très libre le terme warîd pour insister sur la relation qui existe entre l’activité initiatique et la conséquence directe qu’elle est en mesure de produire.

L’Imâm Ghâzâlî a dit :  » Il y a trois règles concernant ce silence :

* La première est l’application du serviteur à réaliser la présence d’Allah sur lui, qui est entre les Mains d’Allah –Elevé soit-Il-.

* La deuxième consiste à rassembler ses facultés corporelles (ses sens) de telle sorte que l’on « ne bouge pas d’un poil » (bihaythu lâ yataharrak minhu sha’rah) comme l’état du chat qui s’apprête à bondir sur la souris.

* La troisième est la négation des pensées suggestives dans leur ensemble, en maintenant la pensée :  » Allah, Allah,… » sur le cœur. »

Il dit :  » L’incantateur ne progresse que grâce à ces règles ! « 

2°) La deuxième règle [après le dhikr] consiste à retenir son souffle, dans la mesure de 3 à 7 respirations ou plus, afin que l’événement spirituel (el-warîd) circule dans l’ensemble de ses membres (`awâlimi-hi) et qu’ainsi sa faculté introspective (el-baçîrah) s’illumine, que les pensées de l’âme individuelle et du diable se séparent de lui, que le voile lui soit enlevé (…)

Sans parler véritablement de « yoga du dhikr« , on voit une illustration de l’importance du contrôle du souffle pour « fixer » les résultats du Travail.

3°) La troisième règle consiste à se retenir de boire de l’eau froide après le dhikr. Celui-ci produit en effet une chaleur, un bouleversement et un amour intense envers le Mentionné, ce qui est le principal effet recherché par le dhikr ; or le fait de boire de l’eau éteint la chaleur en question.

L’incantateur doit veiller à ces trois règles car les bénéfices du dhikr en découlent ; et Allah est plus Savant.

*

Exposition des fruits de la répétition de la shahâdah

Sache que les fruits de la répétition de la shahâdah peuvent être d’ordre général ou particulier et qu’à chacun d’eux correspondent des hommes spirituels.

En ce qui concerne les fruits généraux : il consiste en l’accès, par le rattachement lui-même, à la chaîne (silsilah) des Initiés. On devient par là même comme un anneau d’une chaîne en fer : quand il se meut pour une affaire, c’est tout le reste de la chaîne qui s’agite avec lui, chaque saint se trouvant [dans cette chaîne spirituelle] entre lui et l’envoyé d’Allah étant comme un anneau de la silsilah.

Au contraire, celui qui n’est pas rattaché, son statut est celui d’un anneau détaché (munfaçalah) : lorsqu’il lui se meut pour une affaire qui lui arrive à l’improviste, personne ne lui répond à cause de son manque de lien initiatique.

Je rappelle ce passage, déjà donné plus haut, extrait de Ni’t el-Bidâyah :

« Il te faut savoir qu’avant toutes ces conditions au dhikr et ces convenances spirituelles, il incombe au murîd de se représenter son Maître mentalement (dans sa pensée = fî dhihni-hi) et de s’y appliquer en tout cela (c’est-à-dire pendant la réalisation des autres conditions). Ceci, de toute évidence, constitue l’assurance du rapprochement qu’il aura vers son Seigneur car lorsque, pendant le dhikr, il cherche l’aide de la force spirituelle de son cheikh, celle-ci lui parvient (en retour) selon la mesure avec laquelle il l’a cherché ; et c’est par cette recherche qu’il vaincra contre toutes les armées ennemies. Le coeur de son cheikh accompagne en effet le coeur du cheikh de son cheikh jusqu’à la Présence prophétique ; or le coeur du Prophète est constamment orienté vers la Présence divine. Ainsi, lorsque l’incantateur visualise la forme de son cheikh et cherche de lui un appui spirituel, les aides spirituelles émanent de la Présence divine sur le coeur du Seigneur des Envoyés , puis du coeur du Seigneur des Envoyés sur le coeur des Maîtres spirituels, selon un arrangement précis, jusqu’à parvenir enfin à son cheikh, et du coeur de son cheikh jusqu’au sien, plus rapidement qu’en un battement de paupière. Il est ainsi renforcé pour la mise en oeuvre de l’outil (initiatique que constitue le dhikr) car il est, au début de la Voie, comparable à l’enfant en bas âge (tifl) qui n’a pas la force nécessaire pour utiliser un outil dans un but (usage) bien précis, quand bien même il aurait en main le glaive d’Allah ; en référence à ce qu’a dit le Prophète :  » Le dhikr est le glaive d’Allah. » (…) Quand il cherche l’appui de son cheikh l’aide lui vient nécessairement ; Allah dit :  » et si vous vous aidez à vaincre dans la religion, vous serez vainqueurs !  » (El-Anfâl, 72). Il constate alors que la demande d’aide qu’il a faite à son cheikh est en réalité envers son Prophète car il est (le cheikh) son représentant (nâ’ibu-hu). »

J’ai entendu Sidî Ali el-Murçafi –qu’Allah soit satisfait de lui- dire :  » Le statut du Maître envers le disciple est celui du noyau (de la graine) que l’on plante dans une terre sèche et qui attend d’être arrosé par la pluie. »

La satiété du plant, sa croissance, sa nourriture, ainsi que le développement de ses feuilles, dépend de l’abondance ou du manque d’eau dont elle a bénéficié sous le rapport de l’arrosage qui a été effectué (c’est à dire : le travail du murîd) et non pas sous celui de la manière dont le cheikh l’a planté. C’est à lui que revient le rôle de semer et à Allah le Vrai (.) celui de faire croître.

Il se peut que le Maître plante une semence chez le disciple et qu’il (le Maître) meure : la production des fruits est dans la main d’un autre Maître après lui ; ou bien à cause de la faiblesse de l’aspiration spirituelle véritable du disciple ou de l’absence de la succession des réalités du dhikr en son cœur et sur sa langue.

Ils disent :  » Les successions des réalités du dhikr après la répétition de la formule de dhikr sont comparables à l’action de la pluie sur la semence (nawah) après qu’il ait été planté car elle accélère l’ouverture (spirituelle, la réalisation effective) et le bénéfice (intâj = production). On sait ainsi qu’il ne suffit pas au murîd d’être uniquement présent avec les fuqarâ à la séance de dhikr, matin et soir, ainsi que le font la plupart des murîdîn en ce temps.

Faisons le compte : 2×7 = 14 séances de dhikr par semaine.

Il en va des fruits d’un tel dhikr comme si on arrosait d’une goutte d’eau la semence le matin et d’une goutte d’eau le soir alors que le soleil et le vent auraient agi entre temps ! Cela ne suffit pas à imprégner suffisamment la terre de la semence et il se peut même que la plante n’obtienne rien de la souplesse provenant de l’arrosage si bien que le temps précédent l’Ouverture effective s’écoule et que l’on peut même mourir sans avoir réalisé quoi que ce soit!

L’auteur rappelle, alors qu’il écrit dans la 2° moitié du 10° siècle de l’hégire, qu’un certain aspect quantitatif n’est pas à exclure de la pratique initiatique. Qu’en est-il plus de quatre siècles plus tard ? Comment maintenir une « humidité » et une « souplesse » du cœur suffisantes alors que les « pollutions » du milieu n’ont jamais été si puissantes et agressives ?

Il arrive que ce murîd se plaigne au Cheikh à propos de son travail de dhikr en disant, ne serait-ce qu’en lui-même :  » Cette répétition de la shahâdah (talqîn) ne me convient pas puisqu’elle ne me produit aucun bénéfice spirituel !  » : il est voilé au fait que la fonction du Cheikh est de planter le germe initiatique mais que c’est au murîd de multiplier l’incantation ainsi que le travail adéquat (el-mardiyah). Ainsi, si l’ouverture spirituelle (de la réalisation effective) tarde (abta‘) c’est le fait d’Allah non pas celui du Maître.

Le statut de ce murîd à l’aspiration faible (litt. faible) est comme celui de la mêche de coton qu’on allume avec une étincelle (qabas) : si le coton est sec la flamme se déclenche avec l’étincelle ; dans le cas contraire toute l’illumination provenant de l’étincelle s’éteint. Comprends-donc !

Lorsque le murîd pratique la répétition de la shahâdah et qu’il désobéit ou qu’il se conduit mal, il lui est nécessaire de revenir à la répétition (talqîn) afin que le Shaytân sorte de la ville de son corps et de son cœur : la répétition fait sortir le Shaytân et le mauvais comportement le fait entrer.

Nous avons entendu Sidî Mohammed el-Shanâwî dire :  » Le statut du murîd qui est amené à mal se comporter après la transmission du dhikr par la répétition (de la shahâdah) est celui de la graine qui est atteinte, se ramollit et dégénère (…) de telle sorte qu’on ne peut plus espérer d’elle qu’elle pousse ni qu’elle produise des feuilles et d’autant moins de fruits, puisqu’au contraire la graine qu’avait planté le Cheikh est complètement dégénérée. »

Cet état est le fait de nombreux muridîn de ce temps et aucun d’eux ne renouvelle la transmission par la répétition [de la formule de la shahâdah] auprès de son Cheikh. Ils se privent ainsi de l’utilité [du rattachement] et deviennent des corps sans esprit, tels des bûches de bois mort (musanadah). Il n’est de force ni puissance que par Allah, le Très Elevé, l’Immense.

L’auteur décrit une cause de renouvellement du pacte initiatique passé avec le Cheikh

*

Exposition des fruits de la transmission initiatique personnelle constituant l’initiation effective consécutive à l’entrée dans la silsilah des Initiés.

Elle réside dans le fait que le Cheikh, au moment même où il dit au murîd :  » Dis : Lâ ilâha ill-Allah« , le libère de l’étude des sciences de la Loi extérieure purifiante (sharî`ah), de telle sorte qu’il n’a plus besoin après cette transmission de consulter aucun livre concernant la Sharî`ah jusqu’à sa mort.

Le niveau de connaissance du Cheikh doit donc être tel qu’une prise en charge puisse avoir lieu et dispenser ainsi totalement le disciple de l’étude d’une science autre qu’intérieure. L’évolution des conditions cycliques s’est malheureusement faite dans le sens où il est admis, au moins par certains Maîtres, que, lorsque ce cas idéal n’est pas réalisé, le disciple peut même recevoir l’enseignement des sciences extérieures d’un ou plusieurs autres Maîtres que celui auquel il est rattaché dans un rapport initiatique.

Il [le Cheikh Abu-l-Qâsim el-Junayd – qu’Allah soit satisfait de lui-] disait encore :  » Celui qui se met en position de donner un pacte, de transmettre le dhikr et de guider spirituellement les muridîn se doit d’être expert en science exotérique, car chaque pas [effectué dans la Voie] est sujet au critère de validité exotérique. »

A celui, parmi les pseudo-maîtres de ce temps, qui dirait :  » Cet aspect n’est pas une condition à la transmission (du dhikr) », parce que lui-même ne répond pas à la condition en question, nous répondons qu’on a attribué aux Maîtres de la Voie parmi les Anciens (Salaf) d’être ignorants. Beaucoup de ceux qui prétendent [indûment] à la maîtrise, sans droit réel, le font effectivement en disant, pour chacune des conditions d’accès à tel ou tel maqâm, qu’elle n’est pas une condition nécessaire, par crainte d’être confondu devant les gens [dans leur irrégularité fonctionnelle et leur manque de science].

Cette question, dont on voit qu’elle est loin d’être nouvelle, est vaste et complexe. Elle peut prendre de multiples aspects et concerner tant les questions des sciences en elles-mêmes, toujours considérées prioritairement en raison de leur importance, que celles des autorisations qui permettent un exercice régulier des fonctions initiatiques comme, par exemple, celles de donner le rattachement, de diriger des rites collectifs ou d’enseigner (cf. « La Tarîqah n’est pas … »).

Quelqu’un de bien éduqué (muta’addiban) aurait dit :  » Nous ne pouvons faire telle chose « , recherchant pour lui, dans son pays, un Maître qui en aurait été capable, pour lui permettre d’accéder en suivant le mode de progression des Véridiques.

Les conseils et les considérations de Charani débordent de celles qui concernent uniquement les disciples ou, plutôt, qu’il est amené à évoquer des problèmes qui affectent, déjà en son temps (deuxième moitié du 10° siècle de l’Hégire), les qualifications personnelles et fonctionnelles des Maîtres eux-mêmes. Comment, donc, considérer que de telles remarques soient, de notre temps, dépassées ou hors propos, quand la dégénérescence des temps, qui atteint tant de domaines, n’a jamais été si étendue et dévastatrice ?

*

Exposition des bienfaits du dhikr, des modalités de son accomplissement et de certains propos concernant l’insistance qu’il y a à le pratiquer.

Sache qu’on ne peut limiter les bienfaits du dhikr car celui qui la pratique obtient la « compagnie » d’Allah. On ne peut alors voir d’intermédiaire entre lui et son Seigneur.

L’auteur précise ce qu’il a déjà évoqué précédemment et qui est une expression islamique de ce que René Guénon appelle l’identification du sujet et de l’Objet par la connaissance initiatique effective.(cf. notamment : L’Homme et son devenir selon le Vedânta, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, La Métaphysique orientale)

Personne ne sait la valeur de ce que la Vrai –Exalté soit-Il- lui a (ainsi) offert en cadeau comme science et en secrets à chaque fois que l’on fait le dhikr. Car c’est une présence à laquelle personne ne parvient ni ne se sépare sans un appui (aide) spirituelle.

Si l’on demande à celui qui prétend s’être concentré en son cœur avec son Seigneur :  » Que t’a-t-Il donné en cadeau durant cette séance ?  » et qu’il répond :  » Il ne m’a rien donné ! « , nous lui disons : « Ne t’en prends qu’à toi-même ; tu ne Lui étais en rien « présent » [dans ton dhikr] ! Cherches ce que tu dois enlever de toi qui t’empêches d’établir une concentration (présence) effective. » Et s’il ne trouve rien, nous lui dirons de multiplier le dhikr, même sans concentration, ainsi que l’a dit l’auteur des Hikam :

« N’abandonne par le dhikr (lâ tatruk edh-dhikr) à cause de ton manque de « présence » avec Allah quand tu t’y adonnes (li ‘adami hudûri-ka ma’-Allah fî-h), car ta négligence à pratiquer Son dhikr [li-anna ghaflata-ka min wujûdi dhikri-Hi] est pire que ta distraction [achaddu min ghaflata-ka] quand tu pratiques Son dhikr [fî wujûdi dhikri-Hi].

Or il se peut qu’Allah t’élève d’un dhikr fait avec distraction en un dhikr fait avec vigilance (éveil),

Et d’un dhikr fait avec vigilance en un dhikr fait avec « présence » (concentration),

Puis d’un dhikr fait avec « présence » en un dhikr pratiqué dans l’absence de tout ce qui autre que Le Mentionné …

« Et cela, pour Allah, n’est pas difficile » « 

Cette hikmah est constamment reprise dans les exposés classiques des conditions du dhikr (cf. Mafâkir el-‘aliyah, par exemple). Il indique l’importance de ce qui est relatif et de ce qui est secondaire et permet notamment, surtout dans des circonstances particulièrement aggressives ou peu favorables (rue, transports, travail, faculté, etc …), de maintenir une activité de dhikr la plus constante possible.

Il est une expression de l’optique initiatique générale de la méthode de la tarîqah shadhilie, qui est, à la différence de celle de l’imâm Ghazâli par exemple, de s’appuyer davantage sur la miséricorde divine que sur la validité de ses actes d’adoration (cf. la première hikmah d’ibn Atâ Allah es-Sakandarî).

Sans pouvoir développer ici cette question pourtant très importante, notamment par le fait qu’elle est une marque évidente des adaptations méthodiques qui ont pu être apportées dans le temps pour rendre compte de la modification des conditions cycliques, je cite les paroles rapportées de Sidi Ahmed Fathu’Lhah Jâmî, qui évoque cet aspect (traité de manière plus complète par Sidi el-Hâshimî dans une de ses épîtres) : « La méthode de l’imâm al-Ghazâlî, qu’Allah, Exalté soit-il, répande sur lui Sa miséricorde, constitue ma technique de cheminement spirituel (sulûk), alors que la voie de l’imâm ach-Châdhilî, qu’Allâh, Exalté soit-Il, répande sur lui Sa miséricorde, correspond à ma disposition naturelle (machrab). J’applique donc la première pour les exercices spirituels (riyâdât) et la seconde pour le rappel (dhikr). » (Appel aux croyants, p. 17, traduction AbdelWadoud Bour, éditions El-Bouraq)

Le seconde partie de la hikmah expose bien l’aspect relatif des états qualitatifs des pratiques d’adoration selon de degré de progression atteint par l’adorateur : l’aspect de la « présence » diffère selon qu’elle est envisagée par rapport à l’état antécédent (et la station à laquelle on accède) ou selon qu’elle est envisagée par rapport l’état suivant (et la station que l’on quitte).

La fin de la hikmah évoque l’extinction et la perte de toute dualité qui caractérisent la Connaissance ultime.

La communauté des Initiés est unanime à dire que le dhikr est la clef du Non-Manifesté. Il attire le bien, est le compagnon qui s’adresse à celui qui est attristé, « édite » la sainteté ; il ne faut donc pas le délaisser, même s’il est fait avec distraction et même sans la noblesse qui lui revient. Car même si l’on ne considérait du dhikr que le fait qu’il puisse être pratiqué à n’importe quel moment (du jour), cela suffirait à faire valoir sa noblesse ; Allah –T- dit en effet à ce sujet :  » … ceux qui mentionnent Allah debout, assis ou sur leur côté ….. » (Al ‘Omrân, 191)

Ils disent :  » Il n’y a rien de plus rapide que l’ouverture obtenue par le dhikr : il rassemble les aspects séparatifs de celui qui le pratique. Lorsque le dhikr l’emporte sur l’incantateur l’amour du nom du Mentionné se mélange à l’esprit de l’incantateur à tel point qu’on rapporte qu’il est arrivé qu’une pierre ayant frappé la tête de l’un d’entre les pratiquants du dhikr, du sang coulait de sa tête par terre en écrivant : « Allah, Allah, … »

*

Après t’avoir mentionné les bienfaits de l’incantation auxquels tu dois faire attention, nous voudrions t’exposer un peu de ce qu’il en est de sa supériorité, car le cœur est renforcé par l’examen des arguments.

Les deux Maîtres*,et bien d’autres, [rapportent le hadith suivant reconnu et « remontant »] :  » Voulez-vous savoir quel est le meilleur de vos actes, le plus pur auprès de votre Roi, le plus élevé dans votre hiérarchie de vos actes, meilleur pour vous que la dépense de l’or et de l’argent (wurq), meilleur pour vous que de rencontrer vos ennemis au combat en les frappant sur le cou et en frappant vos cous ?  » Ils répondirent :  » Oui !  » Il dit alors :  » Le dhikr d’Allah. »

* On désigne habituellement ainsi Bokhârî et Muslim, deux principaux collecteurs de hadiths prophétiques.

Les Deux Maîtres du hadith rapportent le hadith suivant :  » Allah –qu’Il soit Magnifié- a dit :  » Je suis auprès de Mon serviteur selon l’opinion qu’il a de Moi et Je suis avec lui quand il Me mentionne. » Dans une autre version :  » Je suis avec Mon serviteur lorsqu’il Me mentionne et que, par Moi, se meuvent ses lèvres. »

Cette notion a une application initiatique directe qui devrait intéresser le sâlik qui se demande s’il a progressé dans la Voie. Elle est mentionnée par Ibn Ajiba dans son commentaire des Hikam « Iqâdh el-Himam » qui cite un hadîth : « Que celui qui désire savoir ce qu’il est auprès d’Allah considère ce qu’Allah est auprès de lui (mâ Li-Llah ‘inda-hu)» ; et selon une autre version : « Que celui qui désire savoir qu’elle est sa « demeure » (manzil) auprès d’Allah considère la « demeure » d’Allah Ta’âlâ en son cœur (min qalbi-hi). Car, en vérité, Allah établit le serviteur [chez Lui] selon la demeure que le serviteur établit pour Lui en lui-même.»

L’aptitude plus ou moins grande qu’a l’incantateur à établir une présence divine consciente en son cœur lors de son dhikr est donc un critère assez directement appréciable par l’intéressé lui-même, la principale difficulté demeurant, peut être alors, dans l’appréciation de la nature réelle de ce qui s’établit réellement. Quoi qu’il en soit des applications qui peuvent être faites de cette notion dans le travail inititatique personnel (et qui sont ultimement à soumettre au Sheikh si l’on est son disciple), on pouvait néanmoins attirer l’attention sur l’existence réelle de cette possibilité.

Mu`adh ibn el-Jabal –qu’Allah soit satisfait de lui- disait :  » La dernière parole sur laquelle j’ai quitté l’Envoyé d’Allah –qu’Allah prie sur lui et le salue- a été quand je lui ai dit :  » Quel acte est le plus aimé d’Allah –Elevé soit-Il- ?  » Il me répondit :  » De mourir alors que ta langue est humide de la mention d’Allah. »

Dans les deux recueils authentiques :  » A chaque chose correspond un autre qui la polit (çaqâlah) et ce qui polit les cœurs est le dhikr d’Allah. Il n’y a rien qui ne sauve davantage du châtiment d’Allah que la mention d’Allah. » Ils demandèrent :  » Pas même la guerre sainte pour Allah ?  » – Pas même si vous frappiez d’un sabre jusqu’à ce qu’il se brise ! « 

Ainsi qu’on l’a déjà entrevu, le « polissage du cœur » est une phase préparatoire essentielle et nécessaire au tajallî divin. On verra, in châ Allah, que ce n’est pas la seule, car un miroir, même parfaitement poli, ne reflète que ce vers quoi il est orienté.

Ibn Habbân rapporte dans son livre de hadith-s authentiques le hadith suivant :  » Il y aura des gens qui mentionneront Allah assis sur les couches (lits) confortables et qu’Allah fera entrer dans les degrés les plus hauts (du Paradis). « 

Les deux Maîtres rapportent :  » Celui qui fait le dhikr d’Allah est par rapport à celui qui ne fait pas le dhikr d’Allah comme le vivant est par rapport au mort. »

L’Imâm Ahmed (ibn Hanbal) et et-Tabarânî rapportent :  » Deux hommes dirent :  » Ô Envoyé d’Allah, quels sont, parmi ceux qui déploient des efforts spirituels, ceux qui ont le plus de récompense ?  » Il répondit :  » Ceux qui multiplient davantage le dhikr d’Allah.  » Puis il mentionna la prière, l’impôt légal (zakât), le pèlerinage et l’aumône (çadaqah), tout cela alors que l’Envoyé d’Allah –qu’Allah prie sur lui et le salue- avait dit :  » Ceux d’entre eux qui multiplient le dhikr d’Allah » Abou Bakr dit alors à Omar :  » Ô Abû Hafs, ceux qui font le dhikr d’Allah sont partis avec tout le bien ?!  » et l’Envoyé d’Allah –qu’Allah prie sur lui et le salue- de dire :  » Certainement (ajal) ! « 

Et-Tabarânî rapporte dans un hadith marfu` :  » Les gens du Paradis ne regrettent qu’une heure qu’ils auraient passée sans faire le dhikr d’Allah. « 

Et-Tabarânî rapporte aussi le hadith suivant (….) :  » Celui qui ne fait pas le dhikr d’Allah est dépourvu de foi. « 

Le Cheikh Aboû el-Mawâhib a dit :  » Celui qui oublie Allah Lui a été infidèle (kafarâ bi-Hi). « 

Hadith par Tabarânî :  » Allah –Elevé et Magnifié soit-Il- dit :  » Ô fils d’Adam ! Lorsque tu Me mentionnes, tu Me remercies ! Et quand tu M’oublies tu M’es infidèle ! « 

Si l’on dit :  » Qu’est-il plus utile : le dhikr personnel ou le dhikr collectif ? « , la réponse est la suivante : le dhikr personnel (munfaridan) est plus utile à ceux qui pratiquent l’isolement absolu (el-khalwah) et le dhikr collectif est plus utile à celui qui ne pratique pas l’isolement.

Si l’on demande : le dhikr à voix basse (sirran) est-il plus utile ou le dhikr à voix haute (jahran) ? La réponse est que le dhikr à voix haute est plus utile à celui des débutants qui a vaincu les difficultés propres aux gens du début de la Voie. Le dhikr à voix basse est plus utile à qui, parmi les gens de la progression effective, à dépassé la collectivité.

Si tu dis :  » L’aspect collectif du dhikr est-il meilleur ou bien (comme certains le pensent), est-ce une innovation ? Nous répondons que c’est recommandé : Allah l’aime ainsi que Son Prophète. Et y a-t-il une oeuvre d’adoration meilleure que le rassemblement d’un peuple qui se regroupe pour le dhikr d’Allah et à qui Il tient compagnie à cause de son incantation ?

Si tu dis :  » Quel est l’argument par lequel on voit que le dhikr collectif est meilleur ? « , la réponse est que ce qui détermine cet avis vient de ce que rapporte Muslim et Tirmidhi (selon un hadith marfu’) :  » Il n’est pas un groupe qui ne fasse le dhikr d’Allah (.) sans que les Anges ne l’entourent, ne les couvrent de la miséricorde, que la Grande Paix (es-Sekînah) ne descende sur eux et qu’Allah ne les mentionne chez ce qui est chez Lui ».

Bokhârî rapporte le hadith suivant :  » Allah a des Anges qui tournent sur les chemins en cherchant des gens de dhikr ; lorsqu’ils trouvent un groupe qui fait le dhikr d’Allah (.) ils leur annonce ?………

L’Imâm Ahmed rapporte le hadith suivant :  » Il n’existe pas un groupe de gens qui se réunissent pour le dhikr d’Allah (.), en ne voulant en cela autre chose que Sa Face, sans qu’un héraut ne leur annonce depuis le Ciel :  » Levez-vous, vous êtes pardonnés. Vos mauvaises actions ont été changées en bonnes ! »

Et-Tirmidhî rapporte :  » Il n’existe pas un groupe de gens qui se réunissent pour le dhikr d’Allah (.), ne désirant en cela que Sa Face, sans qu’un héraut ne leur annonce depuis le Ciel

Ibn Habbân a rapporté dans son recueil de hadith certifiés véritables le hadith suivant :  » Allah (.) dit :  » On reconnaîtra les gens du « rassemblement » des gens de la « générosité »  » On demanda :  » Qui sont les gens de la « générosité » ô Prophète d’Allah ?  » Il répondit :  » Les gens des assemblées de dhikr dans les mosquées (lieux de prière) ; ils font le dhikr d’Allah à tel point qu’on dit d’eux :  » Ils sont fous (possédés) ! « 

Les savants (uléma) anciens et (leurs) successeurs sont unanimes quant au caractère recommandé du dhikr d’Allah (.) en commun, dans les mosquées et autres lieux semblables, sans dénégation aucune sauf si leur dhikr dérange quelqu’un qui dort, prie, récite (le Coran) ou autres choses semblables, toutes détaillées dans les livres de fiqh.

L’Imâm el-Ghazâlî compare le dhikr de l’homme seul et le dhikr collectif au grand appel à la prière (adhân) fait seul et l’appel fait en commun, en disant :  » Comme les voix des muezzins [litt. ceux qui font l’adhân] en commun rompent davantage les attaches des désirs que la voix d’un muezzin unique, le dhikr en commun fait en un choeur unique est davantage propre à lever le voile (de l’ignorance) que celui d’un seul. »

*

Quant à ce qui est de la récompense : à chacun des participants revient le bienfait qui lui personnel ainsi que le bienfait propre à la « séance » de son compagnon » * et ce pour quoi le dhikr fait en commun est plus efficace à lever les voiles épais vient de la comparaison qu’Allah (.) a établi entre les cœurs et les pierres ; il est en effet connu qu’une pierre de grande taille ne peut être brisée qu’avec la force d’un groupe qui se réunit (…) car la force de la collectivité est plus puissante que la force d’une seule personne. C’est pourquoi on a fait une condition du dhikr qu’il se fasse avec une force parfaite en prenant comme argument Sa parole (.) :  » puis leurs coeurs sont endurcis après cela ; ils sont comme des pierres ou pire que des pierres » (II,74) Comme la pierre n’est brisée que par la force, de même le dhikr ne peut rassembler les aspects séparatifs du coeur de celui qui le pratique avec force.**

* Dans Initiation et Réalisation spirituelle (p. 189, note 1, édition de 1975) René Guénon-Cheikh Abd el-Wâhid Yahyâ évoque également cette notion dans une occurrence un peu particulière :

« (…) dans l’initiation islamique, certaines turuq, surtout dans les conditions actuelles, ne sont plus dirigées par un véritable Sheikh capable de jouer effectivement le rôle d’un Maître spirituel, mais seulement par des Kholafâ qui ne peuvent guère faire plus que de transmettre valablement l’influence initiatique ; il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’il en est ainsi, la barakah du Sheikh fondateur de la tarîqah peut fort bien, tout au moins pour des individualités particulièrement bien douées, et en vertu de ce simple rattachement à la silsilah, suppléer à l’absence d’un Sheikh présentement vivant,(…) »

** On se souvient que cette question de l’intensité avec laquelle doit être pratiqué le dhikr a déjà été soulevée précédemment dans le texte.

A la question de savoir s’il est préférable de faire le dhikr (simplement par la formule) « Lâ ilâha ill-Allah » ou d’ajouter « Mohammadun rasûl Allah » on répondra que le meilleur dhikr de ceux qui progressent sur la Voie de la Réalisation effective (es-Sâlikîn) est le dhikr « Lâ ilâha illâ Allah« , sans (la formule) « Mohammed est l’Envoyé d’Allah », tant qu’ils n’ont pas obtenu le rassemblement avec Allah (.) en leurs coeurs, condition dans laquelle le dhikr « Mohammed est l’Envoyé d’Allah » est alors meilleur.

Si l’on dit :  » N’est-il pas mieux de réciter le Coran, sous le rapport que cela constitue, à la fois, un dhikr et une récitation ? « 

La réponse est que le dhikr est [techniquement, sous le rapport du travail initiatique) meilleur pour le murîd et la récitation meilleure pour celui qui, ayant une connaissance effective de l’Immensité d’Allah, est parfaitement réalisé (el-kâmil).

*

Chapitre 1

Règles spirituelles concernant le murîd

Mention de certaines règles initiatiques concernant le murîd avec lui-même et rappel des avis des Maîtres à ce sujet.

Je dis ce qui suit, et c’est Allah qui rend les choses propices :

« Sache mon frère que l’ensemble des mœurs (âdâb) du disciple est difficile à définir et à résumer en détail en une seule phrase. Cependant, nous t’en rappellerons une partie utile : bien que la fonction du cheikh soit de faire uniquement apparaître le sens caché du murîd, Dieu -qu’Il soit exalté- ayant insufflé dans l’âme de chacun tout ce qui la concerne en guise de qualités et de vices, ce que le cheikh lui ordonne et lui interdit est enfoui dans son âme. Le cheikh ne peut rien donner d’autre au murîd en dehors de celui-ci.

Au début, le murîd est comme un noyau où se cache le palmier, symbolisant ici la sincérité ou le mensonge dans la Voie. S’il est sincère, le fruit de sa sincérité se ramifie et se fructifie au point de s’élever sur tous ses voisins, qui mangent de ses fruits. Bien plus, sa sincérité se répand sur l’ensemble des habitants de sa ville ou de sa province qui en profitent. Ainsi, sa sincérité et sa vertu se dévoilent aux notables et aux communs de sorte que même s’il voulait leur dissimuler sa vertu, il ne le pourrait point. En revanche, si l’amour du murîd pour la Voie n’est pas sincère, l’arbre de son mensonge, de sa perfidie et de son hypocrisie se ramifie alors jusqu’à s’élever sur tous ses voisins, sa ville et sa province de sorte que se dévoilent son mensonge, son hypocrisie et sa vanité.

Et quand bien même il voudrait se montrer sous les traits d’un honnête homme, il ne le pourrait pas tant ses pratiques ignobles démentiraient ses prétentions. Il essuierait un affront. La Voie le rejetterait jusqu’à ce qu’il rejoigne la jurisprudence appliquée au vulgum du fait de son mensonge dans la Voie du Seigneur -qu’Il soit exalté. Il se peut que Dieu -qu’Il soit exalté, lui ôte l’once de sincérité qu’Il lui a donnée et que les tous les gens disent à son propos : « Un tel fut arraché de la Voie des ascètes et il ne lui reste d’eux plus le moindre parfum. » Même en se montrant dans un habit austère, en s’habillant de laine et en s’ornant des habits des fuqarâ, les gens verront qu’il est dépourvu d’adab et nul n’ignorera qu’il en aura été privé.

Edifie ton affaire, mon frère, sur la sincérité dans la recherche de la Voie des Gens d’Allah sans quoi la Voie te refusera, même longtemps après (…) Ceci étant, je dis et c’est Allah qui prendra en charge ta guidée (que l’on trouve ce qui est propice) :

1 – Il incombe au murîd d’être sincère dans l’amour du Cheikh car il est son critère personnel dans la réalisation spirituelle : il est pour lui dans les Réalités Cachées comme celui qui indique la Voie aux pèlerins dans les nuits obscures

Sois sincère, mon frère, dans l’amour du Maître spirituel : tu obtiendras en cela tout bien et Allah suivra ta guidance.

La sincérité dans l’amour du Cheikh est le premier conseil de plus de trois cents qui vont s’égrener durant le livre, in châ Allah, concernant tout d’abord le murîd, puis les rapports entre le murîd et son Cheikh et enfin ceux du murîd avec ses frères et les compagnons du Cheikh

*

2 – Il conviendra que le murîd veille à n’entrer dans un pacte avec le Cheikh qu’après s’être repenti de l’ensemble des pêchés extérieurs et intérieurs, tels que la médisance, (l’usage de) la boisson enivrante, l’envie, la haine, etc … de même qu’il ne devra pas se réjouir des autres querelles concernant la propriété et les biens pécuniaires *. La noblesse de la Voie est dans la présence d’Allah ; et pour celui qui ne se purifie pas de l’ensemble de ses pêchés intérieurs et extérieurs, l’entrée dans la Voie n’est pas valable, car son statut est le statut de celui qui entre dans la prière rituelle alors qu’il a sur son corps, ou sur ses vêtements, une impureté qu’il n’a pas enlevée ou sur laquelle il n’a pas versé de l’eau ; sa prière n’est pas valable et son Cheikh ferait-il même partie des plus grands saints **, il ne pourrait pas lui faciliter la progression d’un seul pas dans la Voie des Gens d’Allah avant de s’être purifié.

* Le maqâm de la tawbah est habituellement considéré comme nécessaire à tout engagement initiatique sincère. Il peut être compris comme la marque d’une orientation particulière, interne puis externe, de l’être vers son principe ontologique. On lui fait néanmoins précéder (Manâzîl es-Salikîn) celui de l’éveil (yaqadhah) qui est la prise de conscience initiale de l’être qui permet à celui qui en est l’objet de répondre à l’appel du « Ne suis-je pas votre Seigneur » en répondant « Balâ ! ».

** L’auteur insiste d’emblée sur la nécessité d’un travail actif propre au murîd comme condition de toute progression effective.

Nombre de gens négligent cet aspect des choses et ils prennent un pacte avec le murîd * alors que pèsent sur lui des pêchés extérieurs et intérieurs, en considération de la situation des biens et des possessions des êtres en question ; il ne lui est d’aucune aide dans la Voie.

*L’expression est ici dans la forme inverse de celle qui est habituellement utilisée, indiquant qu’il s’agit ici de la responsabilité incombant au Cheikh, dont il est évidemment supposé qu’il a l’aptitude réelle pour apprécier ce dont il s’agit.

J’ai entendu Sidî Alî Khawwâç –qu’Allah soit satisfait de lui- dire :  » La Voie des Gens d’Allah est semblable à l’entrée au Paradis ; de même que personne parmi les Gens du Paradis ne peut y entrer alors que pèse sur lui le droit d’un être humain (adamyy) (comme il est rapporté dans le hadith sahih), de même est l’entrée dans la Voie d’Allah. » (…)

Le repentir consiste à renoncer aux choses blâmables, selon la Loi Divine et de revenir aux choses louables. Le repentir se définit selon le rang du repentant, car certaines qualités louables sont, pour les autres, un péché auquel on doit renoncer, selon le point de vue exprimé par la sentence suivante :  » Les bonnes actions des Pieux (hassanât el-Abrâr) sont les mauvaises actions des Rapprochés (sayyi’ât el-Mouqarrabîn). » Sache que celui qui persiste à commettre les interdits, à s’adonner à la concupiscence et à pécher, sera distancé de la Voie comme le ciel l’est de la terre.

*La considération de la qualité d’une action est ainsi assujettie à la station de celui qui l’accomplit

Il va sans dire qu’il est dans la nature de l’âme individuelle d’avoir des prétentions mensongères, prétendant être véridique dans son repentir alors qu’elle ne l’est pas ! Cette prétention ne sera effectivement entérinée que lorsque son Maître l’aura constatée à chaque station pour laquelle il prétendra être sincère, jusqu’à ce qu’il atteigne une station spirituelle dans laquelle il se repentira à chaque fois qu’il sera distrait de la contemplation d’Allah, ne serait-ce qu’un instant*. Puis, il s’élèvera dans les degrés de glorification d’Allah, l’Eternel, Tout-Puissant, sans s’arrêter ni se fixer en une station précise.

*L’orientation par la tawbah est réaffirmée comme une nécessité méthodique tout au long du sulûk

Ceci est le condensé de ce qui a été dit [par les Maîtres] sur le repentir. On doit se repentir des péchés capitaux (kabâir), mais aussi des péchés véniels (el-çaghâ’ir), des actes répréhensibles (makroûhât) et des choses permises mais à ne pas accomplir, ainsi que du fait de se considérer comme l’un des disciples (fuqarâ) du temps.

*

3 – Il lui revient de s’appliquer constamment à l’effort spirituel envers son âme sans jamais se réconcilier avec elle. Le Cheikh Aboû Alî ed-Daqqâq -qu’Allah soit satisfait de lui- disait :  » Qui embellit son extérieur par l’effort spirituel, Allah embellit son intérieur par la contemplation. Qui ne porte pas d’effort contre son âme à son début, ne respire pas le parfum de la Voie ». Car une des particularités de la Voie d’Allah Ta’âlâ est en effet qu’au serviteur qui ne se donne pas tout en entier à la Voie, aucune partie de la Voie n’est donnée.

On a déjà vu précédemment une autre exigence de la Voie, à propos de la Jalousie d’Allah Ta’âlâ envers son serviteur, qui était l’expression d’un nécessaire tawhîd. Cette notion constitue une sorte de fil rouge de l’exposition de toutes ces règles qu’il pourra être utile, à l’occasion, de suivre tout au long du livre, in châ Allah, pour voir quelles sont les expressions multiples et cohérentes qu’elle peut revêtir.

Abu Othmân el-Maghribi -qu’Allah soit satisfait de lui- disait :  » Celui qui croit qu’il sera « ouvert » quoi que ce soit de cette Voie [par la réalisation spirituelle effective] sans effort personnel, a espéré l’impossible. »

Le Cheikh Zaki ed-Dîn Ibrâhîm dit en ce sens, dans son épitre el-Khitâb (Propos général sur le Soufisme):

« Les dons spirituels et les illuminations du cœur, quant à eux, sont les fruits des efforts et des œuvres. Les Soufis sont des gens ayant des états spirituels (ahwâl) et non des orateurs. N’arrive point à la Contemplation (Moushâhadah) celui qui abandonne l’effort de dévotion (moujâhadah). (…) La guidance (hidâyah) est aussi faite d’effort et de persévérance, et le Cheikh n’est qu’un « indicateur » (dalîl), uniquement. Ainsi, celui qui ne travaille pas n’arrivera pas. Et celui qui ne cherche pas l’ascension spirituelle ne verra ni anoblissement, ni élévation de son être : sans marche, nul parcours ! Celui qui compte sur les œuvres qu’il a accomplies, succombera à l’orgueil, puis sera emporté par l’égarement et sera perdu. (…)

Quant à nous, nous indiquons (noushîrou) la Vérité Essentielle (Haqîqah) et montrons le chemin, puis nous laissons l’aspirant sincère (mourîd eç-çâdiq) parvenir au bout de son chemin par son propre effort. En effet, ton Cheikh n’est pas celui que tu écoutes seulement, mais celui duquel tu prends réellement quelque chose. Celui qui persévère est juste et celui qui fait des efforts arrive. »

Abu Ali ed-Daqqâq -qu’Allah soit satisfait de lui- disait :  » Celui qui ne s’établit pas avec rectitude au début de la Voie, n’aura pas où s’asseoir à la fin ».

La science des cycles montre qu’il existe une nécessaire correspondance entre le début et la fin de tout processus. Cette notion permet de comprendre, sous un certain rapport et avec les réserves propres à toute analogie, qu’il est particulièrement important d’accorder un soin et une attention tout particuliers à tout ce qui touche l’initiation comme telle, c’est-à-dire l’entrée dans la Voie, ainsi que le début du travail que l’on y effectue.

El-Hassan el-Arrâr -qu’Allah soit satisfait de lui- disait :  » La Voie est établie sur trois choses : celui qui désire y progresser (murîdu-hâ) ne mange que par nécessité, ne dort que s’il est épuisé et ne parle que selon l’obligation légale. »

*

4 – Il lui incombe de ne parler ou de ne se taire que par obligation ou par un besoin légal. Il doit, d’une manière générale, maintenir fermée la porte des propos futiles.

Les Maîtres ont fait du peu de paroles un fondement des exercices spirituels ; Bichr ibn el-Harith -qu’Allah soit satisfait de lui- disait ainsi :  » Si tu aimes parler, tais-toi et si tu aimes te taire, parles ! * Car il y a dans la parole un plaisir pour l’âme et une manifestation de l’éloge. »

* On voit que le conseil général est ici exprimé sous une forme spéciale qui reflète dans sa totalité, paradoxale dans le contexte. Il s’agit de la règle méthodique de contrarier la nafs par l’action ou l’attitude contraire

L’Imâm Abou Bakr el-Ciddiq (.) mettait dans sa bouche un grand nombre de cailloux afin de peu parler ; ainsi se rappelait-il les cailloux quand il voulait penser à des propos futiles et on disait même que c’était une pratique prophétique (sunna) de mettre ainsi des cailloux dans sa bouche ! L’Envoyé d’Allah (.) disait (à ce propos) :  » Les hommes ne sont-ils pas précipités dans le Feu sur leur faces par leurs propos calomnieux ?  » Louange à Allah Seigneur des Mondes !

*

5 – Il lui incombe aussi de multiplier les moments de faim selon les prescriptions légales : c’est un des fondements principaux de la Voie ! De la même manière que le Législateur (le Prophète) a établi que la grandeur du pèlerinage se trouvait en Arafah, les gens d’Allah ont fait de la faim elle-même un fondement de la Voie spirituelle.

Les fondements de la Voie sont au nombre de quatre : la faim, l’isolement, la veille et le peu de paroles. Quand le murîd a faim, les trois autres vertus en découlent, car celui qui a faim diminue ses propos, multiplie ses veilles pieuses et aime s’isoler des hommes.

Ils effectuent une diminution progressive de la nourriture petit à petit, jusqu’à pouvoir manger une bouchée unique pour un jour et une nuit ; certains arrivant à une datte, une amande ou un raisin sec ! Aboû ‘Othmân el-Maghrebî (.) mangeait une seule fois tous les six mois et le Cheikh Muhy ed-Dîn dans les Futûhât el-Mekkiyah dit :  » On nous a transmis qu’Allah (.), lorsqu’il créa l’âme individuelle lui dit :  » Qui suis-je ?  » Elle Lui répondit :  » Et moi, qui suis-je ?  » Il la fit demeurer dans la Mer-de-la-Faim 4000 ans puis dit :  » Qui suis-je ?  » Elle répondit :  » Tu es mon Seigneur. »

Sahl ibn Abdallah el-Tustarî ne mangeait que tous les quinze jours. Lorsqu’arrivait Ramadân, il ne mangeait que lorsqu’il voyait le nouveau croissant de lune de Shawwâl. Il rompait chaque nuit de Ramadân avec de l’eau uniquement, afin de sortir de la continuité du jeûne, et disait :  » Quand Allah créa la dunyah il mit dans la faim la science et la sagesse et mit dans la satiété l’ignorance et la désobéissance. » Il se renforçait quand il avait faim et s’affaiblissait quand il était rassasié.

Aboû Souleymân Dârânî disait :  » La clef de ce bas-monde est la satiété et la clef de l’Autre Monde est la faim.  » c’est-à-dire leur pratique.

Yahyâ ibn Mu’âdh disait :  » la Satiété est un feu et la passion est comme du bois mort : la combustion est engendrée par lui et son feu n’est éteint que lorsque celui qui le produit est brûlé ! « 

Sahl ibn Abdallah disait :  » Qui veut manger deux fois par jour se construise une mangeoire. « 

Mâlik ibn Dînâr disait :  » Celui qui veut que le Shaytân s’enfuie de son ombre, qu’il contraigne sa passion ! » et les paroles des Anciens concernant ce point sont nombreuses. Et Allah est plus Savant.

*

6 – Il lui revient de veiller à embrasser continuellement les règles de convenances spirituelles avec Allah (.) et Ses Saints ainsi qu’avec ses propres frères. Il ne devra pas s’accorder la moindre excuse concernant un manque qu’il aura commis.

La fonction du âdâb dans le sulûk est donc fondamentale puisqu’elle conditionne grandement le résultat des œuvres

Abû Alî ed-Daqqâq disait :  » Le serviteur atteint le Paradis par ses actes mais il n’atteint pas la Présence de son Seigneur sans adab dans son adoration ; qui ne veille pas au respect du adab dans son obéissance est voilé de son Seigneur de 70 voiles ! « 

Il ne prenait jamais appui sur un coussin ou sur un mur sauf par nécessité ; il disait :  » C’est un manque de adab ! « 

Il s’agit de l’application de la règle générale qui veut que l’on se comporte en accord celui en compagnie duquel on se trouve, ici en présence d’Allah Ta’âlâ, cette règle étant évidemment applicable entre le murîd et son Cheikh.

Abdallah ibn el-Jalâ disait : » Qui n’a pas de adab n’a pas de sharî’ah, ni de foi, ni de Tawhîd ! * »

Il faut comprendre : totalement

Ibn Attâ’ disait :  » Le murîd n’est pas réellement bien éduqué tant qu’il n’est pas honteux vis-à-vis d’Allah d’étendre sa jambe devant lui nuit et jour »

Comme on l’a vu précédemment, ce point d’adab est régulièrement donné en exemple du scrupule que se doit d’avoir le serviteur conscient de la Présence de son Seigneur ; son application technique et disciplinaire peut varier suivant les Maîtres.

El-Harîzî disait :  » Je n’ai pas étendu ma jambe en cellule d’isolement (khalwah) durant 20 années. » Il disait aussi :  » Le comportement adéquat exotérique en chaque chose est requis au premier titre à celui qui est intelligent sans que l’on trouve dans la Loi une expression sur le adab en lui-même envers cette chose. »

Il disait : « Celui qui fréquente les rois du monde sans courtoisie, s’expose à la mort. Que dire alors pour quiconque manque d’égards au Vrai (Allah) et transgresse Ses interdits ? »

Il ajoutait : « Le manquement à l’adab implique le bannissement. Quiconque manque d’adab sur le Tapis (de la Présence divine) sera reconduit à la porte. Quiconque manque d’adab au seuil de la porte, sera réduit à s’occuper des bêtes. »

L’imâm Shâfi’î, que Allah soit satisfait de lui, dit : « L’imâm Mâlik, que Allah lui accorde la miséricorde, m’avait dit : « Oh Muhammad, que ta science soit moindre, comme l’est la quantité de sel (dans un pain), et que ton adab soit abondant, comme la farine ».

‘Abd al-Rahmân b. al-Qâsim, que Allah soit satisfait de lui, a dit : « J’ai fréquenté, vingt ans durant, l’imâm Mâlik -que Allah ait son âme- pendant lesquels j’ai consacré 18 années à l’apprentissage de l’adab et deux années à apprendre les sciences. Dommage qu’elles n’aient pas été 20 années de Adab ! »

Abû al-Husayn al-Nûrî, que Allah soit satisfait de lui, dit :  » Le fait de ne pas se comporter pas adéquatement dans l’instant est haïssable ».

Dhu-l-Nûn l’Egyptien -que Allah soit satisfait de lui, disait : « Celui qui renonce au adab en s’appuyant sur des licences revient de là où il est venu ».

Sidi Muhammad al-Shannâwî -que Allah soit satisfait de lui- dit : « Lorsqu’il adhère à la Voie, le murîd est tel une pureté originelle. Lorsqu’il commet une insolence, il devient comme un oisillon nouveau-né (zaghal), il sera rejeté et personne ne l’accepte ».

Et Allah –Exalté soit-Il- est plus Savant !

*

7 – Il lui incombe de s’opposer aux passions de son âme et de ne pas les suivre en ce qu’elles le poussent à faire. Les Maîtres sont unanimes à dire que le principal pour le murîd est de s’opposer à son âme.

On a vu plus haut une illustration de cette règle dans le fait de se taire ou de parler, en fonction de sa disposition habituelle. Certains Maitres étendent également cette application au fait d’être ou pas en compagnie, de manger plus ou moins, selon l’appréciation qu’ils ont du bénéfice que peut retirer le disciple de l’état dans lequel il est et de celui qu’il pourrait obtenir en contrariant sa nafs. La mise en œuvre de ces dispositions nécessite donc, bien évidemment, une science particulière qui permet aussi d’éviter les réactions négatives de la nafs, rebelle par nature, qui pourraient être de nature, en créant une réaction qui installerait et fixerait une opposition profonde et insupportable, à aboutir à une rupture, finalement dommageable au murîd.

Abû Bakr al-Tahsanânî a dit : « Le plus grand voile qui puisse exister entre Allah et toi, est que tu suives tes passions. »

Ibn ‘Ata’ a dit : « Celui qui réclame une compensation au Seigneur en échange de son adoration, mérite l’exclusion et le rejet. »

Exiger une récompense ou une compensation revient en effet à fixer une condition à son adoration

Ibn Shaybân a dit : « Quiconque obéit à ses passions, sera privé de la contemplation d’Allah. » Il a dit aussi : « J’ai passé vingt années à désirer un plat de lentilles, mais je ne pus le faire. Puis, je le mangeai et je sortis. Les gardes du sultan m’arrêtèrent en disant : « Celui-ci a brisé hier, avec la troupe du sultan, une jarre de vin ! » et me donnèrent cent coups de fouet. Au même moment mon Maître Abû ‘Uthmân al-Maghribî passa près de moi et me demanda : « Qu’as-tu fait pour subir cela ? » Je répondis : « Je me suis adonné à la tentation ! » Le Maître demanda à ce qu’on me relâche, ce qui fut fait. Il dit alors « Si Allah le veut, tu as été sauvé sans contre partie ! »

*

8 – Le murîd doit s’appliquer à pénétrer le sens profond des fondements de la Voie et de ses conditions : quand l’un de ses fondements ou de ses conditions est détruit, le reste suit. Nous avons vu précédemment que les fondements de la Voie sont au nombre de quatre : la faim, l’isolement, le silence et la veille ; ce qui est en plus de ces quatre est secondaire. On dit en effet :  » Qui manque de fondement s’interdit l’Arrivée « . Sache cela !

L’importance de comprendre et établir les fondements de la Voie, en vue de son aboutissement, a été évoquée sous une autre forme précédemment. Il s’agit ici de l’aspect basique et nécessaire des dispositions et mesures qui garantissent au mieux les résultats futurs, in châ Allah

*

9 – Il lui incombe de ne se faire le disciple que d’un Cheikh rompu aux sciences exotériques, ce qui lui permettra de se passer d’un autre que lui.

Comme il arrive souvent au cours du livre, car les mêmes aspects peuvent être considérés sous plusieurs rapports (cf. René Guénon, introduction des Aperçus sur l’Initiation), Charani revient sur l’importance d’avoir un Cheikh unique, en tant que cela participe à la concentration du disciple.

Dans l’idéal, en effet, le Cheikh cumule en lui les aspects les plus hauts et les plus complets des connaissances extérieures et intérieures, ainsi que les autorisations qui lui permettent d’exercer les fonctions nécessaires dans le cadre initiatique. Il existe en effet des êtres de réalisation totale qui ne disposent pas de l’autorisation d’exercer un enseignement ou une transmission initiatiques dans le cadre d’une tarîqah, de même qu’il peut exister des êtres qui disposent d’autorisations fonctionnelles régulières (et qui peuvent exercer, dans une certaine mesure et sous une certaine garantie, les fonctions correspondantes) sans avoir nécessairement rien réalisé en terme de connaissance initiatique (cf. René Guénon, Aperçus sur l’Initiation) ; de même qu’existent tous les cas intermédiaires entre ces deux situations extrêmes, c’est-à-dire des êtres de degrés de réalisation plus ou moins élevée exerçant régulièrement des fonctions plus ou moins étendues, mais dont ils disposent des autorisations initiatiques régulièrement transmises. En d’autres termes, dans le cadre d’une tarîqah, une autorisation (idhn, ijâzah) est nécessaire pour exercer régulièrement une fonction initiatique, quelle qu’elle soit, alors que la connaissance effective (= réalisation effective = ma’rifah) n’est pas nécessaire pour effectuer toutes les fonctions et qu’une réalisation effective même partielle permet d’assurer valablement, dans une certaine mesure, une fonction d’irchâd si celui qui l’exerce détient régulièrement l’autorisation correspondante.

Notre Maître le Cheikh Mohammed el-Shannâwî (.) m’a appris qu’il avait dit un jour à son Maître Sidî es-Sarwî :  » Je voudrais visiter le Cheikh Untel.  » Le Cheikh pris un visage refrogné et dit :  » Mohammed, si je ne suffis pas pourquoi m’a tu donc pris comme Cheikh ?  » Il dit alors : depuis ce jour là je n’ai plus visité d’autre que lui jusqu’à sa mort ! « 

On sait ainsi que celui qui prend la responsabilité de prendre un engagement avec un Maître qui n’est pas rompu aux sciences exotériques (ainsi que sont la plupart des Maîtres actuellement) * n’est pas coupable d’avoir des relations avec un autre ** ; c’est d’ailleurs à cela que se rapporte Abû Qâsim el-Qushayrî (.) quand il dit :  » Il est répugnant pour le murîd de se rattacher à l’école [point de vue, mazhab] d’un autre que son Cheikh ; il doit se tenir à suivre uniquement son Cheikh.  » Car le Cheikh qui est érudit dans les sciences religieuses, se doit avec certitude de les transmettre. Il n’est pas répugnant que le murîd suive un autre que lui ; bien au contraire, c’est même un devoir pour lui.

*Il est important de bien remarquer que cette dernière remarque est celle de l’auteur lui-même

**Cette licence est la conséquence de la constatation précédente, faite publiquement par l’auteur durant la deuxième moitié du 10° siècle de l’Hégire.

Le Cheikh Abou-l-Qasim el-Junayd (.) disait :  » Si je savais qu’il y ait en Allah une science qui se trouve sous la couche céleste plus noble que celle détenue par les soufis, je la rechercherais. »

Il disait : « Il n’est de science que Allah n’a descendue du ciel, en aidant les gens à y accéder, sans qu’il ne m’en accorde une partie. »

Abû al-Qâsim al-Qushayrî -Allah lui fasse miséricorde- disait : « Il est de coutume que les Maîtres de la Voie ne se présentent à celle-ci qu’après s’être versés dans les sciences religieuses et avoir atteint la station d’Illumination par laquelle on se passe de l’argumentation. Si un murîd adhère à d’autres écoles et y apprend les sciences, c’est qu’il ignore la place des soufis, car leurs arguments sont plus limpides, puisqu’ils se basent sur l’Illumination. A toute époque, les savants exotériques (‘ulamâ’) se montraient modestes face aux soufis, suivaient leurs orientations et leur demandaient de soulager les malheurs pendant les tourments. Il en aurait été autrement si ces savants n’avaient pas vu les qualités témoignant de la noblesse des soufis. »

Nous avons développé ce point dans notre ouvrage : Les grandes règles des soufis.

Et Allah est plus Savant.

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10 – Il doit n’avoir qu’un Maître unique et absolument faire en sorte de ne pas s’en donner deux, car le fondement de la Voie des Initiés est le Tawhîd pur !

Le Cheikh Muhyddin (Ibn Arabi) mentionne au chapitre 181 des Futuhât el-Mekkiyah ce qui suit :  » Sache qu’il n’est permis au murîd que de prendre un seul Maître car c’est plus utile pour lui dans la Voie : nous n’avons jamais aucun murîd réussir entre les mains de deux Maîtres. Car, comme l’existence du monde ne peut se faire entre deux divinités, ni un mandataire entre deux mandants, ni une femme entre deux hommes, de même un murîd ne peut être entre deux Maîtres. »

Les remarques qui ont été faites précédemment à ce sujet sont confirmées par l’idée que le Tawhîd dont il est question ici sous un rapport méthodique est à comprendre comme une disposition, ou un ensemble de dispositions et de rapports, permettant d’unifier les différentes composantes de l’être qui les applique.

Tout ceci vaut pour le murîd qui s’attache à suivre un Cheikh dans le but de l’initiation effective. Quant à celui qui est avec un Cheikh dans un rapport de tabarruk uniquement rien de l’empêche alors d’être en compagnie d’un autre.

La distinction entre le rattachement de tabarruk et le rattachement de sulûk ne date pas du dernier siècle de l’Hégire, comme on a pu l’entendre dire de certaines personnes plus ou moins bien informées et sincères. On verra à plusieurs reprises dans le cours de l’exposé, in châ Allah, que les dispositions personnelles normalement évoquées dans le cadre d’un rattachement de sulûk sont ainsi réputées être sans fondement entre dehors de ce cadre.

On remarquera néanmoins, pour bien préciser ce dont il s’agit et ne pas se méprendre en confondant ce qui est dit de tel ou tel statut, qu’il existe bien une possibilité pour un disciple ayant conclu un pacte avec un Cheikh de suivre régulièrement l’enseignement exotérique (fiqh, coran, hadîth, …) d’un autre Cheikh (ou de plusieurs autres, suivant le nombre des matières étudiées) si le premier ne peut donner l’enseignement en question et à condition que le Cheikh qui dispense l’enseignement initiatique demeure unique.

Sidi Alî el-Mourçafî (.) disait :  » Celui qui est éprouvé par la compagnie de deux Maîtres, ou de plus, qu’il fasse une place en son cœur pour son Maître véritable, à côté de l’amour qu’il a pour l’Envoyé d’Allah (.) car c’est un remplaçant de l’Envoyé d’Allah (.) à conseiller sa communauté et à l’éduquer dans le chemin de la Guidée. « 

Abu Yazîd el-Bistâmî (.) disait :  » Qui n’a pas d’Instructeur unique est associateur dans la Voie ; or l’associateur, son Maître est le Shaytân ! « 

En précisant le caractère unique de l’instructeur, ou Cheikh, cette variante, retenue par Charani, de la célèbre parole insiste donc sur l’aspect méthodique du tawhîd, à la différence de la forme plus répandue de l’adage dans laquelle il n’est pas question d’ « associateur », et qui insiste sur l’importance du Cheikh :  » Qui n’a pas d’Instructeur dans la Voie, son Maître est le Shaytân ! « 

Abu Alî ed-Daqqâq (.) disait :  » En vérité l’homme ne peut progresser dans la réalisation spirituelle sans un Cheikh car c’est une voie de progression dans le monde Caché (el-Ghayb) ou même dans le Caché-du-Caché. Or personne ne peut profiter des fruits de l’arbre qui pousse seul sans jardinier, aurait-il même produit des feuilles ; peut-être même ne donnera-t-il jamais de fruits ! Prends-donc, mon frère, absolument l’exemple du Seigneur des Envoyés et le rôle d’intermédiaire que jouait Jibrîl (.) entre lui et entre Allah lors de la Révélation pour considérer que la prise d’un Cheikh est nécessaire et qu’un murîd ne peut s’en passer. « 

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11 – Il lui incombe que l’essentiel pour lui soit de se purifier des liens mondains, car celui qui a des liens mondains réussit rarement, les relations en question le retenant vers l’arrière.

Ceci étant entendu, ils dirent : « Parmi les conditions du repentant il est de s’éloigner des mauvaises fréquentations qui étaient ses amis dans le péché, car rester proche d’eux pourrait le reconduire à commettre les mêmes péchés ».

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12 – Il devra avoir en sa compagnie quelqu’un qui témoigne de son état dans chacune des stations spirituelles à laquelle il prétendra ou qu’il manifestera : ainsi s’il prétend à l’amour en Allah son visage deviendra pâle, s’il prétend à l’ascèse en ce bas-monde il en évitera les pires et s’il prétend à la faim son corps aura tendance à maigrir.

Sharîf Ahmadî a dit : « Pendant que nous étions dans une séance soufie au cimetière d’al-Bahnasah rendant visite aux Pieux, un jeune homme amaigri, le visage pâle et ayant les signes de piété vint à nous. Un munchîd parmi les fuqarâ se mit à déclamer les vers suivant lorsqu’il le vit :

« De désir ardant, un amoureux est encore malade

Lorsqu’à l’aube les étoiles s’éteignent, il ne cesse de gémir. »

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13 – Il lui incombe de prendre les choses de sa religion en ce qu’elles ont de plus sûr, sortant ainsi des divergences d’avis des savants pour se tenir, autant que possible, à ce sur quoi ils s’accordent, afin de s’assurer que ses œuvres d’adoration soient valables selon l’ensemble des écoles juridiques ou selon la plupart d’entre elles, parce que les permissions * de la Loi extérieure (Sharî’ah) sont destinées aux faibles, à ceux qui sont soumis à une nécessité ou à ceux qui travaillent ; quant aux Initiés ils n’ont d’autre Travail que de saisir leur âme avec détermination ; c’est ainsi qu’Ils disent :  » Lorsque le faqîr s’abaisse du degré de la Vérité essentielle vers une permission exotérique1, il a résilié (rompu) son pacte avec Allah (.) et l’a détruit. »

La rukhçah est une possibilité qui facilite et allège une disposition légale (comme, par exemple, faire l’ablution avec de l’eau tiède quand elle est trop froide, alors que l’on sait qu’il est préférable de faire l’ablution avec de l’eau froide, au moins selon certains avis). Contrairement à ce que l’on peut croire et dire, un peu trop aisément, il n’est pas nécessaire d’avoir recours à quelque ruse que ce soit pour y recourir, puisqu’elle fait partie des possibilités qui sont à l’appréciation libre de tout un chacun. C’est précisément la recherche de l’excellence (ihsân) qui impose au murîd de ne pas utiliser une possibilité qui, sous ce rapport, reflèterait une faiblesse dans son aspiration et constituerait un défaut dans sa pratique ; le murîd est donc censé toujours choisir la solution la plus haute et le plus parfaite pour se l’appliquer à lui-même. L’idée même que la Loi extérieure soit à ce point rigoureuse qu’un murîd, par définition engagé dans la Voie de l’Ihsân, ait à ruser pour y rechercher une facilité peut même sembler un peu curieuse en elle-même et assez étrangère à l’esprit de cette règle de adab, pourtant assez simple à comprendre si on la considère, comme c’est habituellement le cas, sous le rapport que :  » Les bonnes actions des Pieux (hassanât el-Abrâr) sont les mauvaises actions des Rapprochés (sayy’ât el-Mouqarrabîn) », ce qui est possible pour le commun étant un défaut pour ceux qui pratiquent une voie d’excellence.

Cette notion n’est pas à confondre avec celle de la hilâ, terme que l’on pourrait peut être rendre en français assez valablement par « ruse légale », et qui consiste, le plus souvent, parce qu’il s’agit de sortir d’une situation difficile, à être contraint de chercher une solution adéquate par tous les moyens légaux possibles.

Ceci étant dit, on pourrait réfléchir à la manière d’appliquer la règle énoncée ici par l’auteur dans des conditions de temps et de lieu où même la mise en œuvre des pratiques minimales est souvent difficile : l’ihsan ne consiste-t-il pas, alors, à profiter des rukhaç ‘pl. de rukhçah) en ne cherchant pas à mettre en œuvre ce qui, tout en étant théoriquement préférable, risquerait de mettre en cause une pratique qui s’avère déjà minimale ? Ne doit-on pas, alors, véritablement user de ruse pour chercher à maintenir au mieux cette pratique, en évitant un zèle qui pourrait s’avérer finalement insupportable ?

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14 – Cacher autant que possible les états spirituels qui sont entre soi et Allah jusqu’à ce que l’on soit fixé dans la station spirituelle de « l’attention-dirigée-vers-Allah-Seul » au lieu de qui que ce soit de Sa création.

On peut également voir cette règle de adab sous l’angle du tawhîd, comme tout rapport qui implique un « autre », c’est-à-dire une altérité. On verra plus loin que le fait de faire état de ses acquis spirituels, en dehors de son Cheikh, produit en réalité une dispersion des effets obtenus par le travail initiatique.

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15 – S’entraînerà supporter les difficultés dans la Voie et ne pas en sortir vers une autre quand l’attaquent les maladies, les peines, la pauvreté et les épreuves successives … Il ne doit jamais chercher d’excuses en cas de misère et de nécessité.

Souvent, les gens rejettent le murîd lorsqu’il adhère à la Voie. Pis encore, ils l’accusent injustement. Le diable vient alors lui dire : « Tu n’avais pas besoin de cette Voie ! Pendant combien d’années étais-tu à l’abri des gens qui ne parlaient de toi qu’en bien et ne commettaient pas de péchés à cause de toi ! » Ce murîd annule alors son pacte et renonce à la Voie*. Il est dans la perplexité et n’est plus bon ni pour la Voie ni pour autre chose. Que le murîd persiste donc dans la Voie, qu’il ne s’éloigne point de la vérité à cause des épreuves, car cela provient de Satan. Et Allah est plus Savant

Charani énonce, une fois encore, un exemple de situation pour laquelle il précise qu’elle implique une rupture du pacte initiatique.

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16 – Il lui incombe, s’il a un Cheikh, de le suivre pas à pas et d’essayer de faire en sorte que sa cellule d’isolement soit en face de la porte du Cheikh afin que son regard tombe sur lui chaque fois qu’il sort ; ceci constituera un critère de sa félicité. Il se pourra qu’un regard parmi d’autres le transforme en or pur, lui permettant de s’affranchir des efforts spirituels, ainsi qu’il est arrivé à Sidi Youssouf Ajamî qui sortit un jour de la cellule et que, ne trouvant aucun des fuqarâ sur lequel il aurait pu poser le regard, il regarda un chien qui était à la porte de la mosquée. Tous les chiens se mirent à le suivre en Egypte, marchant avec lui où il allait et s’arrêtant où il s’arrêtait. Les gens firent vœu d’égorger des vaches et d’autres animaux pour le chien. Le Cheikh envoya quelqu’un dire au chien :  » Ça suffit ! « , si bien que les chiens se dispersèrent sur le champ. Il dit :  » Si un tel regard s’était posé sur un être humain, il serait devenu un Imâm respecté, que l’on prend pour exemple. « 

Les Maîtres disent que le murîd ne doit pas voyager avant d’être accepté par la Voie, car le voyage est pour lui poison mortel.

L’Imâm el-Qushayrî (.) disait : « Si Allah veut du bien à un murîd, Il l’établit dans l’endroit dans lequel il a demandé la Voie. Lorsqu’Il lui veut du mal, Il le renvoie à la situation dans laquelle il était avant sa repentance (tawbah) et le détourne de Lui en le préoccupant avec les choses d’ici bas. »

Il disait aussi : « Le bien tout entier consiste à fréquenter assidûment le Cheikh». Si Allah décrète le mal à quelqu’un, il l’éparpillera dans d’étranges contrées avant d’être solidement établi dans les affaires de son Seigneur. Quant à ses voyages, le summum qu’il pourra atteindre est un voile qu’il obtiendra sans respecter les règles de convenances spirituelles exigées, même s’il y rencontre les Maîtres. De tels gens ne sont pas sollicités pour suivre les règles de la Voie car Allah -qu’Il soit Exalté- n’a pas décrété de l’élever aux degrés des Hommes véritables. S’Il l’avait voulu Il l’aurait lié, en effet, au service d’un Maître à qui il aura prêté allégeance, lui devant obéissance dans les moments difficiles comme dans les moments agréables. Et Allah est plus Savant.

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17 – Résister à ses pensées, soigner ses qualités spirituelles et comportementales (akhlâq), effacer l’insouciance de son cœur par l’application constante au dhikr.

J’ai entendu Alî Murçafî dire :  » Les Maîtres ont été impuissants et n’ont trouvé de remède plus rapide à faire briller son cœur que la continuité dans l’incantation d’Allah . Le statut de l’incantateur est le même que celui qui fait briller du cuivre oxydé avec des petits cailloux et le statut de celui qui ne pratique pas le dhikr d’entre les autres œuvres d’adoration est comme celui qui fait briller le cuivre avec du savon car même s’il fait des efforts pour le faire briller avec du savon, cela nécessite beaucoup de temps.

L’imâm Charani développe ici une première fois une notion qu’il avait abordée lors de l’exposé des règles relatives au dhikr.

Celui qui a déjà mis en œuvre cette technique sait qu’il ne sert à rien d’utiliser un grain de polissage trop fin avant d’en avoir utilisé un plus gros, qui sert, précisément à éliminer les irrégularités qui ne pourront pas l’être par la suite (ou beaucoup plus difficilement) et qui empêcheront d’obtenir un effet de surface final satisfaisant. On utilise ainsi des grains de plus en plus fins jusqu’à des pâtes, puis des poudres, que l’on mélange à de l’eau afin de faciliter leur usage. L’éclat final, et donc l’effet de miroir, est obtenu par l’usage d’un ou de plusieurs tissus, selon une progression identique.

Il existe, de même, certaines progressions dans la suite des adhkâr qui peuvent être mis en pratique par l’initié. Leur usage dépend étroitement du degré de pureté qu’a atteint celui-ci. Or le résultat du polissage dépend directement lui-même du respect de la succession des différents degrés de finesse des matériaux utilisés et, de même que l’éclat final ne peut être obtenu aussi rapidement si l’on a utilisé un grain plus fin avant un autre plus grossier, ou si l’on a sauté une phase dans la succession des matériaux d’affinage de la surface, on peut comprendre qu’il puisse être également inutile de chercher à mettre en usage des formes de dhikr trop élevées tant que l’usage de formes plus universelles n’est pas acquis et qu’il n’a pas donné tout son effet sur le cœur.

Le murîd, au début de la Voie, peut avoir tendance à « passer les étapes » sans comprendre la nécessité, d’abord, de les mettre en œuvre et, ensuite, de respecter leur succession.

*

18 – Si l’on est résidant dans une « loge » (zawyah) ou dans un marché (sûq), avoir pour priorité de supporter et de pardonner avec bonne âme à toute personne qui vient à lui avec quelque chose de défendu et d’accueillir toute personne se présentant à lui, parmi les gens de la zawyah ou du marché, ou d’autres, avec contentement et soumission.

Il s’agit de faire aumône de toute velléité individuelle

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19 – Il incombe au murîd, lorsqu’il ne trouve pas dans son pays quelqu’un, parmi les Maîtres, avec lequel il pourrait s’éduquer, d’émigrer de son pays vers quelqu’un de connu pour guider les muridîn du temps présent, y aurait-il à faire jusqu’à lui un voyage d’une année ou plus.

Cette remarque est donc conforme à la règle extérieure qui justifie l’émigration et la rend nécessaire quand il s’agit de rechercher la science.

Prendre un autre Maître qui vous éduque à un état supérieur que celui auquel vous a amené le premier Maître fait partie des obligations lorsque ce dernier vient à mourir. La Voie, en effet, n’est pas limitée à un lieu.

Ainsi, lorsque mourut Cheikh Mohammad Sarawî, Maître de mon Maître, le Cheikh Mohammed Shannâwî (auquel son Cheikh avait précédemment donné l’autorisation de guider spirituellement les disciples et de leur transmettre le rattachement), s’étant trouvé avec Ali Murçafî, lui demanda le rattachement. Sidi Ali lui dit alors : « Tu es, grâce à Allah, parvenu au degré des Hommes spirituels véritables et n’as nul besoin de rattachement ! » Il répondit : « Je ne veux pas rester un seul instant sans Instructeur spirituel (Ustâdh) bien que je fasse partie de ceux qui se sont initiés auprès de lui et à qui il a permis de diriger les autres.» Puis il me dit : « O mon fils, initie-toi auprès du Maître de ton Maître afin que nous fassions partie des disciples de ‘Alî », ce que je fis.

Mais cette manière de faire n’a pas lieu d’être en général, en dehors des gens parfaitement sincères dans la Voie. Pour ceux qui ne le sont pas, leur âme ne leur permet pas, après l’autorisation de leur Maître, de s’initier auprès de quelqu’un d’autre, ce qui est l’un des plus grands signes de défection et des indices majeurs montrant que leur Maître les a trompés dans l’autorisation. Le faqîr dont l’autorisation est valide, n’ayant plus d’ego, ne le suivra plus. Se servant de l’autorisation avec bienveillance, il éduquera les gens et les dirigera, se considérant lui-même inférieur à eux, tout en obtenant l’agrément d’Allah. »

La situation est donc la suivante : le Cheikh de l’imâm Charani s’appelle Cheikh Shannawî (notion implicite et supposée connue, dans le récit). Il a reçu du vivant de son propre Cheikh, qui était le Cheikh Sarawî, une autorisation (idhn) à donner le rattachement et à exercer un irchâd dans la Voie. Il aurait donc pu s’établir régulièrement comme Cheikh à la mort de son propre Cheikh (et même de son vivant, sous certaines conditions) et exercer de manière indépendante les fonctions dont il disposait de l’autorisation sans se rattacher à qui que ce soit. Il décide néanmoins de se rattacher au Cheikh Ali Murçafî, qui accepte en lui demandant d’expliquer sa décision. Le Cheikh Shannawî, lui ayant fait comprendre qu’il désirait ainsi rester dans une position extérieurement conforme aux usages, demanda à son propre disciple, l’imâm Charani, de se rattacher également au Cheikh Ali Murçafi (qu’il appelle alors « le Cheikh de ton Cheikh »), dans le but d’être ensemble les disciples du même Cheikh.

L’imam Charani fait remarquer que cette pratique n’est pas justifiée en dehors de personnes dont le rattachement extérieur à un Cheikh différent de leur Cheikh mort n’affecte pas le lien intérieur initial.

Ceux qui n’ont pas cette garantie, assurée par une parfaite sincérité, risquent en effet de voir leur âme affectée par l’apparente duplicité liée au rattachement extérieur à un Cheikh différent, même s’ils disposent d’une autorisation de leur Cheikh initial.

Charani établit une distinction qui semble se baser sur le caractère réalisé ou non-réalisé du faqîr qui a reçu une autorisation (idhn), pour dire que celle-ci est considérée comme valide quand celui qui la met en œuvre, après l’avoir reçue régulièrement du vivant de son Cheikh, est capable de ne pas suivre sa nafs (ego), se mettant avec humilité au service des membres de la Tarîqah.

*

20 – Il lui incombe, lorsqu’il fait un voyage pour prendre la Voie d’un Cheikh et que celui-ci l’accueille sèchement et avec un visage renfrogné, de patienter et de ne pas le presser mais au contraire de s’asseoir, l’âme tranquille, à sa porte jusqu’à ce que son Cheikh soit bienveillant envers lui. La sécheresse en question dût-elle durer une année ou plus, il n’en démordra pas, car la Voie est chère aux yeux de ceux qui en font partie et il n’est pas permis à ceux-ci de permettre quelque allègement que ce soit à quiconque de ceux qui viennent chez eux. Les Maîtres doivent le soumettre à l’épreuve pendant plus d’un an avant de leur donner * ; ils disent à ce propos :  » Un murîd que son Cheikh n’a pas éprouvé avant la prise d’initiation ne réussira pas en fin de compte car il sera entré dans la Voie sans aucun adab et sans l’honorer. Celle-ci le rejettera, même longtemps après, à la différence de celui qui sera entré avec vénération et avec un amour intense. Il est dit dans le Coran : « O vous qui croyez ! Quand viennent à vous des Croyantes émigrées, soumettez-les à examen ! Allah connaît [seul] très bien leur foi [1]». Il en va de même pour le murîd qui émigre pour demander la Voie car tous les deux [le murîd et les « croyantes émigrées », citées dans ce verset] ont en commun la quête de la guidance.**

[1] Le Coran, traduction R. Blachère, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, Sourate 60, 10

*On est loin de l’attitude fébrile et pressante, ne provenant pas toujours des disciples, observée ici ou là et décrite dans « La Tarîqah n’est pas … »

** On pourrait être étonné de voir appliquer indifféremment aux hommes et aux femmes un verset qui concerne uniquement les croyantes, mais certains Maîtres comparent le statut du disciple entre les mains de son Maître à celui de femme entre celles de son époux.

Notre Maître, le Cheikh Mohammed Shannâwî Ahmadî nous a appris que lorsqu’il cherchait la Voie, il avait voyagé du pays de l’ouest vers la Perse pour prendre la Voie de Cheikh Abu Hamâyal. Ce dernier ne s’adressa pas à lui et ne se montra pas enjoué. Mais lorsque le Maître prit conscience de son fort engouement, il l’approcha et lui dit : « O Mohammad, je veux le bien pour toi et pour les autres ; mais je voulais ainsi te mettre à l’épreuve afin que tu entres dans la Voie en la glorifiant, elle et ceux qui en font partie ! »

Notre Maître [Cheikh Mohammed Shannâwî Ahmadî] disait : « Par Allah, même si le Cheikh avait accru sa sévérité d’année en année, je me serais armé de patience et n’aurais pas quitté sa porte. »

*

21 – Il lui incombe de ne pas tourner son cœur, quand il entre dans la Voie, vers quelque chose qui est « sorti de lui » (qu’il a dépensé) parmi les choses du bas-monde ; il doit au contraire empaqueter le bas-monde tout entier pour le jeter dans la « Mer-du-désespoir » afin que, pour lui, l’or et le sable soient d’égale valeur.

Abû al-Qasîm al-Qushayrî -Allah lui fasse miséricorde- a dit : « Le murîd dont le cœur a toujours un penchant pour les vices et les passions de ce bas-monde, ne portera le nom d’aspirant qu’au sens figuré. » Il n’est pas digne du murîd de pourchasser de sa tête les tentations pour y retourner ensuite ni de s’attacher à l’argent, à une habitation ou encore à une fonction quelconque. Mais il incombe au murîd de mettre l’existence [apparente] de ce bas-monde et sa vanité [essentielle] sur un même pied d’égalité pour n’agacer personne, ne serait-ce qu’un Zoroastrien.

Ceci s’illustre par le fait que les dons d’Allah -qu’Il soit Exalté-, destinés à Son serviteur, ne sont connus par lui que lorsque, par exemple, il les mange, les boit ou s’en revêt. Il ne connaît rien de cela avant qu’ils ne lui soient attribués. Même s’il sait qu’il s’agit de son bien propre, il ne devra pas le disputer avec qui que ce soit, car nul ne peut le lui soustraire, ne serait-ce qu’une bouchée. La dispute qui concerne ce bas-monde provient de l’avidité, celui qui est avide tenant à tout posséder en en privant les autres, ce qui n’est pas digne des murîdîn. Cette avidité se produit chez les gens de la dunyah, qui, tel l’aveugle qui percute les murs, en saisit tous les objets perceptibles. Quiconque est dans cet état n’est pas digne de la Voie. Méfie-toi mon frère, si tu aspires à faire partie des Initiés, des choses de ce bas-monde qui te détourneraient d’Allah. Qu’Allah te guide !

*

22 – Il lui incombe, autant que possible, de baisser son regard quand il voit de belles formes, car le regard qu’il porte sur elles est comme un poison qui l’atteint en son cœur et qui le tue. Si son regard est accompagné de désir, c’est comme du poison qui touche et nuit au corps de l’homme en un clin d’œil !

Fath Muçûlî (.) disait :  » J’ai accompagné trente Maîtres que l’on comptait parmi les Abdâl et qui tous m’ont conseillé, quand je me séparais d’eux, de craindre la relation avec les éphèbes (jeunes garçons : ahdâth) « . El-Qushayrî (.) évoquait « … parmi les muridîn, celui qui s’élève à une situation de débauche tout en montrant que ceci est la porte de l’amour des âmes et non pas de celle des corps ». On lui répondit alors : « Ceci n’est qu’une machination des âmes et de Satan, ce dernier faisant croire à l’un d’entre eux que cela n’est pas nuisible et que toute beauté dans l’existence découle de la Beauté d’Allah –Exalté soit-Il. » Nous lui disons : « Celui dont tu prétends contempler la Beauté est Lui-même Celui qui a interdit d’admirer la beauté [des éphèbes]. »

On interrogea le Cheikh Ali Mawâzînî le shadhilite, au sujet du regard porté sur les éphèbes, pour savoir si cela est permis à celui qui progresse dans un chemin initiatique ; il répondit :  » Tant que subsiste chez l’homme la différenciation entre la forme belle et celle qui n’est pas belle, c’est qu’il est alors dans une phase de suppression de la nature et de la passion et il ne lui est pas permis de regarder les jolies formes qui lui sont dûment interdites. Mais s’il admire la beauté du scarabée et de la grenouille de la même manière qu’il admire la beauté des plus belles formes humaines, alors il ne lui est pas interdit de voir ce qui a été énoncé*. Car, à ce moment, il s’élève au dessus de toute distinction, devenant absorbé par le Créateur et non par le créé. Ceci est une qualité rare pour les disciples de notre époque et la prudence doit être de rigueur. »

*On peut éventuellement dire qu’il s’agit de la distinction entre apprécier beauté de différentes choses (mode analytique, dans lequel subsiste encore l’appréciation quantitative) et la beauté en toute chose (mode synthétique, dans lequel c’est uniquement la qualité qui est appréciée).

J’ai entendu Sidi Mohammed Shannâwî dire :  » Le murîd ne doit pas s’asseoir avec le jeune éphèbe imberbe ni rester seul avec lui dans la cellule de retraite, autant que faire ce peut. » L’homme raisonnable devra se garder autant que possible de fréquenter les éphèbes sauf dans un cercle de dhikr, une leçon donnée en présence du Cheikh ou en présence de frères vertueux par exemple, mais en baissant toutefois le regard. »

Il disait :  » Il nous est parvenu que les fuqarâ des temps passés ne connaissaient pas la longueur de la barbe des jeunes hommes que par ce que leur en apprenaient les gens.  » Ceci arriva à Sidî Muhammed ibn Annân avec Cheikh Mazân, qui disait :  » J’ai été au service du Cheikh environ dix ans et ma barbe s’allongea jusqu’à être complète sans qu’il s’en aperçoive avant que les gens ne l’en informent. A partir de ce moment il regarda mon visage. »

*

23 – Ne pas se satisfaire des récits des gens de la Voie que l’on raconte en lieu et place de ses stations spirituelles véritables au point d’en arriver à décrire des stations spirituelles comme s’il les avait réalisées. Cela fait partie des obstacles les plus grands qui interrompent la progression du murîd, car c’est de l’hypocrisie et de la traîtrise dans la Voie,

*

24 – Ne pas donner de leçon de science, exotérique ou ésotérique, tant que son Maître n’a pas constaté une part de sa pureté (ikhlâç) dans ces domaines.

D’autre part, ne pas faire de disciple, car chaque disciple qui s’avance pour donner une leçon, ou enseigner la Voie, avant que ne s’éteigne le feu de son humanité et qu’il n’ait reçu la permission de son Maître, se met en rupture par de tels actes ; il s’égare, et cause l’égarement d’autrui ; il est voilé des Vérités et les créatures ne profiteront pas de lui.*

*S’il en est ainsi de quelqu’un qui est en position régulière de disciple, qu’en est-il de celui qui enseigne sans aucune autorisation, et de ceux qui suivent son enseignement ? (cf. « La Tarîqah n’est pas … »)

*

25 – Appliquer autant que possible les règles de la Loi exotérique et suivre leurs formes apparentes, car l’élévation spirituelle toute entière réside dans le fait de suivre l’ordre donné par le Législateur*.

*Il s’agit d’une désignation du Prophète.

Sidi Ibrâhîm Mutawalî ne s’est jamais rendu à un festin chez un dirigeant sans l’un de ses partisans ; il disait : « Revenez, ne périssez pas comme moi. J’ai connu un groupe de Maîtres qui s’abstenaient de manger des mets des téméraires qui reçoivent les impôts illégaux. » On désapprouvait le fait de manger de ceci, notamment Sidi le Cheikh ‘Alî Marsafî –qu’Allah soit satisfait de lui- qui envoyait quelqu’un pour dissuader tout faqîr de manger chez un prince. La Voie et ses partisans avaient un caractère sacré à son époque. Lorsqu’il mourut, le lien de la Voie s’est défait, ses préceptes se sont sapés au Caire et tout autour. C’est ainsi que certains Maîtres et des hommes apparentés à la science se sont mis à s’asseoir autour des tables des injustes, des percepteurs des impôts (el-makkassîn), des voyants, des chefs tribaux et de leurs auxiliaires.

Charani revient sur l’importance du caractère licite de l’alimentation, déjà abordée dans l’introduction.

*

26 – Faire continuellement des efforts personnels pour délaisser les passions, car les Maîtres ont dit :  » Qui suit ses passions perd sa pureté. » Allah (.) révéla à David -que la bénédiction et le salut d’Allah soient sur lui :  » O David, prends garde d’avertir ton peuple de ne pas assouvir les passions car les cœurs de ceux qui suivent leurs passions sont voilés par rapport à Moi, (de leur point de vue) « , à moins que l’homme ne déploie lui-même un effort extrême et qu’alors il se puisse qu’Allah (el-Haqq) le gratifie d’un dévoilement, bien qu’il assouvisse ses passions, en tant que récompense avancée de ce qui lui revient dans la Demeure ultime et sans que cela amoindrisse en quoi que ce soit les grâces qui lui reviennent dans l’Au-delà, comme une aumône du Vrai -qu’Il soit Exalté- envers Son serviteur ; à tel point que l’on a considéré que le fait de s’adonner à ce bas-monde, une fois la perfection atteinte, était l’un des aspects de la débauche des Connaisseurs, car cela constituait un égarement pour leurs disciples dont ils supporteraient le poids des péchés. Et Allah est plus Savant.

De plus, il ne bénéficiera pas en cela de l’aide d’Allah du fait de sa non-observance de la Loi divine authentique ; car Allah -Exalté soit-Il-, n’assure l’aide qu’à celui qui observe l’ordre religieux rapporté par les prophètes.

*

27 – Préserver le pacte passé avec Allah * à constamment se repentir de tous ses péchés, car la rupture d’un pacte fait partie des plus grands péchés.

*Conformément à l’adage bien connu : « el-‘ahd, ‘ahdu-Llah », que l’on pourrait traduire par : « le pacte est la pacte d’Allah », dans le sens qu’il n’y a de pacte qu’avec Allah, les autres pactes qui pourront être effectués ultérieurement (en mode logique ou temporel) dans la Voie ne sont que des renouvellements de ce pacte premier, conçu à la fois comme la correspondance initiatique personnelle du Pacte primordial d’Allah avec les créatures et comme celui que tout murîd se doit d’établir avec son Seigneur au début de la Voie de manière nécessairement prioritaire. Cet aspect des choses est-il pris en compte dans la plupart des pactes pris hâtivement de nos jours ?

L’imâm Abû al-Qâsim Qushayrî – qu’Allah lui fasse miséricorde-, a dit : « Il ne convient pas au murîd de s’engager vis-à-vis à Allah –Exalté soit-Il- d’accomplir un acte qu’Il ne lui a pas imposé, car il y a dans les actes défendus de la loi exotérique de quoi suffire à cela. « 

L’ihsân ne consiste pas, en effet, à faire ce qui n’est pas exigé, mais à faire bien ce qui l’est.

De plus, il ne bénéficiera pas en cela de l’aide d’Allah du fait de sa non-observance de la Loi divine authentique ; car Allah –Exalté soit-Il-, n’assure l’aide qu’à celui qui observe l’ordre religieux rapporté par les prophètes. Il est dit dans le saint Coran : « Nous lui avons mis, dans les cœurs de ceux qui le suivent, mansuétude et pitié ». Tout le bien est dans l’observance (ittiba’) et le mal est dans l’innovation blâmable (ibtida’).

*

28 – Il lui incombe de limiter son espoir en l’avenir, afin d’être dans l’effort des actes d’adoration, et éloigné des actes d’impiété, car celui qui possède de longs espoirs remet à demain les œuvres de piété, et tombe dans l’impiété. Son âme lui dit :  » Tu te repentiras en Allah Très-haut lorsque le moment de ta mort sera proche, pour tous tes péchés passés. Tu seras ainsi comme celui qui n’a jamais péché, car « celui qui se repent d’un péché est comme celui qui n’a pas péché » !… » Or cette manière de faire est l’une des plus grandes traîtrises de l’âme et ceux qui sont tombés dans son piège sont excessivement nombreux !

Les Maîtres disent à ce propos : « En vérité le faqîr est le « fils de son moment » : il ne regarde pas dans son passé ni dans l’avenir, car le regard qu’il y porterait serait une perte de temps ».

On a dit, aussi : « Celui qui ajourne son travail, perd sa vie, la vie ici-bas et l’Au-delà. Allah est Celui-pardonne-par-excellence ».

*

29 – Ne pas faire attention au salaire d’une fonction, à la dépense d’un bien ou au loyer d’une maison ; on ne devra pas lier sa pensée à quoi que ce soit de cela. On devra, dans la Voie, livrer un combat à son âme individuelle, jusqu’à arriver à ne prêter attention à rien d’autre à la place d’Allah*. Celui qui ne discipline pas son âme ainsi, n’arrivera à rien dans la Voie. Car s’il veut s’élever, il ne peut se tourner vers ce qui s’y oppose. »

*Cette remarque peut donc être comprise, non pas comme une affirmation doctrinale, mais comme une expression méthodique du Tawhîd (sous le rapport de la méthode de concentration ou d’unification de l’être) qui consiste à ne rien associer à Allah dans son Travail initiatique.

J’ai entendu dire Sidi Ali Marçafî (.) :  » Celui qui fréquente les fuqarâ de la zawyah puis qui porte un intérêt à quelque chose de ce bas-monde, s’interrompt dans sa progression spirituelle. Troublant ainsi les fuqarâ faibles de la zawyah, il assumera le poids de sa faute (wizr) et devra donc sortir de la zawyah car les biens de main-morte (waqf) ainsi que les présents qui y sont offerts sont fondamentalement pour ceux qui avaient répudié ce bas-monde et qui s’occupent d’adorer Allah. C’est pour l’amour d’Allah que les gens arrêtent des biens ou font des présents, afin que le disciple ne se préoccupe pas d’autre chose que de ce qui le concerne*. Le disciple qui consomme ces denrées sans s’être occupé d’Allah aura mangé quelque chose d’illicite selon la condition même du donateur (wâqif). Si ce dernier l’avait vu se préoccuper en dehors d’Allah, il n’aurait rien donné et lui aurait dit : « Sors et pratique une profession à l’instar des autres. »

*Même remarque que précédemment sur le Tawhîd en tant que méthode initiatique.

*

30 – Il incombe au murîd de ne pas accepter de legs pieux (waqf) de la part d’une femme, ni de celle d’un vieillard d’un âge très avancé qui fait partie des personnalités du monde professionnel (artisans, compagnons), lui aurait-il été offert sans qu’il l’ait demandé, car c’est une condition de la Voie que l’on y entre valablement qu’avec une aspiration noble. Or celui qui se satisfait d’avoir la faveur d’une femme ou d’un impotent, en guise de revenu, est d’une ardeur vile, son niveau est inférieur à celui de cette femme, ou de cet impotent, et c’est éloigné de la Voie.

Dans « El-akhâq el-matbuliyhah », qui décrit les qualités spirituelles de son Cheikh Sidi Al-Matbulî, Charanî consacre de nombreuses pages à cette question.

J’ai entendu Sidi Ali el-Marçafî (.) dire :  » Quand vous voyez un murîd réciter du Coran sur les tombes, prendre de l’argent en contrepartie des femmes, désintéressez-vous de lui. Celui qui cherche des facilités dans la shari’ah sans nécessité est l’un des fils du bas-monde. Ces derniers ne réussiront pas dans l’Ultime demeure !  » Il disait :  » Le Cheikh ne doit pas prendre avec lui de pacte, ni lui transmettre de dhikr car en faisant cela il se jouerait de la Voie. »

Qushayrî –qu’Allah soit Satisfait de lui- disait : « Les recommandations des Maîtres se sont multipliées de tous les côtés envers leur murîd afin de ne pas prendre de don pieux de la part des femmes, car cela relève bien de vices évidents. Un de ces vices, qui est le moindre, est que le disciple tende naturellement vers celui qui lui offre des présents. Son cœur se perdra complètement et Allah est Celui-qui-pardonne-par-excellence (el-Ghafûr) et le Très-Miséricordieux. »

*

31 – Il s’éloignera des assemblées des gens qui sont distraits d’Allah, à cause de sa propre faiblesse et de leur grande distraction vis-à-vis d’Allah ainsi que de leur préoccupation des choses mondaines (comme les repas, les vêtements, les mariages,…) sous peine de tomber, à cause d’eux, sous le sceau de l’amour des liens mondains, alors que le Travail du murîd consiste à effacer ces liens. S’il estime que les gens en question vont profiter de la présence du faqîr (pour justifier sa présence parmi eux), c’est une faute de sa part de penser ainsi : « et n’obéis pas à celui dont nous avons rendu le cœur indifférent à Notre souvenir, qui se conforme à ses passions et adopte un comportement laxiste ».

Nous n’avons jamais vu un disciple fréquenter les gens du monde sans que son cœur ne meure, et que ne disparaisse son désir pour les assemblées de dhikr, de bien et de la veille en prière.

*

32 – Il ne recherchera pas à avoir un statut privilégié par rapport à ses frères (en pain ou miel par exemple) lorsqu’il se trouve vivre dans le voisinage du Maître. S’il est possible au naqib* de lui donner une part en plus, à l’insu de ses frères, l’usage correct veut qu’il la refuse, afin de ne pas se différencier de ses frères et que l’honneur du Vrai -Très Elevé soit-Il- le pénètre.

*Désigne celui qui représente le Cheikh pour certaines fonctions. Les dénominations peuvent varier suivant les époques et les turûq.

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33 – Eviter de faire quelque chose qui fasse mourir son cœur, comme l’abondance des propos futiles ou l’insouciance, toutes choses connues pour leur aptitude à faire mourir le cœur. La pratique du faqîr est en effet d’œuvrer à vivifier son cœur, en s’éloignant de tout ce qui le distrait d’Allah, Exalté soit-il.

Le cœur de l’homme est comme celui de la meule qui gâte l’ensemble quand il est corrompu ou qui rend impossible son usage lorsqu’il se dédouble.*

* C’est à dire lorsqu’elle est excentrée. Magnifique exemple qui rend bien la nécessité méthodique du Tawhîd dans la Voie.

J’ai établi pour les fuqarâ dans la zawyah qu’ils disent chaque jour avant la prière du çubh quarante fois : O Vivant, ô Subsistant, il n’est de dieu que Toi . « 

Il nous est parvenu que Abou Mohammed Kattânî (un des Maîtres de la Voie) vit le Prophète (.) en songe et lui dit :  » Envoyé d’Allah, demande pour moi que mon cœur ne meure pas » ; il répondit :  » Aboû Muhammed, dis chaque jour 40 fois : « O Vivant, ô Subsistant, il n’est de dieu que Toi », cela vivifiera ton cœur. »

*

34 – Il incombe au murîd, lorsqu’il a ouvert seul la séance de dhikr, de ne pas s’arrêter avant d’avoir atteint la perte de conscience (ghaybah)* envers toutes les créatures, car le dhikr a été institué pour [obtenir] la présence avec Allah. Tant que le murîd témoigne de l’existence aux choses créées, il n’entre pas en la Présence du Vrai. Puis, lorsqu’il entre dans la Présence et que son cœur est avec Allah, alors il se tait car la mention [virtuelle] de la langue n’a plus de sens comparée à la mention [effective] du Vrai. Bien au contraire, lorsque celui qui est dans la Présence veut faire le dhikr d’Allah avec sa langue, il ne peut rien prononcer car c’est une Présence faite de respect (haybah) et de majesté (jalâl), d’étonnement et de mutisme.

*Aussi appelée nawmah dans certains textes (cf. Conseil du Cheikh libyen Abd es-Salâm el-Asmar).

Charanî exprime ici un effet du passage de la distance à la proximité, de l’absence à la présence, du virtuel à l’effectif.

Sache que le murîd ne doit pas interrompre la séance de dhikr avant d’avoir atteint la perte de conscience de toutes les créatures. Celui qui s’arrête avant cette perte de conscience est comme s’il n’avait pas fait le dhikr d’Allah sous le rapport que le fruit dont il s’agit est l’élévation spirituelle effective, même s’il lui est inscrit pour cela des bonnes actions.

Quelle est le critère qui décide de l’arrêt du dhikr (que j’appelle « libre ») lorsqu’il est pratiqué seul ? S’agit-il d’un critère extérieur, comme un nombre particulier de fois que tel ou tel dhikr a été prononcé, à l’instar de ce qui peut être effectivement le cas pour des awrâd particuliers et dans lequel le respect du nombre fixé est primordial ?

L’auteur revient sur une distinction importante déjà abordée, notamment dans l’Introduction, qui concerne les résultats à rechercher activement, directement et présentement dans le dhikr et, finalement, le but recherché dans la Voie. Ce But n’est pas celui que recherchent ceux qui recherchent uniquement les hassanât en vue du Paradis, comme on l’a clairement vu, dans une perspective qui n’est ainsi qu’exotérique. Il est la recherche d’un « rapprochement » réel, un goût direct, qui est une réalisation effective de la Présence divine en soi, en dehors de l’obtention de laquelle le travail initiatique (principalement le dhikr) est sans intérêt véritable, puisqu’il ne donne alors pas autre chose que ce qu’il donne à l’ensemble des musulmans.

Ce genre d’exemple et de considérations montre d’ailleurs que les résultats escomptés ne dépendent pas uniquement de ce qui est pratiqué, car le dhikr peut l’être par tous les musulmans sans distinction, mais aussi des moyens (barakah, idhn) qui sont mis en œuvre pour le faire ainsi que le niveau d’exigence qui est à développer ; sans compter ce qui revient à la qualification, car une terre ne peut produire que ce qu’elle a en elle-même. (Cf. sur les conditions de l’initiation, René Guénon, Aperçus sur l’initiation).

Comme on le verra par la suite, in châ Allah, la règle, énoncée ici pour quelqu’un qui fait le dhikr seul, est identique dans le cas d’un dhikr collectif, à cette différence près que la décision en revient alors uniquement à celui qui le dirige.

Shiblî disait à ce propos :  » Qui fait le dhikr d’Allah véritablement (‘alâ-l-haqîqah) oublie toute chose à côté de lui. « 

El-Junayd disait :  » Qui constate l’existence des créatures, ne voit pas le Vrai. Qui contemple le Vrai, ne voit pas les créatures, sauf s’il fait partie des Etres de réalisation parfaite (el-Kummal). »

Il contemple alors le Vrai (el-Haqq) « dans » les créatures.

*

35 – Il doit ne pas s’exhiber en apportant une importance exagérée à son apparence vestimentaire, ou autre, sauf par nécessité, car celui qui regarde l’apparence rompt avec la progression initiatique (es-saïr).

Il est préférable que sa tunique longue ne descende pas sur les chevilles, qu’elle soit propre, modérément ample des manches, de couleur naturelle ou teint, totalement en vert, en bleu, en noir ou en d’autres couleurs semblables. Il n’aura pas de vêtement blanc, sauf le jour du Vendredi, surtout s’il s’occupe de lui-même ou d’un autre, à la maison et la zawyah, par exemple. Ceci parce que le murîd doit diminuer les liens avec ce bas-monde et avec ce qui porte vers lui, tel l’embellissement par les vêtements. Or le blanc nécessite d’être lavé continuellement au savon, ce qui nécessite de l’argent (darâhim) pour l’acheter, ce qui implique d’avoir un métier et une occupation, ou bien de faire l’aumône aux gens, de fait ou par la parole*. On mange au détriment de sa religion, ce qui est comme si on adorait Allah (.) en contrepartie de nourriture et d’habits, car si les gens n’avaient pas remarqué ces signes d’adoration pour Allah, ils n’auraient pas été généreux envers lui. Tout ceci interrompt la progression spirituelle et ouvre les portes de ce bas-monde.

*Ce genre de considérations, qui apparaît relativement désuet en des temps où le lavage d’une jellabah semble ne pas poser de problème à beaucoup de gens qui, au contraire, trouvent dans le fait de porter du blanc un signe d’excellence au quotidien, montre néanmoins les priorités qui pouvaient être données dans l’organisation de la vie dans la seconde moitié du 10° siècle. A quoi pourrait donc bien correspondre une telle disposition en 1432 de l’Hégire, où la technologie, établie comme un acquis inaliénable du genre humain (mais peut-être pas si inaliénable que cela …), règle et conditionne notre mode de vie ?

Il nous est parvenu de Shiblî qu’un vêtement lui ayant plu, il alla le brûler au four. On lui demanda :  » Pourquoi n’en as-tu pas fait aumône ?  » Il répondit :  » Ce qui a occupé mon cœur occupera de la même manière le cœur d’un autre que moi. « 

*

36 – Lorsqu’on entre en pacte de la Voie des Initiés, changer l’apparence de ses habits pour revêtir celle des habits que portent habituellement les fuqarâ*, qui sont ceux des paysans, des militaires ou des missionnaires.

*Pluriel de faqîr, pauvre, en rapport avec le verset coranique « Allah est Riche, et nous sommes ceux qui sont pauvres envers-Lui ». Dans l’usage du Taçawwuf, ce terme désigne donc celui qui, ayant fait vœu de réaliser effectivement cette pauvreté, s’est rattaché à une tarîqah. Dans le même registre, on utilise également le terme de murîd (lit. : celui qui désire, sous-entendu : connaître la Face d’Allah), utilisé dans le même sens.

Paradoxalement le fait de revêtir ainsi des habits réputés être ceux des fuqarâ a parfois aboutit à une sorte d’habitude qui tient plus à du folklore qu’à un véritable esprit de pauvreté : si  » l’habit ne fait pas le moine « , le vêtement rapiécé ne fait pas non plus toujours le faqîr !

La mesure exprimée par Charanî n’avait de sens que dans une société qui respectait encore les usages vestimentaires propres à telle ou telle catégorie. Qu’en reste-t-il de nos jours et comment revêtir un véritable habit de pauvreté ?

Les Maîtres ont dit :  » Il ne fait aucun doute que le murîd doive accomplir trois choses : changer de « couverture » (hallâs, c’est-à-dire : les vêtements), d’ « audience » (jallâs, c’est-à-dire : ceux qui le détournent d’Allah), et les souffles (anfâs)*, faisant attention à ne pas perdre un seul souffle sans accomplir un acte d’adoration. Dans une autre version : « … et le « in’ibâs », qui consiste à renfrogner le visage à quiconque veut l’occuper en dehors de son Seigneur jusqu’à ce que les gens fuient sa fréquentation. »

*Qushayrî cite ces vers dans sa Risâlah (chapitre sur le dhikr) :

« Le dhikr est la porte la plus immense (adh-dhikr a’dhathamu bâb) par laquelle tu entres chez Allah (anta dâkhilu-hu li-Llah)

Fais en sorte que les souffles (fa-j’al la-hu el-anfâs) en soient les gardiens ! (hirâsan

On sait que le contrôle du souffle peut constituer un aspect méthodique important, dans la naqchbandiyah notamment.

Les Initiés incitaient ainsi le murîd à leur ressembler dans les prescriptions extérieures afin qu’il accède à leurs prescriptions ésotériques*. Certains savants dirent : « La virilité spirituelle (murû’ah) consiste à suivre ses semblables, selon leurs conditions de temps et d’espace** ».

*La progression spirituelle effective se fait de l’extérieur vers l’intérieur et de bas en haut, **d’une manière qui soit néanmoins adaptée aux conditions du milieu dans lequel on vit.

Ils considéraient ce changement d’allure indigne, comme si un juge portait, par exemple, les habits et le turban de paysan. Comme le dit l’adage : « Mange tout ce que ton âme désire (de licite) et habille-toi comme les gens qui sont de la même catégorie que toi. » Et Allah est plus Savant.

*

37 – Il incombe au murîd d’être continuellement plein d’ardeur et de vivacité sans se laisser aller à la paresse à un moment quelconque. On devra, dans la mesure du possible, faire attention à ne pas faire les prières surérogatoires assis au lieu de les faire debout … ou d’atteindre une affaire alors qu’on est assis, ou de ne traîner vers une affaire jusqu’à (y parvenir) quand elle est proche de lui, ou que son Cheikh l’envoie pour une affaire au marché, par exemple, en lui disant :  » Vois s’il ne reste pas autre chose à faire de telle sorte que je n’aie à sortir qu’une seule fois !  » et ce genre de chose, d’une manière paresseuse, et non pas selon une crainte liée à l’épreuve que constitue de fait de sortir.

*

38 – Le murîd devra baisser continuellement les yeux à terre lorsqu’il est assis ou en marchant et ne pas tourner la tête à droite et à gauche : il n’aura pas de regard inutile. S’il laisse le tabalsân * toujours sur son visage, de manière à voir seulement l’emplacement de ses pas, ce sera pour lui d’une plus grande aide.

*Sorte de grand voile en forme de capuche.

Le comportement adéquat (adab) du disciple consiste à ne pas lever la tête face au visage de son Cheikh : il gardera la tête baissée et surveillera son âme en adoptant une attitude convenable, emprunte de pudeur.

Le Cheikh Muhyddîn ibn Arabî raconte que personne ne pouvait poser son regard sur le Cheikh Abu Y´azâ Maghrebî sans qu’il ne devienne aveugle sur le champ ; il disait que le Cheikh Abu Madiân fut de ceux qui perdirent la vue en le regardant. Cet Abu Y´azâ en question était l’un des plus illustres Héritiers [mouhammédiens] -qu’Allah soit Satisfait de lui-. Lorsque Abû Madiân fut aveugle, le Cheikh Abû Ya’zâ lui ordonna d’essuyer ses yeux avec un bout de tissu de ses propres vêtements, ce que fit le Cheikh Abû Madiân et Allah lui rendit la vue.

El-Junayd disait : « J’ai tenu compagnie à Sirrî jusqu’à sa mort, mais je ne savais pas si sa barbe était blanche ou noire ! »

Le Cheikh Shihâb ed-Dîn, connu sous le nom de Mâzin el-Azharî, m’informa qu’il fut au service de Sidi Muhammed ibn Annân des années durant, sans voir son visage. De même pour le Cheikh qui ne connaissait la longueur de la barbe du Cheikh Mâzin que par ce que les gens lui en dirent, ainsi que nous l’avons vu ci-dessus. Et Allah est plus Savant.

*

39 – Il lui incombe de faire en sorte d’être passionnément absorbé par le dhikr d’Allah (.) tout au long de son temps. Il ne doit pas s’en départir pour autre chose, sauf s’il s’agit d’une préoccupation légale extérieure, car la Voie n’accepte pas d’être associée à autre chose : quiconque ne lui donne pas la totalité, elle ne lui donne rien ! Il doit n’avoir de cesse d’être éperdu de l’incantation du Nom d’Allah jusqu’à arriver à une Présence continuelle avec Allah. Il se passera alors du dhikr « par la langue » grâce au témoignage véridique du cœur. Mais il lui est ordonné de pratiquer le dhikr « par la langue » tant qu’il ne parvient pas à obtenir une concentration continuelle. Nous avons vu précédemment qu’il en est du pouvoir du dhikr à faire briller le cœur rouillé comme de celui des graviers que l’on utilise pour faire briller le cuivre oxydé et du pouvoir des œuvres d’adoration qui ne sont pas du dhikr comme de celui du savon pour le cuivre : combien celui qui l’utilise se fatigue et peine à le faire briller ! En résumé, tout ce que le murîd associe au dhikr ralentit sa progression et retarde son ouverture spirituelle en une proportion correspondante. Et Allah est plus Savant !

Charani réunit plusieurs notions déjà exposées : l’importance de ce que nous avons appelé le « Tawhîd comme méthode » (cf. 3, 10, 14, 29, 33), la suprématie du dhikr dans la Voie sur toutes les autres pratiques ainsi que la nécessité d’un aspect intensif.

*

40 – Il dirigera la prière ou fera l’appel si le moment est arrivé et que ses compagnons lui demandent, sans s’excuser par modestie, car la modestie est naturelle et non d’ordre légal (chari’ah).

*

41 -Laver les vêtements de ses frères quand ils sont sales après avoir demandé l’autorisation de son Cheikh (ainsi que nous le verrons au chapitre 3, in châ Allah).

*

42 – Réparer les luminaires, nettoyer les toilettes, préparer l’eau des ablutions pour lui-même et pour ses frères. Font partie des usages initiatiques corrects : l’utilisation du peigne, d’une paire de ciseaux, de la brosse-à-dents traditionnelle (miswâk), faire passer l’eau [lors de l’ablution rituelle] entre les doigts, entre les orteils et entre les poils de la barbe, l’usage de l’aiguille, d’un instrument pour se frotter le dos et la tête, se servir d’un tapis ou une serviette de toilette (qatîfah) pour essuyer ses membres après l’ablution, en priant dessus lorsqu’il n’y a pas d’endroit pur.

*

43 – Alléger le vêtement pour entrer aux toilettes et commencer par retrousser la manche gauche pour laver les parties intimes. Relever la manche droite pour d’autres choses, comme poser une nappe ou l’enlever et prendre une chose pure.

*

44 – Le murîd se montrera d’une grande vigilance à ce que l’apparition de sa réputation et la propagation de sa renommée dans son pays ne se produise pas, comme s’est répandue la réputation de son Maître par exemple. Celui qui cherche cela par son dhikr et ses adorations, subira une punition en guise de récompense : son dhikr s’éteindra et peu de gens profiteront de lui. Par contre, celui qui cherche la discrétion, apparaîtra [extérieurement] malgré lui, en guise de récompense, pour que les gens profitent de lui.

*

45 – Il préfèrera toujours ses compagnons à lui-même, pour tout ce qui appartient au domaine passionnel. Les Maîtres sur ce point sont tous d’accord : lorsque le disciple préfère pour autrui le bien, et endure la nuisance, il sera obligatoirement élevé au-dessus de tous ses compagnons dans ce monde-ci, ou dans l’Au-delà, ou dans les deux.

*

46 – S’éloigner de quiconque dont on voit qu’il n’agit pas comme soi ou selon la science qu’il détient, afin de ne pas être influencé par son comportement, ce qui entraînerait sa perte ; car la mauvaise fréquentation est plus nuisible que Satan.

L’Imam Shâfî’î (.), malgré sa grandeur, s’asseyait en compagnie des Initiés, si bien qu’on lui demanda : quel profit tires-tu à t’asseoir avec ceux-là ? Il répondit :  » Je tire d’eux un profit dans deux choses ; quand ils disent :  » L’instant est une épée : si tu ne coupes pas, c’est lui qui te coupe « , et quand ils disent : « Si tu ne t’occupes pas par le bien, tu t’occupes par le mal. »

*

47 – Ne pas se retourner sur un bien qu’on aurait dépensé avant son entrée dans la Voie, ni sur une maison, une perte ou quelque chose de ce genre, car le fait de se retourner sur son passé de cette manière constitue ce qu’il y a de plus nuisible pour le murîd faible. Son état peut se retourner et devenir pire qu’il n’était avant son entrée dans la Voie.

Junayd disait :  » Si quelqu’un de sincère se dirigeait vers Allah pendant mille ans et qu’il s’en détourne ensuite un instant, ce qu’il manquerait en cet instant unique serait plus important que ce qu’Il lui avait donné avant cela. * »

*La « réaction concordante », bonne ou mauvaise, est fonction de l’action développée  » à partir  » de l’état actuel, quel qu’il soit, et non pas des états antécédents, quels qu’ils soient.

*

48 – Faire des efforts dans l’obéissance de son Seigneur surtout si l’on en est à son début. Les Maîtres disent en effet : « Celui qui n’est pas dans l’effort à son début*, aucun de ses disciples ne réussira à sa fin ». Car s’il dort, son disciple dormira généralement, de même que s’il jeûne son disciple jeûnera aussi et que s’il suit ses passions son disciple les suivra aussi, et ainsi pour toutes les qualités et comportements spirituels (akhlâq). L’explication de cela réside dans le fait que le disciple sincère tire son soutien spirituel (madad) de son Cheikh et que, quelle que soit la situation dans laquelle se trouve le Cheikh, le disciple en cherche un soutien correspondant,à tel point que si le Cheikh est distrait de son Seigneur, il ne fait aucun doute que son disciple sera distrait malgré lui. Nul donc ne se fatigue plus avec son cœur et en son corps que celui qui est lui-même investi d’une direction spirituelle avec des disciples. Mais il faut préciser que ces considérations sont d’ordre général et non pas absolu.

* Ce conseil s’adresse, comme on le voit, à celui qui est destiné à avoir une fonction d’irshâd. On a peu souvent l’habitude de voir les choses considérées sous ce rapport et c’est donc l’occasion de rappeler aussi que tout pacte contient nécessairement une certaine réciprocité ; il n’est jamais unilatéral, quoi qu’il en soit, et le voir être présenté ainsi serait donc un indice d’ignorance ou de malhonnêteté, suivant les cas.

Sidi Ibrâhim Dassûqî disait :  » Il ne fait aucun doute que le murîd doive persévérer avec pureté (ikhlâç) dans son effort, car s’il est sincère dans son attitude vis-à-vis d’Allah dans son for interne, il sera mis alors sur les « tapis » et les « coussins »*4. Il ajouta : « Qui arrête de regarder « derrière lui » sera à l’abri de la déchéance qui survient entre les gens.  » Il disait également : « Celui qui n’est pas chaste, propre et emprunt de noblesse ne fait pas partie de mes descendants, même s’il était mon propre fils. Qui s’applique à la Voie initiatique et à la religion, à la chasteté (çiyânah), à l’ascèse, au scrupule et la diminution de la cupidité est mon enfant, même s’il se trouvait à l’extrémité du pays ».

*Toutes ces formules sont bien sûr à prendre au sens figuré, s’agissant ici du domaine spirituel ; elles sont autant de désignations de différents degrés de proximité spirituelle, c’est-à-dire de connaissance effective.

Il disait :  » Le murîd en état de faiblesse doit prendre de la science ce qui lui est nécessaire pour accomplir ce qui est obligatoire et ce qui est surérogatoire, mais il ne doit pas s’occuper d’autre chose (comme l’éloquence ou la rhétorique) jusqu’à ce que son cheminement spirituel se termine et qu’il connaisse son Seigneur ; rien, ni personne, ne le détournera alors de son occupation avec son Seigneur. Qu’il étudie la grammaire, la théologie ou le droit, il sera avec Allah, en mode de dévoilement et de contemplation, à la différence de celui qui n’est pas parvenu dans son cheminement et pour qui toute chose qui l’occupe dans l’existence pourra l’occuper en dehors d’Allah, y compris les paroles qui sont permises par la loi exotérique. Et celui qui est attaché à la voie et à la religion, à la vertu, l’abstinence, la piété et la diminution de la cupidité, alors il est mon descendant, même s’il se trouve à l’extrémité du pays ».

*

50 – Il lui incombe de chercher à connaître avec soin le caractère licite de la bouchée qu’il mange et de couvrir sa nudité, car tant que sa langue goûte à l’interdit et au douteux ses actes ne compensent pas par leur lumière l’obscurité de la nourriture en question*. Or il est connu que le Travail du disciple est constamment de chercher ce qui illumine son cœur pour lui permettre de distinguer la guidée de l’égarement.

* Dans ses « Conseils », le grand Cheikh lybien Abd es-Salâm el-Asmar (enterré à Zliten) insiste également sur cette condition particulière de l’accès au dhikr, en des termes très proches et selon une conception peu souvent évoquée :

« Parmi ses conditions, il y a le fait d’avoir le ventre vide de tout repas, sauf de la quantité qui apaise une faim qui empêcherait de se tenir en position debout et assise ; et chacun connaît cela par lui-même. Pratiquez la faim car ce qui est ingéré (el-ma’kûl) développe une impureté dans l’estomac, et l’impureté est une obscurité. Or le dhikr est une lumière et « l’obscurité et la lumière ne peuvent être toutes deux réunies » en un endroit unique. Comprenez !

Or la faim réduit la nafs et le Shaytân ; en elle est la santé de la religion. Le corps et la satiété renforcent la nafs et rapprochent de vous le Shaytân, particulièrement quand il s’agit d’un repas de nourriture illicite (harâm) car il y a en cela la corruption de la religion et du corps. Et les mérites du jeûne sont nombreux auprès d’Allâh -Elevé. »

*

51 – Etre d’une patience à toute épreuve dans l’application à la veille, la faim, l’isolement des gens, de corps et d’esprit.

Notions évoquées précédemment (n° 5)

*

52 – Il faut fuir les gens qui portent des accusations mensongères (zûr), des calomnies (buhtân), accusent d’ostentation (riyâ`) ou d’hypocrisie (nifâq) les Gens de la Voie, car tous ceux qui concordent en adversité contre les Gens de la Voie, Allah les haït et les déteste. Ils ne pourront plus jamais réussir après cela, même s’ils accomplissaient des œuvres d’adoration équivalentes à celles des hommes et des djinns réunis *.

*Eth-thaqalaïn, lit. « les deux sortes d’êtres pesants »

A la question de savoir comment on peut connaître l’amour que porte Allah à l’un de Ses serviteurs, on répondra qu’en réalité nous connaissons l’amour qu’Allah a pour lui, par le rapprochement qu’il manifeste par ses œuvres d’obéissance et l’abondance de ses œuvres surérogatoires. Quand nous voyons quelqu’un se conduire ainsi, nous sommes dans l’obligation de l’aimer et il nous est interdit de le haïr. Nous ne pouvons nous introduire dans son cœur pour savoir s’il est sincère ou hypocrite, car ceci est du ressort d’Allah et non du nôtre.

Sidî Ibrâhim Dassûqî disait : « Parmi les signes qui indiquent qu’un murîd est mensonger dans sa prétention à la perfection de la sincérité dans l’amour qu’il a de son Seigneur, figure le fait qu’il dorme au point du jour, […] « . Il disait :  » Il ne convient pas qu’un murîd s’approche de la Présence de son Seigneur sans avoir délaissé tout ce à quoi il est [jusqu’alors] parvenu en terme de stations ou de degrés spirituels, de « ruptures-du-cours-normal-des-choses » (khawâriq) et de prodiges (karâmât). »

De plus il disait : « Chaque murîd ayant accepté l’avis (fatwa) d’Iblîs stipulant qu’Allah ne le punira pas sur le fait d’avoir abandonné la pratique prophétique et les oraisons sera malheureux, chutera et manquera son but. Satan, en ordonnant au murîd d’utiliser les licences de la loi exotérique, l’attire * vers l’injustice et l’égarement. Lorsque le murîd met en pratique des mesures exceptionnelles après avoir pratiqué les pratiques rigoureuses (‘azâ’im) et qu’il se met à pratiquer les « mahdhourât », il lui dit : « Cette pratique t’était destinée avant que tu ne sois créé ; tu n’y es donc pour rien. » Il lui souffle des suggestions telles que : « Tu fais partie de ceux qui réalisent l’Unicité divine de manière pure. […] » De telle sorte qu’il se ruinera car il ne se repentira pas et ne demandera pardon pour son péché.

*La racine verbale du terme utilisé ici fait plus précisément référence à l’istidrâj, processus qui amène celui qui en est l’objet dans l’illusion d’une progression spirituelle sans fondement ni réalité pour finalement le conduire à une déchéance d’autant plus importante et dommageable

Il disait :  » Prends garde, murîd, à ne pas prétendre à la perfection de ton amour d’Allah pour ensuite désobéir à ton Seigneur. Car, en vérité, lorsque tu Lui désobéis, Sa Présence peut s’adresser à toi en disant :  » Pauvre de toi ! N’as-tu pas honte de Moi ? Où est ta prétention sincérité de chercher à t’approcher de Moi ? Qu’en est-il du nettoyage de tes habits souillés en vue de t’asseoir avec Moi ! Combien de fois ton pied s’est-il transporté vers le péché ? Combien de fois t’es-tu endormi alors que mes adorateurs s’étaient mis en rangs [pour la prière nocturne] ! Par Mon Elévation et Ma Majesté, tu n’es été qu’un arrogant et un menteur. Et Salut ! »

Il disait : « Allah -qu’Il soit Exalté- est l’adversaire de tout murîd qui tire des vanités dans notre Voie, qui n’a pas œuvré sincèrement pour cette dernière et s’est moqué d’elle.»

Il disait : « Qui trahit (khân) n’existe pas (lâ kân). Qui ne tire pas leçons de nos propos, n’est pas des nôtres et ne doit pas nous blâmer. Car nous n’aimons de nos enfants que celui qui est doté de qualités, adroit et beau, afin de préparer son cœur à recevoir notre secret (sirr). Ainsi, mes enfants, si vous êtes sincères dans votre demande [quête d’Allah] ne souillez pas ma Voie (Tarîqah) et ne vous jouez pas dans ma Voie de réalisation spirituelle (fî tahqîqî). Ne vous trompez-pas vous-mêmes quant à la sincérité. Dévouez-vous et vous serez épurés ! Et, de même que Nous avons rempli à votre égard le devoir d’éducation spirituelle et du bon conseil (nuçh), remplissez alors vos engagements en écoutant et en suivant le chemin. Rien d’autre ne vous est demandé, excepté ce qu’Allah et votre Prophète -que la bénédiction et le salut d’Allah soient sur lui- vous ont chargé de faire. »

*

53 – Il incombe au disciple sincère de ne pas obéir à l’ennui relatif à la récitation des oraisons que lui a prescrites son Cheikh, car Allah a fait en sorte que le soutien spirituel et la réalité de la Voie de tout Cheikh se trouvent dans les oraisons que celui-ci prescrit au murîd ; celui qui délaisse son wird rompt le pacte initiatique avec son Cheikh.

Cette prescription est essentielle. Elle est, semble-t-il constante dans toutes les turûq.

Les Maîtres initiés sont unanimes sur le fait qu’il n’y a pas de murîd qui n’interrompe son wird sans que le soutien spirituel ne soit interrompu durant ce jour*. On explique cela par le fait que la Voie des Initiés est faite de vérification (taçdîq) et de réalisation (tahqîq), d’effort et de pratique, de regard baissé et de pureté du cœur, de la main, du sexe et de la langue : qui diffère en quoi que ce soit de cela dans ses actes, la Voie lui est refusée, bon gré mal gré.

* Les règles varient dans l’application de cette constatation pour savoir si l’interruption du wird est aussi une cause de rupture de la relation avec le Cheikh au point qu’elle implique une rupture du pacte éventuellement établi avec lui ; il semble qu’il faille considérer, plus que la durée d’interruption ou sa fréquence, l’intention qui l’a causée, ainsi que certains aspects méthodiques et disciplinaires.

Sidi Ibrâhim Dassuqî disait :  » Le disciple doit rassembler son aspiration et sa détermination (el-‘azm) afin de connaître la Voie par le goût spirituel direct (edh-dhawq) et non pas par la description et la plume. »

*

54 – Il réprimande son âme et la pousse à avancer dans la Voie, chaque fois qu’elle envisage des tentations. Il convient de dire à son âme, à chaque fois qu’une œuvre d’adoration l’aura fatiguée : « Patiente !… Le repos est devant toi, et je veux te faire honneur en te fatiguant. »

*

55 – Il n’aura ni jalousie, ni médisance, ni injustice, ni tromperie, ni dédain, ni ostentation, ni flatterie, ni mensonge, niflagornerie, ni arrogance, ni suffisance, ni luxe, ni vantardise, ni divagation ; il ne se satisfera pas de son âme, ni ne prendra une place d’honneur dans les réunions, ne se considèrera pas supérieur à un autre musulman, ne se querellera pas, ne fera pas d’examen ou de critique à une personne de la Voie. Celui qui possède un défaut sus-mentionné et prétend avoir un désir sincère n’est pas véridique, et il n’arrivera à rien dans la Voie, car ces comportements arrêtent l’avancée de celui qui en est atteint et le chasse de la Présence d’Allah -Puissant et Grand- pour la présence des démons, dont ce sont les attributs.

*

56 – Il incombe au murîd sincère de ne pas surveiller l’importance qu’il a auprès des gens. Il ne fait plus attention à leur comportement, qu’ils s’approchent de lui ou qu’ils s’en éloignent, sauf sous le rapport de leur légitimité religieuse, car c’est une des conditions du murîd sincère que d’aimer s’isoler des gens, de ne pas chercher à occuper une quelconque position auprès d’aucun d’entre eux ou de savoir comment il est considéré. Il ne devra pas assister aux assemblées dans lesquelles il y a futilité, duplicité, polémique, prétention ou ostentation, même s’il s’agit d’une assemblée de science. Il faut donc rechercher la science afin d’éviter ces désagréments ; chercher, mon frère, la solitude, sauf quand il s’agit d’assister à une réunion avec les Initiés et aux séances qui sont exemptes des désagréments mentionnés.

On retrouve encore la défiance de l’altérité, toujours considérée comme un voile et un obstacle dans une voie d’unification.

*

57 – Il n’étudiera les sciences légales que chez quelqu’un de reconnu pour son ascèse (zuhd) et son scrupule pieux (wara’). Si son Maître lui donne la permission d’étudier chez lui, ce sera une aide, et plus proche de son but.

Il est possible d’être en relation avec un autre Cheikh que le sien, sous certaines conditions qui tiennent à la fois au genre de sciences étudiées (ici les sciences exotériques), à la qualité du Cheikh qui les enseigne (ici l’ascèse et le scrupule) et à l’autorisation donnée par le Cheikh murchid.

*

58 – Réduire le sommeil autant que possible, surtout au temps du point du jour.

*

59 – Il lui incombe d’être patient face aux nuisances, assidu aux rites et aux œuvres d’adoration, de nuit comme de jour ; il ne dévie pas ni ne se lasse, jusqu’à s’apaiser dans l’amour d’Allah puis, une fois apaisé par Son amour, il ne se détournera plus vers un autre que Lui, dans les deux Demeures, qu’avec Sa permission.

Il [Sidi Ibrahim Dassûqî] disait :  » Mon enfant, si tu cherches véritablement à devenir mon disciple, lève-toi et assure une position constante [dans ton orientation] *; maintiens et assure un effort déterminé.

* Les termes utilisés sont aussi valables pour l’exécution constante de la prière de nuit.

*

60 – Les actes du murîd doivent être compatibles avec la Loi purifiante de l’exotérisme (Charî’ah), qu’il suivra selon son sens littéral ou déductif, sans extrapolation. Il évitera les divagations lorsque la Loi est claire, car la loi exotérique est la limite décisive, l’épée lumineuse de son infaillibilité *. Il n’en est pas de même pour ce qui prétend être l’aspect intérieur de la Loi et qui échappe aux savants [exotériques], à savoir l’aspect déductif du Livre et de la Tradition prophétique, car cet aspect n’est pas infaillible **.

* On peut premièrement remarquer l’insistance à respecter l’aspect le plus extérieur de la Loi extérieure, ce qui peut sembler être une approche pour le moins curieuse aux yeux de ceux qui sont plutôt portés à considérer ce qui est de l’ordre spirituel comme étant d’un domaine par définition ouvert à toutes les rêveries permissives.

Hormis la considération des comportements strictement personnels, les dérives de ce genre peuvent être d’autant plus fréquentes qu’elles se déroulent dans des milieux plus ou moins isolés d’un relatif contrôle des autorités religieuses extérieures, ou ignorants de règles fondamentales de la Charî’ah ; c’est trop souvent le cas en Occident où cette tendance peut prendre des aspects réellement destructeurs, dans des proportions et dans des domaines qui dépassent largement le cadre purement personnel.

** Les personnes qui, à l’égard de tout contrôle extérieur, s’adonnent aux dérives en question, sont souvent les mêmes qui se permettent les commentaires doctrinaux les plus « saisissants », les remarques les plus « fines », les calculs les plus « évidents » et qui prétendent aux fonctions les plus élevées.

On peut rappeler, et autant que le texte en donnera l’occasion, in châ Allah, que l’imâm Abd el-Wahhâb Charani, autorité incontestée de la Charî’ah et du Taçawwuf en son temps ainsi que grand connaisseur et défenseur de l’œuvre du Cheikh el-Akbar, fait ces recommandations dans la seconde moitié du 10° siècle de l’Hégire, en milieu islamique.

*

61 – Patienter devant la soif, oublier même ce qui concerne la nourriture, par l’occupation que l’on a de son Seigneur.

Cf. ce qui a été dit du Tawhîd comme méthode initiatique.

*

62 – Ne pas se plonger dans l’étude des livres d’ordre initiatique (kutûb el-Qawm) ou d’autres, mais au contraire s’occuper du dhikr de son Seigneurcar cela participe à la clarification de son cœur *.

Sidi Cheikh Abû Su´ûd ibn Abi ´Ashâ´îr disait :  » Le livre du murîd, c’est son cœur.  » **

* La question de savoir l’intérêt ou l’inconvénient que peut constituer l’étude des livres a été souventes fois évoquée et débattue, pour généralement aboutir à la conclusion exprimée ici par Charani. Contrairement à ce qui est habituellement retenu et parfois affirmé, des autorités relativement contemporaines (comme Cheikh Mohammed el-Hâshimî, dans son Chatranj el-‘Arifîn) se sont néanmoins prononcées en leur faveur (probablement pour répondre à une certaine nécessité), pour montrer que des livres peuvent, et dans certaines limites, présenter un intérêt pour le murîd dans une voie de réalisation effective (sulûk), surtout quand celui-ci n’est pas dans la présence corporelle d’un Maître réalisé ; on peut alors valablement parler d’enseignement initiatique substitutif, même si celui-ci reste alors nécessairement plus général que ne pourrait l’être celui d’un Maître qui aurait la capacité personnelle et fonctionnelle de dispenser un enseignement spécifique à chaque murîd.

** On rapporte également cette parole connue du Cheikh Abu-l-Hassan Chadhilî, connu pour n’avoir pas laissé d’écrit : « Mes livres sont mes compagnons (kutûbî açhâbî) », qui n’a d’ailleurs pas empêché de nombreux grands Maitres shadhilites, à l’instar d’Ibn ‘Atâ Allah es-Sakandarî avec ses Hikam, d’écrire après leur Maître d’importants recueils de sagesse initiatique.

*

63 – Il incombe au murîd sincère d’avoir un amour intense (shawq) pour la Voie initiatique et ceux qui en font partie, sans se lasser ni que s’éteigne la flamme de son cœur.

*

64 – Il ne permet pas à son âme de s’occuper de quoi que ce soit d’entre les créatures, car cela constitue un voile entre lui et le Miséricordieux.*

* Cf. ce qui a été dit précédemment sur le Tawhîd comme méthode initiatique.

Admire donc ce qu’a dit le Très-Haut en ce sens :

« O Mon serviteur (Yâ ‘abdî),

J’ai créé toute chose pour toi (khalaqtu kulla chayin min ajli-k)

et Je t’ai créé pour Moi (wa khalaqtu-ka min ajlî).

Ne te préoccupe donc pas de ce que J’ai créé pour toi (falâ tachtaghil bimâ khuliqa la-ka)

en délaissant Ce pour quoi je t’ai créé (‘ammâ khalaqtu-ka la-hu). »**

** Magnifique sentence qui génère à la fois ikhlâç, yaqîn et tawakkul ! Subhân-Allah !

*

65 – Dégager son aspiration spirituelle de la recherche de la récompense de ses actes et de ses pratiques d’adoration.

*

66 – Le murîd se devra d’être patient lors des épreuves qui surviennent dans la Voie, car il est indispensable qu’il en soit ainsi, qu’on le veuille ou non, pour toute personne véridique, lorsqu’elle ne choisit pas le Vrai et incline vers un autre que Lui. Lorsque les créatures le renieront et proféreront contre lui des accusations et des mensonges, son âme les fuira obligatoirement et s’en détachera pour l’amour du Vrai –Très-Elevé soit-Il.

La patience est une vertu initiatique maîtresse en tant qu’elle consiste, non pas seulement, sous un certain rapport extérieur, en l’attitude passive de supporter les adversités et les situations contraires de tous ordres, mais aussi et surtout, en l’activité intérieure de brider les réactions spontanément passionnelles de l’ego.

*

67 – On devra être ardent et énergique, être léger dans la question de se mettre rapidement en état de pureté, ne pas ajouter aux lavements prescrits (dans l’ablution), car cela fait partie des suggestions de Satan.

Le Cheikh Abu-l-Hasan Shâdhilî (qu’Allah lui fasse miséricorde) disait :  » Ô murîd, lorsque pèsent sur toi les pensées inopinées (el-khawâtîr) et les pensées suggestives (el-waswâs) oriente-toi par le cœur vers ton Cheikh, et si elles ne cessent pas oriente-toi vers ton Seigneur ; et dis :  » Gloire au Roi, le Très-Saint (Subhân el-Malik el-Quddûs). « S’Il veut Il vous fait disparaître (fuir : yudhhib-kum) et vient avec une création nouvelle ; or cela n’est pas difficile à Allah »* en désignant de cette manière les suggestions en question.  »

* Sûrat Ibrâhîm, v. 19 et 20 et sûrat Fâtir, v. 16 et 17. Dans la première occurrence coranique la première partie de la formule (de « S’Il veut » à « création nouvelle ») est la fin du verset, alors qu’elle constitue le verset en entier dans la seconde.

Cet aspect peut présenter un intérêt plus ou moins important selon les personnes et les périodes de la vie où des pensées de ce genre peuvent littéralement envahir celui qui les produit pour l’handicaper finalement au point de l’immobiliser dans son activité et sa progression intérieures.

*

68 – Quand on entre dans la Voie et que l’on est marié, ne pas prononcer de divorce ou, si l’on est célibataire, ne pas se marier, sans l’autorisation de son Cheikh.

Le mariage et le divorce (comme le voyage, notamment pour accomplir le hajj) sont susceptibles de provoquer des modifications suffisamment profondes de l’état du murîd pour qu’ils puissent faire l’objet d’une autorisation particulière de la part du Cheikh, alors qu’ils apparaissent, sous le rapport exotérique, ne devoir être soumis qu’à l’unique appréciation de l’intéressé.

*

69 – Il incombe au murîd de ne pas s’inquiéter des notions incomprises qui lui échappent au début de son entrée dans la Voie, car souvent le monde change entre les mains du disciple à son entrée dans la Voie.

Il n’est, semble-t-il, pas question de remettre en cause ici les bases et les conditions de l’engagement du murîd dans la Voie, surtout dans le cadre d’un pacte initiatique, mais de certaines modifications plus ou moins importantes qui peuvent effectivement souvent dans les conceptions et le « ressenti » qu’a le murîd du milieu dans lequel il vit. Comme le remarque précisément René Guénon – Cheikh Abd el-Wâhid dans ses Aperçus sur l’Initiation le rattachement réel à une tarîqah régulière, constitue proprement une « seconde naissance » (mawlud jadîd) pour celui qui en est l’objet, même si ce rattachement n’est que virtuel au départ.

Le Cheikh Abu-l-Hasan (.) a dit :  » Murîd, lorsqu’Allah te met dans la gêne, qu’Il ferme sur toi les portes des moyens de subsistance (rizq) et qu’Il endurcit, à ton égard, les cœurs de Ses serviteurs, sache qu’Il veut te rendre wâlî ; sois ferme et ne t’inquiète pas. »

Il disait :  » Tout murîd qui prétend à l’ouverture [effective] de sa vue introspective alors qu’il reste en lui un reste d’avidité envers ce que les gens possèdent est un menteur * ! Car en vérité celui dont Allah a ouvert l’œil de sa vue introspective (baçîrah), son cœur ne peut vraiment se lier avec une créature car il constate que toutes les créatures sont foncièrement pauvres**, ne possédant rien en partage avec Allah, Elevé soit-Il. »

Les qualités de « sincérité »* (çidq, opposée au mensonge) et de « pauvreté » spirituelle (faqr**) ont en commun la reconnaissance du tawhîd, en tant que celui-ci exclut l’association de quoi que ce soit à la vérité, pour la première, et qu’il exclut la reconnaissance d’un pourvoyeur de richesse et de biens en dehors d’Allah, pour la seconde.

Tout murîd qui méprise le fait de suivre une seule désobéissance, il ne lui est rien venu dans la Voie. Il se peut même que la désobéissance en question le ramène à la situation qu’il occupait avant d’entrer dans la Voie.*

* Exemple de « réaction concordante » particulièrement négative.

*

70 – Etre scrupuleux en ce qui concerne le caractère interdit ou douteux de sa nourriture, de ses paroles, de ce qu’il entend, de ce qu’il voit, de ce que touche sa main, son pied, son cœur, son sexe. La base sur laquelle repose cela, c’est le scrupule envers la nourriture, car les actions s’élaborent à partir des membres du serviteur, en conformité avec le caractère licite ou illicite de sa nourriture.

Comme on l’a déjà vu à plusieurs occasions, la recherche scrupuleuse du caractère licite des activités, même les plus extérieures, est une constante que l’on retrouve tout au long du texte de Charanî.

*

71 – Il ne regardera plus ses erreurs antérieures à son entrée dans la Voie en se disant : « Comme c’est loin, pour quelqu’un comme moi, l’ouverture spirituelle et devenir pieux !… » Une telle attitude est le pire obstacle et l’aide la plus grande apportée à Iblis.

Même si le jugement porté est juste en lui-même, il ne s’agit pas non plus de se satisfaire de ses erreurs passées, mais de s’assurer que leur souvenir ne sera pas en mesure de se substituer à celui de son Seigneur, au point de focaliser suffisamment l’attention du murîd pour l’empêcher ou de constituer un a priori, ou un dhann, qui détermine négativement l’état de celui que le nourrit.

La conscience du But unique de la Voie est encore une fois, et sans cesse, soulignée et exigée, au risque de répétitions qui peuvent paraître superflues au lecteur habitué à un mode d’exposition plus concis. René Guénon ne rappelle-t-il pas plusieurs fois dans ses livres que la répétition est finalement un mode majeur de l’enseignement efficace ?

Shiblî était assez gros et quand on l’entretenait de cela, il disait :  » Tant que je me rappelle de quoi je suis l’esclave, je grossis. »

*

72 – On devra ne pas s’impatienter devant la lenteur de l’Ouverture spirituelle mais adorer Allah pour Sa Face Généreuse, qu’Il ait ouvert son cœur et levé de lui le voile ou pas, car l’adoration [en elle-même] est une condition de l’état de serviteur.

Il [Cheikh Dawûd ibn Bâkhalâ] disait :  » Il n’est pas d’instant nouveau dans lequel ne descende une assistance spirituelle (madad) nouvelle que les gens d’entre les muridîn ayant une aspiration élevée ne reçoivent. »

Conformément à la théorie de la non-répétition de l’action divine comme expression de Sa Toute-Puissance illimitée, chaque instant, chaque possibilité, sont uniques et jamais répétés. Ils sont à « saisir », si tant est que l’on fasse partie de ceux qui ont la possibilité de les « percevoir », c’est-à-dire de les réaliser d’une manière ou d’une autre.

Il disait :  » Le murîd premièrement écoute (yasma’), deuxièmement comprend (yafham), troisièmement sait (ya’lam), quatrièmement contemple (yachhad) et cinquièmement connaît (ya’rif). »

Il disait au murîd : « O mon disciple, si tu as une intention concernant l’accession [à la Connaissance], qu’il ne reste en toi aucun reste de séparation. »

Il disait au murîd :  » Les joyaux intérieurs du murîd ne s’extériorisent qu’après qu’il ait été éprouvé. »

*

73 – S’attacher à l’ascèse (zuhd) envers ce bas-monde, car c’est sur de telles bases que reposent les règles de la Voie ; les œuvres de la Vie seconde ne sont pas accessibles à celui qui est épris de ce bas-monde.

Sidî Ahmed Rifâ’î disait : » La première base que trouve le murîd sincère dans la Voie est le renoncement ascétique dans ce bas-monde. Qui ne renonce pas dans ce bas-monde ne peut construire quoi que ce soit après lui.  »

Il disait :  » Le murîd n’est pas sincère avant d’avoir demandé à Allah, dans une orientation totale du cœur, qu’Il écarte de lui tout ce qui l’écarte de Lui, comme bien ou comme enfant, et de se réjouir de la pauvreté quand elle arrive. »

Il disait :  » Personne n’atteint la pureté des œuvres (mu’âmalât) avec Allah avant d’avoir délaissé les penchants de son âme en ce bas-monde et dans l’Autre, et d’avoir adoré Allah en suivant Son Ordre et en aimant Le contempler. »

Il disait :  » Sachez qu’il ne viendra rien dans la Voie à tout murîd qui s’assiéra pour parler en vain et à qui son frère dira :  » Pars de là !  » sans écouter ce qu’il dit. »

*

74 – Le murîd doit se tenir à ce que lui a prescrit son Cheikh et ne pas s’appliquer à suivre les faits et gestes de celui-ci, à moins qu’il ne lui ait prescrit de le faire, car le murîd ne peut pas suivre toutes les stations des Maîtres.

Le murîd doit prendre garde d’abandonner de sortir pour la prière en commun ou la séance de dhikr quand le Cheikh n’y va pas, car il se pourrait que cela ait été causé par le poids d’un évènement spirituel qui lui serait survenu et qui l’aurait empêché de sortir et de marcher, à la différence du murîd pour lequel il se pourrait que cela ne soit qu’hypocrisie et paresse de sa part. Par Allah [dit l’auteur], j’ai moi-même veillé à m’appliquer à sortir pour la prière du çubh, à tel point que je sortais en traînant littéralement les pieds sous le poids des évènements intérieurs (wâridât) de la nuit, mais sans y manquer, de crainte qu’un seul parmi les frères puisse se prendre à m’imiter en cela, qu’il ne s’y ruine et n’y prenne fondement.

« Suivre » un Maître et « se tenir uniquement à ses prescriptions » peuvent donc être des choses très différentes, et il se peut qu’un murîd, croyant faire œuvre de zèle, se prenne ainsi spontanément à imiter son Maître geste pour geste ou à s’abstenir de certaines des pratiques dont il voit qu’il s’abstient lui-même.

Or, s’il arrive qu’une telle manière de faire puisse effectivement être prescrite au disciple par son Maître, au moins pendant un temps (à titre préparatoire, par exemple), la règle exprimée ici rappelle que c’est de lui-même (c’est-à-dire de combattre et maîtriser son propre ego) que le disciple doit toujours s’occuper, en priorité et ultimement, et non de n’importe qui d’autre, fut-ce de son propre Maître, surtout quand il s’agit d’une initiative infondée.

On voit qu’en contrepartie la pratique du Maître doit être suffisamment impeccable pour ne pas fournir d’occasion au murîd d’agir dans un sens qui ne lui serait finalement pas favorable ; et l’on voit aussi l’importance que peut revêtir la connaissance et l’application précise des règles fondamentales de adab entre le Maître et le murîd.

*

75 – Il n’imite pas les pratiques de certains disciples lorsqu’elles ont été prescrites spécifiquement par leur Maître, car il existe pour chaque disciple une pratique correspondant à son état. S’il vient à désobéir, la progression s’inverse alors pour lui (in’akass ‘alay-hi es-sayr).

René Guénon explique (Aperçus sur l’Initiation) que le processus de réalisation initiatique, c’est-à-dire du sulûk, consistant pour un être à développer les possibilités de connaissance qui lui sont propres, tout ce qui concerne cet aspect est unique sous ce rapport. C’est le cas pour l’enseignement qui, lorsqu’il n’est pas uniquement général et commun à tous ceux qui ont un statut identique, exprime ce caractère particulier ; et Guénon de préciser aussi que cette constatation de la spécificité du rapport entre le Maître et le disciple vaut aussi pour le rite de rattachement lui-même dont on peut pratiquement constater qu’il n’est jamais strictement reproductible d’un murîd à un autre.

On dit utilise aussi la comparaison du malade qui ne peut utiliser sans risque pour lui-même un médicament qui aura été prescrit à un autre, même s’il s’agit d’une maladie identique et d’un médecin identique.

*

76 – Il fermera à son âme la consommation des passions et ses parures, ainsi que le sommeil, sauf s’il s’impose. Il ne donnera pas de répit à son âme.

L’un d’eux [des Gens de la Voie] avait une vision du Prophète chaque nuit. Puis il se mit à avoir des relations avec quelqu’un qui faisait partie du gouvernement. Les visions diminuèrent au point qu’il ne le voyait plus -qu’Allah prie sur lui et le salue- que de temps en temps. Il chercha pendant longtemps à avoir les visions d’antan en demandant : » O Envoyé d’Allah, quel est mon péché ?  » Celui-ci répondit :  » Tu t’assieds avec les injustes et tu espères ma compagnie ? C’est une chose qui ne peut être. »

Voir, plus bas, ce qui est dit aussi de la mauvaise compagnie

Il disait :  » Celui qui cherche la Vie future, qu’il pratique l’ascèse dans les grâces de l’Autre monde, c’est-à-dire qu’il adore Allah (.) en suivant Son ordre et par amour d’être Son commensal, rien d’Autre. »

*

77 – Désirer ardemment l’arrivée de la nuit, dans la perspective de la prière de nuit et non dans celle de dormir.

Il [Sidi Abd el-Qâder Jilânî] disait aux murîdîn (.) :  » Réunissez-vous pour la séance de dhikr et ne vous dispersez pas* ! Qu’aucun de vous ne lise ** au moment de la séance de dhikr, ni n’écrive, ne frappe***, ni ne fasse absolument quoi que ce soit des affaires de ce bas-monde sauf s’il s’agit d’une obligation contraignante [nécessaire] telle que la couture du vêtement d’un faqîr en Allah (.) et ce genre de choses. Ce qui est demandé aux fuqarâ est, en effet, d’augmenter les groupes de ceux qui pratiquent le dhikr (dhakirîn). Le fait de les quitter pour une autre affaire affaiblit le cœur de ceux qui font le dhikr et tiédit leur ferveur spirituelle (himmah).

* L’intérêt majeur des séances de dhikr collectif, déjà évoqué, le sera encore plusieurs fois et de diverses manières, plus ou moins détaillées, in châ Allah (cf. notamment la règle 221 et notre commentaire).

** Il s’agit probablement du Coran.

*** Tâche ménagère ?

Il disait : « Le murîd n’est pas sincère dans sa recherche de la réalisation tant qu’il ne s’est pas dépouillé de toutes ses caractéristiques individuelles mauvaises. »

Il disait : « C’est un signe de ton manque de pureté que tu prennes compagnie de ceux qui ont un caractère impur de même que c’est un signe [de la sincérité] de ta quête spirituelle d’accompagner ceux qui sont en recherche spirituelle. »

On sait ce qui est dit des bienfaits de l’isolement (‘uzalh) en tant que vertu cardinale, mais la question de savoir si la compagnie des gens en général et des frères de tarîqah en particulier est conseillée ou pas au murîd est en réalité assez complexe et sujette à de possibles adaptations selon l’état de l’intéressé et/ou la méthode du Maître. Il semble qu’il y ait lieu d’apprécier à la fois le bien qui peut être retiré de telle ou telle fréquentation mais aussi l’absence d’aspect négatif (et pour qui), entre le murîd lui-même et ses compagnons.

Le Maître peut ainsi, par exemple, défendre à un murîd telle fréquentation avec telle personne ou groupe de personnes à cause du mal qu’il pourrait leur causer (du fait de son état et de ses dispositions, sous divers rapports) ou à cause de celui qu’il pourrait subir lui-même dans cette relation.

Il pourra aussi l’y autoriser, par contre, pas nécessairement à cause du bien dont les autres pourraient bénéficier à son contact (ce que le murîd aurait tendance à penser assez naturellement en oubliant que c’est de son ego qu’il s’agit avant tout de tenir compte et non de celui … des autres ! ), mais à cause de celui dont il pourrait bénéficier au leur.

Pour s’épanouir et fructifier tous les arbres n’ont pas besoin de soleil, d’ombre, d’eau ou de sécheresse dans les mêmes proportions ni aux mêmes moments.

Il disait : « Le murîd sincère a pour caractéristique de s’appliquer à la « pratique prophétique » (sunnah) et à ce qui est « obligatoire » (farîdah), selon notre terminologie : la « sunnah » consiste à quitter ce bas-monde et la « farîdah » consiste en la pratique continuelle de l’incantation d’Allah.  »

Très intéressante conception de ce qui est sunnah et farîdah, dans le cadre du sulûk, et qui pourrait certainement faire réfléchir ceux qui pensent que toutes les prescriptions ont la même valeur quel que soit le domaine dans lequel se trouvent ceux qui ont à les appliquer.

En effet, ce qui est dit valablement de la sunnah et de la farîdah, dans le cadre du sulûk peut-il s’appliquer de la même manière, et surtout sans exagération, en dehors de celui-ci ?

N’y a-t-il pas lieu, de plus, de prendre en considération, d’éventuelles différences de degrés, pour ceux qui sont engagés dans une voie de sulûk, plutôt que de vouloir appliquer à tous, uniformément, une prescription unique ?

*

78 – Se montrer entièrement soumis, porter des habits sales lorsque ses frères l’abandonnent, dans l’espoir d’ouvrir les portes des biens et de la douceur. S’il est présent dans une assemblée de dhikr, il ira s’asseoir en bordure, sans traverser le cercle que forme l’assemblée. Il n’ouvrira pas l’assemblée de dhikr (même si c’était dans son habitude de le faire) avant qu’ils ne s’écartent de lui ; un tel agissement a pour but de corriger son âme.

*

79 – Il lui incombe d’être continuellement en activité soit par l’esprit soit par le corps, sans relâchement.

*

80 – Cheikh Najm Dîn Bakrî (.) disait :  » Il incombe au murîd de faire de la crainte-pieuse (taqwâh) son viatique, de la faillite sa marchandise ; que son voyage soit vers le Monde dernier, que ses étapes soient les haleines (divines), que sa halte soit la tombe. Il prend pour compagnon la certitude, pour réflexion l’incompétence, (…*), pour maison la retraite, pour vêtement la pauvreté, pour sommeil l’examen de sa vie, (…*), pour mosquée son lieu d’apprentissage. Lorsqu’il enseigne, il transmet des connaissances de sagesses. Son regard est une considération, la réussite propice (tawfîq) est son compagnon de voyage, le bon comportement est son caractère. Le contentement (qanâ’ah) est son enseignant, son jeûne est le silence, son énergie est la crainte du feu, sa joie est pour Allah et non pour le paradis, sa bonne santé repose sur son désespoir en la création comme sa maladie repose sur l’avidité qu’il a envers elle. La mort, le cimetière, les jours et les nuits sont ses exhortations. La tristesse des moments de la vie gaspillés à d’autre fin que la satisfaction d’Allah est sa maladie, son intention est décisive : rejeter le monde pour toujours tant qu’il vivra. L’ablution est son arme, la crainte d’Allah est sa monture, son âme et Satan sont ses ennemis, le monde est sa prison, les désirs ses chaînes. Sa journée est demande de pardon, sa nuit est supplique, sa religion est un château fort (…*) Le livre de son Seigneur est son discours, la bonne présomption de son Seigneur est son capital. Il a pour métier de multiplier les prières sur le Prophète d’Allah -qu’Allah prie sur lui et le salue- est son métier, car c’est par lui qu’Allah l’a guidé : il est son véritable Maître, comme pour l’ensemble de la communauté. Un disciple véridique est ainsi.

* Passage non traduit.

Il disait :  » Il n’est personne de sincère qui n’aime la Voie d’Allah -Ta’âlâ-, qui ne se mette à détester ce bas-monde et sa recherche à cause du fait qu’ils le voilent d’Allah et qui n’aime la mort à cause de la rencontre avec Allah. »

*

81 – Que la louange et le blâme des gens lui soient équivalents alors que le bien et le mal pour lui viennent d’Allah (.), aussi est-il satisfait du destin et non pas des acquis. Il est satisfait d’Allah -Puissant et Grand- la restriction et le don étant, pour lui, équivalents. Tels sont les signes de sa sincérité et d’une adoration sans faille de son Seigneur.

*

82 – Faire en sorte que son cœur soit perpétuellement orienté vers Allah Seul, au lieu de quoi que ce soit des affaires de ce bas-monde et de l’Autre.

Le Cheikh Abu Madyân Magribî (.) disait : « Les cœurs n’ont qu’une face : lorsqu’on s’oriente vers elle on est voilé à ce qui est autre qu’elle. Ainsi celui qui se tourne vers ce bas-monde se voile à l’Autre-monde, qui se tourne vers l’Autre-monde est voilé à ce bas-monde et qui s’oriente vers la Présence d’Allah est voilé aux deux Demeures (ed-Dârayn). »

Certains disent à ce propos :  » Pendant 30 ans je ne suis pas sorti de la Présence d’Allah !  »

On a vu précédemment l’importance que peut revêtir l’état du cœur et le polissage qu’il implique. Son orientation conditionne directement la vision de l’objet qu’il reflète alors, d’une manière nécessairement unique.

Mais quel est donc le But de la Voie, parmi les trois objets qu’indique ici Charanî, et quels sont ceux qui ne le sont pas ?

*

83 – Il lui incombe, quand il voit que ses états bénéfiques diminuent, que son énergie spirituelle (himmah) dans la Voie s’est affaiblie, de quitter ses frères, ou de les mettre en garde contre sa situation et de s’interdire de parler d’une telle faiblesse car, ce faisant, il les corromprait et en assumerait tout seul les conséquences.

Déjà abordée (77), la question de la compagnie est ici détaillée, non pas pour étudier les causes de l’altération de l’état du murîd, mais en montrant les précautions qu’il pourra prendre pour, avant tout, ne pas nuire à ses frères ; la préservation de l’intégrité de la communauté (jamâ’ah) peut d’ailleurs s’entendre dans un sens plus technique, ainsi qu’on le verra plus loin, in châ Allah.

On peut néanmoins dire également que, suivant l’état de la communauté elle-même et celui des relations que le murîd peut développer ou pas avec un Maître ou quelqu’un dont il peut recevoir les conseils, l’application de ce adab doit certainement tenir compte aussi d’autres aspects, comme, par exemple, celui de savoir dans quelle mesure cette mise à l’écart, finalement, ne provoquera pas elle-même une aggravation importante de l’état de l’intéressé, qui devra alors s’enquérir activement de prendre les mesures nécessaires en vue de sortir de ce qui peut, plus ou moins rapidement, constituer pour lui une véritable impasse, s’il se coupe totalement de la communauté.

Il disait : « Tout murîd que vous entendez dire : « Ma réalité est Allah » ou « Rien n’existe en dehors d’Allah », sachez qu’il commet un péché et tuez-le s’il ne se repend pas, car c’est un infidèle (zindiq). »

*

84 – Il ne poussera pas les hommes de l’assemblée, mais il lui conviendra de s’asseoir derrière les gens jusqu’à la fin.

En dehors de prescriptions générales, dont il semble qu’il s’agisse ici, la position dans l’assemblée peut parfois faire l’objet de prescriptions très précises (dont on peut trouver une correspondance assez troublante avec certaines descriptions du Diwân qui ont pu être données, notamment par Ibn Arabi), qui rendent compte en général d’une hiérarchie basée sur des critères spirituels et/ou fonctionnels ; elle a fait place, dans certaines turûq, à un placement « à l’ancienneté » qui, sans être dépourvu d’un certain réalisme, n’est pas nécessairement aussi qualitatif. On peut donc alors observer des placements qui sont conditionnés par le degré de réalisation, par la fonction exercée (pouvant parfois varier suivant les séances) et l’ancienneté, l’attribution d’une place pouvant ainsi elle-même varier suivant la progression de son occupant et être attribuée à vie ou pas (s’il s’agit d’une fonction).

Même s’il existe aussi des cas dans lesquels, en apparence au moins, les modalités semblent plus spontanées ou le sont réellement, tout ce qui touche à la formation et à la levée d’une assemblée, en général et d’une assemblée de dhikr en particulier, revêt une importance certaine qui relève probablement assez directement de ce que René Guénon évoquait à propos de la science de « nouer et dénouer », en considération des « entités » mises en causes ainsi que du support qu’elle constitue techniquement en vue de l‘obtention de tel ou tel résultat.

Sans entrer ici dans des considérations qui n’auraient pas leur place dans cette évocation générale, on peut néanmoins dire que les principaux points à observer concernent, pour ce qui est des âdâb du murîd, la demande d’entrer et de sortir, l’observance d’une place donnée par celui qui dirige le rite, l’absence d’initiative non justifiée, notamment celle d’occuper le centre ou de traverser la partie centrale en absence d’autorisation.

Il disait : « Prenez garde à vous laissez aller à regarder les belles formes* car chaque regard produit dans le cœur désespoir et obscurité. »**

* Cette recommandation a déjà été détaillée (22). Elle est accompagnée ici d’une précision** qui rappelle aussi celle qui concerne la nourriture (notamment 50).

*

85 – Il ne s’inquiètera pas de la longueur des séances de dhikr. La journée dans le dhikr lui semblera comme un instant. Ceci ne se réalise que chez le disciple ayant rompu tous les liens.

Cheikh Abu-l-Hasan ibn Sâyagh (.) disait : « Tout murîd qui a pris un murîd*, serait-ce même pour apprendre le Coran, se verra coupé de la station de la Réalisation et la Voie lui serait allongée. »

* Voir 24 et 49 pour une notion proche ou identique

*

86 – Il ne prétendra absolument jamais être véridique dans la recherche de la Voie même si les gens sont unanimes pour le lui confirmer.

Il disait : « C’est une condition du murîd sincère qu’il ne considère pas le sommeil d’autrui meilleur que son adoration. »

Il disait : « A notre début, nous faisions la prière du matin avec l’ablution de la prière de nuit (‘îchâ) durant des années, lorsqu’il arriva qu’un de nous dormit une nuit : nous le considérions comme meilleur d’entre nous. »

*

87 – Il doit s’occuper de persévérer chaque jour et chaque nuit à dire la mention : « ô Vivant, ô Subsistant-par-Soi-même, pas de dieu si ce n’est Toi » quarante fois pour que le cœur ne meure pas. Cette pratique est une chose expérimentée et est une aide très précieuse pour la vie du cœur du disciple (murîd). C’est un enseignement du Prophète d’Allah -qu’Allah prie sur lui et le salue- à Mohammed Kattâny ; il vit le Prophète d’Allah -qu’Allah prie sur lui et le salue- dans un songe et se plaignit à lui de la mort de son cœur et de son désir pour les actes de piété. Il ajoutait : « Je l’ai mis en pratique et j’ai éprouvé son bienfait. »

Même conseil 33

Il disait aussi : « Fréquenter les assemblées rapportant les paroles d’Untel et d’Untel est une punition, la proximité du monde est impiété, se reposer sur les fils-du-monde est avilissement. »

Il disait aussi : « Si vous purifiez un disciple jusqu’à le rendre véridique (çiddîq) mais qu’il séjourne dans le monde par son cœur, Allah ne s’en soucie pas. »

Car une association persiste encore sous une forme profonde et cachée.

Il disait aussi : « Le dhikr que fait le disciple par sa langue le fait hériter des Degrés. Le dhikr de son Seigneur par son cœur le fait hériter des Proximités. »

Il disait aussi : « Si tu vois un disciple considérer de la même manière les pauvres et les émirs, Allah Très-Haut va l’établir prochainement imam, que les gens suivront. Car celui qui magnifie les gens pour Allah, Allah le magnifie parmi les gens, et inversement. »

Il disait : « La perte de la douceur du dhikr est pour le murîd la marque de la haine d’Allah », ainsi que le fait qu’il occupe sa langue sans aucune sensation de « douceur ».

Le terme dhawq : goût, et le symbolisme gustatif sont généralement utilisés pour désigner allusivement l’expérience spirituelle directe, la réalisation spirituelle effective.

Il disait : « L’incantation que fait murîd par sa langue fait hériter des degrés. L’incantation qui fait en son cœur de son Seigneur fait hériter les « proximités ». »

*

88 – Il incombe au murîd sincère de ne pas persévérer dans le péché ; c’est à dire de tomber dans le péché sans s’en repentir immédiatement.

*

89 – Il lui incombe de ne pas apaiser son cœur en un autre que son Seigneur –qu’Il soit Elevé et Magnifié.

Le Cheikh Abu-l-Qasim Junayd disait : « Chaque disciple possède un penchant spécial pour le monde et cela va l’empêcher d’avancer même si son Cheikh fait partie des plus grands Saints. Il doit donc travailler à enlever l’amour du monde totalement de son cœur. »

Sidi el-Junayd lui-même indiquait ainsi clairement,, déjà en son temps, que la présence d’un Cheikh ne fait pas tout, loin de là ! Beaucoup plus récemment (puisque c’était il y à peine une génération), cheikh Zakî ed-Dîn disait, en un sens identique (Propos sur le Soufisme/ El-Khitâb) :

« Mon Fils, le Soufisme est une fonction, adaptée à chaque époque, à chaque personne et à chaque lieu. C’est une mise en œuvre complète de la mission de vicaire sur terre. La guidance (الهداية) est aussi faite d’effort et de persévérance, et le Cheikh n’est qu’un « indicateur », uniquement (الشيخ دليل فقط). Ainsi, celui qui ne travaille pas n’arrivera pas. Et celui qui ne cherche pas l’ascension spirituelle ne verra ni anoblissement, ni élévation de son être : sans marche, nul parcours ! Celui qui compte sur les œuvres qu’il a accomplies, succombera à l’orgueil, puis sera emporté par l’égarement et sera perdu. Je dis à ce sujet :

On me dit : « Faut-il nécessairement un Cheikh à celui qui mène une quête spirituelle (القاصد) ? »

Je réponds : « Y a-t-il jamais eu de nouveau-né sans père ?

Un orphelin peut-il se suffire à lui-même et se passer de soutien ?

As-tu jamais vu un aveugle se passer de guide sur son chemin ?

Y a-t-il une science ou un art sans maître expérimenté ?

Comment marcher dans le désert si l’on est désarmé et étranger ?

La Porte d’Allâh est ouverte, mais qui te dirige (الرافد) vers la Porte ?

Médite les récits de Moïse et son histoire avec le dévot.

Médite la mission du Guide, car il recèle un témoignage éternel. »

Mon fils, ton affiliation en Dieu est plus forte que ton affiliation paternelle. Qui demande l’autorisation vers Dieu, la recevra. Qui frappe à Sa Porte -Exalté soit-Il-, entrera (ومن قرع بابه تعالى أدخله). Quant à nous, nous indiquons la Vérité Essentielle (ونحن إنما نشير إلى الحقيقة) et montrons le chemin, puis nous laissons l’aspirant sincère (المريدَ الصادق) parvenir au bout de son chemin par son propre effort. En effet, ton Cheikh n’est pas celui que tu écoutes seulement (فليس شيخُكَ من سمعتَ منه), mais celui duquel tu prends réellement quelque chose (ولكن شيخك من أخذتَ عنه). Celui qui persévère est juste et celui qui fait des efforts arrive. »

*

90 – Il s’éloigne de tout ce qui va le distraire d’Allah.

Abu-l-Hassan Nûrî a dit : « Il y a un châtiment pour chaque faute et le châtiment du disciple c’est de rompre avec son Cheikh ».

La rupture avec le Cheikh peut prendre diverses formes et être ainsi invoquée dans des situations aussi multiples. L’auteur des Lawâqîh revient à plusieurs reprises dans son livre sur cet aspect en indiquant parfois ce qui donne lieu à un renouvellement du pacte (tajdîd).

Il disait aussi : « Le disciple n’est pas vaniteux s’il recherche son Seigneur, mais la vanité se trouve chez celui qui est distrait de Lui. »

« Le disciple n’est pas vaniteux s’il recherche son Seigneur » car il n’existe pas de quête plus honorable et plus élevée pour le serviteur, « mais la vanité se trouve chez celui qui est distrait de Lui » car il n’est rien à rechercher réellement en dehors de Sa Face.

Il disait : « Quand Allah veut du bien à un murîd Il lui fait fréquenter les Initiés et lui empêche la fréquentation des insouciants envers Allah. »

L’absence de compagnie n’est pas une prescription absolue, pourvue qu’elle soit qualitative et cohérente avec l’état du murîd.

Il disait : « Tout murîd qui a envers lui un soupçon de penchant vers le bas-monde, cela le stoppe dans la progression spirituelle, son Cheikh ferait-il partie des plus grands des saints ! Il doit donc faire cesser l’amour du bas monde de son cœur en totalité. »

Il disait : « Au début de mon entrée dans la Voie, il se passait peut être une année entière sans qu’il vienne en mon cœur la suggestion du manger ni du boire, à moins qu’ils ne soient présents. »

Il disait : « Ce qui est étonnant, ce n’est pas de voir un murîd faire des demandes à son Seigneur ; ce qui est étonnant c’est ceux qui sont insouciants à Son égard. »

*

91 – Son intérieur doit être saint (muqaddis), dépourvu de l’ensemble des péchés. Si son intérieur n’est pas purifié des défauts et qu’il montre aux gens le contraire de cela, il sera châtié dans le futur par la privation de la sainteté.

Abu Bakr Warrâq disait : « Celui qui fait apparaître à la vue des gens ce qu’il est à l’intérieur augmente honte à sa honte. » Il détestait pour le murîd qu’il voyage dans sa famille ou des pérégrinations dans le pays et disait : « La clef de tout bien est d’attendre patiemment (tarabaç) à l’endroit du Cheikh jusqu’à ce qu’il l’éduque et qu’il le sèvre. »

A l’inverse de ce qu’ils sont souvent devenus dans le monde moderne, la pérégrination et le voyage, parce qu’ils impliquent des modifications parfois importantes de l’équilibre spatio-temporel et, surtout, des relations de l’être avec son milieu extérieur, sont des épreuves qui agissent puissamment sur l’état intérieur. Ils s’opposent à la stabilité nécessaire au murîd pendant au moins une partie de son travail et avant l’obtention d’un certain stade.

Il disait : « Celui qui n’a de cesse de changer d’une zawyah, où se trouve un Cheikh, vers une autre ne réussit jamais ! »

L’instabilité, conçue dans sa dimension extérieure et intérieure, s’exprime le plus négativement quand elle affecte la relation avec le Cheikh (Cf.  » Le Taçawwuf n’est pas … »).

Il disait : « Parmi les signes de la sincérité du murîd il y a le fait de prendre pour repas les invocations et pour couche la terre. »

Il disait : « Au début de ma carrière spirituelle je me satisfaisais de la vision de mon Cheikh, du vendredi au vendredi suivant en guise de manger et de boire. »

*

92 – Il ne s’accordera pas de facilité en mangeant la nourriture de celui qui triche dans son travail et mange à partir d’un emprunt.

Sirrî Saqatî disait : « Comment le cœur du disciple peut-il s’illuminer alors qu’il mange tout ce qu’il trouve et sans s’enquérir de sa provenance. »

L’importance du caractère licite de la nourriture a été déjà évoquée plusieurs fois.

Il disait aussi : « Je n’ai pas vu de moyen plus rapide pour susciter l’aversion du disciple et l’échec de son action, que de regarder les défauts des gens et de laisser libre cours à sa langue dans la médisance et la moquerie. »

Cf. ce qui a été dit précédemment du Tawhîd comme méthode de sulûk.

Sirrî Saqatî disait : « Comment pourrait bien s’illuminer le cœur du murîd alors qu’il mange de tout sans se préoccuper [de l’origine] ! »

Il disait : « A l’époque où nous sommes, la Voie a été déformée par la plupart des murîdin, lesquels se satisfont de l’étiquette de « demandeurs » [de l’initiation ou de la Voie = el-irâdah] mais qui ne cherchent pas réellement à savoir en quoi elle consiste ; ils s’éloignent de la pratique de la veille pieuse (el-sahr) et s’adonnent aux concessions, s’accordent des facilités à eux-mêmes par des « interprétations fines » … Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah, l’Elevé et l’Immense ! »

Les propos du Cheikh Charanî semblent être d’une étonnante actualité : les choses sont-elles différentes de nos jours ? Meilleures ou pires ?

Il disait :  » Il ne convient pas que le murîd s’empresse de la propreté de ses vêtements en oubliant celle de son cœur. » Quand on lui disait : « Tes vêtements sont sales », il répondait : « Ah, si mon cœur était comme un vêtement [que l’on puisse laver] ! »

Il disait : « Aucun murîd ne délaisse le dhikr sans que ne meure son cœur. »

Il disait : « Quand le murîd ne peut obtenir un repentir véritable, qu’il demande à son Seigneur le pardon par la voie du cœur et du bienfait (divin). »

Il disait : « Vous les muridîn, allez aux séances de ceux qui pratiquent le dhikr, car ils se trouvent à la porte du Roi ! Un certain « héraut » divin a dit : « Que celui qui ne M’a pas vu s’applique à Mon Nom, car Mon Nom ne me quitte pas ! (lâ yufâriqunî) ».

La Présence divine accompagne de manière nécessaire le Nom d’Allah. Ou plutôt l’inverse : c’est le Nom qui assurre de la Présence nécessaire de Celui qui est mentionné (madhkûr).

Il disait : « Ce bas-monde est une poubelle et la poubelle est la demeure des chiens ; celui qui la désire doit donc endurer les morsures de ses chiens ! Et il se peut que celui qui aime la duniyah soit dans un état pire que ses chiens : le chien en prend, en effet, dans son ventre ce dont il a besoin et laisse le reste, alors que celui qui aime ce bas-monde l’emporte avec lui ! »

Il disait : « Prend garde, murîd, de t’asseoir auprès d’un faqîr sans convenance (adab), car les fuqarâ sont les espions des cœurs (jawâsîs el-qulûb) et il se peut qu’ils soient entrés dans ton cœur et en soient sortis en ayant pris connaissance de ce qui s’y trouve, sans que tu le saches ! »

Cette réalité peut être vécue de bien des manières et ceux qui en ont été les témoins vivants connaissent son efficacité déconcertante. Il convient cependant d’être aussi vigileant en ce domaine car bien des phénomènes apparemment similaires peuvent relever de « manipulations » de natures parfois bien diverses et pas toujours recommandables.

*

93 – Il incombe au murîd de se montrer l’adversaire de sa propre âme*, dans la mesure du possible**.

Le Cheikh Abu Mawâhib Shâdhilî a dit : « Prends garde à toi, murîd, de chercher à entrer dans la Présence*** de ton Seigneur par ton incantation et ta prière alors qu’il te reste un tant soit peu de ton âme individuelle, car le Roi Très-Saint (el-Malik el-Quddûs) a établi et décrété que personne d’entre les Gens-des-âmes-individuelles (Ahl en-nufûs) n’entrera en Sa Présence. »

* L’opposition et le fait de contrarier systématiquement l’âme est une méthode principale du sulûk, ** tant qu’on en est capable et que l’on peut la supporter.

*** Le Cheikh Charani utilise de manière assez constante le terme « Présence » (Hadrah) pour désigner l’ « accès » et au moins un certain aboutissement au sulûk. On comprend donc l’intérêt de bien comprendre le sens de ce terme et de ne pas le confondre avec d’autres, ni d’altérer sa signification dans ce qu’elle peut avoir d’ultime : il n’est pas question ici de la Présence ni des Maîtres –qu’Allah sanctifie leur secret à eux tous- ni de celle du Prophète –qu’Allah applique sur lui Sa prière perpétuelle et Sa salutation pacifiante-, ni de qui que ce soit d’autre que de celle d’Allah, el-Malik el-Quddûs.

Sidi Ali Khawwâç disait : « Après qu’Allah ait ouvert au murîd l’ouverture de la Connaissance effective (et-ta’arruf) celui-ci ne se soucie plus du tout du peu de ses actes ou de leur abondance. »

Il disait souvent lors de son cours (majlis) : « Dites avec moi : Que la malédiction d’Allah soit sur celui qui dénigre ses Saints ; et toute l’assemblée répétait : Que la malédiction d’Allah soit sur lui !  » Ils élevaient leur voix jusqu’à ce que cela devienne un vacarme.

Il devait y en avoir du bruit dans ce qui est aujourd’hui un sûq populaire et tranquille au bas de la muraille du Caire ! Et personne ne semblait y trouver à redire : belle époque vraiment !

Le Cheikh Abou Mawâhib disait : « La meilleure oraison du murîd est l’incantation (dhikr) car la prière (rituelle)*, quel que soit son immense bienfait, n’est pas permise à certains moments**, moments pendant lesquels le dhikr est possible, à la différence du dhikr d’Allah (.) qui n’est défendu en aucune circonstance. »

* Il s’agit des œuvres surérogatoires.

** Comme après le `açr par exemple.

Il disait : « Selon moi, la formule qui convient le mieux au murîd est la parole « Lâ ilâha ill-Allah« , tant qu’il lui reste un désir [à combattre] ; puis quand tous ses désirs ont cessé le Nom de Majesté lui est plus utile. »

Il disait : « Qui s’interdit les oraisons (awrâd) au début de sa Voie, s’interdit les « évènements spirituels » (waridât) à sa fin ; il convient donc que tu pratiques les oraisons, murîd, aurais-tu même atteint Celui que tu désirais (wa law ballaghta el-Murâd) ! »

*

94 – Il incombe au murîd de ne jamais se mettre en avant pour faire cesser quelque chose de répréhensible (munkar), lors d’une dispute [qui éclate] par exemple, parce que cela constituerait une des plus grandes ruptures [dans sa progression], si ce n’est après être passé maître dans l’art de la diplomatie, d’avoir acquis une intention pieuse et que la chose ne s’impose à lui.

Le sens de l’historiette qui suit, dans le texte, est qu’un groupe de jeunes gens pieux occupés à faire le dhikr s’en détournèrent une fois au prétexte de faire cesser une dispute qui avait éclaté auprès d’eux sous l’impulsion d’Iblîs, le but ultime étant, pour lui, de faire cesser le dhikr. Une autre sentence résume bien cette question, qui pourrait faire l’objet de bien des reflexions et des commentaires :

Sidi Ibrâhîm el-Matbûlî -qu’Allah lui fasse miséricorde- a dit : « Changer ce qui est répréhensible (taghyîr el-munkar) est réservé aux responsables de l’ordre public (el-wullât) et à ceux qui en sont proches, le changer par la parole revient aux savants qui mettent en application leur science (li-l-‘ulamâ el-‘âmilîn) et le changer par le cœur revient à ceux qui n’ont que la parole [comme mode d’action] (li-arbâb el-qawl).

*

Conclusion du chapitre

Examine*, mon frère, ce qui te revient dans tout de ce que nous avons mentionné à ton intention dans ce chapitre comme qualités des murîdin : si tu vois que tu en es revêtu, c’est que tu es un murîd sincère ; mais dans le cas contraire, alors quelle prétention !**

Et la Louange est à Allah, Seigneur des Mondes !

* Littérallement : présente à toi-même

** Il n’y a évidemment rien de personnel dans une telle remarque, émise par une telle autorité. Peut-on, d’ailleurs, penser qu’un Maître spirituel de l’ampleur de l’Imam Abd el-Wahhâb Charani –qu’Allah soit Satisfait de lui et sanctifie sa réalité-secrète et intime- puisse se manifester ici, ou ailleurs, mais plus particulièrement dans ce livre, en ne respectant pas l’attitude que lui impose de garder ce dont il vient de montrer, à l’évidence, qu’il est dépositaire, nous voulons dire le savoir initiatique et, nécessairement, une certaine forme d’héritage mohammédien, lui-même caractérisé par la miséricorde ? La sentence peut, malgré tout, sembler rude et sévère le jugement, surtout au novice ou à l’ignorant qui, pour la première fois, prendraient contact avec ce genre de littérature et de considérations, pourtant fondamentales.

En d’autres termes, l’auteur indique l’élévation de la Voie et sa richesse aussi, tout comme son exigence. Il pose clairement aux hommes de son temps ce qui, dans le adab, constitue les conditions d’une progression effective, non pas comme des limites inaccessibles qui découragent le cheminant (sâlik), mais comme des appuis et des aides qui propulsent ceux qui les comprennent et les respectent dans les prairies des saveurs initiatiques et des goûts rares et fins.

*

Exposition de certaines règles concernant les convenances spirituelles du murîd * avec son Maître

La traduction du terme murîd par disciple semble être impropre si l’on ne précise pas qu’elle spécifie pour le Maître ce qui est d’abord à comprendre vis-à-vis d’Allah Ta’âlâ. Est, en effet, murîdu-Llah celui qui désire le rapprochement, la rencontre, ou la connaissance d’Allah alors que le terme de disciple s’entend généralement dans la relation avec un Maître. Traduire murîd par disciple, réduit donc en réalité l’étendue du sens arabe, car si l’on peut dire valablement que l’on est murîd d’un Maître, c’est en sous entendant toujours que c’est pour Allah, alors que l’on ne peut dire que l’on est « disciple d’Allah » (ce qui correspondrait précisément à l’expression « tilmîthu-Llah »), la relation de disciple impliquant un rapport personnel, celui du Cheikh, qui n’est pas acceptable comme tel vis-à-vis d’Allah Ta’âlâ.

Sache, mon frère, que le pilier de la relation spirituelle adéquate avec le Maître est dans l’amour que l’on a pour lui. Celui qui ne parvient pas à aimer son Maître alors qu’il subit l’influence de tous ses désirs ne réussit jamais dans la Voie car l’amour envers le Cheikh constitue le degré de l’assiduité grâce à laquelle le murîd s’élève vers le degré (martabah) du Vrai -qu’Il soit Magnifié et Elevé. Celui qui n’aime pas l’intermédiaire, existant entre lui et son Seigneur, qu’a justement magnifié l’Envoyé d’Allah –qu’Allah prie sur lui et le salue- est un hypocrite ; or l’hypocrite est dans le degré le plus inférieur du Feu !

Maintenant que tu sais cela je vais te rappeler certains des attributs de ceux qui aiment leur Maîtres afin que tu puisses faire la part de ta sincérité et de ton mensonge.

En Arabe le mensonge, à la différence du Français, n’exprime pas tant le fait d’exprimer volontairement une contre vérité que celui d’être dans un état de non sincérité.

Je dis donc -et c’est en Allah que se trouve l’aide propice- que les Gens de la Voie sont unanimes à dire que le fait d’être repentant de l’ensemble de ses pêchés et de se purifier du reste des choses honteuses, fait partie des attributs du murîd sincère dans l’amour du Cheikh.

Celui qui se salit par les pêchés tout en prétendant aimer son Cheikh* est mensonger. Dans un même ordre d’idée, celui qui n’aime pas son Cheikh, celui-ci ne l’aime pas non plus ; or quand son Cheikh ne l’aime pas, Allah-le Vrai –Elévé soit-Il- ne l’aime pas non plus, Lui qui a dit : « En vérité Allah aime ceux qui se repentent et aime ceux qui se purifient »**, « En vérité Allah n’aime pas ceux qui créent du désordre »***, « En vérité Allah n’aime pas celui qui est trompeur et vantard »**** , « … et qu’Allah ne guide pas la tromperie des traîtres »*****, ainsi que les versets semblables.

* On aura à l’esprit, tout au long de ses considérations, l’idée que le Cheikh corporel n’est que le reflet extérieur du Soi et que tout ce qui est dit à propos du Cheikh extérieur doit en réalité trouver sa signification dans la relation qu’a l’être, pourrait-on dire, envers lui-même, c’est à dire dans sa capacité ou son degré d’unification propre.

** La Génisse, 222.

*** Les Récits, 77.

**** Les Femmes, 36.

***** Yûssuf, 52.

Les Maîtres sont unanimes à dire qu’il fait partie des conditions de celui qui aime son Cheikh qu’il fasse la sourde oreille aux paroles de tout autre que son Cheikh dans la Voie, qu’il n’accepte de blâme de personne, à tel point que même si le peuple d’Egypte tout entier se levait d’un seul côté ils ne pourraient le faire s’éloigner de son Cheikh* et que même si la nourriture et la boisson lui avaient manqué pendant plusieurs jours il s’en serait passé en regardant simplement son Cheikh, par le fait de se l’imaginer mentalement. Il nous est parvenu de certains Maîtres qu’une fois entré dans cette station spirituelle, on prend du poids uniquement en regardant son Instructeur.

[…]

* Cf. ce qui a été dit précédemment sur le Tawhîd comme méthode initiatique.

*

J’ai entendu mon frère Afdâl ed-Dîn dire :  » La vérité de l’amour du Cheikh consiste à aimer les chose à cause de lui, et à les détester à cause de lui, de la même manière qu’il en est de l’amour de notre Seigneur – qu’Il soit Exalté et Magnifié – ceci étant tiré du hadîth :  » un serviteur viendra le Jour de la Résurrection avec beaucoup de prières, de jeûnes, de pèlerinages et d’aumônes ; les Anges témoigneront pour lui sur cela et Allah dira :  » Voyez s’il a pris pour Moi un Saint (hal wâlâ lî waliyyan) ou s’il s’est opposé … » *

[…]

L’imam Abd el-Wahhâb Charani aborde ici une question qui fait généralement se dresser sur leur tête les cheveux d’une partie de nos frères en Allah. Ils ont visiblement à lire des ahadîth auxquels ils n’ont pas eu accès ou bien, ce qui est plus grave, à les comprendre, in châ Allah, ou bien encore, ce qui est plus difficile, à admettre que d’autres puissent les comprendre mieux qu’eux. Triste, mais honnête, constatation pour des gens qui se posent en gardiens uniques de la foi et de l’orthodoxie, au point de jeter l’anathème sur ceux qui ne pensent pas comme eux.

Le Cheikh Muhiddîn a dit :  » Parmi ce qui nous a été rapporté de plus agréable de certains amants spirituels est qu’un d’eux entra chez un Cheikh et qu’il le vit parler sur l’amour. Cet amant ne cessa de fondre et de transpirer jusqu’au point où son corps tout entier se répandit sur la natte devant le Cheikh sous la forme d’une flaque d’eau. L’un d’entre les amis de cet amant entra chez le Cheikh et lui dit :  » Le voici !  » en lui indiquant l’eau en question. Il lui raconta l’histoire et ceux qui étaient présents s’émerveillèrent. »

Sache qu’il fait partie des qualités des amants spirituels qu’ils parlent par la langue de l’amour, du ‘ichq*, de l’ivresse et non pas par la langue de la science, de la raison et de la vérification (effective) […]

* Forme intense de l’amour.

Le Cheikh Muhiddîn a fait un poème au début du chapitre 181 des Futûhât :

La vénération des Maîtres n’est que la vénération d’Allah :

Observe-la donc comme règle, pour Allah et par Allah !

Ceux-ci sont les guides. La Parenté (selon l’esprit avec le Prophète) les confirme

Dans leur rôle démonstratif avec une fermeté reposant sur Allah.

Héritiers de tous les Envoyés divins,

Leur propos est toujours selon Allah.

Dans leurs niches tu les vois, tels les Prophètes,

Ne demandant d’Allah rien d’autre qu’Allah.

S’ils font voir quelque hâl qui les détourne

De la loi sacrée, abandonne-les à Allah,

Ne les suis pas et ne marche pas sur leurs traces,

Car ce sont alors des relâchés d’Allah en Allah.

Tu ne prendras pas comme modèle quelqu’un sur lequel la Loi n’a plus d’autorité,

Même s’il apportait des révélations de la part d’Allah »*

* Selon la traduction de Michel Vâlsan, dans « La vénération des Maîtres spirituels – (Chap. 181) – 1962, pp. 165-166 (Juil.-Août et Sept.-Oct. ; n° 372-373).

*

J’ai entendu Sidi Alî el-Murçâfî (.) dire :  » Le murîd augmente dans l’amour qu’il pour son Cheikh au point de se réjouir des paroles de son Cheikh comme il jouit de l’acte sexuel*. Quiconque ne pratique pas ainsi ne donne pas au Cheikh son droit concernant l’amour qu’il a envers lui. Tu n’ignore pas, mon frère, que les Maîtres sont les lieutenants du législateur – qu’Allah prie sur lui et le salue – dans la direction donnée à l’ensemble des gens et qu’ils sont même les héritiers des envoyés en réalité, héritant des sciences de leurs lois exotériques bien qu’ils ne sont pas eux-mêmes légiférant.

* Selon Ghazalî dans son Ihyâ ‘Ulûm ed-Dîn, la jouissance de l’acte sexuel a été donnée à l’être humain pour préfigurer, depuis ce bas-monde, la délectation paradisiaque.

Je l’ai entendu dire [Sidî Alî Khawwâç] : « Le signe qui fait que l’on doive observer les convenances spirituelles avec un Maître est qu’il soit savant du Livre et de la Sunnah, parlant d’eux extérieurement et les réalisant en son intérieur. Il respecte les limites fixées par Allah et accomplit le pacte passé avec Allah. […] »

L’Imam Abu-l-Qâsim el-Junayd disait : « Qui pratique l’initiation effective sans Maître est égaré et égare. Qui interdit la vénération des Maîtres Allah (.) l’éprouve par la honte devant les serviteurs et lui interdit la lumière de la foi. »

Abou-l-Qâsim Qushayrî disait :  » Si le murîd n’avait pour lui de la recherche du adab que la parole de Moïse – sur lui la Paix – au Khidr * cela lui suffirait. Car Moïse -sur lui la Paix- lorsqu’il désira être en compagnie du Khidr accepta la condition de respecter les règles des convenances spirituelles. Il demanda tout d’abord la permission de l’accompagner. Khidr posa alors comme condition qu’il ne s’oppose pas à lui en quoi que ce soit et qu’il ne lui oppose pas d’argument concernant un droit sur un autre. Puis quand Moïse rompit cet engagement, le Khidr laissa la faute impunie la première fois, puis la deuxième. Enfin, la troisième fois, qui est en réalité la limite à partir de laquelle la faute est majeure**, il lui dit :  » Ceci est la séparation entre moi et toi » ***

* La Caverne, 66.

On sait que l’épisode coranique entre Moïse et Khidr -sur eux deux la Paix- est une source majeure des relations entre Maître et disciple, notamment, comme on le rappelle ici, pour ce qui concerne le fait de détailler le contenu du contrat fixé entre l’un et l’autre ainsi que les conditions de validité et de rupture.

Charani donne une réponse à la question de savoir à quel moment le Maître peut considérer que son disciple est dans un état de rupture et qu’une sanction s’impose, en précisant que c’est à la troisième ; j’ai lu également, je ne sais plus où, à propos de la même notion, que l’on considère que trois est le début du caractère quantitatif (kuthrah).

*** La Caverne, 87

*

Maintenant que tu sais cela je dis – et c’est Allah que se trouve l’aide propice-

95 – Il incombe au murîd de n’entrer dans la compagnie d’un Cheikh qu’après avoir fait la prière de « demande de bien » (istikhârah) et que son cœur ne se soit « dilaté » à son égard, sans quoi il pourrait entrer [dans la Voie] sans conviction ferme et sans vénération, ce qui aboutirait à de l’aversion.

Cheikh ‘Abd-el-Qâdir Jilânî disait : « Celui qui n’a pas une conviction profonde (foi) de la perfection de son Cheikh ne réussira jamais en sa compagnie. »

Abu Ali Daqqâq disait : « Celui qui est entré dans la compagnie d’un Cheikh et qui s’y oppose ensuite a rompu par là même le pacte de la compagnie et il doit renouveler celui-ci. » (…)

*

96 – Ne pas argumenter contre le Cheikh par peur que, celui-ci lui ayant prescrit une règle initiatique à observer, il ne suive pas son ordre ; car cela constitue un signe du manque de sa réussite.

*

97 – Au contraire, le murîd sincère doit s’efforcer d’être en mesure de s’asseoir à la porte du Cheikh, avec l’espoir que le regard du Cheikh se porte sur lui à chaque fois qu’il sortira ; peut-être sera-t-il davantage comblé de bienfaits par un regard qu’il aura porté sur lui que par son propre effort spirituel. Bienheureux est-il celui dont la cellule de retraite est en face de la porte du Cheikh !

Notion déjà vue et développée précédemment (Cf. adab n°16).

*

98 – Si l’Ouverture spirituelle s’avère difficile, qu’il cherche alors une excuse [qui en disculpe] son Cheikh et porte le blâme envers lui-même uniquement, en disant : « L’imperfection vient de moi ». Allah -le Très-Haut- a dit au Seigneur des Envoyés : « Certes tu ne guides pas qui tu veux. »*. Si le Seigneur des Envoyés s’est trouvé dans une telle situation, qu’en est-il de mon Cheikh quand Allah obtient la victoire sur ce qu’Il a prescrit (ghâlibun ‘alâ amri-Hi) et que les gens de toute époque reconnaissent leur manquement par rapport à la station de ceux qui les ont précédés parmi les Pieux Anciens (Salef) ? »

* Coran : Les Récits, 56

Ces trois âdâb se suivent sans interruption dans le texte.

*

99 – Ne pas cacher à son Cheikh quoi que ce soit de ses états extérieurs et intérieurs, voire même les pensées suggestives qui lui surviennent. Quand on dissimule quelque chose, on trahit son compagnonnage et on doit renouveler celui-ci* si l’on veut en bénéficier. Ce dont nous voulons parler ici, ce sont les choses par lesquelles arrivent généralement les degrés dans la Voie, comme mentionner les actions maladives, plutôt que les choses anodines et habituelles.

Voici encore une occurrence pour laquelle Charani indique la nécessité de renouveler le pacte.

*

100 – Ne pas faire avec le Cheikh quelque chose qui attriste et afflige le cœur de celui-ci, car on lui doit une vénération plus immense que celle du père charnel * et Allah se courrouce à cause de la colère du Cheikh et Se contente par sa satisfaction. Le Cheikh ne prescrit pas au disciple autre chose que ce qu’Allah lui prescrit. Celui qui désobéit, désobéit au Législateur -qu’Allah prie sur lui et le salue- et tombe sous la colère d’Allah en fonction de cette désobéissance, qu’elle soit grande ou petite. Prends garde aux plaintes émises par un tiers et à l’impact qu’elles ont sur le cœur de ton Cheikh, à un moment ou à un autre.

* Le lien spirituel, quand il existe, est plus important que le lien de sang, probablement à la fois en considération du domaine concerné et parce qu’il fait l’objet d’un choix. C’est une raison pour laquelle il y a lieu de bien comprendre comment il s’établit et sur quelles bases.

*

102 – Croire en la perfection de son Cheikh parce qu’on le considère plus savant que soi, tant dans le domaine exotérique que dans le domaine ésotérique. Les Maîtres disent cependant qu’on n’exagérera pas en faisant correspondre sa perfection avec la station de l’infaillibilité.

Qui disait qu’aucun des âdâb qui pouvaient être envisagés il y a plus de quatre siècles ne correspond aux temps présents ?

*

103 – Lorsque le Cheikh lui aura établi de tenir un certain service, en voyage ou en résidence, au lieu d’assister aux séances de dhikr, le murîd devra ne pas s’en troubler car le Cheikh l’a fait selon ce qu’il voyait de bien pour lui sous tous les aspects. Si cela se produit et qu’il pense que s’occuper d’autre chose est meilleur, il rompt le pacte qu’il avait avec son Cheikh*, car le Cheikh est le garant du côté du Prophète d’Allah envers sa communauté : il lui est demandé de pratiquer avec ses disciples ce qui les élève dans les stations spirituelles et de leur interdire ce qui les retarde. Or ce que le disciple recherche [par lui-même] peut susciter chez lui suffisance, ostentation et volupté, ou l’amener à chercher en cela le compliment et la louange des gens, si bien qu’il fait alors partie des perdants.

* Cette rupture est donc consécutive à la survenue d’une opposition interne entre le murîd et son Cheikh, qui peut donc ne pas être théoriquement perceptible et appréciable que par celui qui l’a générée.

*

104 – Etre constant dans le bon comportement avec le Cheikh lorsque l’assemblée se tait à la séance de dhikr. On ne doit plus s’élancer dans le dhikr après cela car le Cheikh ne donne pas le signal de se taire sans mesure : il en a demandé auparavant la permission au Vrai, en son cœur, la connaissance lui permettant de les faire taire ou pas lui parvenant par voie d’inspiration. Il sait cela le plus souvent par un « élargissement » ou par un « resserrement » du cœur : s’il s’élargit pour les faire taire, il les fait taire ; s’il sent un resserrement, alors il les laisse dans le dhikr (cf. le premier chapitre dans lequel nous avons détaillé cette question).

*

105 – Le murîd doit se montrer perspicace pour saisir la nature de la demande ou de l’interdiction de son Cheikh, sans avoir besoin d’une formulation ouverte, et d’autant plus que l’on est en présence de quelqu’un qui n’appartient pas à la communauté initiatique*. Il comprendra l’allusion et le signe indicatif.

* C’est-à-dire qu’il est demandé au murîd de faire en sorte de ne pas exposer un sujet qui ne serait pas compris et qui risquerait d’être la cause d’un trouble. On a vu en introduction que cette disposition d’un caractère réservé et particulier se fonde sur une sunnah prophétique qui n’a donc rien d’un caractère artificiel s’il se fonde sur les capacités naturelles de chacun.

Un serviteur du Cheikh Abu Yazîd Bistâmî (.) n’avait pas besoin de s’exprimer avec des paroles car Abû Yazîd s’adressait à lui par le cœur, sans parole ; il comprenait la chose et la faisait. C’est ainsi que pratiquait Sidi Abu-l-Abbâs Ghamarî avec son serviteur.

Le Cheikh Abdallah el-Fâ´il me dit une fois : « Le Cheikh Abu-l-Abbâs me parlait intérieurement sans parole et je comprenais ce dont il s’agissait ; je revenais vers lui avec à manger, à boire ou avec les vêtements qu’il avait désigné. »

On se souvient, dans un ordre qui n’est pas évidemment pas étranger à ces considérations, de la parole du Cheikh Abu-l-Hassan Chadhilî : « Nous sommes comme la tortue : nous enseignons à nos enfants par le regard ».

*

106 – Ne pas associer dans l’amour que l’on porte à son Cheikh quelqu’un d’autre d’entre ceux qu’Allah n’a pas prescrit d’aimer ; établir l’amour d’Allah au centre* de son cœur et établir l’amour de l’Envoyé d’Allah -qu’Allah prie sur lui et le salue- à proximité*, et ainsi de suite selon les degrés des amours légalement permis et dont l’existence d’un amour est constitutif de la Foi : l’amour que l’on porte à ceux-là ne nuit pas à l’amour envers le Cheikh puisque Le Vrai le prescrit au disciple.

Cette « répartition » peut s’entendre aussi en un sens plus technique encore. Le Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn Ibrâhîm (tarîqah shadhiliyah mohammediyah) donnait en effet les instructions suivantes à propos de l’attitude à observer, notamment avant le wird journalier pour établir un lien spirituel (râbitah rûhiyah) avec son Cheikh : « rechercher la présence de l’esprit de Seyydinâ Mostaphâ -qu’Allah prie sur lui et le salue- par une représentation formelle dans le coeur comme une lumière qui est sur ta droite et jusqu’à devant, à l’exception d’un peu. De même pour l’esprit de ton Sheikh, sur ta gauche jusqu’à devant toi à l’exception d’un peu, et les esprits des grands Maîtres de la Tarîqah tout autour de toi, de telle sorte que dans cette situation spirituelle immense tu sois en face d’Allah, établi entre Ses Mains, sans qu’il y ait entre toi et Lui de voile ni quelqu’un qui te voile… ».

Sidi Alî ibn Wafâ disait : « L’amour porté aux Envoyés, aux Saints aux Pieux fidèles ne porte pas atteinte à l’amour envers le Cheikh car il fait partie de la loi exotérique, qui est lumière : or les lumières s’interpénètrent entre elles, à la différence des affaires défendues par la shari’ah, qui sont des obscurités épaisses que l’on ne pénètre pas ; si l’on mettait dans une seule maison 1000 luminaires toutes leurs lumières se répandraient. »

*

Maintenant que tu sais cela je dis – et c’est Allah que se trouve l’aide propice-

95 – Il incombe au murîd de n’entrer dans la compagnie d’un Cheikh qu’après avoir fait la prière de « demande de bien » (istikhârah) et que son cœur ne se soit « dilaté » à son égard, sans quoi il pourrait entrer [dans la Voie] sans conviction ferme et sans vénération, ce qui aboutirait à de l’aversion.

Cheikh ‘Abd-el-Qâdir Jilânî disait : « Celui qui n’a pas une conviction profonde (foi) de la perfection de son Cheikh ne réussira jamais en sa compagnie. »

Abu Ali Daqqâq disait : « Celui qui est entré dans la compagnie d’un Cheikh et qui s’y oppose ensuite a rompu par là même le pacte de la compagnie et il doit renouveler celui-ci. » (…)

*

96 – Ne pas argumenter contre le Cheikh par peur que, celui-ci lui ayant prescrit une règle initiatique à observer, il ne suive pas son ordre ; car cela constitue un signe du manque de sa réussite.

*

97 – Au contraire, le murîd sincère doit s’efforcer d’être en mesure de s’asseoir à la porte du Cheikh, avec l’espoir que le regard du Cheikh se porte sur lui à chaque fois qu’il sortira ; peut-être sera-t-il davantage comblé de bienfaits par un regard qu’il aura porté sur lui que par son propre effort spirituel. Bienheureux est-il celui dont la cellule de retraite est en face de la porte du Cheikh !

Notion déjà vue et développée précédemment (Cf. adab n°16).

*

98 – Si l’Ouverture spirituelle s’avère difficile, qu’il cherche alors une excuse [qui en disculpe] son Cheikh et porte le blâme envers lui-même uniquement, en disant : « L’imperfection vient de moi ». Allah -le Très-Haut- a dit au Seigneur des Envoyés : « Certes tu ne guides pas qui tu veux. »*. Si le Seigneur des Envoyés s’est trouvé dans une telle situation, qu’en est-il de mon Cheikh quand Allah obtient la victoire sur ce qu’Il a prescrit (ghâlibun ‘alâ amri-Hi) et que les gens de toute époque reconnaissent leur manquement par rapport à la station de ceux qui les ont précédés parmi les Pieux Anciens (Salef) ? »

* Coran : Les Récits, 56

Ces trois âdâb se suivent sans interruption dans le texte.

*

99 – Ne pas cacher à son Cheikh quoi que ce soit de ses états extérieurs et intérieurs, voire même les pensées suggestives qui lui surviennent. Quand on dissimule quelque chose, on trahit son compagnonnage et on doit renouveler celui-ci* si l’on veut en bénéficier. Ce dont nous voulons parler ici, ce sont les choses par lesquelles arrivent généralement les degrés dans la Voie, comme mentionner les actions maladives, plutôt que les choses anodines et habituelles.

Voici encore une occurrence pour laquelle Charani indique la nécessité de renouveler le pacte.

*

100 – Ne pas faire avec le Cheikh quelque chose qui attriste et afflige le cœur de celui-ci, car on lui doit une vénération plus immense que celle du père charnel * et Allah se courrouce à cause de la colère du Cheikh et Se contente par sa satisfaction. Le Cheikh ne prescrit pas au disciple autre chose que ce qu’Allah lui prescrit. Celui qui désobéit, désobéit au Législateur -qu’Allah prie sur lui et le salue- et tombe sous la colère d’Allah en fonction de cette désobéissance, qu’elle soit grande ou petite. Prends garde aux plaintes émises par un tiers et à l’impact qu’elles ont sur le cœur de ton Cheikh, à un moment ou à un autre.

* Le lien spirituel, quand il existe, est plus important que le lien de sang, probablement à la fois en considération du domaine concerné et parce qu’il fait l’objet d’un choix. C’est une raison pour laquelle il y a lieu de bien comprendre comment il s’établit et sur quelles bases.

*

102 – Croire en la perfection de son Cheikh parce qu’on le considère plus savant que soi, tant dans le domaine exotérique que dans le domaine ésotérique. Les Maîtres disent cependant qu’on n’exagérera pas en faisant correspondre sa perfection avec la station de l’infaillibilité.

Qui disait qu’aucun des âdâb qui pouvaient être envisagés il y a plus de quatre siècles ne correspond aux temps présents ?

*

103 – Lorsque le Cheikh lui aura établi de tenir un certain service, en voyage ou en résidence, au lieu d’assister aux séances de dhikr, le murîd devra ne pas s’en troubler car le Cheikh l’a fait selon ce qu’il voyait de bien pour lui sous tous les aspects. Si cela se produit et qu’il pense que s’occuper d’autre chose est meilleur, il rompt le pacte qu’il avait avec son Cheikh*, car le Cheikh est le garant du côté du Prophète d’Allah envers sa communauté : il lui est demandé de pratiquer avec ses disciples ce qui les élève dans les stations spirituelles et de leur interdire ce qui les retarde. Or ce que le disciple recherche [par lui-même] peut susciter chez lui suffisance, ostentation et volupté, ou l’amener à chercher en cela le compliment et la louange des gens, si bien qu’il fait alors partie des perdants.

* Cette rupture est donc consécutive à la survenue d’une opposition interne entre le murîd et son Cheikh, qui peut donc ne pas être théoriquement perceptible et appréciable que par celui qui l’a générée.

*

104 – Etre constant dans le bon comportement avec le Cheikh lorsque l’assemblée se tait à la séance de dhikr. On ne doit plus s’élancer dans le dhikr après cela car le Cheikh ne donne pas le signal de se taire sans mesure : il en a demandé auparavant la permission au Vrai, en son cœur, la connaissance lui permettant de les faire taire ou pas lui parvenant par voie d’inspiration. Il sait cela le plus souvent par un « élargissement » ou par un « resserrement » du cœur : s’il s’élargit pour les faire taire, il les fait taire ; s’il sent un resserrement, alors il les laisse dans le dhikr (cf. le premier chapitre dans lequel nous avons détaillé cette question).

*

105 – Le murîd doit se montrer perspicace pour saisir la nature de la demande ou de l’interdiction de son Cheikh, sans avoir besoin d’une formulation ouverte, et d’autant plus que l’on est en présence de quelqu’un qui n’appartient pas à la communauté initiatique*. Il comprendra l’allusion et le signe indicatif.

* C’est-à-dire qu’il est demandé au murîd de faire en sorte de ne pas exposer un sujet qui ne serait pas compris et qui risquerait d’être la cause d’un trouble. On a vu en introduction que cette disposition d’un caractère réservé et particulier se fonde sur une sunnah prophétique qui n’a donc rien d’un caractère artificiel s’il se fonde sur les capacités naturelles de chacun.

Un serviteur du Cheikh Abu Yazîd Bistâmî (.) n’avait pas besoin de s’exprimer avec des paroles car Abû Yazîd s’adressait à lui par le cœur, sans parole ; il comprenait la chose et la faisait. C’est ainsi que pratiquait Sidi Abu-l-Abbâs Ghamarî avec son serviteur.

Le Cheikh Abdallah el-Fâ´il me dit une fois : « Le Cheikh Abu-l-Abbâs me parlait intérieurement sans parole et je comprenais ce dont il s’agissait ; je revenais vers lui avec à manger, à boire ou avec les vêtements qu’il avait désigné. »

On se souvient, dans un ordre qui n’est pas évidemment pas étranger à ces considérations, de la parole du Cheikh Abu-l-Hassan Chadhilî : « Nous sommes comme la tortue : nous enseignons à nos enfants par le regard ».

*

106 – Ne pas associer dans l’amour que l’on porte à son Cheikh quelqu’un d’autre d’entre ceux qu’Allah n’a pas prescrit d’aimer ; établir l’amour d’Allah au centre* de son cœur et établir l’amour de l’Envoyé d’Allah -qu’Allah prie sur lui et le salue- à proximité*, et ainsi de suite selon les degrés des amours légalement permis et dont l’existence d’un amour est constitutif de la Foi : l’amour que l’on porte à ceux-là ne nuit pas à l’amour envers le Cheikh puisque Le Vrai le prescrit au disciple.

Cette « répartition » peut s’entendre aussi en un sens plus technique encore. Le Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn Ibrâhîm (tarîqah shadhiliyah mohammediyah) donnait en effet les instructions suivantes à propos de l’attitude à observer, notamment avant le wird journalier pour établir un lien spirituel (râbitah rûhiyah) avec son Cheikh : « rechercher la présence de l’esprit de Seyydinâ Mostaphâ -qu’Allah prie sur lui et le salue- par une représentation formelle dans le coeur comme une lumière qui est sur ta droite et jusqu’à devant, à l’exception d’un peu. De même pour l’esprit de ton Sheikh, sur ta gauche jusqu’à devant toi à l’exception d’un peu, et les esprits des grands Maîtres de la Tarîqah tout autour de toi, de telle sorte que dans cette situation spirituelle immense tu sois en face d’Allah, établi entre Ses Mains, sans qu’il y ait entre toi et Lui de voile ni quelqu’un qui te voile… ».

Sidi Alî ibn Wafâ disait : « L’amour porté aux Envoyés, aux Saints aux Pieux fidèles ne porte pas atteinte à l’amour envers le Cheikh car il fait partie de la loi exotérique, qui est lumière : or les lumières s’interpénètrent entre elles, à la différence des affaires défendues par la shari’ah, qui sont des obscurités épaisses que l’on ne pénètre pas ; si l’on mettait dans une seule maison 1000 luminaires toutes leurs lumières se répandraient. »

*

107 – Quand on habite loin de l’endroit où se trouve le Cheikh, assurer la prière autant que possible dans la zawiyah de son Cheikh.

J’avais ainsi un ami, qui s’appelait Cheikh Abu Bakr Dayrini, qui habitait à côté de la mosquée el-Azhâr et qui priait chez moi malgré l’abondance des gens dans cette dernière. Je lui dis donc : « Fais ta prière à la mosquée d’El-Azhâr, c’est mieux pour toi !  » Il me répondit :  » J’ai en cela un but (ghardh) juridiquement licite », et je m’étonnai de sa sincérité dans son point de vue (i’tiqâdi-hi).

Dans le cas où il n’est pas aisé au disciple de faire la prière en commun chez son Instructeur, qu’il s’imagine être auprès de lui quand il prie dans n’importe quel autre lieu de prière car ce dont il s’agit dépend du cœur et non du corps.

Qu’il nous soit permis de relater le souvenir d’un entretien que nous avons eu avec un frère qui se présentait comme « rescapé » d’une expérience douloureuse passée durant de trop longues années dans une « zawyah » française au « service » d’un « Cheikh », à une époque où je n’avions pas encore nous-même lu les Lawâqîh, ni visité l’endroit où est enterré son auteur (et qui ne devait pas être très éloigné de l’endroit où il vivait au Caire, qu’Allah soit Satisfait de lui).

Ce jeune homme jeune converti (qui doit avoir maintenant près de cinquante ans), me racontait le « zèle » qu’il était arrivé à développer dans différentes circonstances, notamment dans certains travaux de terrassement auxquels il avait été rapidement associé de manière très efficace, et aussi en faisant la prière le plus régulièrement possible, dans la « zawyah » en question, cette pratique étant été, semblait-il, conseillée et vue d’un bon œil, au moins par les frères-zélés qui étaient proches du « Cheikh » en question.

Il me racontait cet épisode avec une tristesse mêlée d’épuisement dont nous nous souvenons encore aujourd’hui, surtout quand il précisait que ces déplacements n’étaient pas du tout à la mesure des possibilités financières qui étaient les siennes à cette époque ni, selon ses dires, à la mesure de ses possibilités physiques … et psychiques.

Mais ce n’est que bien plus tard que nous avons pris connaissance de cette règle de adab dans ce livre et que nous avons réalisé, aussi, que la distance entre la mosquée de Seyydunâ-l-Husseïn et celle de Sidi Cha’ranî n’ était que de quelques centaines de mètres, … alors que le frère en question parlait, lui, de kilomètres, en dizaines, voire en centaines, parfois, si ma mémoire est bonne.

*

108 – Croire que son Cheikh est plus savant que lui sur ses pensées suggestives adventices et ses défauts intérieurs, non pas grâce à une opinion mauvaise qu’il aurait eu de lui ou par un dévoilement diabolique, mais en mode d’inspiration véritable. Les gens en général, mesurent les autres en fonction d’une balance intime selon laquelle ils apprécient le bien et le mal. Mais les Maîtres sont au-dessus d’une telle attitude : il n’y a pas du tout, dans leur for intérieur, de mal à partir duquel ils évalueraient l’état des autres. Allah connaît le besoin du disciple ; Il connaît le mal qui existe dans son for intérieur et le soin à apporter pour l’enlever. Il donne alors l’inspiration juste [au Cheikh] à la place de cette balance sur laquelle les états des gens se reposent ; il est donc ainsi plus savant que le disciple sur ses propres états.

Il [Sidi Ibrâhîm ed-Dassûqî -qu’Allah soit Satisfait de lui-] disait : « Lorsque le disciple est sincère avec son Cheikh et qu’il l’appelle d’une distance de 1000 années, il lui répond, qu’il soit vivant ou mort*. Celui qui est sincère doit s’orienter par le cœur en chaque chose qui lui survient à l’improviste en ce bas-monde ; il entend alors la voix de son Cheikh à qui il demande de l’aide pour ce qui le préoccupe ; peut-être même lui parviendra-t-il de ses problèmes intérieurs, lui couvrira-t-il les yeux et lui ouvrira-t-il l’œil du cœur. Il verra alors son Maître ouvertement, et l’ayant vu, lui demandera ce qu’il désire et ce qu’il veut. »

* La persistance d’un lien vivant entre le murîd et le Cheikh, peut s’avérer techniquement et méthodiquement très important dans certaines turûq, lorsqu’elle peut structurellement être au centre du travail initiatique, ou lorsque l’évolution des conditions cycliques s’est faite dans un sens tel que le Maître murchîd a annoncé qu’il sera plus utile à ses disciples après sa mort que de son vivant (Cheikh Zakî ed-dîn Ibrahîm de la tarîqah chadhiliyah mohammediyah) ; on peut voir aussi, à ce propos, un exemple dans la tarîqah naqchbandiyah : Michel Chodkiewicz montre dans un article http://www.naqshbandi.fr/ comment l’évolution des conditions de mise en œuvre des techniques de cette tarîqah a conduit à réduire la possibilité qu’elle soient envisagées uniquement en mode personnel direct, c’est-à-dire en rapport avec le maître corporellement vivant ayant donné le pacte initiatique (« Mawlana Khalid […] interdit avec force aux membres de la Naqshbandiyya Khalidiyya, même lorsqu’il sera mort, de prendre pour objet de leur rabita une autre forme que la sienne propre. »)

Ces considérations sont en effet d’une importance primordiale si l’on comprend que la persistance active et efficace de ces aspects peut néanmoins être envisagée en un mode impersonnel, c’est-à-dire sans que le maître concerné soit nécessairement vivant corporellement ou même qu’il soit un être de réalisation effective : « lorsque notre cœur est lié au shaykh, qu’il soit vivant ou mort, nous en retirons profit même si ce shaykh n’est pas reconnu comme tel dans la science divine » (citation d’un Cheikh naqsbandî tirée du même article) ; pourvu que sa fonction soit, elle, régulière et bien réelle.

Il disait : « Mon fils, si tu es sincère alors ne rentre pas en compagnie d’un autre que ton Cheikh et patiente auprès de sa dépouille. Il t’a peut être éprouvé pour savoir si tu délaissais ce que tu aimais, voulant par toi le bien, que tu sois celui qui porte ses réalités secrètes et qui élève ses lumières intérieures. »

Cette question donne lieu à des divergences d’interprétation selon que l’on estime que le lien est absolu et imprescriptible (ce qui implique que le murîd ne prenne pas d’autre lien d’irchâd après le mort de son premier Cheikh, même si l’occasion se présente avec un Cheikh d’un niveau spirituel supérieur au premier), ou que l’on estime qu’il est possible qu’un Cheikh d’un niveau supérieur au premier puisse faire progresser le murîd à partir de l’état dans lequel il se trouve ; le point de vue qui permet de sortir de cette difficulté semble être, qu’en réalité, le Maître intérieur étant unique, car il est assimilable à la réalité intérieure (haqîqah) de l’être, les éventuels rattachements extérieurs multiples ne sont que des mises en relation successives, cohérentes et harmonieuses du murîd avec celle-ci.

Il disait : « Le disciple sincère est avec son Cheikh comme le mort avec le laveur de mort : sans parole ni mouvement. Il ne peut parler en face de lui à cause de l’admiration respectueuse qu’il lui porte. Il ne sort ni ne rentre, ne se mêle à personne, ne s’occupe à une science du Coran ou un dhikr sans son autorisation car il est le garant (amîn) responsable auprès du disciple de ce qui l’élève ; or il se peut qu’une œuvre méritoire soit affectée par la nafs, ce qui finalement altérera sa valeur.

*

109 – Ne plus se tourner vers le bas-monde après qu’Allah l’a réuni avec son Cheikh, car entre ses mains se trouve tout ce qu’Allah a réparti pour le murîd du bas-monde et de l’Autre.

Sidi Alî ibn Wafâ’ a dit : « Si tu trouves ton Instructeur réalisé (Ustâdhu-ka el-muhaqqiq), alors tu as trouvé ta Vérité *. Si tu as trouvé ta Vérité, tu as trouvé Allah auprès d’elle. Et si tu as trouvé Allah, tu as tout trouvé ! Le but consiste à trouver cet Instructeur. »

* Ou « ta Réalité essentielle ».

Il est remarquable que ce dont il s’agit ici est l’expression arabo-islamique de la correspondance exacte de ce que René Guénon appelle le « Soi » dans ses ouvrages. Comme vu précédemment, le Maître extérieur est ainsi le reflet du Maître intérieur qui est identique au Soi, la Réalité essentielle de l’être.

L’établissement de ce genre de correspondance sera, espérons-le, en mesure de montrer la parfaite orthodoxie traditionnelle de certains des enseignements de René Guénon qui peuvent paraître étonnants, a priori, au lecteur qui n’est pas en mesure de comprendre ceux-ci par eux-mêmes ou qui, ayant besoin de références arabo-islamiques dans la forme pour être intellectuellement rassurés, n’ont pas accès à la littérature d’autres Maîtres connus pour leur autorité initiatique.

Voilà qui est fait, in châ Allah, et qui devrait permettre d’atténuer les critiques dont la justification profonde ne se trouve ainsi pas dans l’objet montré du doigt ou dénigré, mais dans l’insuffisance de celui auquel le doigt appartient.

Il a dit : « Lorsque le disciple est sincère*, il est son Instructeur même. »

* La sincérité étant conçue, dans une perspective initiatique, comme une puissance unificatrice des différents composants de l’être excluant la duplicité, la réalisation de sa plénitude lui confère une efficience telle qu’elle peut être alors identifiée à la Réalité évoquée précédemment, qui est le Maître intérieur.

Il disait : « Lorsque le disciple est sincère, il incline l’œil de son Instructeur. »

Alî ibn Wafâ disait :  » Tu es [en réalité] selon la forme que tu observes [en apparence] chez ton Cheikh ; contemple donc ce que tu veux [sans être limité par un a priori qui limiterait la forme de ta contemplation] et considère alors [ce que tu vois] : si tu constates qu’il est hypocrite, alors c’est toi qui est hypocrite, si tu constates qu’il est sincère (mukhliç), alors c’est toi qui est pur et sincère, car en réalité, il constitue pour toi un miroir : tu ne vois dans le miroir que ta propre forme, pas la nature du miroir. »

* Le Cheikh est le support extérieur de la réalité profonde de l’être qui s’y reflète. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est également dit que la constatation des défauts propres au Cheikh constitue un voile important pour le disciple qui les observe, de la même manière que la constatation des défauts d’un miroir empêche celui qui la fait d’avoir une vision nette de ce qui s’y reflète (cf. infra : règle 122, dans laquelle Charani donne une illustration très édifiante de cet aspect. Un peu de patience, in châ Allah).

Tout ceci est d’ailleurs à mettre en rapport direct avec l’affirmation selon laquelle le caractère humain (el-bacharyah, ‘humanité’) d’un Maître constitue le pire des voiles pour son disciple. C’est pourquoi, certains disciples ne prennent réellement conscience de la valeur spirituelle de leur Maître qu’après la mort de celui-ci (ou plutôt : la cessation de leur existence corporelle), et que, pour la même raison, certains Maîtres affirment, avant de s’éteindre, qu’ils seront plus utiles à leurs disciples après leur propre mort qu’ils ne l’étaient pour eux de leur vivant. ce fut le cas, notamment, du Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn Ibrâhîm -qu’Allah soit Satisfait de Lui.

Il disait : « Ne cherche pas de ton Instructeur quelque chose [de particulier] ou une réponse à une question que tu lui auras posée, car cela n’est pas le comportement initiatique adéquat du disciple sincère avec son Maître. »

Il disait :  » Celui d’entre les disciples qui aimerait être sous la protection du Seigneur des Mondes, qu’il se mette au service de son Cheikh avec sincérité, qu’il devance son obéissance, qu’il ne transgresse pas ce sur quoi il s’est concerté avec lui. « Et quant à Salomon, Nous avions soumis les vents impétueux qui soufflaient sur son ordre sur la terre en laquelle Nous avions mis toute bénédiction ; et Nous lui avions aussi soumis les diables qui, pour Lui, plongeaient et qui oeuvraient de diverses manières et que Vous surveillions » 6: vois donc comment Allah protège les diables à cause du service qu’ils assuraient à Ses Saints sincères et de l’obéissance qu’ils leur vouaient.

* Les Prophètes, vr. 81 et 82

Sidî Abu-l-Hassan Châdhîly (.) éduquait ses enfants [spirituels] par le regard, sans parole aucune ; il disait : « En vérité la tortue éduque ses enfants par le regard et tous ceux, parmi ses enfants, qui s’en détournent dépérissent. Or nous avons un droit premier sur ce point sur la tortue. »

La même notion est exprimée dans Mafâkhir el-‘Aliyah et Nit el-Bidâyât.

Notons qu’on pourrait s’intéresser en détails sur l’emploi du symbolisme traditionnel de la tortue, notamment dans ses aspects à la fois « fondateur » et polaire, en rapport avec la fonction du Cheikh Abu-l-Hassan ; mais une étude, même succincte, déborderait du cadre du présent travail. Avis aux amateurs !…

*

112 – Ne pas penser que l’on peut se passer de la science de son Cheikh, même si l’on fait partie des Maîtres de l’Islam (Machâyakh el-Islâm)*, car la Voie des Initiés est une affaire spécifique, supérieure aux sciences exotériques.

* On voit notamment ici que le terme de Cheikh ne désigne pas uniquement un Maître de Tarîqah.

La plupart des savants des sciences exotériques sont incapables de supprimer les traces de maladies provenant des œuvres intérieures. Ils disent simplement à celui qui les interroge : « Repens-toi en Allah ! », sans plus d’explication sur la méthode à suivre pour y parvenir, contrairement aux Gens-du-Cœur qui eux répondent : « Multiplie le dhikr d’Allah pour que ton cœur se lave et que parte le voile de ton âme. » Alors tu distingueras le vrai du faux mais tu sauras aussi que tu es voilé de ton Seigneur par 70.000 voiles. Puis tu demanderas au Cheikh, d’un besoin nécessaire, qu’il t’enseigne les règles initiatiques particulières de la Voie et tu considèreras que tu n’as pas encore perçu le moindre parfum des Gens de la Voie d’Allah -Très-Haut soit-Il- sous le rapport que « les bonnes actions des Pieux (Abrâr) constituent les fautes des Rapprochés (el-Mouqarraboûn). » *

* Selon une sagesse connue, c’est-à-dire qu’une perfection (celle des Pieux) est toujours relative tant qu’elle peut être dépassée (par les Rapprochés).

L’Imâm el-Ghazâlî prit un maître alors qu’il était lui-même [considéré comme ayant la qualification de] « Preuve de l’Islam » (Hujjatu-l-Islam). Et, de même, le Cheikh Izz ed-Dîn ibn Abd es-Salâm prit un maître malgré le surnom qu’il avait de « Sultan des savants » (uléma). Ton but, mon frère dans la science, est d’être comme l’un de ces deux maîtres !

Les gens du premier siècle, du fait du peu de leurs maladies et de leurs défauts, n’avaient pas besoin de maître. Mais lorsqu’ils disparurent [les maîtres] et que leurs maladies survinrent, l’homme de loi eut besoin d’un maître par nécessité, afin de faciliter la mise en pratique de ce qu’il savait.

Car la réalité du Soufi est d’être un savant qui agit selon sa science, c’est à dire avec une orientation pure, rien d’autre. La science exotérique n’est pas autre chose que la connaissance de la méthode qui permet de parvenir à des actes pratiques avec pureté (ikhlâç), rien d’autre. Si le savant (exotérique) pratiquait selon la science avec pureté d’orientation (ikhlâç) ce serait véritablement lui le Soufi.

Ibrahîm Dassûqî (.) disait : « Si le savant allait vers les soufis en étant pur de défaut et des maladies, ils le feraient parvenir à la présence d’Allah en un instant ! Mais il arrive à eux avec les maladies et les défauts extérieurs et intérieurs de la prétention de la science, de l’amour de ce bas-monde et de ses passions, alors que son intérieur est rempli d’envie, de ruse, de traîtrise, de haine rancunière, de colère, etc. C’est pourquoi ils lui ordonnent de se guérir d’elles afin de s’en purifier car elles sont les comportements des diables. Nous avons exprimé cela dans l’introduction de notre livre intitulé « Machâriq el-Anwâr el-Qudussiyyah fî bayân el-‘Uhûd el-Muhammadiyyah ».

*

114 – Il ne se rend pas la chose facile après la séparation d’avec son Cheikh car notre Maître Mohammed Wafâ -qu’Allah l’agrée- a dit : « Tout disciple qui se sépare de son Instructeur sans en être affecté, ni le désirer, ni s’empresser de chercher à s’apaiser à son sujet, Allah le déteste et le trompe. »

Comme on l’a rappelé précédemment le Cheikh est la projection extérieure du Cheikh intérieur qui est sa Réalité essentielle (Haqîqatu-h). La séparation extérieure, si elle a lieu, doit donc s’accompagner d’une déchirure intérieure si le lien est effectif et sincère, c’est-à-dire exempt de duplicité. Cf. à ce sujet René Guénon, Aperçus sur l’Initiation et La Grande Triade.

Il disait : « Lorsque ton lien au Cheikh est de bonne qualité les effets des soutiens spirituels en toi sont plus nombreux que les effets de tes incantations et l’ensemble de tes œuvres. »

Il disait : « Conserve tout ce que tu as entendu de ton Cheikh, même si tu ne l’as pas compris au moment où tu l’as entendu, car le calame du cœur de ton Cheikh a peut être pu écrire dans ton cœur quelque chose que tu ne comprends pas actuellement, afin que tu le comprennes dans le futur. Veille à le conserver jusqu’à ce que vienne son heure. »

Il disait : « Les cœurs des disciples sont sous l’ombre du cœur des Maîtres et celui qui n’est pas dans l’ombre du cœur d’un Cheikh est dans la misère. »

*

115 – Remercier abondamment Allah qui vous a réuni avec le Cheikh, car tout disciple qui ne fait pas confiance [n’est pas sincère] à l’homme qui le purifie sortira de ce bas-monde sali par ses péchés, aurait-il même accompli une adoration égale aux « Etres Pesants ».*

* Le terme « el-Thâqalayn » désigne les hommes et les djinn.

Il disait : « Le disciple sincère ne recherche pas de son Cheikh qu’il le reçoive à chaque fois qu’il se présente à lui, car le Cheikh est occupé avec son Seigneur* et il se pourrait qu’à certains moments il lui arrive de ne pas reconnaître son propre fils parmi d’autres …. »

* Ce adab est directement prophétique.

*

116 – Ne pas fatiguer son Cheikh dans l’éducation qu’il lui donne, en étant à l’écoute et obéissant en tout ce qu’il lui indique de faire.

Le Cheikh Abou-l-Abbâs el-Mursî disait : « Le murîd n’est pas celui qui s’enorgueillit de son Cheikh, mais celui dont le Cheikh s’enorgueillit ! »*

* Car ce n’est pas le Cheikh qui importe dans la Voie, pas plus que l’idée que se fait le disciple de celui-ci, ni le plaisir qu’il peut avoir à faire une sorte de dhikr, durant toute sa propre vie, du fait qu’il a, ou a eu, pour Maître tel ou tel.

L’important, dans la Voie, est uniquement le chemin que l’on a soi-même accompli. Tout ce qui peut être dit ou avancé en dehors s’avère être totalement vain quand les années s’épuisent et que les termes échoient. Pourtant, la seule lecture des livres des Maîtres, mêlée aux pièges de la nafs, comme la manipulation, parfois fiévreuse, de données doctrinales très élevées, surtout lorsqu’elle est habituelle et artificiellement élevée au degré d’une fonction, peuvent enflammer l’âme plutôt que de la purifier et faire s’illusionner le disciple imprudent dont la disparition de son Cheikh n’a pas été compensée par une méthode suffisamment équilibrante et harmonieuse.

Il a dit aussi : « Quand le disciple n’a pas une conviction totale en son Cheikh, il ne réussit pas entre ses mains ; au contraire, son obscurité intérieure se retourne contre lui, alors qu’il suppose que ses qualités personnelles sont les qualités mêmes de son Cheikh. Ainsi, les états du Cheikh ne se reflètent pas sur le disciple, son influence ne le corrige pas et l’épanouissement de son visage n’illumine pas non plus son intérieur. »

Le Cheikh Abû-l-Hujjâj el-Uqçârî * disait : « Celui qui est sincère dans son aspiration initiatique (irâdah) avec son Cheikh n’a pas besoin d’être réuni dans la forme corporelle avec lui. Il lui suffit au contraire de s’orienter vers lui par le cœur, car les formes des convictions, lorsqu’elles se manifestent, n’ont pas besoin des formes des personnes. Mais si le disciple parvient à réunir les deux formes, c’est plus parfait.** »

* Il s’agit, bien sûr, du Cheikh qui précéda le Cheikh Abu-l-Hassan Chadhilî dans la fonction polaire.

** On peut considérer ces remarques comme une application du célèbre adage de l’Imam Malik à propos de l’aspect intérieur (le cœur, correspondant au Taçawwuf), de la forme (corporelle, correspondant à la Sharî’ah) et de celui qui réunit les deux.

Il disait : « Tout disciple qui s’occupe au service de son Cheikh s’élève vers un meilleur service d’Allah et quand il est négligent dans le service de son Cheikh, il s’interdit la bonne pratique avec Allah. Soyez donc au service des Maîtres, disciples, car ils sont tels les chasseurs qui soustraient les disciples de la bouche des diables ; et tout ce que le Diable engloutit dans son ventre est malheureux à jamais. »

Il disait : « Si ton Cheikh te prescrit l’isolement cellulaire (khalwah), écoute-le et ne cherche pas à obtenir de lui une explication sur cela, en disant : « L’Envoyé d’Allah s’est isolé dans la grotte de Hirâ avant la descente de la Révélation sur lui, puis lorsque la Révélation fut descendue sur lui, il ne nous est pas parvenu qu’il pratiquait la retraite spirituelle. Or nous avons trouvé –Dieu merci- la Révélation du Coran et de la Sunnah ; il n’est resté que leur mise en pratique : qu’elle est donc l’utilité de l’isolement cellulaire ? » Au contraire, écoute ton Cheikh, car en réalité il désire par l’isolement augmenter ta disposition intérieure (isti’dâd) et ta disposition à mettre en pratique le Livre et la Sunnah. »

Je l’ai entendu dire : « Les gens de l’Irâq sont des gens d’état sans parole, les gens du Shâm des gens de parole sans état et la plupart des Maîtres d’Egypte n’ont ni état ni parole : ne prends compagnie d’aucun d’eux sauf en ayant mené une enquête minutieuse (taftîch). * »

Le terme pourrait choquer les âmes sensibles ou qui prennent à la légère les conditions qui doivent garantir un travail initiatique régulier pour qu’il soit porteur des meilleures possibilités. Heureusement qu’il a été formulé par un Cheikh qui était détenteur de la plus haute fonction polaire –qu’Allah soit Satisfait de lui.

*

Aboû Muhammed Kattânî disait : « Quand le Cheikh de quelqu’un meurt et que celui-ci ne trouve après lui que quelqu’un qui est d’un degré inférieur à son Cheikh, et qu’ainsi il ne lui suffira pas dans la méthode de son ascension, il ne doit pas prendre son service mais se mettre au service d’Allah car Il y a un droit premier. »

Il disait : « La présence des Maîtres est une teinture. Ainsi celui qui entre chez eux avec une parcelle de dénégation ou une conviction, en sort teinté. »

Il disait : « Prends garde de dévoiler les secrets de ton Cheikh sous la contrainte des Initiés envers ceux qui ne croient pas en lui et qui n’ont pas compris sa réalité dans la Voie, car il se pourrait que le Cheikh te haïsse à cause de cela et que tu ne réussisses plus ensuite. »

J’ai vu et entendu des gens parmi ceux-là qui, nombreux, dévoilèrent les secrets de leur Maître.

J’ai entendu dire Sidi Alî el-Murçâfi : « Prends garde, disciple, de dévoiler les secrets de ton Cheikh entre tes frères parmi ses compagnons, qui peut être rompirent leur pacte d’avec leur Cheikh et se réunirent avec ses ennemis et avec ceux qui ne croyaient pas en ce qu’il disait. »

Sidi Abu-l-Qâsim Junayd disait, lorsque quelqu’un recherchait de lui la compagnie initiatique : « Fuis et mets-toi au service des rois puis reviens après cela, nous te prendrons en compagnie.

*

117 – Ne jamais dire à son Cheikh : « Pourquoi ? », car les Maîtres son unanimes à dire que tout disciple qui dit à son Cheikh : « Pourquoi ? », ne réussit pas dans la Voie.

S’il est bien une règle qui est universellement connue parmi celles qui concernent les relations entre le Maître et le disciple c’est assurément celle-ci. Comme pour tout ce qui concerne les comportements d’excellence, elle implique pourtant des personnes d’exception.

Qui, de nos jours, parmi nos Maîtres, l’exige de ses disciples ?

Qui, parmi eux, est capable de se tenir à un tel abandon ?

Il peut donc arriver que certains Maîtres n’accordent plus une importance aussi immédiatement nécessaire à cette mesure disciplinaire.

Il disait : « Ne siégez avec le Cheikh qu’avec le comportement initiatique adéquat car ceux qui se sont mal comportés avec le Cheikh ont été effacés de l’assemblée (diwân) des Gens de l’Aspiration spirituelle. »

*

118 – Ne pas considérer que l’on est à la hauteur du service de son Instructeur*, l’aurait-on même servi pendant mille ans et aurait-on dépensé pour lui des mille et des cents. Celui qui pense en lui-même, ensuite, qu’il le surpasse en quoi que ce soit est, en réalité, sorti de la Voie et a rompu le pacte**.

* Le service donné par le disciple à son Cheikh fait partie des méthodes utilisées dans la Voie pour apprendre à maîtriser l’âme. Il n’a pas d’autre raison d’être et peut ainsi n’être que temporaire, tant qu’une certaine étape n’a pas été dépassée dans cette progression.

L’auteur fait ici allusion aux dépenses éventuelles faites par le disciple pour son Maître dans le cadre de l’enseignement que celui-ci lui donne. Il est vrai que cet aspect, qui peut être vécu assez facilement dans un cadre normal, peut donner lieu à des abus si des dégénérescences apparaissent dans le cadre initiatique. Les questions d’argent peuvent alors affecter grandement la relation entre le disciple et son Maître, de différentes manières.

** Le risque, dans ce domaine comme dans n’importe lequel, est, pour le disciple, d’oublier que le service qu’il effectue (envers son Cheikh comme envers n’importe qui d’autre, dans la mesure où cela aurait fait l’objet d’une prescription de celui-ci) n’a d’autre intérêt que celui qui a été rappelé plus haut et de penser même qu’il lui donne accès, en considération du temps passé et des sommes dépensées, à un droit qu’il aurait ainsi acquis sur son Maître. Il n’y a alors qu’un pas pour étendre éventuellement cette prétention à d’autre aspects de la relation, même spirituels, pour prendre la forme d’exigences plus ou moins manifestes et étendues.

Sans compter l’incohérence profonde et la contradiction fondamentale qui accompagnent un tel processus, on peut aussi remarquer que la rupture du pacte peut aussi s’expliquer et se justifier très formellement si l’on considère que l’objectif formel de celui-ci était que le Maître fasse au moins parvenir le disciple à son propre degré de réalisation : le disciple témoignant en lui-même, de l’accession à cet état, voire de l’avoir dépassé (même seulement sous un certain rapport), le pacte devient caduque et doit être renouvelé, à condition que le disciple revienne à lui, c’est-à-dire qu’il reprenne conscience et se repente (tawbah).

*

Le Cheikh Abu-l-Hassan Châdhîlî (.) disait : « Ne prenez compagnie initiatique des Maîtres qu’avec sincérité, docilité (idh’ân) et patience lorsqu’ils prennent envers vous de la distance sans aucune raison apparente. Ne vous présentez à eux qu’avec une aspiration ardente, car cela est plus prompt à obtenir l’acceptation des Maîtres. Aucun Maître n’a jamais dit à un disciple venu lui demander la Voie : « Patiente un jour ou deux ou même une heure ! », sans qu’il ait vu une faiblesse de l’aspiration du disciple en question et un mauvais comportement spirituel. S’il avait constaté que sa demande de rattachement avec lui avait été précédée par un bon comportement, il n’aurait pas été permis au Cheikh de dire :  » Attends une heure  » car cela éteint le feu de la détermination du disciple. « ….

[Sidi Ali ibn Wafâ] disait :  » L’attachement assidu au Cheikh est peut-être meilleur que le voyage du disciple à la Mecque* car l’Instructeur spirituel a été instauré pour l’élévation du disciple ** vers la Connaissance du Seigneur de la Maison qui est incomparable avec celle-ci. Comment le disciple pourrait-il délaisser la grandeur d’une « maison » *** qu’a établit Allah-Le Vrai pour Sa connaissance et Ses secrets et s’occuper d’une maison que le Allah-Vrai (.) a établi pour les hommes car la présence de l’Instructeur vient de la Présence du Vrai (.), laquelle recouvre les secrets des Imâms de la Guidée, (l’instructeur) étant héritier de la science des Envoyés -que la prière et le salut soit sur eux. »

* Est-il nécessaire de dire que ces jugements doivent s’entendre sous le rapport initiatique ** ? Certains des avis formulés dans ce livre, et ailleurs, par l’imâm Charani ou par d’autres Maîtres reconnus de la Voie (par exemple à propos de la précellence du dhikr sur la récitation du Coran) ne peuvent se justifier que de la même manière : ignore-t-on que l’imâm Charanî, par exemple, était connu de son temps comme une autorité exotérique ayant écrit Kachf el-Ghummah et surtout el-Mizân el-kubrâ, sorte de manuel de fiqh comparé entre les quatre écoles ?

*** Sidi Alî ibn Wafâ utilise une métaphore qui revient à comparer le Cheikh à une « maison » dont la visite est susceptible de produire à celui qui la fait des bienfaits initiatiques supérieurs à ceux que pourrait lui procurer la visite de la Ka’bah, sous le rapport que le Cheikh a une fonction spécifique envers le murîd susceptible de produire des effets que les rites exotériques, comme tels, ne peuvent pas nécessairement amener dans le cas habituel. La dimension inititatique des rites exotériques et leur réalisation effective apparaît être le fait d’êtres dont le maqâm est, en effet, particulièrement élevé ; c’est d’ailleurs l’argument que donne Charani, ailleurs dans les Lawaqîh, en ce qui concerne l’usage de la lecture du Coran comme outil initiatique, qu’il réserve à des êtres déjà spirituellement très avancés.

Sidi Alî ibn Wafâ disait : « Aucun disciple n’est entré en Présence de son Cheikh avec sincérité sans qu’il ne le fasse devenir d’entre les gens (de sa famille, les siens) et qu’il ne soit permis au Cheikh de lui découvrir ses secrets initiatiques ; et s’il vient sans sincérité, son affaire est à l’inverse. »

Il disait : « Lorsque tu as cru que ton Instructeur qu’il a pris connaissance de tous tes états spirituels tu lui as alors présenté (étendu) ton feuillet (registre des bonnes et mauvaises actions) de sorte qu’il l’a lu. Et alors il te remercie ou bien demande pardon pour toi. Bienheureux est celui qui a un Maître (Ustâdh) ! »

*

119 – Ne jamais se présenter à la présence de son Maître qu’avec sincérité, même si l’on renouvelle sa visite chaque jour mille fois.

*

121 – Il incombe au murîd, lorsque son Instructeur donne une précellence à l’un de ses frères sur lui pour le servir, de prendre soin, par politesse* envers l’Instructeur, de ne pas l’envier au risque de perdre pied et de goûter au mal. S’il veut, par contre, être mis en avant de ses frères, il doit obéir à son Maître et acquérir les qualités par lesquelles il méritera ce privilège. Dans ce cas, son Cheikh le mettra en avant de ses compagnons, car le Cheikh est un juge équitable entres ses disciples ; et, sur ce point, peu de disciples réussissent avec bonheur.

* C’est-à-dire que la « politesse » initiatique en question consiste ici à respecter la décision du Cheikh. On peut remarquer que cette règle est également valable, de manière générale, pour l’attitude d’un murîd envers l’ensemble de tous les muridîn d’un même Cheikh : est-ce respecter les décisions de son Cheikh que de ne pas aimer et respecter les disciples qu’il a rattachés ?

*

[Sidi Ali ibn Wafâ] disait : « Celui qui confirme ce que dit son Cheikh en tout ce qu’il dit est [spirituellement] un homme, même si c’est une femme ; celui qui ne lui fait pas confiance (lit. kâdhiba-hu) est du genre féminin même s’il est mâle. »

Il disait : « Lorsque tu sais que ton Cheikh connaît Allah- le Vrai (el-Haqq) et qu’il est un intermédiaire entre toi et Lui *, car il est la face d’Allah (wajhu-l-Haqq) par laquelle Il se présente à Toi **, il devient nécessaire de lui obéir ; tu gagneras l’élévation perpétuelle. Fais en sorte d’être « parmi ceux qui auprès de ton Seigneur, ne s’enorgueillissent pas de leur adoration, qui proclament Sa Gloire et qui, pour Lui, se prosternent ». »

Il disait : « Ton Guide spirituel (Murshîd) vers Allah est l’œil par lequel le Vrai te regarde avec bienveillance (lutf) et miséricorde. C’est la Face du Vrai par l’intermédiaire de laquelle Il Se présente à toi. Il est satisfait de sa satisfaction et Se met en colère quand il se met en colère. Sache-le, tiens toi s’y et observe ce que tu verras !… »

La réalité du Cheikh ici est décrite selon deux aspects complémentaires : c’est un intermédiaire dans le processus initiatique de « résorption » centripète de l’être vers son Principe et c’est la « face d’Allah par laquelle Il se présente à » lui sous le rapport inverse du processus de « production » centrifuge et en tant que détermination de la réalité ontologique de l’être (cf. René Guénon L’homme et son devenir selon el Vedânta, Le Symbolisme de la Croix et Les états multiples de l’être). Même s’il n’est certainement pas nécessaire d’avoir lu les œuvres de René Guénon pour comprendre ces choses, c’est souvent bien utile, à ceux qui sont dépourvus de toute formation doctrinale, pour bien situer la profondeur et l’étendue de certaines affirmations, pourtant assez élémentaires dans le cas présent (je rappelle que ce livre des Lawâqîh, tout entier, est consacré aux muridîn du début de la Voie) …

*

Il disait [Sidi Ali ibn Wafâ] : « Aucun disciple ne réussit avec un Instructeur sans être « élu » chez Allah. S’il n’était pas élu chez Lui Il ne l’aurait pas réuni avec celui qui l’aurait fait parvenir à Sa Présence. Préserve-donc ton Cheikh, disciple : tu seras préservé et tu profiteras. »

Il disait : « En vérité, ton Maître est plus savant que toi de tes états car il est la réalité de ton esprit. »

Il disait : « La connaissance que tu as de toi-même est fonction de la connaissance que tu as de ton Maître. »

Nous avons vu, dans le chapitre premier, l’unanimité des Maîtres à dire que le disciple ne peut pas prendre [simultanément] deux Maîtres ; ils disent : « Comme un monde ne peut avoir deux divinités, ni une femme deux époux, ni un homme deux cœurs, de même un homme ne peut avoir deux Maîtres. Ils sont unanimes à dire que tout disciple qui voit que la science de son Maître ne lui suffit plus n’a pas à se lier avec lui. Il se peut que l’un des deux Maîtres ne présente pas de réalisation effective et qu’il ordonne au disciple ce qui plaît à son désir, sans aucune sagesse, et qu’il le ruine de cette manière. En résumé : il n’est jamais arrivé à personne qu’il ait progressé spirituellement dans la Voie et ait atteint les stations des Hommes Véritables en ayant deux Maîtres. »

Il disait : « Le plus petit des états que peut avoir un disciple avec son Maître est que celui-ci soit pour lui comme une mère qui préfère pour lui l’aisance et qui supporte à sa place les difficultés, qui l’aime quelle que soit sa situation, qui le suive dans tout ce qu’il désire et le supporte de la meilleure des façons, ne voyant même pas en lui quelque défaut ni manquement ; or le Maître a un droit plus important à exercer un tel contrôle, car le souci qu’il a d’amener le disciple auprès de son Seigneur est plus important que celui de sa mère à son égard. »

Sidi Alî Wafâ disait :  » Ils [les Maîtres] sont unanimes sur le fait que le disciple qui constate que la science de son Cheikh ne lui suffit plus n’a plus à le suivre. »

*

122 – Il incombe au murîd de croire que tout bien qui lui arrive provient d’Allah par le soutien spirituel (madad) de son Instructeur, car la lumière de tout disciple provient de la lumière de son Instructeur.

Sidî Ali ibn Wafâ (.) disait : « L’ensemble de ce que tu vois en toi comme soutien spirituel est une émanation de ton Instructeur spirituel ; et tout ce que tu vois en lui comme manque te caractérise :  » Ce qui te touche en bien vient d’Allah et ce qui t’arrive de mal vient de toi  » *.

Ainsi si tu vois que ton Maître est apostat, c’est toi qui es apostat depuis la nuit des temps (fî ghayb el-azalî) car il est le miroir de l’Existence (de l’être). Et si tu vois qu’il est sincère, c’est que tu es sincère principiellement (ou essentiellement = fî ilm-Allah). Quant à la nature véritable du Cheikh, ne la connaît que celui qui est honoré de l’état spirituel dans lequel il se trouve [lui-même] ou qui lui est supérieur **.

Un disciple dit une fois au Cheikh Abu Yazid :  » Je t’ai vu cette nuit, Sidi, avec une face de porc  » ; il lui répondit : « Tu as raison, mon fils, car je suis le miroir de l’Etre (mir`ât el-wujûd, ou : de l’Existence) ; tu as donc vu ta propre face en moi, pensantque tu étais moi. Purifies-donc ton âme, mon fils, de ce qui caractérise les porcs, puis regarde vers moi à nouveau : tu trouveras que je ne suis pas un porc ! »

* Sourate « Les Femmes », v. 79

** Conception souvent oubliée (rappelée dans des termes quasiment identiques par René Guénon, je crois dans ses Aperçus sur l’initiation) et qui rend vaine toute tentative d’évaluation extérieure ainsi que les prétentions parfois affichées, un peu trop facilement, ici et là.

*** Le symbolisme du miroir, quand il est appliqué au Cheikh, prend une dimension nécessairement supérieure à celle qu’il a d’habitude en dehors du cadre initiatique, puisque le Maître extérieur étant lui-même le reflet du Maître intérieur, qui est le Soi (selon une certaine terminologie –cf. René Guénon, notamment Aperçus sur l’initiation), le murîd contemple ainsi sa propre réalité quand il a, face à lui, un Cheikh réalisé. Le constat peut en être, alors, saisissant.

Etant donnée l’importance de ce point, nous rappelons, pour mémoire, ce qu’avait dit le même Sidi Alî ibn Wafâ, Cheikh fondateur de la tarîqah wafâ’iyah (adab 109 et partie du commentaire) :

« (…) :  » Tu es [en réalité] selon la forme que tu observes [en apparence] chez ton Cheikh ; contemple donc ce que tu veux [sans être limité par un a priori qui limiterait la forme de ta contemplation] et considère alors [ce que tu vois] : si tu constates qu’il est hypocrite, alors c’est toi qui es hypocrite, si tu constates qu’il est sincère (mukhliç), alors c’est toi qui es pur et sincère, car en réalité, il constitue pour toi un miroir : tu ne vois dans le miroir que ta propre forme, pas la nature du miroir. »

Le Cheikh est le support extérieur de la réalité profonde de l’être qui s’y reflète. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est également dit que la constatation des défauts propres au Cheikh constitue un voile important pour le disciple qui les observe, de la même manière que la constatation des défauts d’un miroir empêche celui qui la fait d’avoir une vision nette de ce qui s’y reflète (cf. infra : règle 122, dans laquelle Charani donne une illustration très édifiante de cet aspect. Un peu de patience, in châ Allah).

Tout ceci est d’ailleurs à mettre en rapport direct avec l’affirmation selon laquelle le caractère humain (el-bacharyah, ‘humanité’) d’un Maître constitue le pire des voiles pour son disciple. (…) »

Pour revenir maintenant au adab 122, on voit qu’il confirme l’idée émise plus haut, selon laquelle c’est le murîd qui est le plus important dans le sulûk, et non le Cheikh. La réalité de sa fonction première est ici rappelée de la meilleure manière, puisqu’il « renvoie » littéralement, et dans tous les sens du terme, le disciple à lui-même ! C’est donc bien, toujours, le murîd qui est le plus important dans le sulûk, et non le Cheikh, qui est ainsi véritablement khâdim el-Qawm, serviteur (du « peuple ») des Initiés.

Même lorsqu’il explique cette notion en disant : « tout ce que tu vois en lui comme manque te caractérise :  » Ce qui te touche en bien vient d’Allah et ce qui t’arrive de mal vient de toi « , Sidî Ali ibn Wafâ ne mentionne le Cheikh que pour montrer que, dans le meilleur des cas, il « indique » Allah au murîd, s’effaçant lui-même dans cette fonction. (Cf. René Guénon, dans les Aperçus sur l’initiation –chapitre sur l’enseignement initiatique-, qui traite cette question de la même manière et aussi Cheikh Zakî ed-Dîn Ibrahîm dans son Khitâb Propos général sur le Soufisme : « Quant à nous, nous indiquons la Vérité Essentielle et montrons le chemin, puis nous laissons l’aspirant sincère parvenir au bout de son chemin par son propre effort »).

De plus, il semble que l’on puisse aller encore plus loin en ce sens et aussi remarquer que l’indication finale de Sidî Ali ibn Wafâ (« Purifies-donc ton âme, mon fils, de ce qui caractérise les porcs, puis regarde vers moi à nouveau : tu trouveras que je ne suis pas un porc ! ») n’implique pas non plus, en réalité, que le murîd voie la réalité du Cheikh une fois qu’il aura effectué la purification nécessaire : verra-t-il, dans ce miroir, se refléter alors la réalité de son Cheikh ou la sienne, toujours et uniquement, à moins d’avoir acquis un degré identique de réalisation ? Et si tant est même que ce soit le cas : est-ce du degré de son Cheikh qu’un murîd engagé dans le sulûk doive se préoccuper ultimement ?

*

123 – Etre patient devant la discussion pressante (mounâquashah) du Cheikh et devant son opposition à ses affaires personnelles, car tout ceci est la meilleure indication que le Cheikh a ressenti chez lui le parfum de la sincérité et que si cela n’avait pas été le cas il l’aurait traité comme un étranger en s’adressant à lui avec bienveillance et en faisant un bon accueil, comme cela a été indiqué plusieurs fois.

Il est plus facile à la nafs d’obéir à un ordre donné avec bienveillance qu’avec rudesse, même s’il est identique. Il peut ainsi arriver qu’un Cheikh maltraite un peu son disciple pour éprouver son aptitude à maîtriser ses réactions, ce qu’on ne fait pas pour un hôte ou un étranger que l’on accueille.

*

124 – Ne jamais venir à son Cheikh sans l’intention de chercher la guidée par sa guidée.

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125 – Ne jamais prendre l’initiative de poser une question sur quoi que ce soit, sauf par nécessité, comme lorsqu’il s’agit de poser des questions, par exemple, sur les prescriptions de la Chari’ah ou sur sa nourriture, ou celle de sa famille, à tel moment [particulier], à la différence de ce qui n’est pas nécessaire.

La remise confiante entre les mains du Cheikh a pour conséquence de priver le disciple de toute initiative personnelle, c’est-à-dire de l’usage d’un choix individuel. Il convient de savoir faire « la part des choses » et donc de ce qui ressort du domaine individuel ou pas. Cette prescription est reprise en un autre endroit dans le livre.

*

126 – S’appliquer à respecter le comportement adéquat avec son Cheikh, sans jamais chercher à obtenir de lui une karâmah, ni une « rupture d’habitude », ni un dévoilement, ni rien de tout cela.

Car celui qui cherche de son Cheikh une karâmah, au point de le fatiguer, c’est qu’il n’a pas encore cru que son Instructeur fait partie des Gens de science, selon la méthode (Voie) des Gens d’Allah.

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127 – Ne pas réduire l’application de la parole de son Cheikh à la mesure de la compréhension qu’on en a, de sorte que, s’il lui dit : « N’assiste pas à la séance d’Untel, le savant-prédicateur »*, il n’y assiste effectivement pas [malgré le paradoxe qu’il y a à ne pas assister à la leçon d’un savant], car son Cheikh est garant-responsable (amîn) sur lui dans toute chose qui l’élève, l’immobilise ou le fait régresser.

* Ce genre de conseil peut en effet se justifier par l’intérêt qu’il y a à priver le disciple d’une relation qui risquerait de le détourner de son Cheikh ou de réduire sa concentration, cette dispersion étant plus dommageable au murîd que l’inconvénient dû à son absence à la séance d’enseignement.

[L’Imâm Abû Bakr es-Siddîq] disait : « Ne néglige absolument rien de la parole que ton Cheikh a planté dans ton cœur. Il se pourrait qu’elle ne donne fruit qu’après la mort de ton Cheikh car celui qui récolte des Maîtres n’est pas perdant, si Allah veut. Préserve-donc bien, mon fils, toute parole que tu as entendue du Cheikh, si tu n’en as pas trouvé de fruit après l’avoir entendue. » Et Allah est plus Savant.

On a vu précédemment le conseil de noter et conserver les enseignements de son Cheikh, même si on ne les comprend pas immédiatement.

*

128 – Il incombe au murîd d’ouvrir pour ses frères la porte des bons comportements avec le Cheikh, de fermer sur eux la porte du mauvais comportement avec lui et de ne jamais précéder ses frères dans le mauvais comportement avec le Cheikh.

Un hadîth dit ceci : « Celui qui ne multiplie pas le dhikr d’Allah est exempt de foi ! » Dans le Coran, selon une description des Hypocrites :  » et ils ne pratiquent le dhikr d’Allah que peu (illâ qalîlan) ». En résumé, lorsque quelqu’un manque une séance de dhikr, si on lui propose pour assister à une telle séance mille dinars, par exemple, et qu’il n’y manque plus, c’est qu’il est mensonger dans sa persistance à manquer au dhikr en prétextant à une obligation, car rien n’égale le dhikr d’Allah et ses séances, en ce bas-monde ni dans l’Autre. Il se peut que, si l’on propose un seul dinar à chaque fois qu’ils assistent à la séance à la plupart des absents qui s’appuyaient sur une excuse, cela fasse cesser toutes les obligations qui les retenaient avant l’heure de la séance, par peur de manquer le dinar en question… Et il n’y a de force et de puissance qu’en Allah, l’Elevé, l’Immense !

L’imâm Charanî reviendra plus loin sur l’importance des rites en commun, in châ Allah.

*

129 – Suivre l’ordre de son Cheikh et son interdiction quand il lui dit de ne pas étendre sa jambe*, sauf en cas de nécessité, ou de ne pas lire le Coran contre rétribution, alors que c’est pourtant permis par la loi exotérique (Chari’ah).

Le fait d’étendre la jambe pour la détendre est considéré comme un manque honteux de adab, probablement parce que c’est un membre inférieur qui, comme tel, n’a pas être présenté sans nécessité à quelqu’un qui doit être respecté (notamment la face de ses pieds). Il est habituellement présenté comme l’exemple typique du défaut de comportement (sû’u-l-adab) dans la littérature du Taçawwuf car il implique aussi un manque de conscience de la présence de Celui qui est Présent par excellence.

On nous a rapporté, à ce propos, l’anecdote suivante d’un Cheikh occidental décédé au début des années 70 du siècle passé : se trouvant en compagnie de plusieurs de ses disciples, il trouva que l’un d’eux, qui lui manifestait un respect qu’il jugeait probablement excessif tant il se trouvait dans un état de qabd en sa présence, étendit sa jambe en sa direction et lui dit : « Sidi Untel, massez-moi le pied, s’il vous plaît », ou une formule de ce genre que le disciple a certainement mieux retenu que nous. Celui-ci s’exécuta (c’est le cas de le dire) et dû constater alors qu’il existait ainsi une relation, qu’il découvrait, entre la détente que son massage provoquait au pied de son Cheikh et celle que cette détente lui provoquait à lui-même !

Le Cheikh véritable est, en réalité, au service de son disciple, c’est-à-dire de la nature de son état spirituel, même s’il doit, pour cela, se rabaisser lui-même à ses yeux tout en lui indiquant que la vénération excessive n’est pas profitable quand elle affecte à ce point son état qu’elle le paralyse finalement.

La préoccupation du Cheikh est en effet la progression spirituelle, or le fait de lire le Coran contre rétribution ne produit pas d’élévation, selon les Initiés. Tout disciple qui développe une telle pratique (bâb) dans la zawyah de son Cheikh se comporte mal vis-à-vis de son Cheikh et vis-à-vis de ses frères ; il se peut qu’il soit même puni en cela de maladies pour lesquelles les médicaments nécessaires lui coûtent plus cher que ce qu’il a gagné.

*

130 – De même, il incombe au disciple de remplacer celui d’entre ses frères qui est absent dans la zawyah, sans dédommagement ni contrepartie (bi-ghayri ma’lûm) et en espérant la Face d’Allah.

Les Maîtres disent :  » Il est interdit au disciple d’abandonner la parole de son Cheikh dans la zawiyah sans fondement (bi-l-bâtil), comme lorsque le Cheikh veut en exclure quelqu’un dans le but de l’améliorer et qu’il s’y oppose en lui-même ou avec ses frères en disant :  » A cause de quel péché l’exclues-tu ?  » Il y a en cela une détérioration (dévastation) de l’état de la zawyah. Ils doivent, au contraire, se retenir de faire cela puis, lorsqu’il revient à un bon comportement, intercéder pour son retour avec l’autorisation du Cheikh.

J’ai entendu le Cheikh Sidi Ali el-Murcâfî dire : « Parmi les conditions du comportement spirituel adéquat à observer avec le Cheikh, il y a le fait d’éviter celui qu’il évite et de se rapprocher de celui dont il se rapproche. » On rapporte dans le hadîth hassan qu’Allah ordonne de placer certains serviteurs dans le Feu ; les Anges disent alors : « Seigneur, il faisait beaucoup de prières, le jeûne et le pèlerinage en mentionnant certaines œuvres de rapprochement qu’ils pratiquaient. » Allah dit alors : « Il était ainsi. Mais il ne se rendait pas proche de celui qui était proche de Moi et n’évitait pas celui qui M’évitait. » Les Anges disent alors : « Dommage ! Dommage ! (suhqan) »

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131 – Ecouter le discours allusif de son Cheikh en silence, lorsque celui-ci s’exprime à propos de paroles d’Initiés et que se présentent des gens qui sont voilés aux paroles en question. Il ne doit pas s’exprimer lui-même après l’allusion du Cheikh ni polémiquer avec quelqu’un dont la compréhension est « voilée » (mahjoûb).

*

132 – Lorsque la vénération pour son Instructeur sort de son cœur, en informer celui-ci afin qu’il le guérisse de cette maladie difficile à soigner, soit en le chassant de sa compagnie, soit en y remédiant par l’utilisation de moyens qui feront tomber le voile qui lui est survenu, à cause d’un péché qu’il a commis ou à cause de quelque chose d’équivalent. S’il l’expulse*, il le fera par le cœur, sans mot dire, à moins qu’il n’utilise une « diplomatie » parfaite**, car le dénigrement porté au Cheikh est un des plus grands ennemis : le Cheikh ne doit pas chercher à le supporter de peur que cela ne corrompe le reste des fuqarâ***.

* Les considérations suivantes concernent le Cheikh, ce qui peut paraître étonnant dans un livre, a priori, dédié aux disciples au début de la Voie. Ne peut-on pas voir là une expression formelle de la volonté de l’imam Charani de compenser, dans une certaine mesure, la dégénérescence générale dont il témoigne au début de son livre en rappelant aussi un adab qui s’adresse aux maîtres de son temps ?

** Comme le lien réel avec le Cheikh est d’ordre uniquement intérieur, le rejet l’est aussi.

*** On remarquera dès maintenant cette règle fondamentale qui souligne la nécessité de préserver la communauté initiatique avant tout (même avant l’honneur et le droit du Cheikh, serviteur des fuqarâ), qui sera reprise, in châ Allah, notamment pour expliquer l’importance de la participation aux rites collectifs et comment se fait l’expulsion, par le Cheikh, de celui qui prétend à tort pouvoir s’en passer.

La plupart de ceux qui sont atteints par cette maladie sont ceux qui sont souvent en compagnie du Cheikh.

On a déjà vu que l’habitude liée au compagnonnage du Cheikh peut constituer un voile important qui résulte du manque de vigilance et d’attention du murîd.

C’est pourquoi on dit que le Cheikh doit sans nul doute tenir trois sortes de réunions : une séance pour le vulgum, une pour l’élite* et une dans laquelle il suit chaque disciple individuellement**, de telle sorte qu’il ne se tienne en réunion avec chaque groupe que de temps en temps (ghabban), un jour sur deux ou après quelques jours, non pas par orgueil, mais afin de respecter l’ordre naturel des choses (namoûs) et parce que cela est favorable au disciple.

* Cette distinction, bien réelle, s’appuie évidemment sur des critères d’ordre spirituel ; faut-il le rappeler, quand des avis uniformisant sont, malgré tout, formulés ?

** Comment se déroule cette séance dans les turûq comptent des centaines ou des milliers de disciples ou quand le Cheikh n’est accessible qu’une fois par an, deux parfois ?

La condition qui le concerne pour la séance du vulgum est de ne pas laisser un seul des disciples y assister avec eux et lorsqu’il leur permet d’assister il les a trompés. Les Maîtres disent :  » Sa séance pour le vulgum doit consister à les exhorter à la prière, le jeune et l’aumône et à leur exposer le fruit de ces œuvres. Il ne sortira pas de cela avec eux pour leur mentionner quelque chose des états spirituels et des prodiges des plus grands (Saints), car ils ne peuvent pas le suivre.

La condition relative à la séance de l’élite est qu’on ne sorte pas des résultats (natâ’ij) des incantations, des isolements cellulaires et des exercices spirituels, de l’exposition de la méthode qui y conduit.

La condition relative à la séance personnelle avec l’un de ses compagnons consiste à l’admonester et à amenuiser ses actes pieux à ses yeux ; il lui dira :  » Ton état spirituel, mon enfant, est déficient par rapport à celui des Sincères » et il attirera son attention sur la bassesse de son aspiration spirituelle.

On comprendra que le disciple ne doit pas requérir de son Cheikh qu’il l’autorise à siéger avec lui à chaque fois qu’il le désire. Car le Cheikh, même si aucun être n’est présent, est présent avec son cœur avec son Seigneur : il ne peut se détourner vers quelqu’un d’autre que Lui, ainsi que le Prophète a dit : « J’ai des moments dans lesquels je ne supporte personne d’autre que mon Seigneur. » Comprends-donc !

Les âdâb envisagés ici peuvent ainsi se résumer à un principe simple, qui les définit tous : réserver à chacun la place qui lui convient, y compris au Cheikh lui-même.

On a vu, plus haut dans le chapitre, que le disciple ne doit pas presser le Cheikh à répondre lorsqu’il lui a fait part d’un événement qui lui est arrivé* ou d’une question concernant les états spirituels de la Voie.

* Comme une vision, par exemple. Le adab consiste, à ce propos, à faire part au Cheikh de ce qu’il a vu sans en attendre un commentaire.

Au contraire, il se réjouira du Cheikh quand celui-ci ne lui répondra pas à ce propos. Les Maîtres disent qu’il doit, quand il ne répond pas à ses questions, lui prescrire des actes qui lèveront le voile concernant ce qu’il a demandé pour la progression vers ce qui est plus élevé et plus noble que ce qu’il recherchait, s’il est apte à cela. Car si sa science précède sa demeure spirituelle il pourrait se suffire par cette science et prétendre au maqâm de son Cheikh sans détenir la réalisation effective correspondante. Et Allah est plus Savant.

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133 – Il incombe au murîd d’être satisfait lorsque son Cheikh l’empêche de s’asseoir en compagnie de ses frères ou avec les élèves d’un autre Cheikh, car la nuisance [d’une telle pratique] serait prompte à frapper les disciples surtout si le disciple est faible dans la conviction qu’il a en son Cheikh et que celui-ci craint que cela ne le perturbe ou bien, même si le murîd est établi dans sa conviction, qu’il craint pour lui l’ostentation auprès des disciples de ce Cheikh, car l’âme aime éperdument entendre évoquer ses caractéristiques (manâqib) à celui qui ne les connaît pas ; (…).

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134 – Entrer dans la compagnie d’un Cheikh uniquement* pour l’éducation spirituelle et non pas pour une autre raison, telle que la nourriture et la boisson, une fonction, ou autre chose du même genre.

* Ce adab peut encore être rangé parmi ceux qui expriment un mode de Tawhîd (Cf. ce qui a été dit précédemment sur le tawhîd, en tant que processus d’unification, comme méthode initiatique).

Au sujet des erreurs concernant les motivations du rattachement, voir  » Le Taçawwuf n’est pas …« 

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135 – S’appliquer aux règles de convenances envers son Cheikh : n’absolument jamais chercher à connaître son état spirituel, qu’il se déplace ou qu’il soit résident.

René Guénon souligne (Aperçus sur l’initiation) la vanité d’une telle prétention puisque, la connaissance effective impliquant une identification de l’objet de la connaissance avec son sujet, on ne peut ainsi connaître effectivement ce que connaît effectivement un autre, quel qu’il soit, qu’en le connaissant soi-même. Ici, comme pour tous les autres âdâb, la règle n’est simplement que l’expression d’une réalité.

Ne pas s’attacher à cela, ni pour son sommeil, son repas ou sa boisson, ni pour sa grande ablution en cas d’impureté majeure. Tout disciple qui espionne ces choses en recevra de la haine, la plupart des disciples étant dans un état déficient.

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136 – Progresser dans la foi que l’on a en son Cheikh, d’autant plus qu’il se dissimule parmi les gens. Ceux qui sont parfaitement sincères en effet, aussi longtemps que durait leur vie se dissimulaient davantage.

Râzî disait : « La pratique d’Allah envers les plus parfaits de Ses Saints a consisté à les dissimuler envers ceux qui ne leur correspondait pas, au point que personne d’entre les exotéristes ne les reconnaisse » ; un hadîth rapporte qu’Allah (.) dit :  » En vérité Mes Saints sont sous Mes Coupoles (.) ; personne ne les connaît en dehors de Moi. »

Je dis personnellement que cela peut vouloir dire que personne ne peut connaître leur réalité en dehors de Lui, ou bien que personne ne les connaît, en dehors de Lui, avant qu’ils soient des Saints effectivement, ou que personne ne les connaît, en dehors de Lui, après qu’ils soient sous Ses Coupoles, ou quelque chose d’autre en dehors de cela ; et Allah est plus Savant.

On dit que la cause de la dissimulation des Adeptes parmi ceux qui sont parvenus à la réalisation effective est le peu de sincérité de ceux qui sont en quête spirituelle. La plupart des disciples en viennent à mélanger leur recherche de la Voie avec les envies individuelles, les passions qui égarent en dehors du chemin, notamment alors que beaucoup de groupuscules prétendent à la connaissance de la Voie alors qu’ils n’en sont pas dignes, si bien que les gens sincères sont mis sur un pied d’égalité avec ceux qui ne sont pas sincères. Les menteurs sont connus auprès des dirigeants et des grands de ce monde et l’affaire de ceux qui sont sincères s’est interrompue à tel point que ceux qui sont avec les menteurs dépassent le nombre de ceux qui sont avec les sincères. Tu en arrives à dire à la majorité des gens : « Untel est un Saint » et qu’ils ne te croient pas en disant : « Tous ceux-là sont malades et pratiquent l’ostentation. »

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137 – Ne pas se contenter, dans sa vie de pauvreté, des pères et des grands-pères, comme le fait la plupart des enfants de la plupart des Maîtres. On doit au contraire prendre un Maître qui vous élève spirituellement, car la maîtrise ne s’obtient pas par héritage mais par l’effort (jidd) et la quête continue (ijtihâd).

L’imâm Charani insiste sur le seul critère qui importe réellement, qui n’est pas l’héritage « maraboutique », et sur ce qu’il implique comme qualités spirituelles.

Râzî disait : « Le Maître ne doit pas devancer la prise de pacte initiatique avec les pseudo-Maîtres qui, parmi les enfants des Maîtres tirent leur pseudo-maîtrise de leur descendance des pères et des grand-pères, sans avoir éprouvé au préalable leur sincérité dans la recherche de la Voie et leur engagement à ordonner [le bien] et à défendre [le mal]. La plupart d’entre eux se croient meilleure que tous les Maîtres qui apparaissent en son temps par le fait qu’ils ne sont pas descendants d’un Maître. J’ai entendu dire l’un d’eux : « Je ne croirai personne dont le père ne sera pas dans un mausolée ! » Les initiés transmirent cette parole et le Cheikh, dont le père n’avait pas de mausolée, en construisit pour celui-ci avec une tenture (sitran) et un mausolée, en raison de sa faiblesse d’esprit.

Cette anecdote n’est pas si « dépassée » et arriérée qu’elle en a l’air quand on voit ce qui peut être fait de certains mausolées de nos jours …

*

Râzî a dit : « Un certain groupe, de nos jours, s’est établi sans détenir d’autorisation de leurs Maîtres et se sont mis à donner l’initiation à des disciples sans aucune science de la Voie. Ils ont ainsi fait plus de mal que de bien. Ils commettent un péché immense qui est celui des voleurs de grand-chemin, en l’occurrence le chemin des Initiés ; peut-être même, dans certains cas, est-il encore plus énorme, et l’un d’eux est un diable dans l’apparence d’un homme. »

Sidi Râzî dénonce une déviation bien connue et qui n’a rien de nouveau.

Sidî Ahmed l’Ascète (.) disait :  » Il ne faut pas donner le nom de fuqarâ à tous les fuqarâ de la Qalandryyah, de la Haydaryah, de la Malâmatyyah, de manière absolue, c’est-à-dire comme s’il s’agissait de désigner des saints ou des pieux soufîs, car la plupart sortent de la loi exotérique. Il en est de même de la plupart des fuqarâ de l’Ahmadyyah, de la Rifa’iyyah, de la Bistamyyah, de l’Al-dhâmyyah, de la Muslamyyah, de la Dassouqiyah car les méthodes de leurs Maîtres, ceux qui les utilisaient avec sincérité, ascèse, prodiges, les miracles (khawâriq) et dont la doctrine s’appuyait sur les aspects extérieurs du Livre et de la Sunnah (pratique prophétique) font mentir les pratiques de leurs disciples. On ne prescrit pas au disciple d’entrer en leur compagnie mais bien plus de fuir leurs assemblées. » Il disait : « Le critère (dhâbit) par lequel celui qui est sincère est connu parmi les autres est que chacun de ceux dont nous avons vu qu’il était attaché doctrinalement au Livre et la Pratique prophétique et éduqué selon les règles des convenances spirituelles en harmonie avec les vies des Maîtres spirituels telles qu’elles sont rapportées dans, par exemple, la Risâlah de Qushayrî, la Hilyah d’Abû Na’îm, est sincère dans sa prétention à la Maîtrise spirituelle ; et nous devons suivre avec lui une éducation des règles de convenances, ainsi que nous l’exposerons à la fin de ce chapitre si Allah le veut (.)

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139 – On devra croire que la méthode initiatique de son Cheikh est établie selon le Livre et la pratique prophétique avant d’entrer en son pacte par la voie de la perspicacité (tafarras) et de la fréquentation (mukhâlatah) afin de se préserver d’avoir à se retourner contre lui ultérieurement.

On voit l’importance de connaître les critères suffisants selon lesquels on pourra assoir sa confiance envers le Cheikh avec lequel on envisage de se rattacher.

l’Imam el Yâfi’î Tamîmi raconte dans son Minhâj qu’il demeura vingt-cinq ans dans une querelle intérieure, une pensée le poussant à s’occuper de la science selon la méthode des savants exotériques, et une pensée le poussant à s’occuper de ce dont s’occupent les soufis : « Les juristes m’ordonnaient de les suivre en disant : « Notre Voie nous garantit de la voie d’autres que nous et la voie des autres ne garantit pas notre Voie ! » Je me dis alors, en une orientation totale : « Allahumma, mets pour moi en évidence laquelle des deux voies est la plus rapide vers Toi ! » Et il arriva, alors que je marchais dans une des rues de Zabbad (?), que quelqu’un qui était sujet aux états spirituels, me dit : « Jusqu’à quand douteras-tu de la Voie des Initiés (Qawm) ? Suis-la, car c’est une des voies les plus rapides vers Allah. » Je lui dis : « J’en veux la preuve. » Il acquiesça, puis entra dans sa zawyah et dit : « Amenez-nous le successeur du savant Untel » et le naqîb 7 sortit le chercher. Le Cheikh dit alors à l’assemblée : « Qu’aucun de vous ne lui rende la salutation quand il viendra, ni ne lui fasse de la place. » Ils dirent : « Entendu ». Lorsque l’homme se présenta, il dit : « Que la Paix soit sur vous ! » et personne ne répondit à sa salutation, si bien qu’il dit : « C’est une chose religieusement interdite ! » S’asseyant alors, personne ne lui fit place, si bien qu’il dit : « Vous ne suivez pas la pratique prophétique ! » Le Cheikh lui dit : « Les fuqarâ ont en eux-mêmes quelque chose contre toi ». Il répondit : « Et moi aussi j’ai en moi-même tout un tas de choses ! », en faisant un signe avec les doigts de sa main tout entière. Le Cheikh de la zawyah dit au Cheikh Yâfi’î : « Regarde ce que cette science-là lui a apporté », puis il dit au naqîb : « Envoie quelqu’un chercher le faqîr Untel » et ordonna aux fuqarâ de ne pas répondre à sa salutation et de ne pas lui faire de place. Comme ils firent ainsi lorsqu’il se présenta, celui-ci sourit et dit : « Je demande pardon à Allah », puis se tint près des chaussures en plaçant celles-ci sur sa tête* sans qu’aucun ne détourne la tête vers lui. Le Cheikh lui dit : « Les fuqarâ ont quelque chose contre toi », et il répondit : « Moi, je témoigne qu’il n’y a de divinité qu’Allah et que Mohammed est l’Envoyé d’Allah »**. Le Cheikh dit alors à Yâfi’î : « Regarde ce que la compagnie des fuqarâ lui a apporté ! » El Yâfi’î dit alors : « Je ne me suis pas orienté en ma totalité depuis ce moment vers la Voie des Initiés jusqu’à ce que soit ce qui fut ».

* En signe de componction affichée

** Marquant ainsi sa soumission

Le Cheikh ‘Izz ed-Dîn Abd es-Salâm faisait partie des pires négateurs des Soufis au début de sa carrière, et il disait : « Y a-t-il un autre chemin pour se rapprocher d’Allah autre que ce dont nous disposons en guise de science ? » Puis, lorsqu’il rencontra le Cheikh Abou-l-Hasan Shâdhilî et qu’il devint son disciple, il se mit à faire la louange du Peuple des initiés en ces termes : « En vérité, ceux qui appartiennent à ce groupe (qawm) prennent leur assise sur les fondements de loi exotérique et ceux qui n’en sont pas sur les apparences (rusum). » Il disait : « Le critère le plus certain de la véracité de cette parole-ci est qu’aucune karamah ne sort par la main d’un juriste, aurait-il même atteint une perfection dans sa science, à moins qu’il n’ait pratiqué leur méthode dans les pratiques, car les karamât sont une branche des miracles (prodiges) et ceci est un argument en faveur de la validité de leur adéquation à la voie exotérique. » (fin du propos)

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140 – Ne jamais abandonner les séances de son Maître jusqu’à ce que son cœur soit purifié de ses désirs, recherchant ainsi des savoirs supplémentaires, afin que le Cheikh ajoute à ses savoirs et ses connaissances des sciences supplémentaires. Les Maîtres que nous avons rencontrés, lorsqu’il leur venait un faqîr qui demandait la Voie, lui disaient : « Efface ta tablette et viens ». La tablette en question, s’il y était inscrit une écriture, n’en accepterait pas une autre, et s’il avait été possible à quelqu’un d’écrire sur cette écriture, on n’aurait pas pu lire la première ni la seconde.

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141 – Il lui incombe, et c’est même une obligation pour lui, de s’empresser de chercher la réconciliation auprès de son Cheikh lorsqu’il s’est mis en colère contre lui, même s’il ne l’a pas instruit sur son péché.

Se laisser aller à ne pas devancer la réconciliation avec son Instructeur est une indication de sa traîtrise. Il se pourrait qu’il retourne à une situation pire que celle dans laquelle il se trouvait avant de prendre compagnie du Cheikh. Si celle-ci avait duré dix ans, par exemple, il reviendra à la situation dans laquelle il se trouvait avant son mauvais comportement dix ans en arrière ; ce serait comme s’il avait travaillé en vain ; et ainsi de suite. Ils disaient :  » Qui mange une bouchée de nourriture interdite ne reviendra pas à sa station avant quarante ans. » Et la colère du Cheikh peut être causée par une telle bouchée.

Quand on dit à son Maître « Parle-moi de mon péché », on commet une faute de comportement spirituel car on oblige le Cheikh en ce qui concerne les épreuves qu’il exerce envers son disciple. »

J’ai entendu Sidi Muhammed Shannâwî dire : « Alors que pour celui qui est désobéissant envers ses parents corporels, aucun acte n’est élevé pour lui au Ciel, qu’en serait-il du père spirituel qui veut en faire le commensal du Vrai et qu’il ne soit pas privé d’entrer dans Sa Présence, ni la nuit ni le jour ?

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142 – Consulter son Cheikh sur ses réflexions personnelles, sans le craindre, car celui-ci est son guérisseur. Or le malade ne doit pas dissimuler au médecin quoi que ce soit de ses souffrances, surtout celles qui l’empêchent d’accomplir ses œuvres d’adorations et qui affectent sa présence spirituelle avec son Seigneur.

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143 – Il incombe au murîd de se précipiter à appliquer les prescriptions de son Cheikh, même s’il n’en connaît pas le résultat, comme le faisaient jadis beaucoup de disciples sincères, à la différence de la plupart des disciples de nos jours qui préfèrent suivre les prescriptions de leur femme, par exemple, au lieu de suivre l’ordre du Cheikh. A cause de cela ils ne sont pas parvenus aux stations des Hommes véritables.

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144 – Eteindre son objectif dans la décision (ikhtiyâr) de son Cheikh, car ce qu’a choisit son Cheikh est bien ce qui est désiré [dans la Voie].

Le disciple fera attention à ne pas être mécontent de son Cheikh lorsqu’il lui aura préparé un repas et que, l’ayant invité, il n’y sera pas présent ou bien que, lui ayant préparé un habit, il ne le mettra pas. Car en réalité les biens des disciples sont défendus aux Maîtres pour leurs usages (selon leurs habitudes), sauf s’il advient que le disciple considère lui-même que son bien est pour son Maître.

Cette précision prend donc tout son sens en prévention de dérives bien connues de type sectaire. Il doit être connu aussi que les représentants réguliers du Taçawwuf ne prétendent pas faire autrement.

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N° 145 – Ne pas obéir à un adversaire contre son Cheikh, ni lui tenir compagnie spirituelle sauf en cas de nécessité exotérique.

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N° 146 – Prendre garde à la précipitation et ne pas procéder à la réalisation de ce que le Cheikh a prescrit sans connaître les conditions assurant la validité de la chose en question.

On voit que la vigilance est de règle, même quand on bénéficie des prescriptions directes d’un Maître vivant et que celles-ci peuvent ainsi n’avoir que la valeur d’une indication générale, ce qui rappelle ce passage de René Guénon : « L’enseignement initiatique, extérieur et transmissible dans des formes, n’est en réalité et ne peut être, nous l’avons déjà dit et nous y insistons encore, qu’une préparation de l’individu à acquérir la véritable connaissance initiatique par l’effet de son travail personnel. On peut ainsi lui indiquer la voie à suivre, le plan à réaliser, et le disposer à prendre l’attitude mentale et intellectuelle nécessaire pour parvenir à une compréhension effective et non pas simplement théorique ; on peut encore l’assister et le guider en contrôlant son travail d’une façon constante, mais c’est tout, car nul autre, fût-il un « Maître »dans l’acception la plus complète du mot (2), ne peut faire ce travail pour lui. Ce que l’initié doit forcément acquérir par lui-­même, parce que personne ni rien d’extérieur à lui ne peut le lui communiquer, c’est en somme la possession effective du secret initiatique proprement dit ; pour qu’il puisse arriver à réaliser cette possession dans toute son étendue et avec tout ce qu’elle implique, il faut que l’enseignement qui sert en quelque sorte de base et de support à son travail personnel soit consti­tué de telle façon qu’il s’ouvre sur des possibilités réellement illimitées, et qu’ainsi il lui permette d’étendre indéfiniment ses conceptions, en largeur et en profondeur tout à la fois, au lieu de les enfermer, comme le fait tout point de vue profane, dans les limites plus ou moins étroites d’une théorie systématique ou d’une formule verbale quelconque.

(2) Nous entendons par là ce qu’on appelle un Guru dans la tradi­tion hindoue, ou un Sheikh dans la tradition islamique, et qui n’a rien de commun avec les idées fantastiques qu’on s’en fait dans certains milieux pseudo-initiatiques occidentaux. (Aperçus sur l’Initiation – De l’enseignement initatique)

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N° 147 – Ne pas mettre le pied sur la couche de son Cheikh quand elle se trouve entraver son chemin, mais au contraire la plier ou la relever pour aller ensuite à son affaire, à l’intérieur de la maison du Cheikh ou à l’extérieur ; et il n’y a pas de mal, si l’on veut le replier avec son pied puis aller sur la couche du Cheikh à genoux. De même, on ne doit absolument pas entrer sur le Cheikh alors qu’il est en khalwah, ou chez lui, sauf avec une autorisation spécifique, une autorisation générale étant insuffisante. *

* Il s’agit de l’autorisation générale donnée à entrer dans son lieu d’habitation et de l’autorisation particulière à entrer dans sa pièce de retraite personnelle.

C’est comme si le Cheikh avait autorisé un groupe à entrer chez lui et qu’il entrait (le disciple) avec eux, sauf s’il est naqîb et qu’il sait à l’avance qu’ils auront besoin de lui, par exemple pour étendre le çimât ou pour leur service, auquel cas il entre sans autorisation spécifique. Il devra prendre garde à ne pas s’opposer à lui dans l’ordre qu’il aura donné à préférer un repas léger, dépourvu de graisse, pour les ministres au lieu du repas abondant et délicieux pour les fuqarâ en disant que ceux-là ont besoin d’une telle chose. Cela est un mauvais comportement avec le Cheikh. De même on ne s’opposera pas au Cheikh même si préférait donner ce qui est délicieux aux ministres et ce qui est médiocre aux fuqarâ ; on sera pour le Cheikh un témoin véritable dans tout ce qu’il fait.

Par ailleurs, lorsque le Cheikh attribue un peu du repas ou un vêtement, on ne doit pas s’y opposer, fusse en son for intérieur. Il ne fait aucun doute que le Cheikh ne rejette par le cœur, et peut être même définitivement, celui qui se conduit ainsi avec le Cheikh car il fait partie des conditions propres au naqib qu’il respecte le secret du Cheikh et qu’il n’informe absolument personne de ce que fait le Cheikhdans sa maison.

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N° 148 – Lorsque le Cheikh met en avant quelqu’un d’entre ses égaux sans qu’un privilège ne transparaisse de la personne en question, on doit l’accepter de son Cheikh par convenance spirituelle et ne pas se dire, serait-ce en soi-même : « Celui-là ne mérite pas cette précellence ! »

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N° 149 – Accorder plus de vénération et de respect aux proches et aux enfants de son Cheikh qu’aux siens. Si l’un des enfants du Cheikh gifle quelqu’un, on se plaindra auprès de son père, son tuteur ou son Cheikh sans gifler le petit, par respect pour le Cheikh, même si ce dernier tient son fils et demande à la personne giflée de lui rendre le coup.

On se souvient, à ce propos de cet épisode de la vie du Cheikh Abu-l-Hassan Châdhilî, rapporté par Ibn Sabbâgh dans sa biographie Durrât el-Asrâr.  » Le saint Cheikh Abû el ‘Azâ’im Mâdî me relata ceci : Le Cheikh avait un fil nommé ‘Alî. Je le rencontrai une fois ivre de vin à Alexandrie. Je le ramenai chez lui et le frappai si sévèrement qu’il s’accrocha à sa mère ; je le tirai alors vers moi avec une telle force qu’il arracha de ses mains les fils qui tenaient ses cheveux. Celle-ci cria et se mit à pleurer, si bien que le Cheikh vint à elle et lui demanda : «Qu’est-ce qui te fait pleurer ?». Elle lui raconta l’histoire, mais sans l’informer de l’ivresse de son fils. En entendant cela, le Cheikh se troubla. En entrant dans la zâwiyah, il me demanda : – Ô Mâdî, pourquoi as-tu fait telle et telle chose ?- Parce que je l’ai trouvé ivre de vin, répondis-je. Par Allah, même s’il s’était accroché à toi, je l’aurais flagellé conformément à la peine légale. » « – Il est comme cela », répondit-il et son visage s’altéra.
Puis il entra dans sa pièce de retraite un temps (sa’a) puis m’y invita. Quant j’entrai chez lui, je le trouvai heureux et réjoui.
– Ô Mâdî, me dit-il, je suis entré ici avec l’intention de faire des prières contre mon fils mais il m’a été dit « Ô Ali, qu’est-ce donc que ceci entre toi et Mon Saint ? Laisse-le jusqu’à ce que ce que J’ai décrété pour lui se réalise ». Peu de temps après, il partit en pérégrination (siyâha), apparu dans les régions du Maghreb, et alors sa sainteté devint évidente. Qu’Allah nous fasse bénéficier de lui et de son enfant. »

*

N° 150 – Se mettre complètement au service de son Cheikh lorsqu’il demande de voyager avec lui *, à la campagne ou ailleurs, et ne pas se détourner de lui pendant le voyage d’une seule nuit ou d’un jour, sauf par nécessité et avec son autorisation.

* On se souvient que les échanges entre Moïse et el-Khidr (sur eux deux le salut), qui sont prototypiques en matière de Taçawwuf en général et en matière d’enseignement initiatique, ont lieu durant un voyage.

        Il n’est pas caché aux disciples que les gens, de nos jours se sont penchés dans des braises de feu des injustices qui ne s’éteindront qu’avec leur mort – et il n’y a de force ni de puissance qu’en Allah l’Elevé, l’Immense  !

*

N° 151 – Prendre garde de ne pas se mettre à aimer un autre que le Cheikh, ni quelqu’un d’autre qu’Allah a ordonné d’aimer d’entre les Envoyés, les Saints et les Pieux anciens. Car le degré le plus élevé de l’amour du Cheikh envers son disciple est que lorsqu’il regarde dans son cœur, il n’y trouve pas d’amour vers quiconque d’autre de ses contemporains, ni d’attention qu’il porterait à un autre. Il en est de même du regard du Vrai (.) vers le cœur de Son serviteur, quand Il y regarde et qu’Il ne voit pas qu’il prête attention à un autre que son Seigneur et qu’il ne penche vers un autre que Lui : Il l’élit alors et l’établit parmi les Gens de l’Elite, parmi les Gens de Sa Présence.

Cette règle rend compte de la nécessité de l’orientation intérieure exclusive du disciple envers son Cheikh, dans une attitude disciplinaire d’unicité qui correspond à celle du serviteur envers Son Seigneur. C’est cette correspondance que rappelle également le Cheikh el-Akbar quand il dit, en introduction du chapitre 181 des Futûhât sur la Vénération des Maîtres spirituels : « La vénération des Maîtres n’est que la vénération d’Allah : observe-la donc comme règle, pour Allah et par Allah ! »

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N° 152 – Ne pas consulter son Cheikh sur ce qui concerne ses débuts dans la Voie sans avoir préalablement obtenu l’autorisation à ce sujet. Dans le cas où cela lui a été au préalable défendu, c’est comme si le Cheikh lui avait dit alors : « Ne prends jamais la parole avant que je ne l’aie fait moi-même avec toi » ; il ne doit pas alors prendre la parole, et même s’il le fait, le Cheikh n’est pas tenu de répondre, car le disciple doit être continuellement silencieux entre les mains du Cheikh comme le mort entre les mains du laveur de morts. Il se pourrait par ailleurs que la réponse à la parole dans laquelle il a précédé le Cheikh lui cause du tort ou au Cheikh, comme s’il disait à son Cheikh : «Prends-moi avec toi au pèlerinage ou à tel endroit » ou « laisse-moi m’asseoir avec toi tant que je veux, etc. » Les Maîtres ont tous habituellement la pratique de priver le disciple de la possibilité de prendre la parole avant le Cheikh. Et Allah est plus savant.

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N° 153     Ne pas précéder son Cheikh dans la marche, ni autrement, mais au contraire suivre son Cheikh dans la marche, extérieurement et intérieurement.

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N° 154  –   Considérer le sommeil de son Cheikhmeilleur que son œuvre d’adoration personnelle, pour la préservation que cela apporte au Cheikh des défauts et des maladies.

Son sommeil n’est pas une négligence de l’adoration envers son Seigneur mais c’est en raison d’une contemplation effective. Nous avons déjà dit précédemment que le sommeil des Connaisseurs (Arîfûn) est appelée oraison (wird) : on dit ainsi qu’Untel est dans l’ « oraison du sommeil ». L’oraison (wird) désigne ce qui est pratiqué régulièrement par quelqu’un et celui qui pratique régulièrement le wird (el-wârid) s’élève nécessairement ; comprends-donc !

Sache, mon frère, que quiconque pense que son oeuvre d’adoration est meilleure que le sommeil de son Cheikh a perdu la raison ; or aucune oeuvre de celui qui est désobéissant ne s’élève au Ciel. Dhu-l-Nûn ayant envoyé quelqu’un chez Yazîd pour lui dire : « Jusqu’à quand te reposeras-tu ? », Aboû Yazîd lui fit répondre : « L’Homme véritable n’est pas celui qui voyage avec la caravane. L’Homme véritable est celui qui dort jusqu’au matin et se réveille en tête de la caravane. » Dhu-l-Nûn dit : « Nos états spirituels ne nous permettent pas d’atteindre ce degré ! » ; et Dhu-l-Nûn était avec Abû Yazîd comme un disciple sur cette question.

On comprendra de cette historiette ce qu’en raconte l’Imâm Ahmed lorsqu’il faisait abondamment l’éloge de l’Imâm Shâfi’î avec les siens. Il est admis que l’Imâm Shâfi’î ayant dormi chez Ahmed une nuit, alors que sa famille l’observait, ne se leva pas ni ne pria la nuit. Ils dirent alors à Ahmed : « Où est ce que nous avons entendu de toi sur cette personne ? » L’Imam Ahmed leur répondit : « Il a fait jurisprudence, pendant cette nuit, de cent règles légales à partir du Coran, dont la communauté tirera une utilité. Ma prière de toute la nuit n’égale pas une seule règle de ce qu’il a trouvé ! » Ses enfants et sa famille se repentirent à propos de l’Imâm Shâfi’î (.) Ainsi est l’état des disciples avec leur Maître.

Et Allah est plus Savant.

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N° 155 – Ne jamais épouser une femme avec laquelle son Cheikh pensait se marier, ni une femme qu’a répudié son Cheikh [de son vivant], ni après qu’il soit mort.

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N° 156 – Il lui incombe de veiller à la famille de son Cheikh pendant son absence, de leur présenter tous les services nécessaires (comme nourriture et autre), car ceci fait partie de sa fidélité à l’égard de son Cheikh.

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N° 157 – Ne pas soutenir le regard du Cheikh, mais baisser son regard autant que possible.

Nous avons vu ci-dessus dans le chapitre que Chiblî disait : « On m’a questionné sur la barbe de Junayd pour savoir si les poils blancs y étaient les plus nombreux. » Il répondit : « Je n’ai jamais jeté un regard dessus car je ne m’adressais à lui qu’en inclinant la tête, l’essentiel étant d’entendre la parole, pas de voir la personne. »

L’attirance que peut induire la présence d’un saint peut conduire à fixer son regard sur lui, même pendant des heures. On sait pourtant que le Prophète sall-Allah alayhi wa sallam, quand il regardait quelqu’un, ne le fixait jamais longuement. Le commentaire de Chibli va d’ailleurs dans le sens de relativiser l’aspect personnel et former : « l’essentiel étant d’entendre la parole, pas de voir la personne. »

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N° 158 –  Ne pas exagérer l’importance d’un de ses états, au point de ne pas en parler au Cheikh (comme par exemple l’adultère, l’orgueil, la vanité, l’hypocrisie et l’amour de l’ostentation, et ce genre de désobéissances répréhensibles sur le plan légal), mais les lui mentionner tous afin qu’il en prenne connaissance et en donne les remèdes correspondants, ainsi que cela a été évoqué dans le chapitre sur l’exposition des pensées suggestives (khawâtîr) dans ce même chapitre.

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 N° 159 – Si l’on est voisin de son Cheikh, afin de respecter les convenances initiatiques, ne pas sortir de la zawyah sans une autorisation du Cheikh, ou de son représentant (naqîb) ou d’un faqîh de la zawyah.

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 N° 160 – Se réjouir lorsque le Cheikh le diminue devant ses frères et qu’il le contredit sur tout, même sur ce qu’il y a de plus infime, car cela est une preuve de l’intensité avec laquelle il prend soin de lui et de l’espoir qu’il fonde sur lui pour le bien et son élévation ; s’il n’en était pas ainsi, il l’aurait délaissé comme il fait pour ceux chez qui il ne voit aucun bien. Le mourîd prendra garde à ne pas suivre le désir de sa nafs et à se détourner de son Cheikh en disant : « C’est une preuve que mon cheikh me déteste et ne me voit pas ! »

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N° 161 –  Considérer que son assiduité auprès du Cheikh pour les règles de convenances et l’éducation spirituelle vaut mieux pour lui que de voyager ou de faire le pèlerinage…

Rappelons qu’il s’agit ici de considérer l’apport des pratiques sous l’angle initiatique et non pas, bien évidemment, de remettre en cause l’intérêt intrinsèque de pratiques ou de rites d’ordre général

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N° 162 – Se satisfaire, si l’on réside dans la zawyah de son Cheikh, de pain sec et revêtir une étoffe de lin grossière en fermant la porte des occupations mondaines, autant que possible.

Sidi Abu el-Su’ûd el-Jârihî disait : « Tout disciple qui s’établit près de son Cheikh à cause de sa fonction, de sa retraite spirituelle ou de ce qui est parvenu entre ses mains depuis qu’il a quitté la khirqah commet un traîtrise et il ne lui viendra rien de lui, resterait-il auprès du Cheikh la durée de vie de Noé –sur lui la Paix-.

Le Cheikh rappelle ici l’importance du tawhîd, considéré comme processus d’unification de l’être, qui consiste ici à ne pas détourner son orientation du But ultime du sulûk, quelles que soien les situations et les particularités du Cheikh.

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14 nov. 2012 – V64

N° 163  –   Imiter la pratique de son Cheikh à faire le dhikr abondamment, en secret et ouvertement, de n’avoir comme occupation que celle-là et de ne pas ajouter aux prières obligatoires et surérogatoires bien connues.

Cette prescription pourrait sembler contredire celle qui a été donnée plus haut de ne pas imiter les pratiques du Cheikh mais de se tenir uniquement à ce qu’il a prescrit. Il semble qu’il faille comprendre que l’imitation du Cheikh concerne ici une pratique générale et non ce qui concerne un état spirituel. La question du taqlîd doit être abordée de manière spécifique si l’on veut comprendre dans quels cas il est recommandé ou pas. Cette règle de adab est certainement à ranger au nombre de celles qui peuvent définir ce qu’est le tawhid en tant que méthode initiatique.

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N° 164  –  Ne pas contredire son Cheikh quand celui-ci lui prescrit une licence (= pratique autorisée : mubâh) d’entre celles qui sont reconnues légalement et ne pas essayer d’argumenter le mubâh en tant que tel, car le but Cheikh est l’élévation spirituelle du murîd  alors que ce qui est mubâh ne produit pas d’élévation en tant que tel. La volonté du Cheikh est ainsi de faire en sorte que tous les moments du murîd soient remplis par l’obéissance à suivre un ordre ou à éviter une interdiction de sorte qu’il se trouve dans une pratique pour laquelle il sera récompensé. Le Législateur, en effet, n’a établi le caractère mubâh qu’afin de donner aux faibles une occasion de se reposer des difficultés légales, tellement ils sont enclins à s’ennuyer de la multitude des contraintes restrictives des choses légales.

Aichah (.) disait : « L’Envoyé d’Allah (.) fait le dhikr d’Allah en chacun de ses instants, c’est-à-dire même lorsqu’il plaisantait avec les enfants, les vieillards et les autres. »

Jalâl ed-Dîn Suyûtî (.) rapporte dans les Khaçâ’îç que l’Envoyé d’Allah (.) s’appliquait avec constance à la présence avec Allah (.) lorsqu’il s’exprimait envers les êtres et ne prenait aucune occupation en dehors d’Allah

à suivre…

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ARTICLE THÉMATIQUE correspondant

GÉNÉRALITÉS SUR LES RÈGLES DE L’INITIATION

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par le 29 août 2010, mis à jour le 1 août 2021

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