La fonction d’enseignement : « Une autre sorte d’infaillibilité » – M.L.B.

 Cet article fait partie de notre série d’« Aperçus sur le Maître spirituel « vivant » selon l’œuvre de René Guénon »

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Il y a « dans toute organisation traditionnelle, une autre sorte d’infaillibilité [que celle étudiée dans notre précédent article], qui, elle, est attachée exclusivement à la fonc­tion d’enseignement, dans quelque ordre qu’elle s’exerce d’ailleurs […] ; et c’est surtout sous ce rap­port qu’on peut voir, d’une façon particulièrement nette, que l’infaillibilité n’appartient aucunement aux individus comme tels, puisque, dans ce cas, elle est entièrement indépendante de ce que peut être en lui-même l’individu qui exerce la fonction dont il s’agit » 1 .

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Cette affirmation ne peut cependant être bien comprise que en se référant aux indications données par Guénon sur l’efficacité des rites : « cette efficacité est essentiellement inhérente aux rites eux-mêmes, en tant qu’ils sont les moyens d’action d’une influence spirituelle ; le rite agit donc indépendamment de ce que vaut, sous quelque rapport que ce soit, l’individu qui l’accomplit, et sans même qu’il soit aucunement nécessaire que celui-ci ait une conscience effective de cette efficacité. Il faut seulement, si le rite est de ceux qui sont réservés à une fonction spécialisée, que l’individu ait reçu, de l’organisation traditionnelle dont il relève, le pouvoir de l’accomplir valablement ; nulle autre condition n’est requise, et, si ceci peut exiger, comme nous l’avons vu, certaines qualifications particulières, celles-ci, en tout cas, ne se réfèrent pas à la possession d’un certain degré de connaissance, mais sont seulement celles qui rendent possible à l’influence spirituelle d’agir en quelque sorte à travers l’individu, sans que la constitution particulière de celui-ci y mette obstacle ». On voit que, dans cette optique, seul importe que l’individu qui accompli un tel rite « ait reçu, de l’organisation traditionnelle dont il relève, le pouvoir de l’accomplir valablement»2.

Dans l’exercice d’une telle fonction, « L’homme devient alors proprement un « porteur » ou un « transmetteur » de l’influence spirituelle ; c’est cela seul qui importe, car, devant cette influence d’ordre essentiellement supra-individuel, et par conséquent tant qu’il accomplit la fonction dont il est investi, son individualité ne compte plus et disparaît même entièrement. Nous avons déjà insisté sur l’importance de ce rôle de « transmetteur », particulièrement en ce qui, concerne les rites initiatiques ; c’est encore ce même rôle qui s’exerce à l’égard de la doctrine lorsqu’il s’agit d’une fonction d’enseignement ; et il y a d’ailleurs entre ces deux aspects, et par conséquent entre la nature des fonctions correspondantes, un rapport fort étroit en réalité, qui résulte directement du caractère des doctrines traditionnelles elles-mêmes »3. Guénon précise d’ailleurs qu’«il n’est pas possible d’établir une distinction absolument nette, et encore moins une séparation, entre ce qui relève des rites et ce qui relève de la doctrine, donc entre l’accomplissement de ceux-là et l’enseignement de celle-ci, qui, même s’ils constituent extérieurement deux fonctions différentes, sont pourtant de même nature au fond. Le rite comporte toujours un enseignement en lui-même, et la doctrine, en raison de son caractère « non-humain » (qui, rappelons-le, se traduit tout particulièrement par la forme proprement symbolique de son expression), porte aussi en elle l’influence spirituelle, de sorte que ce ne sont véritablement là que deux aspects complémentaires d’une seule et même réalité »4.

Tout ceci permet ainsi de comprendre de manière plus complète ce à quoi nous faisions allusion récemment  en évoquant la quasi-impossibilité, sur le plan initiatique, de différencier la transmission de la doctrine de celle de la méthode5. En définitive, ce qu’il importe surtout de noter c’est que l’être qui met régulièrement en œuvre certains rites « devient alors proprement un « porteur » ou un « transmetteur » de l’influence spirituelle » et que c’est « ce même rôle qui s’exerce à l’égard de la doctrine lorsqu’il s’agit d’une fonction d’enseignement ». Ce rôle étant indépendant du degré de réalisation spirituelle du « porteur » de l’influence spirituelle, seule la compréhension qu’une « autre sorte d’infaillibilité[…] attachée exclusivement à la fonc­tion d’enseignement » persiste permet de saisir comment et pourquoi de telles possibilités peuvent s’exprimer de manière effective et constituer, dès le départ, une aide efficace pour un disciple, même lorsque que l’instructeur n’est pas un initié effectif. De cette manière, coexistent et s’expriment deux sortes d’infaillibilité liées, d’une part, aux « degrés de «connaissance », virtuels ou effectifs, respectivement acquis par l’être support de la «fonction d’enseignement », et, d’autre part, à l’exercice régulier de cette même fonction6.

On notera de plus qu’« en principe, il n’y a aucune distinction à faire à cet égard ; en fait, il peut y en avoir une seulement en ce sens que, dans le domaine initiatique, le but essentiel étant de pure connaissance, une fonction d’enseignement, à un degré quelconque, ne devrait normalement être confiée qu’à celui qui possède une connaissance effective de ce qu’il doit enseigner (d’autant plus que ce qui importe ici est moins l’extériorité de l’enseignement que le résultat d’ordre intérieur qu’il doit contribuer à produire chez ceux qui le reçoivent), tandis que, dans l’ordre exotérique dont le but immédiat est autre, celui qui exerce une telle fonction peut fort bien avoir simplement une connaissance théorique suffisante pour exprimer la doctrine d’une façon intelligible ; mais, en tout cas, là n’est pas l’essentiel, du moins pour ce qui est de l’infaillibilité attachée à la fonction elle-même »7 .

 V7 – 8 novembre 2013

L’intérêt cyclique de ces considérations est remarquable : si dans le cas normal, « une fonction d’enseignement, à un degré quelconque, ne devrait normalement être confiée qu’à celui qui possède une connaissance effective de ce qu’il doit enseigner », il se peut cependant, surtout à notre époque, qu’une telle fonction soit revêtue par un simple upaguru-transmetteur car de toute façon, « là n’est pas l’essentiel, du moins pour ce qui est de l’infaillibilité attachée à la fonction elle-même ». En effet, « le fait d’être investi régulièrement de certaines fonctions permet, à lui seul et sans autre condition8 , d’accomplir tels ou tels rites ; de la même façon, le fait d’être investi régulièrement d’une fonction d’enseignement entraîne par lui-même la possibilité d’accomplir valablement cette fonction, et, pour cela, il doit nécessairement conférer l’infaillibilité dans les limites où cette fonction s’exercera 9 ; et la raison, au fond, en est la même dans l’un et l’autre cas. Cette raison, c’est, d’une part, que l’influence spirituelle est inhérente aux rites mêmes qui en sont le véhicule, et c’est aussi, d’autre part, que cette même influence spirituelle est également inhérente à la doctrine par là même que celle-ci est essentiellement « non-humaine » 10 ; c’est donc toujours elle, en définitive, qui agit à travers les individus, soit dans l’accomplissement des rites, soit dans l’enseignement de la doctrine, et c’est elle qui fait que ces individus, quoi qu’ils puissent être en eux-mêmes, peuvent exercer effectivement la fonction dont ils sont chargés11 ».

De plus, « l’interprète autorisé de la doctrine, en tant qu’il exerce sa fonction comme tel, ne peut jamais parler en son propre nom, mais uniquement au nom de la tradition qu’il représente alors et qu’il « incarne » en quelque sorte12 , et qui seule est réellement infaillible ; tant qu’il en est ainsi, l’individu n’existe plus, sinon en qualité de simple « support » de la formulation doctrinale, qui ne joue pas en cela un rôle plus actif que le papier sur lequel un livre est imprimé n’en joue par rapport aux idées auxquelles il sert de véhicule. Si par ailleurs il lui arrive de parler en son propre nom, il n’est plus, par là même, dans l’exercice de sa fonction, et il ne fait alors qu’exprimer de simples opinions individuelles, en quoi il n’est plus aucunement infaillible, pas plus que ne le serait un autre individu quelconque ; il ne jouit donc par lui-même d’aucun  « privilège », car, dès que son individualité reparaît et s’affirme, il cesse immédiatement d’être le représentant de la tradition pour n’être plus qu’un homme ordinaire, qui, comme tout autre, vaut seulement, sous le rapport doctrinal, dans la mesure de la connaissance qu’il possède réellement en propre, et qui, en tout cas, ne peut prétendre imposer son autorité à qui que ce soit ».

Ceci confirme une fois de plus, si cela était nécessaire, que la reconnaissance de l’infaillibilité est expressément liée à l’exercice régulier d’une « fonction d’enseignement de la doctrine » ; cette régularité impliquant nécessairement la réception d’une autorisation traditionnelle (Guénon parle bien, à plusieurs reprises, d’ « interprète autorisé » de la doctrine) et la mise en œuvre de cette autorisation « au nom de la tradition qu’il représente alors et qu’il « incarne » en quelque sorte »13. En l’absence de l’une ou l’autre de ces conditions, quelque soit sa connaissance propre de la doctrine, nul ne pourra légitimement « prétendre imposer son autorité à qui que ce soit ». Dans ce cas, le bénéfice qu’on peut éventuellement attendre des indications transmises par un tel être ne vaut pas davantage, dans le meilleur des cas, que celles obtenues par l’intermédiaire d’un quelconque upaguru14.

On ne saurait donc  arguer d’une différence de « statut » entre la transmission de la doctrine et l’exercice d’une fonction de « guidance » spirituelle puisque celles-ci dépendent au contraire de la même origine « non-humaine » dont elles tirent leur « infaillibilité » et leur « garantie »15. En effet, seule la présence d’une influence spirituelle, agissant à travers l’être support d’une fonction d’enseignement, garantit, indépendamment de toute réalisation effective, la possibilité d’une transmission « vivifiée » de la doctrine, susceptible de fournir un support effectif pour le travail initiatique16.

 

Ceci nous amène donc à penser, pour conclure sur cette question, que l’insistance de René Guénon relativement à l’importance de la transmission de l’influence spirituelle n’a de raison d’être que parce qu’elle fonde, en réalité, toute perspective traditionnelle authentique et à fortiori tout engagement initiatique régulier17. Loin de dépendre uniquement de facteurs extrinsèques, l’actualisation d’un enseignement traditionnel par un Maitre spirituel « corporellement vivant » et dûment autorisé, fût-il un initié virtuel, est le fruit de l’adéquation permanente entre les nécessités traditionnelles relatives aux règles et à la « technique » propre l’ésotérisme18 – dont le but essentiel est d’ « encadrer » régulièrement la transmission et la mise en œuvre des influences spirituelles au sein des organisations initiatiques19 – et les dispositions personnelles de l’instructeur qui, en tout état de cause, ne constituent jamais autre chose qu’un simple « simple support » de l’influence spirituelle dont il devient ainsi le « porteur »20.

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Article thématique correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT

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  1. Guénon, Aperçus – Chap. XLII – Sauf mention contraire les citations de Guénon (en italique) reproduit dans cet article proviennent toutes de ce chapitre des Aperçus. C’est cette doctrine « que le Catholicisme applique spécialement au point de vue religieux, car l’ « infaillibilité pontificale », si on la comprend bien dans son principe, apparaît comme essentiellement attaché à une fonction, qui est l’interprétation autorisée de la doctrine, et non à une individualité, qui n’est jamais infaillible en dehors de l’exercice de cette fonction dont les conditions sont rigoureusement déterminées » (Guénon, Introduction, IIIème partie – Chap. XIII) ; toujours à propos de l’infaillibilité pontificale, et conformément aux remarques contenus à ce propos dans les Aperçus que nous étudierons plus loin, l’auteur ajoute ailleurs qu’ « un représentant authentique d’une doctrine traditionnelle est nécessairement infaillible quand il parle au nom de cette doctrine ; et il faut bien se rendre compte que cette infaillibilité est ainsi attachée, non à l’individualité, mais à la fonction. C’est ainsi que, dans l’Islam, tout mufti est infaillible en tant qu’interprète autorisé de la shariya, c’est-à-dire de la législation basée essentiellement sur la religion, quoique sa compétence ne s’étende pas à un ordre plus intérieur ; les Orientaux pourraient donc s’étonner, non pas que le Pape soit infaillible dans son domaine, ce qui ne saurait faire pour eux la moindre difficulté, mais bien plutôt qu’il soit seul à l’être dans tout l’Occident » (Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel, chap. VII) – sur le rôle du mufti, on consultera avec profit les ouvrages d’Uçul el-fiqh signalés par Mohammed Abd es-Salâm. []
  2. Et qu’il soit en mesure de le justifier. []
  3. En rapport avec cette mention d’un « rapport très étroit », Olivier Courmes faisait la réflexion suivante : « On peut donc penser, notamment en considération des critères évoqués par René Guénon dans le passage qui nous intéresse (et certains commencent à se faire l’écho de cet avis), qu’un manque de régularité qui affecterait ainsi la fonction de transmission, à cause des erreurs de perspective qu’il implique foncièrement chez ceux qui apparaissent, sous un quelconque rapport, comme dirigeants d’une telle organisation (qu’ils ne qualifient plus eux-mêmes d’ailleurs, assez significativement, que du terme de “ groupe ”) ne manquerait pas de trouver une certaine correspondance dans leurs interprétations (que nous distinguons bien de l’exposition pure) de données doctrinales ; personne, au sein d’une organisation régulière, ne devrait donc finalement pouvoir accepter qu’une activité dans ce domaine, même exacerbée et placée sous les références les meilleures, puisse aucunement palier un défaut réel de régularité fonctionnelle dans le domaine de la transmission de l’influence spirituelle. » in « Transmission et régularité » . []
  4. D’un autre coté, il faut souligner que ce caractère « non-humain » constitue tant pour la transmission de la doctrine que de l’influence spirituelle, une véritable « garantie » dans le domaine initiatique. []
  5. Le lecteur notera que cette quasi-impossilité concerne bien-sûr la transmission de celles-ci, car il serait faux de dire qu’il n’y pas de différence entre la doctrine et la méthode (cf. Guénon, Initiation – Chap. XVII) []
  6. On pourrait d’ailleurs les énumérer dans l’ordre inverse la seconde prévalant en réalité sur la première. []
  7. L’importance de ce dernier point est accentuée par le fait que, dans le texte des Aperçus, ce passage figure en clôture de paragraphe, comme pour insister sur ce qui doit rester dans la conscience du lecteur. []
  8. « Dès lors que nous disons régulièrement, cela implique en effet nécessairement la possession des qualifications requises » [note de l’auteur]. – Nous rappelons que ces qualifications sont celles qui caractérisent proprement l’upaguru-transmetteur comme tel et ne font pas nécessairement référence à un état spirituel particulier. []
  9. Ceci résout au passage les difficultés indiquées par Guénon relativement à la reconnaissance de l’infaillibilité, « du dehors ». []
  10. On peut dès lors s’interroger sur la cohérence de la démarche d’un initié qui prétendrait avoir été investi régulièrement d’une fonction d’enseignement par son Maître en étant par ailleurs dans l’impossibilité de justifier que le même et unique Maître auquel il prétend être fidèle ne l’a pas investi de la fonction de transmission de l’influence spirituelle. Si les cas d’exception envisagés dans un précédent article  permettent éventuellement de fournir une justification à un tel état de fait, il faut cependant bien comprendre qu’il ne peut s’agir que de la prise en charge de disciples déjà rattachés par le Maître dont dépend l’instructeur-non-initiateur et sur les indications de ce Maître, données de son vivant. Après la disparition du dit Maître, la fonction d’enseignement ainsi exercée ne perdurera logiquement que vis-à-vis des disciples pris en charge du vivant, et avec l’autorisation, du Maître, depuis décédé. Il s’agit là, en quelque sorte, d’un épuisement des possibilités offertes régulièrement par la réception d’une fonction d’enseignement qui n’est pas accompagnée de celle, basique, de la transmission de l’influence spirituelle. Seules des contorsions mentales incompatibles avec les règles traditionnelles garantes de la régularité initiatique pourraient justifier que cet instructeur-non-initiateur prenne de nouveaux disciples en charge, alors qu’il ne peut lui-même opérer leur rattachement. A ce titre, on se rappellera opportunément la remarque suivante de Guénon : « faute de ce rattachement, la relation qui unit les soi-disant disciples à leur Guru n’est elle-même, en tant que lien initiatique, qu’une illusion pure et simple » (Cf. Un rôle de « transmetteur »). []
  11. Ceci peut expliquer certaines dispositions prises par Cheikh Mohammed Zakî al-Dîn Ibrâhîm (1906-1998), dans le cadre de la Tarîqah Mohammediyyah Châdhiliyyah qu’il dirigeait, en prévision de sa disparition. Il répétait souvent : « Après moi vous n’aurez pas de besoin d’un autre cheikh, car je suis votre cheikh vivant (hayyan) ou mort (mayyitan),corporellement puis spirituellement (bi-badanî thumma rûhî) et ce que je vous ai laissé comme écrits (tâlîfât) ou comme enseignements oraux (dirâsât) vous suffira (fîhâ kullu-l-kifâyah) « pour ceux d’entre vous qui veulent se rectifier (an yastaqim) » (Cor. 81,28 – trad. A.Penot) » (cf. son opuscule intitulé al-Bidâyah – édition de 1998 – p. 132). Dans ses Conseils (Al-waçâyâ / Muharram-1411h) , écrits à la fin de sa vie, il précisait : « Tranquillisez-vous sur le fait que votre père (wâladukum), et je ne dis pas « votre cheikh » (car je ne suis pas parvenu au degré de la maîtrise spirituelle (machaykhah) est avec vous, malgré ses défauts, de tout son cœur et son esprit (bi-kulli ma’nawiyâti-hi al-qalbiyyah wa-r-ruhiyyah) ; il en sera ainsi, avec l’autorisation d’Allah, après Sa rencontre, Exalté soit-Il. Notre espoir est véridique, certain et total qu’Allah nous fera la générosité de nous faire rejoindre, et ceci par pure grâce et par Sa miséricorde préexistante, les Gens des esprits affranchis (Ahl al-arwâh al-mutlaqah)  dans le monde intermédiaire (barzâkh), si Allah le veut. Ainsi, notre murîd n’aura pas besoin, après nous, d’un père ou d’un guide (murchîd) sauf sous le rapport de l’habitude et de la coutume administratives et formelles (al-‘urf al-idârî adh-dhâhir) : le taçawwuf, en effet, est une volonté (irâdah) et non une administration (idârah) ; c’est une compréhension profonde (fiqh)  et un commandement (riyâdah) et non un pouvoir (sultah) ni une présidence (siyâdah) (extrait du dixième et dernier conseil). Le fait de ne pas avoir « besoin d’un autre cheikh » ou d’un « murshîd » est donc à considérer essentiellement sous le rapport du dépôt méthodique véhiculé par la tarîqa et l’appui spirituel post-mortem du Cheikh Zâki al-Dîn. Prendre un « autre cheikh » corporellement vivant (parmi ses différents successeurs autorisés) est cependant toujours possible, bien que non strictement nécessaire, une telle modalité pouvant malgré tout présenter,dans ce contexte,certains avantages, notamment pour les disciples rattachés à la Tarîqah après la mort du Cheikh Mohammed Zakî al-Dîn et qui n’ont donc pas bénéficié de sa compagnie (çuhbah). Ces notions mériteraient de plus larges développements qu’il ne nous est malheureusement pas possible d’envisager dans le cadre de cette note : il y aurait en effet lieu de considérer notamment les précisions apportées par le Cheikh Zakî al-Dîn lui-même sur les modalités de cette action post-mortem, en connexion avec la question complexe de la vie des esprits (arwâh) dans le monde intermédiaire (barzakh) à laquelle il a d’ailleurs consacré un opuscule particulier. On pourrait aussi s’interroger sur ce que recouvre précisément les termes « coutume administrative et formelle (al-‘urf al-idârî adh-dhâhir) » employés par le cheikh : s’agit-il uniquement d’une référence à l’organisation administrative particulière que connaissent les turûq en Egypte ou ne pourrait-on pas voir là une allusion à la « régularité initiatique » évoquée par René Guénon ? Quoi qu’il en soit, la possibilité qui revient aux successeurs du Cheikh Zakî al-Dîn de pouvoir diriger des disciples à la seule condition d’y avoir été régulièrement autorisé s’apparente en fait assez directement aux modalités techniques envisagées par Guénon et qui font l’objet de cette série d’articles. Nous avons de plus de bonnes raisons de penser que le Cheikh, comme manifestement René Guénon lui-même, avait une conscience aiguë de l’opportunité cyclique toute particulière de telles dispositions. On notera aussi, à ce propos, que Michel Vâlsan – Cheikh Mostafâ Abd el-‘Azîz, qui a connu ces deux Maîtres, considérait quant à lui que « le Cheikh visible peut être seulement le support extérieur du Cheikh réel dont l’action peut s’exercer par des moyens et dans des conditions qui échappent à tout contrôle extérieur » .  On signalera enfin, à propos de l’aide spirituelle apportée post-mortem par un Maître spirituel, un récit du maître fondateur de la Tarîqah Mohammediyyah, Cheikh ‘Alî Abu-l-Hassan al-Châdhilî, dont le Cheikh Mohammed Zakî al-Dîn – lui qui fut appelé « le deuxième Châdhilî » (al-châdhilî al-thânî) par certains Connaissants contemporains   – est sans conteste un de ses héritiers spirituels – qu’Allah soit satisfait d’eux. D’après les Manaqîb de Abd en-Nûr al-‘Imranî donc, « le cheikh Abu-l-Hassan al-Châdhilî – qu’Allah l’agrée – a dit : « Al-Khadir – ‘alayhi-s-Salâm – me dit : Ô ‘Alî, je serai là pour tes compagnons, après ta mort ; je lui dis: non, c’est moi qui prend en charge mes compagnons, tant que je serais en vie et après ma mort (lâ anâ akûnu li-açhâbî hayyan wa mayyitan)  » (Traduction de Nelly AMRI, « Les saints en islam, les messagers de l’espérance » (Éditions du Cerf, Paris – 2008, p. 176).  Cette parole, outre la concordance évidente avec les propos cités plus haut du Cheikh Zakî al-din, est particulièrement intéressante dans la mesure où le Maître fondateur se substitue ici à un des quatres Prophètes vivants, dans une modalité corporelle d’abord puis ensuite de manière nécessairement non-corporelle puisque post-mortem, c’est-à-dire – selon nous – par l’intermédiaire de son influence spirituelle (Sur ce point cf. les précisions complémentaires données dans nos précédents articles, ceux d’Olivier Courmes déjà signalés et plus particulièrement celui spécialement consacré à la définition de l’influence initiatique du Maître fondateur par Luc de La Hilay). []
  12. L’expression « au nom de » doit être prise comme une indication technique particulièrement importante concernant la mise en œuvre régulière et autorisée de la fonction d’enseignement, il y a là de plus un rapport très remarquable avec les remarques de Guénon sur l’expression évangélique « en mon nom » en rapport avec le travail initiatique collectif (Initiation, Chap. XXIII). Nous renvoyons sur ce point aux développements prévus par Olivier Courmes sur cette « mention du nom », dans le cadre de son étude en cours « Influence spirituelle du Cheikh fondateur et Travail initiatique collectif ».  Cf. aussi supra note 1. []
  13. Nous ne parlons bien évidemment ici, on l’aura compris, que des cas normaux à l’exclusion de certaines « exceptions » dont on connaît la fascination qu’elles exercent sur les occidentaux en général et dont ils se croient trop souvent favorisés. Nous devons cependant dire que de telles « exceptions » se trouvent être souvent, en réalité, que des applications plus « subtiles », dans tous les sens du terme, de la règle ici énoncée. Contrairement à ce que l’on avance ici ou là, l’absence d’une telle transmission ne saurait constituer une marque d’excellence tout comme, dans un autre domaine, ainsi que l’a fait remarqué à plusieurs reprises Muhammad ‘Abd al-Salâm (cf. introduction au « Propos général sur le Soufisme » du Cheikh Muhammad Zakî Ibrâhîm et surtout Question-réponse n°11), l’absence de adab ne saurait constituer la marque d’une quelconque réalisation spirituelle, bien au contraire… []
  14. Rappelons à ce propos qu’un upaguru, selon Guénon, n’est pas forcément un être humain mais toute occasion concourant à une certaine « prise de conscience ». []
  15. Guénon, Aperçus – Chap. X []
  16. Notons en passant que la comparaison faite par Guénon que nous avons évoqué dans nos précédents articles, entre le processus de succession dans les dynasties de la tradition chinoise et  « la transmission de l’influence spirituelle ou barakah dans les organisations initiatiques islamiques» , se trouve ici pleinement justifié ; en effet «  à l’origine, il [le prince ou l’empereur] devait être effectivement [au moins] un « homme véritable », et, s’il ne put plus en être toujours de même plus tard en raison des conditions de dégénérescence spirituelle croissante de l’humanité, il n’en continua pas moins invariablement, dans l’exercice de sa fonction est indépendamment de ce qu’il pouvait être lui-même, à « incarner » en quelque sorte l’« homme véritable » et à en tenir rituellement la place » (Grande Triade, Chap. XVII).  Guénon renvoie d’ailleurs expressément à cette occasion au chapitre des Aperçus sur l’Initiation consacré à l’Infaillibilité traditionnelle et rappelle « la distinction qu’il faut faire, d’une façon générale, entre une fonction traditionnelle et l’être qui la remplit, ce qui est attaché proprement à la première étant indépendant de ce que le second vaut en lui-même et comme individu ». []
  17. Cf. les travaux d’O. Courmes  et notre article sur le rôle de « transmetteur » du Maître spirituel []
  18. Cf. par exemple, pour le Taçawwuf, les Convenances spirituelles de la Voie (Âdâb et-Tarîq) de l’Imâm Cha’rânî. []
  19. Sur l’usage traditionnel et rituel des « encadrements » cf . Guénon, Symboles Fondamentaux – Chap. LXVI. []
  20. Cette notion de « porteur » se retrouve aussi certaines les traditions prophétiques (ahâdîth) où il est question d’un « porteur de savoir » (hâmilu fiqhin).  Cette expression, qui donne son nom aux Editions qui accueillent la présente étude, est cependant susceptible d’être traduit différemment : le terme fiqh qui évoque l’idée générale de « compréhension » pouvant en effet être rendu, selon le cas, par « savoir », « science », « sagesse », « connaissance », « intelligence »… Dans sa traduction du Livre de l’Extinction dans la Contemplation (Editions de l’Oeuvre/1984), Michel Vâlsan propose celle de « porteur de science religieuse » et dans l’ « Épître sur les facettes du cœur » du Cheikh al-Akbar (Etudes traditionnelles n° 418/1970), celle de « porteur de science sacrée »,  justifiant ce choix en expliquant que « les termes fiqh et faqîh [qui figure aussi dans le texte des ahâdîth, cf. infra] sont traduits ici avec le sens qu’ils avaient du temps du Prophète ; dans le langage d’aujourd’hui, ils représentent la « science juridique » et le « juriste ». Il existe encore plusieurs versions de cette tradition prophétique, mais celle figurant dans l’ « Épître sur les facettes du cœur » présente pour nous un intérêt tout particulier dans la mesure où, comme nous l’avons indiqué récemment, elle intègre une référence coranique qui peut être mise en rapport avec la fable de « l’âne portant des reliques » évoqué par Guénon à l’occasion de certaines précisions sur le rôle de transmetteur. Cette version est la suivante : « Il se peut qu’un porteur de science sacrée (fiqh) ne soit pas un sage sagace (faqîh) ; la science qu’il porte n’est qu’un dépôt de confiance qu’il doit remettre à un autre que lui, tel l’âne portant les livres sacrés (cf. Cor. 62, 5 [le passage coranique est souligné par nous]) ». On doit dire tout d’abord, étant donné l’absence de ponctuation dans l’écriture arabe en général, qu’on ne sait pas bien si l’ « assemblage » du hadith avec cette partie de verset est dû au Cheikh al-Akbar ou au Prophète lui-même – Sur lui la Prière et le Salut, même si la ponctuation proposée par M.Vâlsan semble plutôt indiquer l’origine prophétique de l’ensemble. De plus, dans le Coran, cette comparaison s’applique à « ceux qui étaient chargés de la Torah et qui, ensuite, s’en sont déchargés » (trad. J-L. Michon)  c’est-à-dire, selon le commentaire traditionnel, qui ne la comprennent et ne l’appliquent plus, et qui sont qualifiés dans le même verset d’ « exemple détestable » (bi’sa mathal). Il y aurait  donc lieu d’envisager une interprétation positive qui ne se trouve manifestement pas dans les commentaires traditionnels du Coran. Ibn ‘Arabî détaille quant à lui plusieurs degrés de rectitude (istiqâmah) – cf. le verset cité par Cheikh Muhammad Zakî Ibrâhîm dans l’extrait d’ « al-Bidayah » cité plus haut – permettant de différencier le « sage sagace » (faqîh) du « porteur responsable » (hâmil wa mas’ul ‘anhâ) du « dépôt de confiance » (amânah) mais n’envisage pas expressément une application équivalente à celle envisagée chez Guénon, en rapport avec la fable précitée et la transmission de la barakah. Ces questions seront traitées plus en détails à l’avenir sur le Porteur de Savoir mais pour une première approche nous renvoyons le lecteur à notre Point de vue sur l’« Épître sur les facettes du cœur » . []

par le 7 avril 2012, mis à jour le 30 avril 2015