Le Cheikh el-Bûti explique pour quelles raisons il ne laisse personne embrasser sa main


Résumé

En citant l’exemple du Cheikh Rifâ’î qui, à maintes reprises, se défendait publiquement devant ses propres disciples d’être un Maître spirituel, le Dr Mohammed Sa’îd Ramadan el-Bûtî exprime, au bords des larmes, que s’il avait trouvé, de nos jours, quelqu’un qui réunisse les conditions de science et d’ascèse requises pour cette fonction, il serait devenu son disciple sur le champ et qu’il se connaît suffisamment lui-même pour ne pas se laisser aller aux jouissances diverses que produit la reconnaissance des gens.

Traduction partielle 1

QUESTIONNEUR : Qui représente aujourd’hui, sur la place, l’image véritable, propre, pure du soufisme et du tasawwuf ?

DR. AL BUTI : En ce qui concerne les périodes passées, je ne peux pas juger, je n’ai pas vécu dans ces périodes… mais j’ai lu des textes de gens comme le cheikh Abdelkader Gilani, comme le cheikh al islam Dismashqi, comme le cheikh Rifa’i… Par Allah, ils représentent la Prophétie sans la révélation !…

QUESTIONNEUR : Vous dites, la Prophétie ?…

DR. AL BUTI : La Prophétie sans le wahyî (révélation) !… s’ils avaient reçu la révélation, ils auraient atteint la Prophétie complète… C’est-à-dire qu’ils représentent l’Envoyé d’Allah dans leur conduite (sulûk), leur discipline et leur éducation intérieure… sauf que ils n’ont pas reçu la Révélation et ne sont donc pas des prophètes ou envoyés…

Et ceux-là avaient fondé leur cheminement vers Allah sur le Coran et la Sunna, rien de plus… Abdelkader Gilani – qu’Allah sanctifie son esprit – au moment de sa mort, son fils Mussa (il s’appelait comme toi) assis à côté de lui, avait conseillé son fils : « va vers la Vérité, mon fils, avec le Coran et la Sunna et l’a prévenu contre l’innovation blâmable (bid’a) »… Je ne veux donc pas parler de ces gens-là (les anciens)… car chez eux (les anciens) se trouve leur attachement au cheminement (manhaj) et la lutte contre l’innovation blâmable (bid’a), mais si tu me demande aujord’hui… Alors je te prie de me montrer une tariqa parmi les turuq dont le Guide spirituel (murshid) possède à la fois la Science (‘ilm) de la Charî’a islamique (une science large…), l’ascétisme (zuhd) dans le monde d’en bas et ce qui l’entoure (dunyâ wa mâ hawlaha) et la droiture dans la conduite (istiqâmah fî sulûk)… alors j’irai demain pour être un des murid (de ce murshid)… mais j’ai cherché à droite et à gauche et je n’ai pas trouvé ce guide… « Et je ne disculpe pas mon âme car en vérité l’âme est ordonnatrice du mal (wa lâ ubarri-u nafsî inna annafsa ammârah bi-s-sû’) »…

…La guidance spirituelle est une opération dangereuse… l’entrée dans un toboggan (dukhûl fî munzalaq…)…

Le Guide lorsqu’il voit les gens lui baiser la main matin et soir (et certains les jambes et les pieds) alors il risque d’y croire et qu’il est devenu quelqu’un de très très grand… et l’âme existe… et si cet homme s’est auto-persuadé qu’il n’est rien, qu’il est mauvais dans son âme,… il ne peut pas se rendre compte de ses choses…

Ensuite quand il voit des murids qui lui donnent des cadeaux, de l’argent,… il se dit : je commence à goûter de nouvelles choses, à désirer ma femme… tout cela devient une corruption pour moi (fitna), à me croire une personne très importante : tout cela est corruption…

La personne qui ne remplit pas les critères qui le qualifient pour être un Guide spirituel et puis devient Guide, est un fléau pour lui-même et ses disciples…

Revenons à l’époque de Ahmed ar-Rifâ’i – qu’Allah sanctifie son esprit – : c’était un homme extraordinaire… il ne cessait de répéter à plusieurs reprises dans ses majliss, en présence de ses disciples, qu’il n’était ni cheikh, ni guide spirituel et ne me regardez pas sur cette base (ceci se trouve dans son livre al-burhân al-muayyad)… je ne suis rien du tout… et on doit cacher les karâmâts comme la femme cache ses atouts… et vous connaissez l’histoire de ceux qui apprennent le baise-main…

QUESTIONNEUR : on peut considérer le baise-main comme un respect, mais vous le refusez catégoriquement..

DR. AL BUTI : Je refuse le baisemain… Par Allah Lequel nul dieu sauf Lui (émotion): j’ai peur d’Allah lorsque je vois des gens baiser la main d’autres…parce que je connais mon âme… Qu’Allah nous protège !… car je connais mes manquements auprès d’Allah… Mais mon Seigneur ne montre de moi que le bon côté et il cache le reste qui est entre moi et Lui… alors cette pauvre personne qui ne perçoit que mon extérieur et ne connaît pas mon intérieur vient embrasser ma main alors que Lui connaît mon intérieur… c’est ce qui fait que je refuse qu’on me baise la main…

QUESTIONNEUR : quand votre père Ramadane al Buti vous avait dit (dans votre livre : « Celui-ci est mon père ») : « tu sais mon fils que toutes les turuqs ne sont pas exemptes d’innovations blâmables (bida’) sauf la Naqshbandiyya qui est la moins innovante »… que voulait-il dire par là.

DR. AL BUTI : il disait en effet que la tarîqa Naqshbandiyya qui était sous la « protection » (ri’âya) de Abdelkader Gilani qui avait un madhab hanbalî et avait un fort respect du Livre et de la Sunna… ses héritiers ont gardé cet attachement fort à la tradition… vous remarquerez que la tarîqa Naqshbandiyya dans les invocations (idhkâr) s’éloignent des turuq qui « innovent » en ce domaine… par exemple la tariqa shâdhiliyya lorsqu’elle encourage le dhikr collectif à voix haute etc….la Naqshbandiyya dit non : il faut que les scéances de dhikr (majâliss dhikr) soient tenues comme à l’époque du Prophète … le dhikr khafî (silencieux : en son fort intérieur)…

Les Naqshbandî ont hérité cela de cheikh Abdelkader Gilani et Uways al Qarânî qui étaient tous les deux contre la bid’a… La Naqshbandiyya était la tarîqa la moins innovante, ce qui ne veut pas dire qu’elle était exempte de bid’a, surtout aujourd’hui… Mais en comparaison elle reste la moins innovante…

Par exemple une bid’a que vous trouverez aujourd’hui : la Rabita (le Lien)…

QUESTIONNEUR : La rabita chérifienne…

DR. AL BUTI : la rabita à son origine est le pacte d’amour entre le murid et le sheikh… quand le Guide spirituel est authentique qui s’appuie sur le Livre d’Allah et la Sunna et abandonne les choses de ce bas-monde comme on l’a déjà dit… un vrai murshid quoi… Ce guide ne pourra améliorer son disciple que si l’amour du Guide s’incruste dans le cœur du disciple… c’est ça la rabita dont a parlé l’Imam ar Rabbani et d’autres…

Par la suite on a dit que la rabita s’exprimait autrement :
Lorsque le murid s’assoit pour faire le dhikr d’Allah, il doit le débuter en s’imaginant le cheikh (takayyul ash sheikh)… c’est-à-dire lorsqu’il dit : Allah, La ilâha illa Llah,…etc… L’image du cheikh doit être dans son imagination

QUESTIONNEUR : et il imagine un bâton de lumière (‘amûd mina nûr) entre lui et son sheikh…

DR. AL BUTI : ça c’est une bid’a…

QUESTIONNEUR : permettez-moi d’expliquer cette attitude selon les dires… se représenter le « lien » avec son cheikh est peut-être un moyen justement de concentration et parceque le cheikh représente d’une façon ou d’une autre le lien avec Dieu… et cette représentation ne se fait que pendant quelques secondes…

DR. AL BUTI : je vous pose une question : est-ce une action décidée par la Loi ou est-ce une bid’a ?

QUESTIONNEUR : « Et n’associe personne dans l’Adoration d’Allah AWJ »…

DR. AL BUTI : Bien… moi je te dis des paroles de gens de cette tariqa… L’Imam Rabbâni, celui aux écrits, dit (dans « adab dhikr ») : « lorsque tu t’assois pour pratiquer le dhikr d’Allah Awj tu ne dois te souvenir de personne, même pas de l’Envoyé d’Allah…

QUESTIONNEUR : même pas de l’Envoyé d’Allah ?

DR. AL BUTI : même pas de l’Envoyé d’Allah… Par contre il faut se souvenir des Attributs d’Allah… je dis bien Attributs (sifât) : de miséricorde (rahma), de pardon (maghfira), de pureté (safâ), de vengeance (intiqâm)… ça c’est les paroles de l’Imam Rabbani dans ses écrits connus, qui fait partie des anciens leaders de cette tariqa… les divergences sont venues par la suite…
Qui a dit mon frère que le murid n’entre dans la bienveillance d’Allah que par la guidance d’un murshid ?

QUESTIONNEUR : ils ne disent pas cela fadîlat ash sheikh… quand ils parlent de Rabita sharîfa, ils veulent peut-être dire que dans la recherche de la pureté du murid, il commence par se souvenir du cheikh comme moyen et par la suite cette image s’efface de son imagination pour se souvenir d’Allah Awj seul…

DR. AL BUTI : Le murid peut se souvenir de son cheikh pour atteindre la pureté en dehors du moment du dhikr d’Allah… lorsque je prononce le Nom d’Allah, il ne faut pas qu’à ce moment on puisse comparer le souvenir d’Allah à celui de mon cheikh…

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  1. Traduction de Abdoullatif – qu’Allah le récompense –  sur le Forum des Fuqara. []

par le 28 décembre 2011, mis à jour le 26 août 2015

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