La « râbitah rûhiyyah » dans la Tarîqah Mohammediyyah Châdhilîyyah

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19 avril 2015 – V2

Quoi qu’en disent ceux qui ne la comprennent pas et qui montrent ainsi leur méconnaissance en ce domaine ou leur simple incompétence, la pratique de la rabîtah rûhiyyah n’est pas étrangère à l’Islâm le plus ancien et le plus régulier. Il n’est donc pas étonnant que quelqu’un d’aussi rigoureux et soucieux de régularité que Cheikh Mohammed Zakî ed-Ibrâhîm, éminent muhaddîth formé à l’Université d’el-Azhâr, détenteur de tant d’ijâzât de science et de turûq, Imâm Râ’id de la ‘Achîrah Mohammediyyah ait détaillé, en tant que Cheikh de la Tarîqah Mohammediyyah Châdhiliyyah, une disposition importante de sa méthode initiatique.

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L’établissement du lien spirituel (ar-râbitah er-rûhiyyah)

Tu veilleras à vider ton âme de toute occupation avant de débuter le wird ou le dhikr et à rechercher la présence de l’esprit de seyyidinâ el-Mostafâ ﷺ par une représentation formelle dans le cœur, comme une lumière qui est sur ta droite et jusqu’à devant, à l’exception d’un peu. De même pour l’esprit de ton Cheikh, sur ta gauche jusqu’à devant toi, à l’exception d’un peu, ainsi que les esprits des grands Maîtres de la Tarîqah tout autour de toi, de telle sorte que, dans cette situation spirituelle immense, tu sois en face d’Allah, établi entre Ses Mains, sans qu’il y ait entre toi et Lui de voile, ni quelqu’un qui te voile. Tu commenceras à L’adorer «comme si tu Le voyais» jusqu’à ce que tu t’éteignes en Lui (cf. hadîth), et que tu ne voies, n’entendes et ne ressentes que par Allah ta-’alâ. Ceci constitue, chez nous, un des points les plus importants du wird.

Cheikh Zakî ed-Dîn décrit ici la mise en œuvre de la râbitah rûhiyyah en vue du wird journalier ou, plus généralement, du dhikr.

La figuration formelle de ce cercle spirituel est appelée «lien spirituel». Tu pourras l’établir à chaque fois que tu éprouveras une peur ou un resserrement (…), à chaque fois que tu t’apprêteras d’obtenir quelque chose de quelqu’un, particulièrement chez ceux qui détiennent le pouvoir «de lier et de délier» (ahl al-hill wa al- ‘uqd), lorsque arrivent les contraintes et ce genre de choses. Son utilité est vérifiée, par la permission d’Allah.

Le Cheikh étend l’usage de manière très large, dépassant notablement les simples occurrences rituelles précédentes …

En se figurant abondamment le lien spirituel intérieur on trouvera une sorte de proximité (…) avec l’esprit de notre seigneur l’Envoyé d’Allah et les esprits de tes Maîtres et, après cela, la grande ouverture spirituelle (al-fath al-kabîr).

… si bien que la « sorte de proximité » qu’il vient à évoquer peut certainement être mise elle-même en rapport avec la notion que le Prophète ﷺ est continuellement orienté, cœur et esprit, vers la Présence divine. Ce mode de rapprochement, c’est-à-dire de réalisation spirituelle, ne doit certainement pas être écarté ou ignoré, puisqu’il peut, selon toute vraisemblance et en dehors d’affirmations contradictoires ou restrictives, contribuer fortement à permettre l’obtention d’un degré élevé du sulûk (al-fath al-kabîr).

On est donc bien loin d’une conception et d’une utilisation de la râbitah rûhîyyah qui se limiteraient à la pratique minimale du wird journalier. Au contraire, cette manière de présenter cette disposition méthodique semble bien correspondre à l’aide providentielle qui permet au murid ne pouvant bénéficier de la compagnie corporelle directe d’un Maître d’accéder néanmoins à une progression spirituelle véritable et intégrale. On est bien loin, également, de restreindre la possibilité d’effectuer une réalisation spirituelle (sulûk) en dehors de la présence corporelle directe d’un Cheikh.

Le mode d’établissement du lien spirituel avec le cheikh et la silsilah présenté par Cheikh Zaki ed-Dîn n’est pas celui que l’on peut voir habituellement décrit dans la littérature ; on sait qu’il est en effet généralement prescrit de se représenter son Cheikh en face de soi 1 . Sans pouvoir dire précisément ce qui a motivé une telle adaptation, il est néanmoins loisible de penser qu’il s’agit d’une sorte de compromis entre la nécessité de mettre en œuvre ce qui confère à cette pratique son efficacité, à savoir la représentation mentale des autorités de la silsilah avec lesquelles l’initié est relié par son rattachement, et la volonté de marquer l’orientation de la méthode même de la Tarîqah Mohammediyyah, qui est d’affirmer et de maintenir clairement la part de ce qui est impersonnel dans la relation initiatique. Cet exemple constitue donc une illustration supplémentaire de certaines des spécificités de la Tarîqah Mohammediyyah Châdhiliyyah.

Traduction et annotations de Mohammed Abd es-Salâm

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Le wird du coeur (wird el-qalbî)

Ce wird est l’un des awrâd les plus établis et les plus importants pour nous.

Son temps d’exécution – Au moment de s’endormir (‘inda-n-nawm), la nuit-veille du lundi ou du jeudi de chaque semaine (selon l’état de chaque frère) qui correspondent aux deux nuits de rencontre hebdomadaire avec le Seyyid al-Râ’id2.

Cela est [valable] pour tout frère, en tout lieu de la terre d’Allah.

Sa modalité d’exécution – Lorsque tu vas à ton lit pour dormir (le mieux étant que tu sois en état du pureté rituelle et que tu t’endormes sur ton côté droit), tu récites le wird du sommeil3 et ensuite tu récites une fâtihah pour le Prophète ﷺ, les Maîtres de la Voie (Achyâkh), les frères qui ont précédé dans la Voie et ceux qui viendront (as-sâbiqîn wa-l-lâhiqîn) ainsi que les Saints (Awliyâ’) d’Allah vivants et morts puis tu commences par méditer (tafakkar4 ) sur la création des cieux et de la terre, ce qui se trouve dans le monde sensible (mulk) et suprasensible (malakût) comme signes et comme lois (sunan).

Tu termines, ensuite, par ce qui concerne ton âme, méditant sur elle et sur les bienfaits d’Allah à son égard, tes manques vis-à-vis de Son droit (haqqi-Hi) sur toi, tes péchés et tes défauts jusqu’à ce que tu t’imagines à la fin de ta vie […], ce qui est avant cela et après cela comme tristesses et comme calamités, que tu imagines l’agonie et les tourments de la mort, l’ablution mortuaire, le linceul, la portée [du corps], le cortège funèbre, l’enterrement puis les séparations, l’isolement et la solitude, l’interrogatoire et la réponse, le témoignage et la rétribution, la Grande épouvante et le Rassemblement universel5, jusqu’à ce que tu parviennes au terme de cette «chaîne spirituelle» (silsilah rûhiyyah) et que le cœur soit recueilli.

Repens-toi alors envers Allah, du plus profond de ton être, et demande pardon pour tes péchés, tes Maîtres, tes frères et les croyants puis prends la ferme décision d’acquitter le droit d’Allah l’Immense, de fournir l’effort (jihâd) [nécessaire] en cela et de te dépouiller de ce qu’Il n’agrée pas.

A ce moment là, relie ton cœur à celui de tes frères d’Orient et d’Occident, ceux que tu connais et ceux que tu ne connais pas, et lie ton esprit à l’ensemble de leurs esprits. Imagine que tu es avec eux dans un cercle (halqah) universel (jâmi’ah), spirituel (ruhiyyah) et « cardiaque » (qalbiyyah), devant le Prophète ﷺ avec le Maître et les Imâms (A’immah) de la Voie, tous dans la Présence de l’Intimité divine, Allah répandant sur vous la Lumière et l’Assistance spirituelle (madad).

Puis, lorsque ce lien (ribât) est complètement établi (tamm), invoque Allah par leur intermédiaire et celui de la fâtihah afin qu’Il réalise pour toi et pour eux tout bien, qu’Il vous protège toi, et eux, de tout mal, qu’Il renforce votre assemblée, qu’Il propage votre appel (da’wah), qu’Il vous fasse réaliser vos objectifs et qu’Il fasse de vous les réceptacles de Son secret (sirr6 ) et de Sa bonté extérieure et intérieure, puis demande pardon, prie sur le Prophète ﷺ et dors.

Ce wird fait partie de nos plus immenses awrâd, aux effets et aux propriétés innombrables (shâmilah). Si tu ne peux pas le pratiquer toutes les semaines fasse que cela soit tous les mois et au minimum à chaque occasion traditionnelle particulière de l’année (mawsam).

Traduction de Maurice Le Baot

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Articles connexes

Le soutien spirituel (madad) du Cheikh – Cheikh Mâ el-‘Aynayn

« Quelques aspects des techniques spirituelles dans la tarîqa Naqshbandiyya » – Michel Chodkiewicz

ARTICLE THÉMATIQUE correspondant

GÉNÉRALITÉS SUR LA RÉALISATION SPIRITUELLE (TAHQÎQ, SULÛK)

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  1. Cf. Quelques aspects des techniques spirituelles dans la tarîqa Naqshbandiyya » – Michel Chodkiewic []
  2. C’est-à-dire le Cheikh Mohammed Zakî Ibrâhîm – Ces nuits de rencontre, qui consistent respectivement en une assemblée d’invocation collective (majâlis edh-dhikr) et une de science (dars), ont été établies par le Cheikh lui-même et perdurent jusqu’à aujourd’hui dans la Zawiyah-mère de Qaytbay au Caire. Le Cheikh donnait de plus un dars le vendredi après-midi après la prière collective. La présence des membres de la Tarîqah à ces réunions, pour ceux qui le peuvent, est très fortement recommandée. []
  3. Il s’agit d’un ensemble d’invocations coraniques et prophétiques que l’on récite en guise de protection avant de dormir. []
  4. La méditation (fikr ou tafakkur) en Islam comporte des règles techniques assez précises sur lesquelles le présent wird est fondé. A ce propos, on consultera avec profit le chapitre de l‘Ihyâ de l’Imam Ghazzalî consacré à ce sujet (« Le livre de la méditation », éd. Al-Bouraq 2001, traduction d’Hassan Boutaleb []
  5. Il s’agit de toutes les étapes post-mortem traditionnellement établies par la tradition islamique ; cf. notamment « La Perle précieuse (Al-Durra al-fâkhira), de l’Imam Ghazâlî (trad. de Lucien Gauthier, Alif, Lyon, 1995) et « De la mort à la résurrection » – traduction des chap. 61 à 65 des Futûhât d’Ibn Arabi par M. Gloton – Albouraq, Paris, 2009 []
  6. Sur la notion de secret cf. les Notions générales sur le Secret (Sirr) de Luc de la Hilay et les Questions/Réponses correspondantes []

par le 27 mars 2015, mis à jour le 4 octobre 2015

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