« De la mort initiatique » de René Guénon – Commentaire (M.A.S.)

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« Ce qui est assez digne de remarque, c’est que certaines de ces erreurs [concernant l’initiation] ne sont pas seulement le fait de profanes ou de pseudo-initiés, ce qui n’aurait en somme rien d’extraordinaire, mais aussi de membres d’organisations authentiquement initiatiques, et parmi lesquels il en est même qui sont regardés comme des « lumières » dans leur milieu, ce qui est peut-être une des preuves les plus frappantes de cet actuel état de dégénérescence auquel nous faisions allusion tout à l’heure. À ce propos, nous pensons pouvoir exprimer, sans trop risquer qu’il soit mal interprété, le souhait que, parmi les représentants de ces organisations, il s’en trouve tout au moins quelques-uns à qui les considérations que nous exposons contribueront à rendre la conscience de ce qu’est véritablement l’initiation » (René Guénon – Aperçus sur l’Initiation – Avant-propos – 1946)

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Comme nous le rappelions récemment « ce n’est donc pas la « seconde naissance » qui constitue proprement l’Éveil (en tant qu’ « ouverture spirituelle seigneuriale »), loin de là, celui-ci correspondant proprement, selon le même auteur, à la « troisième naissance »2.

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CHAPITRE XXVI

DE LA MORT INITIATIQUE

 

     Une autre question qui semble aussi peu comprise que celle des épreuves de la plupart de ceux de nos contemporains qui ont la prétention de traiter de ces choses, c’est celle de ce qu’on appelle la «mort initiatique» ; ainsi, il nous est arrivé fréquemment de rencontrer, à ce propos, une expression comme celle de « mort fictive », qui témoigne de la plus complète incompréhension des réalités de cet ordre. Ceux qui s’expriment ainsi ne voient évidemment que l’extériorité du rite, et n’ont aucune idée des effets qu’il doit produire sur ceux qui sont vraiment qualifiés ; autrement, ils se rendraient compte que cette « mort », bien loin d’être « fictive », est au contraire, en un sens, plus réelle même que la mort entendue au sens ordinaire du mot, car il est évident que le profane qui meurt ne devient pas initié par là même, et la distinction de l’ordre profane (comprenant ici non seulement ce qui est dépourvu du caractère traditionnel, mais aussi tout exotérisme) * et de l’ordre initiatique est, à vrai dire, la seule qui dépasse les contingences inhérentes aux états particuliers de l’être et qui ait, par conséquent, une valeur profonde et permanente au point de vue universel.

* On comprend d’autant moins bien quel intérêt réel peut constituer la présentation de cette notion à des non-initiés et d’autant mieux qu’elle soit au cœur de tous les mouvements pseudo-spiritualistes.

Nous nous contenterons de rappeler, à cet égard, que toutes les traditions insistent sur la différence essentielle qui existe dans les états posthumes de l’être humain selon qu’il s’agit du profane ou de l’initié ; si les conséquences de la mort, prise dans son acception habituelle, sont ainsi conditionnées par cette distinction, c’est donc que le changement qui donne accès à l’ordre initiatique correspond à un degré supérieur de réalité.

Comme René Guénon l’explique ailleurs, l’accès à l’ordre initiatique est proprement obtenu par la transmission de l’influence initiatique lors du rattachement à une organisation initiatique.

     Il est bien entendu que le mot de « mort » doit être pris ici dans son sens le plus général, suivant lequel nous pouvons dire que tout changement d’état, quel qu’il soit, est à la fois une mort et une naissance, selon qu’on l’envisage, d’un côté ou de l’autre : mort par rapport à l’état antécédent, naissance par rapport à l’état conséquent * .

* A ce propos, voir « Le Symbolisme de la Croix » et « Les États multiples de l’Être » – René Guénon.

L’initiation est généralement décrite comme une «seconde naissance», ce qu’elle est en effet ; mais cette «seconde naissance» implique nécessairement la mort au monde profane et la suit en quelque sorte immédiatement, puisque ce ne sont là, à proprement parler, que les deux faces d’un même changement d’état.

Ce changement d’état s’accompagne d’un changement de perspective, lequel est à la base de l’adage qui affirme que « les bonnes actions des Pieux (hassanât el-Abrâr) sont les mauvaises actions des Rapprochés (sayyi’ât el-Muqarrabîn) ) ».

Quant au symbolisme du rite, il sera naturellement basé sur l’analogie qui existe entre tous les changements d’état ; en raison de cette analogie, la mort et la naissance au sens ordinaire symbolisent elles-mêmes la mort et la naissance initiatiques, les images qui leur sont empruntées étant transposées par le rite dans un autre ordre de réalité. Il y a lieu de remarquer notamment, à ce sujet, que tout changement d’état doit être considéré comme s’accomplissant dans les ténèbres, ce qui donne l’explication du symbolisme de la couleur noire en rapport avec ce dont il s’agit (1) : le candidat à l’initiation doit passer par l’obscurité complète avant d’accéder à la « vraie lumière ».

Voir, à ce propos, le symbolisme de la caverne et du labyrinthe – René Guénon (Symboles de la Science Sacrée). On comprend notamment à quoi, dans une perspective initiatique, correspond le séjour dans la caverne (Cf. le parcours ou le voyage de l’Hégire prophétique) et l’intérêt particulièrement positif que peut présenter le cheminement dans le labyrinthe, ne serait-ce qu’à titre en quelque sorte préparatoire et formateur, une erreur assez fréquemment diffusée à ce propos étant que le seul rattachement initiatique suffirait à produire une réalisation effective, sans considération suffisamment réaliste de l’importance de ce qui revient à la préparation (surtout théorique) et aux conditions dans lesquelles le processus peut se développer de manière plus ou moins favorable.

C’est dans cette phase d’obscurité que s’effectue ce qui est désigné comme la « descente aux Enfers », dont nous avons parlé plus amplement ailleurs (2) : c’est, pourrait-on dire, comme une sorte de « récapitulation » des états antécédents, par laquelle les possibilités se rapportant à l’état profane seront définitivement épuisées, afin que l’être puisse dès lors développer librement les possibilités d’ordre supérieur qu’il porte en lui, et dont la réalisation appartient proprement au domaine initiatique.

Cf. le hadîth de l’Isrâ’ et du Mi’râj.

     D’autre part, puisque des considérations similaires sont applicables à tout changement d’état, et que les degrés ultérieurs et successifs de l’initiation correspondent naturellement aussi à des changements d’état, on peut dire qu’il y aura encore, pour l’accession à chacun d’eux, mort et naissance, bien que la « coupure », s’il est permis de s’exprimer ainsi, soit moins nette et d’une importance moins fondamentale que pour l’initiation première, c’est-à-dire pour le passage de l’ordre profane à l’ordre initiatique. D’ailleurs, il va de soi que les changements subis par l’être au cours de son développement sont réellement en multitude indéfinie ; les degrés initiatiques conférés rituéliquement, dans quelque forme traditionnelle que ce soit, ne peuvent donc correspondre qu’à une sorte de classification générale des principales étapes à parcourir, et chacun d’eux peut résumer en lui-même tout un

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[1] Cette explication convient également en ce qui concerne les phases du « Grand Œuvre » hermétique, qui, comme nous l’avons déjà indiqué, correspondent strictement à celles de l’initiation.

[2] Voir L’Ésotérisme de Dante.

 ensemble d’étapes secondaires et intermédiaires.

 Comme on le constate dans la littérature du Taçawwuf, les classifications en question peuvent varier de manière non-négligeable selon les Maîtres qui les exposent, cette diversité ne remettant évidemment pas en cause pour autant la réalité de ce qui est décrit.

Mais il est, dans ce processus, un point plus particulièrement important, où le symbolisme de la mort doit apparaître de nouveau de la façon la plus explicite ; et ceci demande encore quelques explications.

     La « seconde naissance », entendue comme correspondant à l’initiation première, est proprement, comme nous l’avons déjà dit, ce qu’on peut appeler une régénération psychique ;

Une fois cette réalité comprise et à moins de remettre en cause la nature et l’efficacité du rite de rattachement, il n’est évidemment nul besoin d’avoir recours à une quelconque pratique non-islamique pour initier quiconque au Taçawwuf islamique (sic !) ni pour assurer la régénération psychique dont parle ici René Guénon (re-sic !). Mais quel est, alors, l’intérêt, pour un « transmetteur » musulman quel qu’il soit, de faire valoir et de mettre en œuvre une telle pratique ?

et c’est en effet dans l’ordre psychique, c’est-à-dire dans l’ordre où se situent les modalités subtiles de l’être humain, que doivent s’effectuer les premières phases du développement initiatique ; mais celles-ci ne constituent pas un but en elles-mêmes, et elles ne sont encore que préparatoires par rapport à la réalisation de possibilités d’un ordre plus élevé, nous voulons dire de l’ordre spirituel au vrai sens de ce mot.

René Guénon insiste de manière récurrente sur cette notion et sur l’importance qu’il y a donc à ne pas établir de confusion entre les ordres psychique et spirituel.

Le point de processus initiatique auquel nous venons de faire allusion est donc celui qui marquera le passage de l’ordre psychique à l’ordre spirituel ; et ce passage pourra être regardé plus spécialement comme constituant une « seconde mort » et une « troisième naissance » (1).

On peut donc dire, si l’on veut  tenir compte des précisions données ici, que c’est dans un sens général qu’il faut comprendre que l’initiation donne accès au domaine initiatique et qu’il y a lieu de distinguer, tant sous le rapport des domaines que sous celui des méthodes qu’il convient de respecter dans chacun d’eux, la « seconde naissance » qui donne accès au domaine psychique de la « troisième naissance » qui donne accès au domaine spirituel.

Il convient d’ajouter que cette « troisième naissance » sera représentée plutôt comme une « résurrection » que comme une naissance ordinaire, parce qu’il ne s’agit plus ici d’un « commencement » au même sens que lors de l’initiation première ;

Ce changement de dimension correspond à la différence du sens de progression à l’intérieur de l’isrâ (horizontal) et du mi’râj (vertical).

les possibilités déjà développées, et acquises une fois pour toutes, devront se retrouver après ce passage, mais « transformées », d’une façon analogue à celle dont le « corps glorieux » ou « corps de résurrection » représente la « transformation » des possibilités humaines, au-delà des conditions limitatives qui définissent le mode d’existence de l’individualité comme telle.

     La question, ainsi ramenée à l’essentiel, est en somme assez simple ; ce qui la complique, ce sont, comme il arrive presque toujours, les confusions que l’on commet en y mêlant des considérations qui se rapportent en réalité à tout autre chose. C’est ce qui se produit notamment au sujet de la «seconde mort», à laquelle beaucoup prétendent attacher une signification particulièrement fâcheuse, parce qu’ils ne savent pas faire certaines distinctions essentielles entre les divers cas où cette expression peut être employée. La « seconde mort », d’après ce que nous venons de dire, n’est autre chose que la « mort psychique » * ; on peut envisager ce fait comme susceptible de se produire, à plus ou moins longue échéance après la mort

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[1] Dans le symbolisme maçonnique, ceci correspond à l’initiation au grade de Maître.

corporelle, pour l’homme ordinaire, en dehors de tout processus initiatique ; mais alors cette « seconde mort » ne donnera pas accès au domaine spirituel, et l’être, sortant de l’état humain, passera simplement à un autre état individuel de manifestation.

La « mort psychique » marque proprement le dépassement de ce que l’auteur appelle « Les limites du mental ».

Sur ces considérations, voir également « L’Homme et son devenir selon le Vêdânta » et « Les états multiples de l’être » – René Guénon

Il y a là une éventualité redoutable pour le profane, qui a tout avantage à être maintenu dans ce que nous avons appelé les « prolongements » de l’état humain, ce qui est d’ailleurs, dans toutes les traditions, la principale raison d’être des rites funéraires. Mais il en va tout autrement pour l’initié, puisque celui-ci ne réalise les possibilités mêmes de l’état humain que pour arriver à le dépasser, et qu’il doit nécessairement sortir de cet état, sans d’ailleurs avoir besoin pour cela d’attendre la dissolution de l’apparence corporelle, pour passer aux états supérieurs.

On sait que certains êtres de réalisation spirituelle exceptionnelle ont actualisé une mort corporelle parfois accompagnée de la résorption intégrale au point de disparaître totalement à l’observation extérieure.

    Ajoutons encore, pour n’omettre aucune possibilité, qu’il est un autre aspect défavorable de la « seconde mort », qui se rapporte proprement à la « contre-initiation » ; celle-ci, en effet, imite dans ses phases l’initiation véritable, mais ses résultats sont en quelque sorte au rebours de celle-ci, et, évidemment, elle ne peut en aucun cas conduire au domaine spirituel, puisqu’elle ne fait au contraire qu’en éloigner l’être de plus en plus.

On voit l’importance qu’il y a lieu d’apporter aux conditions de l’initiation ainsi qu’à la réalité de l’orientation qui la prépare et qui la garantit à la fois.

Lorsque l’individu qui suit cette voie arrive à la « mort psychique », il se trouve dans une situation non pas exactement semblable à celle du profane pur et simple, mais bien pire encore, en raison du développement qu’il a donné aux possibilités les plus inférieures de l’ordre subtil ; mais nous n’y insisterons pas davantage, et nous nous contenterons de renvoyer aux quelques allusions que nous y avons déjà faites en d’autres occasions1, car, à vrai dire, c’est là un cas qui ne peut présenter d’intérêt qu’à un point de vue très spécial, et qui, en tout état de cause, n’a absolument rien à voir avec la véritable initiation. Le sort des « magiciens noirs », comme on dit communément, ne regarde qu’eux-mêmes, et il serait pour le moins inutile de fournir un aliment aux divagations plus ou moins fantastiques auxquelles ce sujet ne donne lieu que trop souvent déjà ; il ne convient de s’occuper d’eux que pour dénoncer leurs méfaits lorsque les circonstances l’exigent, et pour s’y opposer dans la mesure du possible ; et malheureusement, à une époque comme la nôtre, ces méfaits sont singulièrement plus étendus que ne sauraient l’imaginer ceux qui n’ont pas eu l’occasion de s’en rendre compte directement.

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[1] Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXV et XXXVIII.

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René Guénon – Aperçus sur l’Initiation

Commentaire – Mohammed Abd es-Salâm

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par le 17 septembre 2015, mis à jour le 27 septembre 2015

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