« Des points de convenance que doivent observer Maître et disciple » – Extrait du « Livre des Haltes » – Emir Abd al-Kadir – Traduction A. Penot

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Le texte qui suit est un extrait du « Livre des Haltes » de l’Emir Abd al-Kadir (Traduction A. Penot – Editions DERVY) que nous présentons ici en tant qu’il est constitué en réalité d’un rappel suivi d’un commentaire du récit coranique de Moïse et d’El-Khidr, prototypique des relations Maître/disciple.

M.A.S.

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Des points de convenance que doivent observer Maître et disciple

Et quand Moïse eut dit à son serviteur :  » Je n’aurai de cesse que je n’atteigne le confluent des deux mers, dussé-je marcher quatre-vingt années. » Arrivés au confluent des deux océans, ils oublièrent leur poisson qui regagna paisiblement la mer. Lorsqu’ils eurent dépassé [le confluent], Moïse dit à son serviteur :  » Apporte-nous notre repas car nous avons éprouvé de la fatigue à faire un tel voyage. – Que dis-tu de ceci, lui dit le serviteur. J’ai oublié le poisson alors que nous nous abritions près du rocher – seul le Diable a pu me faire oublier de m’en souvenir – et il a repris son chemin vers la mer comme par enchantement … – C’est cela même que nous recherchons » dit alors Moïse ; et ils rebroussèrent chemin, en marchant sur leurs propres traces. Ils trouvèrent un de Nos adorateurs, auquel Nous avions accordé une Miséricorde et enseigné une Science venant de Nous 1. Puis-je te servir, lui demanda Moïse, afin que tu m’enseignes en partie la guidance qui t’a été communiquée ? – Jamais tu ne sauras te montrer assez patient en ma compagnie, lui répondit {al-Khadir]. Et comment pourrais-tu d’ailleurs montrer de la patience devant ce que n’embrasse pas ton expérience ? – Si Dieu le veut, lui dit Moïse, tu me trouveras patient et je ne désobéirai à aucun de tes commandements. [Bien], dit [al-Khadir]. Mais si tu me suis, ne m’interroge sur rien aussi longtemps que je ne t’en ferai pas mention. »

23 sept. 2012 – V2

Et tous deux de se mettre en route. Ils vinrent à embarquer sur un bateau, et [al-Khadir] y fit une brèche. Moïse s’étonna : « As-tu percé cette embarcation pour en noyer les passagers ? Tu as commis là un acte détestable ! – Ne t’avais-je pas dit que tu ne saurais jamais te montrer assez patient en ma compagnie ? lui rétorqua [al-Khadir]. – Ne m’en veux pas d’avoir oublié, s’excusa Moïse, mais ne m’impose pas une épreuve trop difficile !  »

Et tous deux repartirent. Ils finirent par rencontrer un jeune homme qu'[al-Khadir] tua. « Ne viens-tu pas de tuer là un innocent qui n’avait jamais commis aucun crime ? s’indigna Moïse. Tu as commis là un acte révoltant !
– Ne t’avais-je pas dit, répondit [al-Khadir], que jamais tu ne saurais te montrer assez patient en ma compagnie ? – Ne me gratifie plus de celle-ci, lui dit alors Moïse, si après cela je t’interroge sur quoi que ce soit : tu auras mérité des excuses de ma part. »

Et tous deux repartirent. Ils arrivèrent auprès des habitants d’une cité auxquels ils demandèrent de la nourriture ; ceux-ci leur refusèrent l’hospitalité. Ils virent alors un mur qui menaçait de s’écrouler, et [al-Khadir] le releva. « Si tu le voulais, s’étonna Moïse, tu pourrais (au moins) réclamer un salaire pour ce travail !  » C’est alors qu'[al-Khadir] lui dit : Voici le moment venu de nous séparer. Mais je vais te donner l’explication pour laquelle tu n’as su te montrer assez patient :

Pour ce qui est du bateau, il appartenait à de pauvres gens qui travaillaient sur la mer. J’ai voulu l’endommager, car, derrière eux, venait un roi qui, par violence, s’emparait de tous les bateaux.

Pour ce qui est du jeune homme, il avait pour père et mère deux croyants. Nous avons craints qu’il ne les entraînât dans sa rébellion et sa mécréance, et nous avons voulu que le Seigneur leur accordât en échange un enfant meilleur que celui-ci, plus pur et plus affectueux.

Et quant au mur, il appartenait à deux jeunes garçons orphelins de la ville. Sous ce mur se trouve un trésor qui leur était destiné. Leur père était un homme vertueux ; aussi ton Seigneur a-t-Il voulu qu’à leur majorité ils découvrent leur trésor, par une miséricorde de ton Seigneur. Mais tout cela, je ne l’ai pas fait de ma propre initiative. Telle est l’explication de ce pour quoi tu n’a pas su te montrer assez patient. » 2

Ce récit évoque de nombreux points de convenance spirituelle [que doivent observer] Maître et disciple.

1

Tout d’abord, un Maître se doit, quel que soit le degré de connaissance à laquelle il est parvenu (à ses yeux comme à ceux de ses disciples), de rendre visite à quiconque dont il a entendu dire qu’il était plus savant que lui ; ceci afin d’accroître sa propre science et d’en tirer un enseignement (hikma). Or donc Moïse, après avoir obtenu les perfections de la prophétie (nubuwwa) et de la mission légiférante (risâla) 3 fut informé par Dieu de ce que quelqu’un -al-Khadir- était plus savant que lui. Il lui demanda alors les moyens de le rencontrer, et Dieu fit pour lui un signe du poisson : « Quand tu auras perdu le poisson de vue, fut-il répondu à Moïse, reviens sur tes pas et alors tu le trouveras. C’est ainsi que l’histoire est rapportée dans le recueil de traditions authentiques (al-Sahîh) de Bhukhârî.

2

Un autre enseignement qui ressort de ce récit est que le Maître ne doit pas repousser quiconque vient le voir en quête de la Science, même s’il sait par ailleurs que les dispositions de l’aspirant sont limitées. Al-Khadir savait pertinemment dès le début de sa rencontre avec Moïse -sur eux la paix- que celui-ci ne saurait faire preuve d’assez de patience, puisqu’il lui dit : Jamais tu ne sauras te montrer assez patient en ma compagnie. Et malgré cela, il ne le repoussa point.

3

Un autre enseignement qui ressort de ce récit est que le Maître doit imposer certaines conditions au disciple et lui demander des engagements en fonction de ce qu’il juge être utile. C’est pour cela qu’al-Khadir demanda à Moïse -sur eux la paix- : Ne me questionne sur rien … c’est-à-dire sur rien de ce qui puisse t’apparaître comme une transgression de ma part à l’égard de la vérité.

4

Un autre enseignement qui ressort de ce récit est qu’il appartient au Maître d’accepter l’engagement de celui dont il sait pertinemment qu’il le rompra. Al-Khadir avait bien dit à Moïse : Jamais tu ne pourras te montrer assez patient en ma compagnie ; et malgré cela, il lui donna le pacte. Dieu Lui-même ne conclut-il pas le Pacte primordial avec les fils d’Adam en leur demandant : Ne suis-Je pas votre Seigneur 4).

5

Un autre renseignement qui ressort de ce récit est que le Maître voit son disciple manquer à l’une des conditions qu’il s’était engagé à respecter, il est en droit de la lui rappeler. Et si le disciple lui présente des excuses, il les acceptera une première et une seconde fois, comme al-Khadir accepta les excuses de Moïse -sur lui la paix- lorsque ce dernier regretta son oubli, puis une seconde fois lorsqu’il fit acte de contrition.

6

Si, cependant, le disciple rompt une seconde fois une des conditions [du pacte] sans présenter pour cela des excuses à son Maître, celui-ci est en droit de ne pas le repousser, s’il constate chez lui une véritable contrition, Moïse -sur lui la paix- présenta une première fois une raison de se disculper qui était l’oubli ; mais il ne donna plus de raison à son second faux pas, s’imposant toutefois une condition [pour pouvoir continuer à suivre al-Khadir], laquelle fut acceptée par ce dernier.
A la troisième faute cependant, le Maître est en droit d’évincer le disciple : car ce fut à la troisième remarque de Moïse qu’al-Khadir s’exclama : Ceci sera cause de notre séparation.

7

Un autre enseignement qui ressort de ce récit est que le disciple doit, pour sa part, faire preuve de constance et se montrer patient. S’il voit son Maître agir ou parler d’une manière [qui lui semble] contredire la vérité ou contrevenir aux prescriptions légales, il ne doit pas s’empresser de mettre en cause le lien qui le lie à son disciple lui-même. Il est rapporté dans le Sahîh de Bukhârî que le Prophète lui-même -sur lui la grâce et la paix- a affirmé :  » Nous aurions aimé que Moïse ait fait preuve d’assez de patience, jusqu’à ce que Dieu nous conte leur histoire commune ».

8

Un autre enseignement qui ressort de ce récit est que si le disciple se fait une mauvaise opinion de son Maître, il est préférable pour lui de s’en séparer. Demeurer avec lui après avoir conçu des doutes à son sujet serait de sa part une pure hypocrisie et constituerait une attitude nuisible. C’est pour cette raison que l’Envoyé de Dieu -sur lui la grâce et la paix- expliqua l’attitude de Moïse en ces termes :  » La troisième objection avait un caractère délibéré. »

9

Un autre enseignement qui ressort de ce récit est qu’un Maître qui a décidé de se séparer d’un disciple [à cause de son incompréhension] se doit de lui donner l’explication de l’attitude ou des propos mis en cause par ce dernier. C’est ainsi qu’al-Khadir s’expliqua à Moïse de son comportement : Je vais te donner l’explication pour laquelle tu n’as pas su te montrer assez patient. Mais si le disciple fait preuve de patience lorsqu’il voit son Maître accomplir un acte dont il ignore le bien-fondé, sans que cela modifie la confiance qu’il lui porte, Dieu lui fera miséricorde en lui ôtant le voile de son ignorance : il lui sera alors donné de connaître le bien-fondé des paroles ou des actes de son Maître, et il les verra comme la Vérité dont on ne peut s’écarter.

10

Un autre enseignement qui ressort de ce récit est que le disciple doit s’abstenir, quels que soient les ordres, les actes ou les négligences qui émanent de son Maître, de poser les questions pourquoi ? et comment ? C’est pour cela qu’al-Khadir -sur lui la paix- imposa comme condition à Moïse -sur lui la paix- de ne pas demander à propos de ce qu’il faisait ou pas :  » Pourquoi as-tu fait ceci ?  » ou :  » Pourquoi n’as-tu pas fait cela ? « , mais de se dire plutôt :  » Voilà un aspect des choses que je ne connaissais pas. »

(A suivre, in châ Allah)

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  1. Le Coran n’indique pas le nom de ce mystérieux serviteur. Seules les traditions prophétiques – auxquelles l’Emir fait d’ailleurs allusion dans cette Halte – permettent de l’identifier comme étant al-Khadir, l’immortel initiateur errant. []
  2. Cor. (18, 60-72). []
  3. La théologie musulmane établit, en effet, une différence entre le prophète (nabî) qui, tout en ayant reçu une Loi révélée n’est pas tenu de la transmettre aux hommes, et l’envoyé (rasûl), qui est tenu, quant à lui, de transmettre le message. Ainsi tout envoyé est-il prophète, mais un prophète n’est pas nécessairement un envoyé. []
  4. Cor. (7, 172) ? [tout en sachant que leur témoignage serait ultérieurement renié par une bonne partie d’entre eux.] : Nous n’avons trouvé chez la plupart d’entre eux aucune fidélité à leurs engagements  ((Cor. (7, 102 []

par le 22 septembre 2012, mis à jour le 30 juin 2015

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