La conception ésotérique de la prière sur le Prophète ﷺ [LH]

Cet article est extrait d’une étude complète sur la « Prière de la Lumière Essentielle » (an-nûr adh-dhâtî) du Cheikh Abû al-Hasan ach-Châdhilî.

L’ésotérisme islamique (at-taçawwuf) envisage les œuvres surérogatoires (an-nawâfîl) , par lesquelles le serviteur « ne cesse de se rapprocher d’Allah » 1 , comme autant de moyens de progresser dans la Voie qui mène à Lui (at-tarîqah ilâ-Llah).

C’est sous ce rapport que nous allons maintenant étudier la pratique de la çalât ‘alâ an-nabî, c’est-à-dire en tant qu’elle constitue un moyen ou un « outil » pour l’individu engagé dans une voie de réalisation effective (as-sulûk). Ce caractère initiatique et « opératif » de la prière sur le Prophète ﷺ est affirmé de différentes manières dans la littérature « classique » du Taçawwuf.

Sous le rapport de la méthode, Cheikh Ibn ‘Atâ’ Allah as-Sakandarî (m. 1309) rapporte le propos suivant :

« Je vais mentionner à présent intégralement la méthode de l’Imam Abû-Bakr aç-Çiddîq que j’ai reçue de quelqu’un de réalisé.
Elle consiste en ce que le cheminant dans la Voie débute par la pratique de la prière sur le Prophète ﷺ à l’exception de toutes les autres formes d’incantation (dûn ghayruha min al-adhkâr), car il est ﷺ l’intermédiaire (al-wâsitah) entre nous et Lui (bayna-nâ wa bayna-Hu), le critère qui nous dirige vers Lui, celui par lequel nous Le connaissons. Or l’attachement à l’intermédiaire précède l’attachement à celui dont il est l’intermédiaire » 2 .

Cheikh Ahmed Ibn Zarrûq (m. 1493) dit quant à lui : « Voilà ce qu’a écrit à son gendre notre Maître Ahmed Ibn ‘Uqbah el-Hadharamî (m. 1450) dans sa première recommandation :

« Sois constant dans le dhikr et dans la multiplication de la prière sur l’Envoyé d’Allah car c’est une échelle 3 (sullam), une ascension (mi’râj) et une progression initiatique effective (sulûk) vers Allah, lorsque le demandeur (at-tâlib) ne trouve pas de maitre pour le guider (chaykh murchid) » 4 .

Sous le rapport de la transmission, Cheikh Ahmed al-‘Alawî (m. 1934) souligne de son côté que :

« Les Connaissants (al-‘arifîn) ont pour habitude de transmettre leurs connaissances dans leurs prières sur le Prophète. [Elles sont] un support d’ascension (mi’râjan) pour ceux qui les suivent, et qui accèdent ainsi à certains secrets de la Fonction divine (al-Ulûhiyah) et aux réalités essentielles du Message (ar-Risâlah) » 5 .

D’un point de vue peut-être plus technique, Cheikh Mustafâ Abd al-Azîz Vâlsan (m. 1974) indique dans son annotation de la prière sur le Prophète ﷺ de Cheikh Muhiyy ad-Dîn Ibn ‘Arabî (m. 1240) que :

« […] Le Prophète n’est pas extérieur à celui qui prie pour lui mais il se trouve à l’intérieur de celui-ci à l’état germinatif, où il se développera par la vertu de l’activité initiatique constituée par la « Prière divine », activité qui est celle de l’Intellect Premier » 6 .

Le Cheikh Ahmed Zaynî Dahlân (m. 1886) 7 insiste quant à lui sur l’intérêt de cette pratique à notre époque :

« La prière sur le Prophète est utile quelle que soit la formule employée et il n’y a rien de plus utile à l’illumination des cœurs et à l’arrivée des muridîn à Allâh qu’elle, car celui qui est persévérant dans la prière sur le Prophète obtient de nombreuses lumières et, par son influence spirituelle, parvient au Prophète ﷺ ou bien est réuni avec quelqu’un qui le fait parvenir à lui, particulièrement si cela est pratiqué avec rectitude (istiqâmah) et particulièrement à la fin des temps (âkhir al-azmân) au moment de l’appauvrissement en Maîtres spirituels (qillatu-l-Murchidîn) et de la confusion des choses (iltibas al-umûr) chez les gens. Qui donc veut guider les créatures et leur enseigner, prescrive aux gens, du commun comme de l’élite, la demande de pardon (al-istighfâr) et la prière sur le Prophète » 8 .

D’autres références pourraient encore corroborer le caractère initiatique de la prière sur le Prophète ﷺ mais nous nous limiterons à ces quelques occurrences placées sous l’égide d’autorités bien reconnues. Nous terminerons ce chapitre en citant un extrait du commentaire ésotérique du célèbre matn de Ibn Ashir par le Cheikh Ahmed al-‘Alawî :

« Selon le peuple des initiés (al-qawm), la çalâh a le sens de théophanie divine (al-tajallî el-ilâhî). Aussi, lorsqu’Allah – Béni et Exalté- Se manifeste (تجلى) à l’un de Ses serviteurs pour le distinguer et le faire entrer dans Sa Présence, parfois Il lui apparait à lui et parfois Il se dissimule à lui, le laissant brûler du désir (يتشوق) de le voir se manifester de nouveau. A chaque manifestation, sa frayeur s’apaise et son cœur trouve le repos. Ce privilège n’est accordé qu’à Ses Prophètes et à l’élite de Ses saints […].

La çalâh a le sens de théophanie lorsqu’elle émane d’Allah. Autrement, elle est une demande (du’â). Lorsque l’on dit : « Allahumma çalî ‘alâ Mohammedin wa ‘ala âlihi », on dit : « Allahumma, manifeste-toi à Mohammed et à la famille de Mohammed ». Car si la çalâh ne signifiait pas la théophanie, il ne l’aurait pas tant souhaité pour lui ﷺ. Il nous est ordonné d’accomplir cette çalâh sur lui en tout instant et toute circonstance puisque le but visé est la théophanie de l’Essence totalisant les Noms et des Attributs afin qu’il soit extrait, par cette théophanie, de la vue des créatures le plus souvent possible. A cet instant, rien ne saurait le contenir (يسعه) hormis Allah. Dans cette station spirituelle, il disait ﷺ : « J’ai un moment où rien ne peut me contenir hormis mon Seigneur ». Ce moment est le moment où s’accomplit la çalâh d’Allah sur lui, c’est-à-dire le moment où Il se manifeste à lui (تجليه). Il ne cessera jamais de demander cette théophanie, et la communauté la demandera pour lui jusqu’au Jour de la rétribution […].

La calâh d’Allah sur Ses serviteurs est la finalité de Sa bienveillance à leur égard et l’objectif de leur proximité à Son égard. Celui qui l’atteint a tout obtenu. Par elle, Allah extrait Ses Saints des entraves de leur âme jusqu’à parvenir à la contemplation de leur Seigneur. C’est la parole d’Allah : « C’est Lui qui accomplit la çalâh sur vous ainsi que Ses anges pour vous faire sortir des ténèbres vers la lumière » 9 , c’est-à-dire qu’Il vous fait sortir des ténèbres du monde créé vers la lumière du Créateur, ou des chaînes des altérités vers la réalisation des secrets. C’est pour cette raison que personne ne peut se rassasier de cette çalâh, mais qu’au contraire tous demandent qu’elle se répète indéfiniment. A ce propos on a dit : « le Prophète tire profit des çalâh sur lui ﷺ. En effet, il en tire un bénéfice et sans elle personne n’entre au paradis : « Ce jour-là, il y aura des visages lumineux qui regarderont leur Seigneur ; et il y aura ce jour-là, des visages assombris qui s’attendront à subir une catastrophe » 10 . Voilà la signification de la calâh d’Allah. Sache-le ! »



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  1. Selon un hadith qudsî rapporté par Bukhârî. []
  2. La clef de la réalisation spirituelle et l’illumination des âmes (Muftâh al-falâh wa miçbâh el-arwâh fî dhikri-Llah el-Karîm el-Fattâh) ; passage consultable en ligne à cette adresse. []
  3. Selon Kasimirski, le terme arabe sullam désigne une échelle, un étrier, un marchepied ou le moyen à l’aide duquel on parvient à quelque chose de plus élevé. On remarquera l’insistance du Cheikh à travers la succession de trois termes exprimant au fond la même notion []
  4. Cité par le Cheikh Hârûchî dans son livre L’ouverture éclatante et les perles précieuses dans les bienfaits de la prière et du salut sur le Seigneur des Envoyés. Cet ouvrage contient un commentaire de Kunûz al-asrâr, célèbre recueil de prières sur le Prophète ﷺ dont il est également l’auteur. []
  5. Dawhah al-asrâr fî ma’anâ aç-çalât ‘alâ an-nabî el-mukhtâr. []
  6. « Prière sur le Prophète », ET n°446 nov.-déc. 1974. Ce passage est également à mettre en rapport avec cette partie de verset : « et sachez qu’en vous est l’Envoyé d’Allah » (wa-‘lamû anna fîkum Rasûlu-Llah) [XLIX, 7]. []
  7. Il fut mufti du madhhab chafi’î à la Mecque au XIXème siècle. []
  8. Cité par Cheikh Yûssuf Nabahhânî (m. 1931) dans son célèbre recueil Afdhal aç-çalâwat ‘alâ Sayid as-Sâdât. Il est possible de voir dans ce passage l’expression d’une fonction eschatologique que la prière sur le Prophète ﷺ serait amenée à remplir, pour le vulgum comme pour les initiés de l’élite. []
  9. Coran : 33, 43. []
  10. Coran : 75, 22-25. []

par le 27 juillet 2019, mis à jour le 8 novembre 2021

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