Deux poèmes sur le « Pélerinage des Coeurs (Hajj el-Qulûb) » – Cheikh Ibrâhîm Al-Khalîl / Cheikh Mohammed Zakî Al-Dîn

basmalah hamdalah MZI

Selon Sidî Mohammed Mehanna, le poème du Cheikh Mohammed Zakî Al-Dîn intitulé « Un aspect du Pèlerinage des Coeurs » « constitue un enseignement aux muridin et aux musulmans pour découvrir le vrai sens du Hajj , pour fonder la conception du Hajj du point de vue du Taçawwuf » ; ce poème – écrit et publié dans Al-Muslim à la fin de la vie de l’auteur – développe et actualise le contenu d’un poème plus ancien rédigé par son père et maître, le Cheikh Ibrâhîm Al-Khalîl, que nous reproduisons en premier lieu.

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Poème du Ibrâhîm Al-Khalîl

V2 – 16 septembre 2015

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Quand l’argent me fait défaut ou que mes aspirations spirituelles sont affaiblies1

Je pérégrine en Esprit lorsque les gens pérégrinent à pieds

Je tourne autour de la Maison ou je cours 2 en toute confiance

Dans un lieu de contemplation parmi les places du Mystère confiné 3

Absorbé dans l’accomplissement du rite, multipliant les efforts [spirituels] (mujtahidun)

[Tandis qu’] ils sacrifient leurs offrandes [animales] 4 , mon offrande est celle de ma vie (muhjatî) et de mon sang (damî5 ,

Les hommes me voient là-bas, entre eux, tel un spectre

[alors que je suis] au fond de ma demeure sans être cependant privé (uhram) [de la bénédiction] du Lieu Saint (Haram6 .

Cheikh Ibrâhîm Al-Khalîl

Traduction et notes M. Le Baot

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Lawnou min hajji-l-qulub v3.5

Un aspect du Pèlerinage des Coeurs (lawn min Hajj el-Qulûb)

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لِلنَّاسِ مَوْسِمُ حجٍّ وَٱعْتِمَارُ تُقَى                   وَمَوْسِمِى كُلُّ أَدْهَارِى وَأَعْوَامِى

Pour les hommes [a été instituée] la saison (mawssim) du Pèlerinage (Hajj) et la Visite de Tuqâ 7 , quant à ma saison [spirituelle, elle englobe] tous mes moments et mes années

هُمْ يُحْرِمُونَ لِأَيَّامٍ مُقَدَّرَةٍ                           وَمُحْرِمٌ أَنَا أَوْقَاتِى وأَيَّامِى

Ils entrent en état de sacralisation pour des jours déterminés, tandis que mon « temps de sacralisation » (muhramun) [s’étend à chacun] de mes instants et de mes jours,

أُصَاحِبُ ٱلرَّكْبَ إِنْ حَلُّوا وَإِنْ ظَعَنُوا            سَيْراً بِقَلْبِى لَا سَيْراً بِأَقْدَامِى

J’accompagne la caravane – quand ils font halte ou lèvent le camp – d’une marche [entreprise] avec mon coeur et non avec mes pieds,

أَغِيبُ فِى عَدَدٍ مِنْ بَعْدِهِ مَدَدٌ                      مُقَدَّسٌ دُونَهُ عِلْمِى وَأَعْلَامِى

Je me cache dans une foule derrière laquelle se trouve un soutien de sainteté, en deçà duquel se situent ma science et mes enseignants

أَطُوفُ بِٱلرُّوحِ أَوْ أَسْعَى وَأَكْرَعُ مِنْ            أَمْوَاهِ زَمْزَمَ شَأْنُ ٱلْهَائِمِ ٱلظَّامِى

J’accomplis les circumanbulations en Esprit, ou bien je cours et m’abreuve de l’eau de Zamzam 8 , à la manière de celui qui est éperdu d’amour et assoiffé

وَأَقْبِسُ ٱلنَّارَ وَٱلْأَنْوَارَ عِنْدَ مِنَى                   وَأَشْهَدُ ٱلْغَيْبَ فِى وَجْدِى وَتَهْيَامِى

Je saisi le feu (nâr) et les lumières (anwâr) à Minâ 9 et contemple le mystère par mon intuition intellectuelle ainsi que mon amour éperdu

وَفِى رُبَى عَرَفَاتِ للّٰهِ مَعْرِفَتِى          بِٱللّٰهِ فِى مَشْهَدَي نَجْوَى وَإِلْهَامِ

Sur les hauteurs de ‘Arâfât, pour Allah (li-Llah) , ma connaissance (ma’rîfatî10  se fit par Allah (bi-Llah), dans un double lieu de contemplation  (machhaday) : celui de la conversation intime (najwâ) et celui de l’inspiration (ilhâm).

وَفِى ٱلزِّيَارَةِ لِلْمُخْتَارِ يَغْمُرُنِى           مِنْ سِرِّهِ فَيْضُ تَكْرِيمِى وَإِكْرَامِى

Lors de la visite au Choisi (Al-Mokhtâr) 11 , je fus submergé à partir de son secret, par l’effusion de ma vénération et ma déférence,

هُنَا مِنَ ٱلْغَيْبِ شَيْءٌ لَا أَبُوحُ بِهِ                   حَقٌّ مِنَ ٱلْحَقَّ لَا وَهْمٌ بِأَوْهَامِ

Ici, il est une chose du mystère que je ne divulgue pas, une vérité provenant du Vrai, non une imagination d’entre les imaginations

وَقَدْ يَرَانِى أَحِبَّائِى هُنَاكَ وَمَا                      فَارَقْتُ دَارِى بِعَجْزِى أَوْ بِآثَامِى

Là-bas, mes biens-aimés me voient, alors que je n’ai pas quitté ma demeure du fait de mon impuissance ou de mes péchés

مِنْهُمْ ذَهَابٌ وَعَوْدٌ دَائِبٌ وَأَنَا                      مَا بَيْنَ رَوْضَةِ طَهَ وَٱلْحَطِيمِ مَقَامِى

Eux allaient et venait constamment, quant à moi, entre le jardin (rawdah) de Taha 12 et le Hatîm 13 , se trouve ma station (maqâmî14

وَٱلرُّوحُ مِنْ عَالَمِ ٱلْإِطْلَاقِ أَكْبَرُ مِنْ              حَدٍّ وَقَيْدٍ وَأَزْمَانٍ وَأَحْكَامِ

L’Esprit, parce qu’il appartient au Monde inconditionné, dépasse les limitations, les restrictions, les temps et les lois rationnelles

حَقِيقَةٌ عِنْدَ أَهْلِ ٱللّٰهِ أَكَّدَهَا                         أَهْلُ ٱلْعُلُومِ بِإَفْهَامٍ وَإِفْحَامِ

C’est une vérité pour les Gens de Dieu confirmée par les Gens des sciences [extérieures] de manière claire et décisive (bi-ifhâm wa ifh’âm15

فَإِنْ هُمُوا ٱسْتَفْسَرُوا مِنِّى أَقُولُ لَهُمْ              تَدَبَّرُوا عَلَّهُ أَضْغَاثُ أَحْلَامِ

S’ils s’interrogent sur mon compte, je leur dis : « Considérez qu’il peut certes s’agir d’un faisceau de chimères

فَٱلْأَدْعِيَاءُ وَحَمْقَى ٱلْعِلْمِ لَمْ يَدَعُوا                 لِلصَّادِقِينَ سِوَى ٱلْمُسْتَظْهَرِ ٱلدَّامِى

Cependant les imposteurs et les idiots de la science ne souffrent pas la comparaison avec les Véridiques, si ce n’est de manière « toute extérieure et formelle » (siwal-mustadhhari-d-dâmî16

وَٱلنَّاسُ نَاسٌ وَكُلٌ عِنْدَ رُتْبَتِهِ                     وَٱلْجَهْلُ بِٱللّٰهِ بَحْرٌ هَادِرٌ طَامِى

Les hommes sont des hommes, chacun selon son degré, et l’ignorance d’Allah est une mer rugissante et débordante

مَاذَا عَلَىَّ إِذَا كَذَّبْتَنِي وَأَنَا                          عِنْدَ ٱلْمُهَيْمِنِ رَبَّى صَادِقٌ سَامِى

Qu’ai-je à faire que tu me traites de menteur si envers le Dominateur, mon Seigneur, je suis sincère et élevé ?

صَدِّقْ إِذَا شِئْتَ أَوْ كَذِّبْ إِذَنْ فَمَعِي              رَبَّى تَعَالَى وَتَسْلِيمِي وَإِسْلامِي

Confirme ou démens [mes dires] si tu le veux, car j’ai pour moi Mon Seigneur – Exalté soit-Il – mon abandon (taslîmî) et ma soumission (islâmî)

إِنِّي أَثِمْتُ بِمَا أَفْضَيْتُ مُعْتَرِفاً           وَٱللّٰهُ يَغْفِرُ لِى إِثْمِى وَإِلمَامِي

Certes, j’ai commis des péchés que j’ai finalement avoués, que Dieu me pardonne mon péché et ma faute »

Cheikh Mohammed Zakî Al-Dîn

Traduction et notes M. Le Baot et Sulayman R.

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PDF à télécharger du poème arabe vocalisé 17

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sh11

sh12

Cheikh Zakî Al-Dîn sur le Jebel Rahmah à ‘Arâfât durant le Pélerinage annuel (Hajj) entouré d’un groupe de pèlerins et de sa seconde épouse, Lalla ‘Afâf

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2014-08-10 07.12.02

Cheikh Zakî Al-Dîn dans la mosquée du Prophète ﷺ à Médine

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  1. On notera ici que le cheikh conseillait à ses fuqarâ d’épargner régulièrement dans l’intention de réaliser le hajj, même s’il ne s’agissait que de sommes très modiques. Pour notre part, nous ferons remarquer qu’une telle pratique permet certainement une modalité de participation indirecte à ce pilier de l’Islam inaccessible à beaucoup de musulmans, du fait de la pauvreté et de la distance les éloignant des Lieux Saints. Sur un plan initiatique, le fait de maintenir une orientation constante vers ce but ne peut que favoriser la réalisation du pèlerinage spirituel tel que celui décrit ici, w’Allahu a’lam ! []
  2. La racine employée ici renvoie à la septuple course rituelle (sâ’i) entre les collines de Safâ et Marwâ []
  3. Le terme muzdhamî employé par le Cheikh se rapporte à un lieu exigu, soit qui ne peut contenir plus de deux personnes soit qu’il soit vaste mais rempli par la foule, reflétant ainsi le contraste existant entre les pèlerins « à pieds » qui se meuvent difficilement et avec crainte dans la foule agitée et le pèlerin en Esprit, seul avec son Seigneur, libre et confiant, w’Allahu a’lam.  []
  4. Ce sacrifice à lieu le premier jour de Minâ. Il est obligatoire pour ceux qui se sont désacralisés entre le petit pèlerinage (‘omra) et le grand (hajj). []
  5. Le terme muhjah renvoie à l’idée de principe vital et par conséquent a pour synonymes ceux de « coeur » (qalb), « esprit » (rûh), âme (nafs)  mais aussi celui de « sang » (dam), comme le souligne du reste la fin du vers. []
  6. Selon une autre lecture on pourrait traduire « que je n’ai [procédé] à la sacralisation (uhrim) [propre] au lieu saint » []
  7. Un des noms de Médine []
  8. Notons que le puits de Zamzam, encore accessible il y a une vingtaine d’année, est maintenant fermé au public et son eau est uniquement distribuée via un système de robinetterie extérieure… Sur l’importance de Zamzam cf. les précisions données en note infra, d’après M. Vâlsan. []
  9. Selon une tradition prophétique bien établie, les pèlerins se retrouvent à Minâ, la nuit du 8 de Dhul-hijjah, précédant l’ « arrêt » rituel (wuqûf) à ‘Arâfât. Ils passeront encore plusieurs nuit en cet endroit après le déferlement suivant le wuqûf. Le feu et les lumières (spirituels) évoqués dans le poème font donc écho aux luminaires qui, extérieurement, éclairent les pèlerins lors de ces épisodes nocturnes du rite du Pèlerinage (Hajj). []
  10. A propos de l’origine des différents rites évoqués ci-dessous, Michel Vâlsan rappelle qu’ils sont liés au Pèlerinage primordial d’Adam : « Allâh envoie […] Adam à la Kaaba en lui disant : « J’y ai un sanctuaire constitué comme projection de Mon Trône. Vas-y et fais autour de ce sanctuaire des tournées rituelles comme celles que l’on fait autour de Mon Trône ! Fais-y aussi des prières comme celles que l’on fait auprès de Mon Trône ! C’est là que Je répondrai à tes demandes ! » – Adam partit alors de la terre de l’Inde vers la terre de La Mecque pour visiter le temple divin. Un ange lui fut préposé comme coryphée. En marchant (de son pas immense) tout lieu où il posait le pied devenait pays d’habitation et de culture, le reste étant abandonné à la désolation et au dépeuplement. Quand il fit l’ « arrêt » rituel à Arafât, Eve qui le désirait et était venue le chercher depuis Jeddah, y arriva également, et ils se rencontrèrent donc en ce lieu qui reçut depuis son nom d’‘Arafât, le jour d’‘Arafa (car selon leur racine verbale ces deux noms suggèrent qu’Adam et Eve s’y « connurent » ou s’y « reconnurent ») [Note de l’auteur : « Al-Kissây (Vita Prophetarum, pp. 60-61) mentionne une rencontre initiale d’Adam et Eve à la Mecque, selon l’ordre normal des actes de Pèlerinage, dans le rite de la course septuple entre Safâ et Marwa, mais cela ne change pas la signification propre de la rencontre ultérieure à ‘Arafât. – Il est dit en outre, dans d’autres récits de ce pèlerinage (ibid, p. 57), qu’Adam eut tout d’abord sur ordre divin et sous direction angélique, à reconstruire le Temple pour lui et ses descendants, ce qui comportait une réadaptation des supports du culte. À l’occasion, il dut aussi frapper la terre pour faire surgir la source Zemzem, acte qu’on devait retrouver d’ailleurs, dans des circonstances variées, lors de chacune des reconstructions qui devait intervenir dans l’histoire du culte à la Kaaba (le cas d’Ismaël, puis celui d’Abdel-Muttaleb). ]. Quand ils en partent pour Minâ (point rituel dans le pèlerinage dont le nom implique l’idée de « désir ») il fut dit à Adam : Tamanna (mot de la même racine que Minâ), c’est-à-dire « exprime tes désirs » ! Il répondit : « Je désire le pardon et la miséricorde ! » Et c’est de là que vint le nom de Minâ pour cet endroit ». (Le Triangle de l’Androgyne et le Monosyllabe « OM » (5. Inde et Arabie) in Études Traditionnelles, juil.-août et sept.-oct. 1966). []
  11. Un des noms du Prophèteﷺ. []
  12. Cf. le hadith : « Entre ma tombe et ma chaire (minbar) se trouve un jardin d’entre les jardins du Paradis ». []
  13. Ce terme désigne la partie « effondrée » de la Ka’bah ancienne qui recouvrait les tombes d’Ismâ’îl – sur lui la Paix – et de sa mère Agar. Cette zone qui se trouve aujourd’hui délimité par un muret circulaire est considéré comme partie intégrante de l’édifice sacré, de telle manière que celui qui s’y tient est considéré comme se trouvant dans la Ka’bah elle-même. []
  14. Le terme maqâm désigne comme on le sait, dans le taçawwuf, la station spirituelle. On peut peut-être y voir aussi ici une allusion au maqâm Ibrâhîm conservé près de la Ka’bah et auprès duquel prie celui qui a achevé ses circumanbulations rituelles, w’Allahu a’lam ! []
  15. Les termes employés renvoient au titre d’un ouvrage de l’auteur : « L’édification et la réduction au silence (Al-ifhâm wa-l-ifhâm) ou les problèmes de l’intercession et des tombes » ; ces « problèmes » sont en rapport direct avec la doctrine traditionnelle afférente au caractère inconditionné de l’Esprit. L’auteur y a d’ailleurs consacré un ouvrage indépendant dont le contenu n’est pas sans rapport avec celui du précédent : « La vie des Esprits (Arwâh) après la mort ». Cf. la bibliographie complète de l’auteur en cours d’édition. []
  16. Expression difficile à traduire, qui nous semble renvoyer à  l’acquisition d’un savoir « par cœur »  – « par le dos » en arabe – et « par répétition » c’est à dire, dans le cas présent, sans compréhension réelle, w’Allahu a’lam ! []
  17. Avec nos remerciements particuliers à Sidî F., Sidî N. et Sidî M.Y. qui ont rendu possible cette version vocalisée et « calligraphiée ». []

par le 3 octobre 2014, mis à jour le 5 octobre 2015

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