« Épître sur les Facettes du Cœur » – Ibn ‘Arabi – trad. M. Vâlsan

Études Traditionnelles, n° 418, p. 61 (1970).

Ayant été amené récemment à mentionner la traduction de ce petit traité du Cheikh al-Akbar et dans la mesure où celui-ci n’a pas été réédité depuis sa parution, nous avons pensé qu’il pourrait être utile d’en donner un aperçu substantiel.

Présentation générale

Le texte du traité peut être divisé en deux principales parties : la première concerne les « facettes du cœur » proprement dites, la seconde la notion de « porteur de savoir » ou plutôt, selon la traduction retenue ici par Michel Vâlsan, de « porteur de science sacrée ».

Dans une précédente étude, Michel Vâlsan avait eu l’occasion de présenter certains aspects du symbolisme du Cœur en Islam et dans le Taçawwuf en particulier. Nous en reproduisons ici quelques passages pour le lecteur qui n’aurait pas la possibilité de s’y référer par lui-même.

Le Cœur « est la faculté ou l’organe de connaissance intuitive, ce Cœur qui n’a qu’une relation symbolique avec l’organe corporel de même nom, et que le hadith qudsî énonce ainsi : « Mon Ciel et Ma Terre ne peuvent Me contenir, mais le Cœur de Mon serviteur croyant Me contient » ». C’est la « la réalité centrale de l’être » ou « selon les termes de l’école du Sheikh al-Akbar  « la réalité essentielle (al-haqîqa) qui réunit d’une part tous les attributs et toutes les fonctions seigneuriales, d’autre part tous les caractères et les états générés, tant spirituels qu’individuels»1.

Michel Vâlsan précisait à cette occasion que « quand le cœur est envisagé dans la tradition islamique d’une façon initiatique et technique complète, il est l’objet d’une doctrine très développée selon laquelle il est le contenant d’une hiérarchie de facultés et de degrés de connaissance »2.

Les éléments doctrinaux et initiatiques contenus dans l‘« Épître sur les Facettes du Cœur », sans pourtant épuiser ce riche symbolisme, offrent justement au lecteur un aperçu tout à fait remarquable de la doctrine islamique du cœur, dans sa formulation plus spécifiquement akbarienne.

Nous nous proposons de revenir plus généralement sur la question du Coeur à une autre occasion.

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Précisions sur le texte arabe

Ce traité, selon Michel Vâlsan, « n’a jamais été imprimé », ce dernier s’étant basé pour sa traduction sur trois des huit manuscrits turcs recensés par ‘Othman Yahya dans son Histoire et classification de l’œuvre d’Ibn ‘Arabi (ref : R.G. n° 62). Nous ne savons quant à nous si le texte arabe a été édité depuis. Il apparaitrait cependant que le Cheikh al-Akbar l’ait repris dans son Kitâb al-Mashâhid al-asrâr al-qudsiyyah wa matali’ al-anwâr al-ilâhiyya, à moins qu’il faille considérer que le traité autonome traduit par M. Vâlsan en soit issu, l’absence de précision suffisante quant à la date de rédaction de l’un et de l’autre de ces écrits ne nous permettant pas de nous prononcer définitivement. Le texte de l’Épitre sur les facettes du Cœur correspond en tout cas à la majeure partie de la conclusion (khatm) du K. al-Mashâhid tel qu’il apparaît notamment dans la version éditée et traduite par S. Ruspoli 3 . Si l’on tient compte du fait que, selon S. Ruspoli4 , Çadr al-Dîn al-Qunawî (m. 1274), disciple de premier ordre et gendre du Cheikh al-Akbar, ne reproduit pas le texte du khatm et que d’autre part, le commentaire de Sitta ‘Ajam bint al-Nafîs (m. vers 1288) basé, toujours selon S. Ruspoli, d’après O. Yahia, sur celui d’Ibn Sawdakîn (m. en 1248), le reproduit sans commentaire5 on pourrait aussi penser qu’il puisse s’agir de deux textes autonomes réunis par un disciple ou un copiste, après la disparition du Cheikh al-Akbar (m. 1240). Notons qu’il existe par ailleurs une édition du K. al Mashâhid préparée par P. Beneito et Suad Hakim (Murcie 1994) que nous n’avons malheureusement pu consulter.

Sans autres précisions, les citations que nous faisons du texte arabe proviennent de la version établie par S. Ruspoli en collaboration avec Ahmad Chleilat, celles en français sont issues du travail de Michel Vâlsan. Nous avons cependant tenu compte pour l’arabe des corrections de ce dernier basées sur les manuscrits indiqués dans sa présentation.

La première phrase du traité (« Sache que le cœur » jusqu’à « selon d’autres gens ») correspond au début du paragraphe 916. Suit un court passage7 qui n’apparaît pas dans le texte de l’Épitre, où le Cheikh al-Akbar mentionne notamment un autre traité intitulé « L’interprète par l’éclat des cœurs» (al-mutarjim bi-jalâ al-qulûb) qu’il aurait consacré à cette question. Le texte arabe correspondant à celui proposé par M. Vâlsan reprend ensuite au paragraphe 93 et s’achève de la même manière que l’Epitre, à l’exception d’une anecdote relative à Abû Sulayman ad-Dârâni qui s’insère entre la fin de la phrase relative à « la Voie est étroite sur laquelle ne se tiennent fermement que les êtres favorisés par la Providence » et la remarque finale du cheikh « Si tu veux avoir leurs lumières et leurs secrets marche sur leurs traces ! ». Le texte du K. al-Mashâhid se termine par une louange à Dieu suivi d’une prière sur le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix.

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Les « Facettes du Cœur »

Le cœur, selon Le Cheikh Muhyi-l-Dîn, « est comme un miroir rond, à six facettes (awjûh, sing wajh) selon certains, à huit selon d’autres de ces gens ». Comme cela apparaît dans la suite du traité c’est le premier avis qui a la préférence d’Ibn Arabi. Pour Michel Vâlsan ce symbolisme, conformément au passage extrait du chap. 362 des Futûhât et traduit en note, se rattache à celui des six directions de l’espace ordonnées autour du centre8. Le nombre six est par ailleurs un symbole de perfection. En effet, selon les précisions apportées par Ibn Arabi dans ce même chapitre, « il est le premier nombre parfait (de la série des nombres entiers) parce que son sixième, son tiers et sa moitié font six: (autrement dit, ce nombre est égal à la somme de ses diviseurs : 1 + 2 + 3 = 6)»

Le symbolisme bien connu du miroir du cœur se rattache, en islam, à un enseignement prophétique cité dans l’épitre dans la forme suivante : « Les cœurs se rouillent comme se rouille le fer ». On lui [c’est-à-dire au Prophète sur lui la Grâce et la Paix] demanda : « Qu’est-ce qui peut les fourbir alors ? » Il répondit : « Le dhikr d’Allah et la récitation du Coran », c’est-à-dire, selon le traducteur, «l’Invocation technique d’Allah et de la récitation régulière du Coran ». Il y a lieu cependant de considérer en association avec ces moyens initiatiques essentiels du Taçawwuf, un certain nombre d’autres dispositions nécessaire au polissage du cœur.

A chaque facette du cœur correspond une « présence divine » particulière (hadrah), susceptible de s’y refléter lorsque le polissage de cette facette aura été rendu parfait. Ce lien spécifique détermine par ailleurs un mode de polissage propre à chaque facette, en conformité avec la présence vers laquelle elle « regarde ». On peut ainsi établir, selon les indications du Cheikh, le tableau suivant :

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Tableau des « Présences divines »

« Présence divines »Modes de « polissage »
1. « Présence de l’Institution ferme »(Hadratu-l-Ihkâm9 )« les efforts physiques disciplinés » (mujâhadât).
2. « Présence du Choix préférentiel et du libre  gouvernement » (Hadratu-l-Ikhtiyâr wa-I-Tadbîr)la rémission de son commandement à Dieu et la résignation devant Lui (al-tafwîd wa-t-taslim).
3. la Présence de l’Invention(Hadratu-l-Ibdâ’a)La réflexion (fikr) et la considération (i’’tibâr).
4. Présence du Proposadressé (Hadratu-I-Khitâb)la rupture d’avec les choses et les êtres du monde(khal’u-l-akwân wa-l-aghyâr)
5. la Présence de la Vie (Hadratu-l-Hayât)le rejet de soi-même et l’extinction (at-tabarri wa-l-fanâ).
6 / 8.10 la Présence de Ce-qu’on-ne-dit-pas(Hadrâtu Mâ lâ yuqâl)« 0 ! Gens de Yathreb, pas d’arrêt. (Cor. 33, 13)11
612. Présence de la Contemplation(Hadratu-l-muchâdah),la vente de l’âme (bay’u-n-nafs),
713. Présence de l’Audition (Hadratu-s-Samâ’)le silence et la politesse (aç-çamt wa-l-adab)14.

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Étudier spécifiquement chacune des correspondances établies par le Cheikh dépasse bien évidemment le cadre de ce simple compte-rendu. Nous nous en tiendrons donc à quelques remarques d’ensemble.

Remarquons tout d’abord que les différentes modalités de « polissage » envisagées par le Cheikh recouvrent en fait la quasi-totalité des moyens initiatiques fondamentaux du Taçawwuf. Il y a là un point important à considérer, qui, indépendamment de la question des correspondances avec les différentes « présences », permet de voir dans cette énumération les bases de toute méthode initiatique. On peut aussi s’interroger sur l’importance de l’ordre dans lequel sont énumérées ces différentes « présences » et de l’intérêt éventuel de la mise en œuvre graduelle des modalités de « polissage » qui leur correspondent. Il n’est pas facile de répondre à cette interrogation sans risquer de tomber dans un certain « esprit de système » qui est par nature étranger à tout enseignement initiatique en général, et à celui d’Ibn Arabi en particulier. On pourra tout au plus envisager un rapport de complémentarité entre certaines facettes (la première et la troisième, la quatrième et la cinquième) et souligner que la sixième facette correspond plus spécialement au But ultime de l’initiation. Soulignons enfin le lien manifeste entre certains modes de « polissage » (le silence par exemple) et la « présence » divine auquel elle correspond (ici l’Audition) qui pourrait occasionner certaines considérations fortes intéressantes en rapport avec la caractérisation « par les caractères divins » auquel fait allusion Ibn Arabi au court du traité .

Ibn Arabi précise « qu’il n’y a pas de neuvième facette, et Allah – qu’II soit glorifié – n’a pas à dévoiler une autre « présence » en plus de ces huit susmentionnées qu’Il a instituées ; le coeur n’a pas de facette dans laquelle se révèle la Sagesse divine (al-Hikmatu-l-ilahiyyah) prévue par le Vouloir éternel (al-Irâdatu-l-qadîmah): c’est là le point de contestation entre les Acharites (théologiens exotéristes) et les Soufis, et cela est une chose très subtile que ne peut comprendre qu’un être jouissant de l’expérience directe (çâhibu dhawq) ». Nous ne nous hasarderons donc pas à essayer de résoudre cette  question ; nous rappellerons seulement à nos lecteurs que, selon René Guénon, la valeur numérique du terme taçawwuf est équivalent à celui de « al-Hikmatu-l-ilahiyyah »15. La deuxième partie de l’ « épitre sur les facettes du Cœur » est par ailleurs explicitement consacré à la réalisation de cette sagesse par le « sage » véritable (hakîm).

Pour terminer sur cette question des facettes du cœur, l’auteur déclare que « tout miroir poli n’a pas nécessairement le dévoilement : il est seulement préparé à recevoir des Formes. De même tout être qui chemine sur cette Voie (at-Tarîq) n’obtient pas nécessairement la vue à découvert ; il se peut que cela lui soit retardé jusqu’au Jour de la Résurrection, je veux dire le jour de « sa résurrection personnelle (qiyâmatu-hu) », de la même façon qu’on peut tarder à se mettre devant le miroir jusqu’à un certain jour ; sinon, d’ailleurs, pour quelle raison l’aurait-on poli et pour quelle utilité aurait-il été existencié ? »

Il y a surement là une indication technique importante qui n’est pas sans rapport avec ce que René Guénon rappelait aux occidentaux en conclusion de sa Crise du monde moderne : « ceux qui seraient tentés de céder au découragement doivent penser que rien de ce qui est accompli dans cet ordre ne peut jamais être perdu ». Ibn Arabi indique d’ailleurs que certaines « fulgurations du coté du Recherché (al-Mat’lûb)» lui parviennent, malgré tout, dans l’attente de l’obtention de cette « vue à découvert ». Suivent ensuite quelques considérations relatives aux différentes modalités que peut revêtir cette « vue à découvert » et aux « secrets opératifs » (asrâr) correspondants.

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Le « porteur de science sacrée »

V3 – 1 mars 2014

Révision complète de cette partie

Cette seconde partie commence par la sentence suivante : « Tout sage n’est pas sage véritable. Le véritable sage (hakîm) est celui que bride fermement la martingale de la sagesse [Al-hakîmu man hakamt-hu-l-hikmatu] qui l’oblige à s’arrêter là où tombe « la Parole tranchante » (entre vrai et faux, entre utile et vain, entre les droits des uns et des autres), et l’empêche de regarder à autre chose que son propre état ; c’est celui qui reste attaché à la vigilance (murâqabah) en tous ses instants. » Le traducteur indique en note que « le terme hikmah « sagesse », est de la même racine que hakamah, « martingale » (qui entoure le menton du cheval), et évoque ainsi les idées de « maîtrise » et de « gouvernement ». Le sage est bridé fermement par la martingale de la Sagesse, en sorte que c’est la Sagesse qui régit celui-ci et non lui qui régit la Sagesse ». En effet, conclut Ibn Arabî, « n’est pas sage l’être qui parle de la Sagesse et sur lequel n’apparaissent pas les effets de celle-ci. »

On peut voir ici, premièrement, que le cheikh al-Akbar, comme René Guénon, a soin de distinguer ce qui relève soit d’une réalisation effective soit d’une simple acquisition théorique et virtuelle. Deuxièmement, la réalisation effective implique nécessairement une attitude de concentration intérieure, de murâqabah.

D’une manière générale, les remarques d’Ibn Arabî paraissent cependant surtout destinées à ceux qui exercent à un titre ou un autre une fonction de « guidance ». Le traité continue en effet par la mention du hadith suivant, sur lequel nous avons déjà fait ailleurs quelques remarques auxquelles nous nous permettons de renvoyer notre lecteur : « Il se peut qu’un porteur de science sacrée (fiqh) ne soit pas un sage sagace (faqîh) ; la science qu’il porte n’est qu’un dépôt de confiance qu’il doit remettre à un autre que lui, tel l’âne portant les livres sacrés (cf. Cor. 62, 5) »16 . Ajoutons seulement que Michel Vâlsan identifie magistralement, dans sa traduction, le faqîh au hakîm mentionné plus haut.

Le cheikh Al-Akbar détaille ensuite différents degrés de rectitude (istiqâmah) permettant de différencier le « sage sagace » (faqîh) du « porteur responsable » (hâmil wa mas’ul ‘anhâ) du « dépôt de confiance » (amânah). Ce passage étant d’un intérêt méthodique considérable nous en reproduisons l’essentiel pour nos lecteurs en insérant nos commentaires :

« Lorsqu’une sentence de sagesse sort de toi, considère-la en ton propre cas ; si tu en es revêtu, tu en es le titulaire, mais si tu en es déparé, tu n’en es que porteur responsable. »

Le terme « revêtu » correspond à l’arabe « qad tahallaïta biha». Le tahally signifie littéralement, selon Michel Vâlsan 17 , la « prise de parure » ; « appliqué à la réalisation initiatique ce terme est un symbole de l’ « appropriation des qualités divines », al-ittiçâfu bi-l-akhlâqi-l-ilâhiyya, appelé plus couramment at-takhaluqqu bi-l-Asma’ »,  « dans l’enseignement de Muhy ed-Dîn […] le tahally est présenté comme étant « la manifestation de la Servitude Absolue, malgré la caractérisation par les Noms divins (Futûhât, chap. 73, q. 153) ». Il s’agit donc là sans nul doute de définir un cas de réalisation initiatique effective et même du plus haut degré, l’expression « hâmil wa mas’ul ‘anhâ» renvoyant au contraire dans ce contexte à l’initié virtuel susceptible de constituer un support effectif pour la transmission d’une « sentence de sagesse »18 .

« Tu peux vérifier (tahqîq) cela en considérant ta droiture ou rectitude (istiqâmah), selon la voie la plus claire, le parcours le plus direct et la balance la plus exacte, quant à ta parole, quant à ton acte et quant à ton cœur ».

Il s’agit ici très clairement, comme nous allons voir, d’une méthode initiatique permettant à celui qui la met en œuvre de mesurer la différence qui peut exister, en lui-même, entre ce qu’il exprime ou connaît théoriquement et ce qu’il a réellement réalisé.

« Les hommes en matière de rectitude se répartissent en 7 classes : 2 de ces classes détiennent la suprématie, les 5 autres occupent des degrés inférieurs. » :

  1. « celui qui est « droit » (mustaqîm) à la fois dans sa parole, dans son acte et dans son cœur »,
  2. « celui qui est « droit » dans son acte et dans son cœur, sans qu’il le soit aussi dans la parole »

« Ces ceux cas ont la supériorité, et le premier mentionné en est évidemment le plus élevé».

  1. « Celui qui est « droit » dans son acte et sa parole mais qui ne l’est pas dans son cœur ; pour un tel on espère qu’il tire profit d’un autre que soi.
  2. Celui qui est « droit » dans sa parole et son cœur, sans qu’il le soit dans son acte.
  3. Celui qui est « droit » dans son cœur, sans qu’il le soit aussi dans son acte ni dans sa parole.
  4. Celui qui est « droit » dans son acte, mais qui ne l’est pas dans sa parole ni dans son cœur.
  5. Celui qui est « droit » dans sa parole, et qui ne l’est ni dans son acte, ni dans son cœur. »

« Dans ces autres cas, la situation est « à la charge » des êtres respectifs, non pas « en leur faveur » ; toutefois parmi ceux-ci l’un peut être supérieur à l’autre ».

Le Cheikh indique ensuite que « par la notion de droiture », il « vise ainsi le fait de diriger un autre par sa parole vers la Voie Droite [çirâtu-l-Mustaqîm19 , car il est possible que celui qui est ainsi « droit dans sa parole » soit déparé lui-même du but vers lequel il dirige (yurshidu) cependant l’autre. » Ceci confirme, d’une  part, le fait que le Cheikh s’adresse plus particulièrement à des êtres exerçant une « fonction d’enseignement » dans l’ordre initiatique ou plus généralement de conseil (naçîhah20 et,  d’autre part, la possibilité qu’un tel être puisse guider un autre que lui, sous réserve qu’il possède, même au degré minimal de la « parole », une part de « droiture » et puisse donc être considéré comme un « porteur de science » (hâmil fiqh) ou, dans le meilleur des cas, comme un « sage sagace » (faqîh).

A l’inverse, seul celui qui ne possède aucune droiture – « ni dans sa parole », « ni dans son acte », « ni dans son coeur » – est exclu de la qualification de « porteur de science » et a fortiori de celle de « sage sagace ».

Le Cheikh Al-Akbar propose l’illustration suivante : « Voici un homme qui a étudié les règles sacrées concernant la prière d’institution légale (çalât), de sorte qu’il en possède bien le sujet, et qui ensuite en instruit un autre : c’est le cas de celui qui est « droit dans sa parole ». Or, voici que le temps d’accomplir la prière arrive, et l’homme s’en acquitte lui-même telle qu’il avait enseigné à l’autre, et, ce faisant, il en observe les règles extérieures : c’est le cas de celui qui « droit dans son acte ». Mais en outre, l’homme sachant que ce qu’Allah veut de lui dans cette prière c’est la « présence du cœur » (hudûru-l-qalb) pour l’entretien avec Lui, il rend son cœur présent dans sa prière : c’est le cas de celui qui est « droit dans son cœur ». L’auteur invite ensuite son lecteur a « reporter sur ce schéma exemplaire le reste des cas de droiture » l’assurant de le trouver « très éclairant, s’il plaît à Dieu, le Très-Haut ».

Nous nous permettons d’insister sur l’intérêt que revêt cet exercice et enjoignons nous-même le lecteur à s’y conformer ; le résultat qui est ainsi obtenu est tout à fait édifiant et permet d’envisager de manière très précise l’utilité qui peut-être retirée de la fréquentation tant d’un Cheikh parfait « droit » (mustaqîm) à la fois dans sa parole, dans son acte et dans son cœur » que d’un simple frère « droit » dans sa parole, et qui ne l’est ni dans son acte, ni dans son cœur. » 21 . Ce faisant, l’exemple proposé par le Cheikh offre à l’aspirant qui quête d’un Maître ou d’un frère de bon conseil un ensemble de critères tout à fait appréciables et sans équivalent à notre connaissance pour apprécier les qualifications des êtres qui pourront tenir cette fonction vis-à-vis de lui.

Du côté des qualifications propres de l’aspirant, si l’on considère à l’instar du Cheikh Ibn Abbad que « le cheikh d’éducation (sheikhu-t-tarbiyah) n’est pas nécessaire à tout initié progressant dans la Voie (sâlik), mais [seulement à] celui qui est d’une mentalité passive et d’une âme réfractaire » et que pour « celui qui est doué d’un esprit profond et d’une âme docile, en vérité, cela ne lui est pas indispensable (lâzim) » , la classification proposée par le Cheikh Al-Akbar semble susceptible de permettre à chacun d’estimer de manière assez précise s’il fait plutôt partie des êtres ayant « une mentalité passive » et « une âme réfractaire » ou de ceux qui sont doués « d’un esprit profond et d’une âme docile ».

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L’épitre se termine par l’anecdote édifiante suivante, absente du texte du K. al-Mashâhid, par laquelle nous conclurons nous même notre compte-rendu et qui constitue une nouvelle illustration de la muraqabah évoquée plus haut, selon les critères de la parole, de l’acte et du coeur :

« Abû Sulayman ad-Dârâni 22 dit : « J’ai entendu un des gouvernants dire une chose (critiquable) et je voulus le réprouver, mais j’ai eu peur qu’il me tue ; or, je n’ai pas eu peur de la mort, j’ai craint seulement qu’il ne se présente à mon cœur la tentation d’apparaître vertueux devant les créatures lors de la sortie de mon âme ; alors je me suis abstenu ! » Regarde quelle circonspection observent de tels êtres à l’égard d’une possible glissade sachant ce qu’il y a alors comme perte ».

Maurice Le Baot

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  1. cf. L’Islam et la fonction de René Guénon, E.T. 1953 []
  2. Ibid. []
  3. Le livre des Contemplations divines, Sindbad/Actes Sud- 1999 []
  4. op.cit.p. 45 []
  5. cf. par ex. l’édition de Dar al-Kutub al-‘ilmiyyah paru en 2006 []
  6. p. 31 du texte arabe, p. 90 – 91 de la traduction []
  7. fin du paragraphe 91 et paragraphe 92 []
  8. cf. aussi sur ce point René Guénon, Le symbolisme de la Croix, Chap. IV []
  9. Selon M. Vâlsan, l’ihkâm correspond, théologiquement, à « l’art de faire parfaitement les choses ». []
  10. Ce chiffre correspond au classement de ceux qui affirment qu’il y a 8 facettes []
  11. « A signaler que dans le Livre de la Proximité (Kitabu-l-Qurbah) le Cheikh al-Akbar qualifie par ce même fragment de verset le maqâm des Afrâd qui observe le secret le plus parfait de l’Identité Suprême » [Note de M.Vâlsan]. []
  12. Idem []
  13. Idem []
  14. Sur les différents sens du terme adab cf. Questions-Réponses sur le Soufisme – Taçawwuf n°1. []
  15. Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, Chap. I []
  16. Nous ferons remarquer incidemment que le cas envisagé dans le hadith se présente comme une exception (« il se peut ») au cas normal où le « porteur de science » est en même temps « un sage sagace ». []
  17. Cf. l’introduction de sa traduction de la « Parure des Abdâl » du même auteur. []
  18. Autrement dit un upaguru et même un « upaguru-transmetteur ». Sur ce point nous renvoyons à notre l’article sur  » Le « Mandat du Ciel » et les « qualifications du transmetteur » qui approfondit les remarques préliminaires d’O. Courmes sur ce sujet. A ce propos, on notera la similitude entre le cas évoqué dans le hadith et celui de l’upaguru-transmetteur, qui correspond aussi à une situation exceptionnelle au regard du « cas que l’on peut considérer comme normal » et cela sous plusieurs rapports. Nous pensons en particulier au fait que, selon Guénon, un tel « upaguru doit forcément avoir conscience de son rôle, au moins à quelque degré » alors que dans le cas général « il n’est aucunement nécessaire que cet être lui-même soit conscient du rôle qu’il joue » (ce qui ne veut pas dire qui ne puisse pas l’être). L’étude des différentes versions du hadith pourrait d’ailleurs permettre de voir s’il n’existe pas des précisions équivalentes du côté islamique mais se sont des développements auxquels nous ne pouvons songer dans le cadre d’une simple note. []
  19. On notera que cette la « direction » qu’obtient cet « autre » peut-être être comprise comme une réponse concordante à la demande effectué par chaque musulman, au minimum 17 fois par jour, lorsqu’il récite la Fâtihah : « Guide nous sur la Voie Droite (çirâtu-l-Mustaqîm)  » . []
  20. Au degré le plus inférieur, cette fonction de conseil revient exotériquement à tout musulman, selon le hadith bien connu :

    « – La vie traditionnelle, c’est la sincérité (ad-dînun-naçîhah)

    « – Envers qui, ô Envoyé d’Allah ? lui demandèrent les Compagnons.

    « – Envers Allâh, envers Son Envoyé, envers les Imâms et envers les Croyants, qu’ils soient d’un rang élevé ou inférieur» . []

  21. Il existe bien sûr, entre ces deux cas, une hiérarchie indéfinie de degrés dont les classifications véhiculées par le taçawwuf reflètent seulement les principales typologies mais qui intègrent nécessairement les 5 autres cas évoqués par le Cheikh Al-Akbar. Sur le même sujet voir nos remarques sur La « perfection de la Connaissance théorique » évoquée par Guénon ainsi que la Classification des Maîtres spirituels et des modes d’enseignement selon un commentaire du précis d’Ibn ‘Âchir – M.A.S. []
  22. Un des maîtres du Taçawwuf, né en 140 à Wâsit, mort en 215 à Dârâya, près de Damas [note de M. Vâlsan]. []

par le 21 novembre 2010, mis à jour le 31 mars 2017

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