Doctrine et infaillibilité traditionnelle – M.L.B

 Cet article fait partie de notre série d’« Aperçus sur le Maître spirituel « vivant » selon l’œuvre de René Guénon »
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Le Maître spirituel, en tant que représentant de l’autorité spirituelle, « a pour fonction essentielle de conserver et de transmettre la doctrine traditionnelle ; c’est là sa raison d’être »1 .

On pourrait objecter ici que cette affirmation semble aller à l’encontre de ce que nous avons rappelé dans nos précédents articles concernant le « rôle essentiel » des Maîtres spirituels. Il n’en est cependant rien. Mais avant d’étudier les modalités selon lesquelles est transmise la doctrine traditionnelle par l’intermédiaire des Maitres spirituels, il nous faut répondre à la question suivante : qu’est ce que la « doctrine » ?

 

Pour Guénon, « la doctrine n’est jamais envisagée comme une simple théorie se suffisant à elle-même, mais comme une connaissance qui doit être réalisée effectivement et, de plus, elle comporte des applications qui s’étendent à toutes les modalités de la vie humaine sans aucune exception»2. Dans cette perspective, les méthodes de réalisation initiatique que nous avons évoqué dans nos précédents articles relèvent de ces« applications « techniques » auxquelles la doctrine donne lieu, et qui sont traditionnelles, elles aussi, précisément parce qu’elles sont fondées sur la doctrine et ordonnées en vue de celle-ci, ce à quoi elles tendent étant toujours, en définitive, l’obtention de la pure Connaissance. »3.

 

A la lueur de ces précisions, on peut déjà dire qu’il est impossible ou du moins tout à fait artificiel d’opérer une séparation radicale entre la transmission de la doctrine et ce qui relève des applications initiatiques et méthodiques, notamment pour tout ce qui concerne le domaine de la « guidance spirituelle ».

 

La doctrine, qu’il faut différencier de ceux qui en sont les interprètes réguliers, est de plus considéré comme infaillible, cette infaillibilité traditionnelle étant «conçue comme inhérente à la doctrine elle-même »4. En effet, elle « n’appartient aucunement aux individus humains ; ceux-ci n’y participent que dans la mesure où ils connaissent effectivement et où ils l’interprètent exactement et, alors même, cette infaillibilité ne doit point être rapportée aux individus comme tels, mais toujours à la doctrine qui s’exprime par eux.5 » D’ailleurs, « si la doctrine est infaillible, c’est parce qu’elle est une expression de la vérité, qui, en elle-même, est absolument indépendante des individus qui la reçoivent et qui la comprennent. La garantie de la doctrine réside, en définitive, dans son caractère « non-humain » »6.

 

Conformément aux indications précédentes, on peut dire que « tout homme sera infaillible lorsqu’il exprimera une vérité qu’il connaît réellement, c’est-à-dire à laquelle il s’est identifié ; mais ce n’est point en tant qu’individu humain qu’il le sera alors, mais en tant que, en raison de cette identification, il représente pour ainsi dire cette vérité elle-même ; en toute rigueur, on devrait dire, en pareil cas, non pas qu’il exprime la vérité, mais plutôt que la vérité s’exprime par lui » ; l’individualité jouant ici, comme nous l’avons rappelé à plusieurs reprises, le rôle de « simple support »7. Sous ce rapport « l’infaillibilité n’apparaît nullement comme quelque chose d’extraordinaire ou d’exceptionnel, ni comme constituant un « privilège » quelconque ; en fait, n’importe qui la possède dans la mesure où il est « compétent », c’est-à-dire pour tout ce qu’il connaît au vrai sens de ce mot », ainsi que nous venons de le rappeler.

Cette définition reste cependant assez théorique et Guénon fait d’ailleurs remarquer que, dans la pratique, « toute la difficulté sera naturellement de déterminer les limites réelles de cette compétence dans chaque cas particulier ». Nous pouvons déjà préciser que « ces limites dépendront du degré de connaissance que l’être aura atteint, et qu’elles seront d’autant plus étendues que ce degré sera plus élevé ; et, par conséquent, il va de soi aussi que l’infaillibilité dans un certain ordre de connaissance n’entraînera aucunement l’infaillibilité dans un autre ordre supérieur ou plus profond ». Dans l’ordre qui nous intéresse, c’est-à-dire celui de l’enseignement initiatique délivré régulièrement par un instructeur corporellement « vivant », nous avons déjà vu que cette « compétence », jusqu’à un certain point au moins, peut se limiter à une certaine « connaissance théorique ».

L’infaillibilité traditionnelle dont nous avons parlé jusqu’à présent « ne regarde en quelque sorte que l’être lui-même auquel elle appartient, comme faisant partie intégrante de son état intérieur, et qui n’a pas à être reconnue par d’autres, si l’être dont il s’agit n’est pas expressément revêtu d’une certaine fonction particulière, et plus précisément d’une fonction d’en­seignement de la doctrine ; ceci évitera, dans la pratique, les erreurs d’application qui sont toujours possibles du fait de la difficulté, que nous indiquions tout à l’heure, de déterminer « du dehors » les limites de cette infaillibilité ».

On peut donc distinguer, pour conclure :

  • le cas normal où l’infaillibilité « n’a pas à être reconnue par d’autres » 
  • celui de l’instructeur spirituel dont le rôle est techniquement conditionné par la reconnaissance d’une certaine infaillibilité, « du dehors », en rapport avec l’exercice de la « fonction d’enseignement de la doctrine »8.

Guénon évoque de plus « une autre sorte d’infaillibilité », à laquelle nous consacrerons le prochain article de cette série sur le Maître vivant, qui permet de mieux comprendre les modalités par lesquelles la transmission de l’enseignement traditionnel et initiatique peut être assurée, même dans les conditions cycliques les moins favorables.

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Article thématique correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

  1. Guénon, Introduction, IIIème partie, Chap.XVI Cette citation se rapporte initialement aux Brahmanes, c’est-à-dire à la caste sacerdotale. []
  2. Guénon, « Sanâtana Dharma » repris dans Etudes sur l’hindouisme []
  3. Guénon, Initiation – Chap. XVII – Cette doctrine sacrée, dans la tradition islamique, s’identifie en premier lieu au Coran qui contient « toutes les sciences métaphysiques et cosmologiques, initiatiques et religieuses, ésotériques et exotériques, ainsi que tous les moyens opératifs correspondants » (M.Vâlsan, « La question de l’Initiation chrétienne : mise au point » – Etudes Traditionnelles, n° 406-407-408/1968, p. 152). Cet aspect synthétique se retrouve tout particulièrement dans la définition de la chari’ah par le même auteur qui considère que « la Loi islamique est totale et inclut tous les domaines et tous les degrés de la vie spirituelle et temporelle, y compris les principes et les méthodes de la connaissance métaphysique » (M.Vâlsan, traduction de l’ « Epître sur l’Orientation Parfaite »  de Çadr-al-Dîn al-Qunâwî – Etudes Traditionnelles n° 398 / 1966, p.245). Sous un certain rapport, on pourrait donc dire que le Coran porte en germe ce que la Chari’ah développe et actualise, la mise en œuvre de cette dernière selon les modalités appropriées devant permettre la réalisation de cette « Connaissance » donc parle Guénon. Il y là une indication méthodique particulièrement intéressante concernant les modalités proprement mohammadiennes de l’enseignement et de la réalisation initiatique que nous ne pouvons cependant songer à développer dans le cadre de cet article. []
  4. Guénon, Aperçus – Chap. XLII- Sauf mention contraire les citations de Guénon (en italique) reproduites dans cet article proviennent toutes de ce chapitre des Aperçus. []
  5. Guénon, Introduction, IIIème partie – Chap. XIII René Guénon précise d’ailleurs que cette « conception de l’infaillibilité comme inhérente à la seule doctrine est d’ailleurs commune aux Hindous et aux Musulmans » ainsi que, dans une certaine mesure, à la religion catholique (cf. infra Chap.VIII, note 2). []
  6. On notera l’importance du caractère « non-humain » de la doctrine qui est seul garant de son infaillibilité. []
  7. La notion de « simple support » qui revient à plusieurs reprises chez Guénon en rapport avec la question des upaguru-s, mériterait d’être approfondie à l’occasion d’un travail spécifique. On pourra déjà consulter à ce propos les citations de Guénon proposées par  O. Courmes dans ses « Remarques sur les qualifications du « transmetteur ». []
  8. Ce qui implique que celui qui dispense un tel enseignement soit en mesure de justifier notamment de la réception régulière d’une telle fonction. []

par le 10 mars 2012, mis à jour le 7 juillet 2015