Le silence du Cheikh – M.A.S.

« Nous sommes comme la tortue : nous éduquons nos enfants par le regard »

Cheikh Abû-l-Hassan Châdhilî

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18 juillet 2015 – V15

Nous développons ici quelques considérations relatives à un point particulier que nous avons évoqué dans notre précédent article sur les Trois modalités principales d’enseignement personnel 1 : le silence du Cheikh peut correspondre à différentes situations qui recouvrent des réalités et des intentions assez diverses. Hormis le cas rarissime où le Cheikh enseigne principalement ou exclusivement par le silence 2 , il existe bien d’autres raisons pour lesquelles un Cheikh peut sembler avoir cette attitude ou l’avoir réellement ; on connaît bien de nombreuses situations de la sunnah qui sont, en ce domaine, des références et qui ont donné lieu à autant de règles.

Précisons pour l’instant et à titre de simples exemples qu’il peut notamment s’agir de l’expression de la volonté du Cheikh de ne pas donner de développement à une considération qui serait mal formulée (adab) par le murîd ou qui n’aurait pas à être actuellement prise en considération 3. Pour reprendre et prolonger des notions exposées précédemment, c’est alors un enseignement qui relève bien de l’ichârah (indication allusive), toujours préférée prioritairement à la ‘ibârah (formulation explicite).

Dans le même ordre d’idées et pour des motivations comparables, le Cheikh peut également exprimer par le silence (ichârah) sa volonté d’éviter d’avoir à rompre formellement (‘ibârah) avec un disciple dont il aurait constaté un relâchement (intérieur ou extérieur) de l’attitude concernant des enseignements personnels qui lui ont été donnés dans la Tarîqah ou des pratiques exotériques minimales. L’enseignement initiatique personnel étant nécessairement dispensé à la mesure de l’irâdah sincère du murîd (c’est-à-dire à la condition première que celle-ci existe réellement, tout d’abord, puis qu’elle s’exprime réellement et se développe réellement dans un cadre régulier), le Cheikh peut être amené, lorsqu’il constate que plusieurs enseignements d’ordre général à ce sujet sont restés sans effet 4 , à estimer que la nécessité d’un enseignement personnalisé ne s’impose pas (ou qu’il est préférable pour le murîd de ne pas le dispenser) puisque les conditions même qui sont nécessaires à leur fructification ne sont pas établies et respectées. Plus généralement, on peut d’ailleurs valablement penser que le constat de l’extension et de la généralisation des conditions défavorables à la mise en place des dispositions traditionnelles concernant l’initiation conduise un nombre naturellement croissant des Maîtres effectifs de la Voie, pourtant régulièrement détenteurs des autorisations (ijâzât) correspondantes, à étendre en conséquence leur propre silence en renonçant à exercer leurs fonctions (notamment d’enseignement initiatique personnel) et que la dégénérescence cyclique soit la cause principale de leur raréfaction ou de leur disparition extérieure à la fin des temps ; c’est d’ailleurs ce que certains d’entre eux expriment clairement, de manière plus ou moins connue et officielle 5  .

Il peut s’agir aussi, dans un contexte un peu similaire, d’un moyen qui permet d’opérer une sorte d’ « auto-sélection » entre les muridîn véritablement à la recherche d’un enseignement et d’un sulûk et les simples « ahbâb » qui se contentent de baigner trop passivement, et parfois toute leur vie, dans l’ambiance accueillante et bienfaisante d’une tarîqah sans avoir de réelle irâdah : sans irâdah, pas de sulûk 6 .

L’absence de réponse pure et simple du Cheikh à la question que lui pose son murîd, surtout quand celle-ci est réitérée et plus ou moins insistante, peut également être considérée, non pas comme une manière d’éluder un problème en abaissant celui qui la pose mais, au contraire, comme un moyen d’affiner la perception du murîd en orientant son aspiration vers une compréhension plus élevée (ichârah7  tout en évitant d’avoir à employer une formulation qui, parce qu’elle pourrait être alors plus directe et moins allusive (‘ibârah), lui serait dommageable. On peut, en effet, considérer qu’il est plus grave, pour un disciple engagé dans un rapport d’irchâd avec un Maître, de désobéir à une directive formelle que d’avoir une position de désobéissance générale, davantage apparentée alors à de la simple ghaflah. Tout Cheikh régulier et digne de ce nom étant évidemment soucieux de préserver l’intégrité traditionnelle sacrée (hurmah) d’autrui, et de son murîd en particulier, il peut ainsi estimer qu’il est préférable de ne pas soumettre directement celui-ci à une discipline qu’il ne pourrait respecter et choisit pour lui le moindre mal (akhaff ed-dararayn), plutôt que d’avoir à constater et prendre en compte une défaillance qui risquerait d’être ultime 8 .

Le murîd pourra également se souvenir avec bonheur et justesse du adab exposé par l’Imâm Charanî dans ses Lawâqîh qui montre que le Cheikh ne fait pas de remontrance au disciple chez lequel il ne voit aucun bien dans la Voie et que le murîd chanceux est ainsi celui qui fait l’objet de remarques, même publiques :

N° 160 – Se réjouir lorsque le Cheikh le diminue devant ses frères et qu’il le contredit sur tout, même sur ce qu’il y a de plus infime, car cela est une preuve de l’intensité avec laquelle il prend soin de lui et de l’espoir qu’il fonde sur lui pour le bien et son élévation ; s’il n’en était pas ainsi, il l’aurait délaissé comme il fait pour ceux chez qui il ne voit aucun bien. Le mourîd prendra garde à ne pas suivre le désir de sa nafs et à se détourner de son Cheikh en disant : « C’est une preuve que mon cheikh me déteste et ne me voit pas ! ».

Sans pouvoir développer ici des considérations qui s’écarteraient trop du sujet direct du présent article, remarquons néanmoins que les deux modalités d’enseignement évoquées correspondent, d’une part, évidemment à ce que l’on pourrait appeler un mode vibratoire sonore (la voix, la parole) et son interruption (le silence) et, d’autre part, à un mode vibratoire lumineux (la vue) qui peut, également, être mis en oeuvre activement (par le regard = nadhar, nadhrah) ou interrompu (interruption qui correspond donc, dans son ordre, au silence dans l’ordre lumineux), suivant les besoins et les nécessités de la pédagogie initiatique 9 .

Signalons enfin un aspect que nous n’avions initialement pas pensé mentionner ici, certainement en raison de son caractère en quelque sorte technique et plus uniquement individuel, mais qui nous semble pouvoir trouver sa place sous le rapport que les rites qui, selon René Guénon, peuvent être considérés comme des « symboles agis », sont donc intrinsèquement porteurs d’enseignements. Il se peut en effet que le Cheikh responsable de l’accomplissement d’un rite collectif (par exemple et typologiquement un dhikr) ou celui qui l’y représente, ait à s’interrompre lui-même en cours de séance lorsqu’il est amené à constater des dysfonctionnements trop importants. Avant d’être amené à appeler ouvertement (‘ibârah) à plus d’écoute, le silence du Cheikh est alors le moyen minimal (ichârah) de faire appel à l’audition (sam‘) de chacun, faculté dont la mise en œuvre est essentielle pour assurer notamment la cohérence et l’harmonie de l’ensemble 10. Pour faire suite à la remarque précédente, on peut ainsi remarquer qu’à la différence de la vue et de la parole l’audition ne peut être naturellement interrompue. On peut, en effet, entendre en quelque sorte plus ou moins « activement » ou « passivement », l’acuité avec laquelle on peut exercer cette faculté dépendant principalement et directement de la capacité intérieure à exercer ou pas et à diriger correctement sa concentration. C’est pourquoi la qualité qui l’accompagne (c’est-à-dire la qualité de l’écoute) conditionne effectivement, quel que soit le contexte collectif ou plus directement personnel, la capacité à entendre mais surtout à comprendre correctement un enseignement vocal extérieur ; et l’on comprend ainsi l’intérêt qu’un Cheikh peut avoir, dans son enseignement, à solliciter l’attention et la concentration de son disciple en passant d’un mode vocal, dans lequel ce dernier peut être plus ou moins passif, à un mode silencieux, nécessairement plus exigeant et plus qualitatif.

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Pour conclure ici ces quelques généralités (que nous illustrons, ci-dessous, par des références à la sunnah muhammedienne) sur l’absence de directive formelle du Cheikh envers son disciple (‘ibârah), on pourra rappeler que la fonction essentielle du Cheikh, dans l’accomplissement de la fonction d’enseignement, est de veiller toujours et par tous les moyens réguliers dont il dispose à son élévation spirituelle effective. Comme on l’a vu précédemment, le disciple a tout intérêt à aiguiser activement son attention, ne serait-ce que dans le plus banal des dialogues, en vue de percevoir et de comprendre les formulations allusives (ichârât) qui lui sont destinées et à s’inquiéter d’une absence totale de toute manifestation d’intérêt du Cheikh à son égard qui pourrait être le reflet 11 de l’irrégularité de sa propre situation.

Le silence du Cheikh, surtout lorsqu’il exprime une volonté consciente de sa part, n’est pas un acte sans conséquence que le murîd peut ignorer ou se contenter de constater sans réagir, à moins de sortir ipso facto d’une perspective initiatique. C’est une disposition méthodique régulière qui met le disciple, lorsqu’il est sincère dans sa recherche de progression spirituelle effective, devant la nécessité d’effectuer une réelle introspection et un examen attentif de sa propre situation en vue de la réformer éventuellement à la mesure de ses possibilités, toutes attitudes qui sont à la base de l’exigence qui conditionne le Travail initiatique véritable.

w-Allah a’lam

Mohammed Abd es-Salâm

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Ahâdîth

« Abou Oumèma, qu’Allah l’agrée, rapporte : le Messager d’Allah, prière et paix sur lui, dit: « Préparez-vous contre ce village dont les habitants sont transgresseurs [il parlait de Khaybar] et que ne vienne pas celui dont la monture est désobéissante ou faible ». Abou Hourayra, qu’Allah l’agrée, partit chez sa mère et dit : « Donne-moi mes affaires car le Messager d’Allah a ordonné de se préparer à partir au combat. Tu pars, dit-elle, alors que tu sais que je ne peux sortir qu’avec toi ?! » « Mais je ne peux pas manquer à l’ordre du Messager d’Allah, prière et paix sur lui » répondit-il.

Elle sortit alors son sein et le supplia par le lait qu’il en avait tété. Puis elle partit secrètement chez le Messager d’Allah et l’informa. Il dit : « Pars, ton affaire est réglée ». Abou Hourayra arriva et le Messager d’Allah, prière et paix sur lui, se détourna de lui. Il dit : « Ô Messager d’Allah ! Je vois que tu te détournes de moi. Je crois qu’on t’a rapporté une chose sur moi. » « C’est toi que sa mère supplie et pour lequel elle sort son sein pour le supplier ? Pensez-vous que, lorsque vous êtes chez vos parents ou chez l’un d’entre eux, vous n’êtes pas dans la voie d’Allah ? On sera vraiment dans la voie d’Allah si l’on est bon envers eux et que l’on accomplit ses devoirs envers eux ».

Abou Hourayra dit : « Je suis resté après cela deux années sans partir au combat jusqu’à ce qu’elle mourut » 12 .

Commentaires

On voit que le Prophète ﷺ fait d’emblée le choix de ne pas s’exprimer formellement sur le sujet. Il adopte un comportement corporel évocateur pour exprimer son désaccord ﷺ, attitude qui ne manque pas de faire réagir Abou Hourayra pour aboutir à une réponse explicative exprimée en termes généraux.

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Les Sahâbah décrivent la générosité du Prophète ﷺ … et comment elle s’exprime

Tabarani a dit : « Ali -qu’Allah soit Satisfait de lui- a dit : « Quand on demandait une chose au Prophète ﷺ et qu’il voulait la faire, il disait : oui. Et quand il ne voulait pas la faire, il se taisait et ne disait jamais : non. »13

Commentaires

Par générosité envers celui qui effectue une demande, le Prophète  utilise le silence pour indiquer (ichârah) son refus ou sa désapprobation (le motif n’en étant pas précisé) plutôt que d’avoir à la lui exprimer plus expressément (‘ibârah).

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l’Imâm Charanî écrivait ceci, il y a presque 500 ans (2° moitié du 10° siècle de l’Hégire) :

« Les voies d’initiation à Dieu, ainsi que les hommes, n’existent plus depuis longtemps. Maintenons-nous dans le vestibule du Jugement dernier ; en fait, nous voyons des walî initier et former des hommes jusqu’à leur mort, sans que nul parmi ces derniers n’éclose après eux. »

Il a aussi dit dans un autre passage de l’ouvrage : « La raison pour laquelle les gnostiques cessent d’aspirer à la dignité de Chaykh et à assurer l’éducation des hommes à cette époque-ci, est qu’ils sont témoins du foisonnement des épreuves qui s’abattent nuit et jour sur les hommes en affectant leur cœur et leur âme. Ils savent par ailleurs que la situation ne fait que régresser, à tel point que si quelqu’un parmi les maîtres voulait imposer son autorité à un disciple, il se relèverait impuissant à repousser loin du disciple une quelconque difficulté.

Il se pourrait même que cette difficulté se retourne contre le maître en guise de sommation, à cause de son comportement. La situation est difficile et elle ne cessera d’empirer jusqu’à l’avènement du Jugement Dernier. »

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Extrait du adab 132 des Lawâqîh de l’Imâm Charânî

« On a vu, plus haut dans le chapitre, que le disciple ne doit pas presser le Cheikh à répondre lorsqu’il lui a fait part d’un événement qui lui est arrivé ou d’une question concernant les états spirituels de la Voie.

Il s’agit certainement du adab suivant :

123 – Être patient devant la discussion pressante (mounâquashah) du Cheikh et devant son opposition à ses affaires personnelles, car tout ceci est la meilleure indication que le Cheikh a ressenti chez lui le parfum de la sincérité et que si cela n’avait pas été le cas il l’aurait traité comme un étranger en s’adressant à lui avec bienveillance et en faisant un bon accueil, comme cela a été indiqué plusieurs fois.

Il est plus facile à la nafs d’obéir à un ordre donné avec bienveillance qu’avec rudesse, même s’il est identique. Il peut ainsi arriver qu’un Cheikh maltraite un peu son disciple pour éprouver son aptitude à maîtriser ses réactions, ce qu’on ne fait pas pour un hôte ou un étranger que l’on accueille.

Au contraire, il se réjouira du Cheikh quand celui-ci ne lui répondra pas à ce propos. Les Maîtres disent qu’il doit, quand il ne répond pas à ses questions, lui prescrire des actes qui lèveront le voile concernant ce qu’il a demandé pour la progression vers ce qui est plus élevé et plus noble que ce qu’il recherchait, s’il est apte à cela. Car si sa science précède sa demeure spirituelle il pourrait se suffire par cette science et prétendre au maqâm de son Cheikh sans détenir la réalisation effective correspondante. Et Allah est plus Savant. »

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Article connexe

Trois modalités principales d’enseignement personnel 

ARTICLE THÉMATIQUE correspondant

MAITRE SPIRITUEL ET ENSEIGNEMENT


  1. Afin d’éviter tout malentendu, précisons que les réflexions que nous développons dans ces deux articles concernent uniquement ce qui est du domaine personnel propre à la relation établie entre le Cheikh et le murîd par un pacte d’enseignement initiatique (bay’ah), à la différence du domaine général du simp]le tabarruk qui, par définition, n’implique pas de relation personnelle particulière d’obédience disciplinaire et méthodique. []
  2. « [L’idée] «de «silence» doit être rapportée ici aux choses qui, en raison de leur nature même, sont inexprimables, tout au moins directement et par le langage ordinaire ; une des fonctions générales du symbolisme est effectivement de suggérer l’inexprimable, de la faire pressentir, ou mieux « assentir », par les transpositions qu’il permet d’effectuer d’un ordre à un autre, de l’inférieur au supérieur, de ce qui est le plus immédiatement saisissable à ce qui ne l’est que beaucoup plus difficilement ; » Extraits du chapitre « Mythes, mystères et symboles », in Aperçus sur l’Initiation » de René Guénon. []
  3. Ces attitudes correspondent respectivement à la sunnah qui consiste à couvrir la nudité (sitr al-‘awrah) de son frère ou à ne pas la découvrir davantage (kachf al-‘awrah) ; et l’on voit en quoi les notions de préservation de la sacralité personnelle, de pudeur et de simple discrétion peuvent s’entendre ici dans un sens en quelque sorte technique assez inhabituel. []
  4. Conformément au récit coranique bien connu et à la règle de grammaire arabe correspondante, la multiplicité et le pluriel sont effectifs à partir de trois. []
  5. Cf. à ce sujet la citation de l’Imâm Charânî ci-dessous, ainsi que Raréfaction des Maîtres de la Voie ou des disciples ? et « Où sont le maître et le disciple remplissant les conditions requises ? » – Sidî al-Hassan ibn Mas’ûd Al-Yûssî []
  6. Comme on l’a vu précédemment, il est toujours bénéfique, pour tout murîd digne de ce nom, de veiller à se demander méthodiquement en quoi consiste, se manifeste et s’exprime réellement sa propre irâdah. []
  7. Cf. le adab 132 de l’Imâm Charânî, ci-dessous []
  8. Cf. notre article précédent, au sujet du « âdhâ firâqu baynî wa baynak«  []
  9. Cf. la parole du Cheikh Abu-l-Hassan Châdhilî, mise en exergue de nos récents articles, et ce qui est dit des Saints connus pour la puissance de leur regard (par exemple sidi Ahmed el-Badawî -qu’Allah soit Satisfait d’eux), pour ce qui est connu de plus « spectaculaire » à ce sujet. []
  10. Il est impossible d’assurer la nécessaire cohérence vibratoire de l’ensemble si, dans l’accomplissement d’un dhikr collectif, chaque participant ne règle pas très scrupuleusement sa propre activité vocale sur celle du dirigeant et des autres participants []
  11. Le terme reflet pouvant, selon le symbolisme bien connu,  être considéré ici au sens propre comme au sens figuré, s’agit-il d’ailleurs ultimement de l’indifférence du Cheikh envers son disciple ou de l’inverse ? []
  12. Extrait de Hayâtu-s-Sahâbah Vie des Compagnons de Mohammed Youssef al-Kandahlawî – Éditions Le Figuier ; nous avons essayé d’améliorer la traduction quand c’était possible in châ Allah []
  13. Extrait de Hayâtu-s-Sahâbah Vie des Compagnons de Mohammed Youssef al-Kandahlawî – Editions Le Figuier. []

par le 2 août 2014, mis à jour le 9 août 2015

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