Les « 7 catégories » de maîtres et les « 12 qualités » qu’ils doivent revêtir – Cheikh Mohammed Abû-l-Hudâ Al-Çayyâdî

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بسم الله الرحمن الرحيم الحمد لله

والصلاة والسلام على سيدنا محمد رسول الله وآله وصحبه ومن والاه

 

Nous proposons à nos lecteurs cet extrait d’un petit traité consacré aux « convenances spirituelles (Âdâb) du Cheikh et du murîd » rédigé en 1889 (1307h) par le cheikh rifâî Mohammed Abû-l-Hudâ Al-Çayyâdî (m. 1909) que nous avons récemment évoqué.

L’intérêt de cette épître, intitulée Al-‘Iqdu-n-nadhîd fî âdâbi-ch-Chaykh wa-l-murîd réside notamment dans le fait qu’elle a été composée sur l’ordre du Prophète ﷺ qui, au terme d’une longue vision, dit à l’auteur :

 « Rédige une épître sur les convenances spirituelles (âdâb) du Cheikh et du murîd et n’oublie pas [de mentionner] la particularité (fadl) de la tarîqah du Seyyid Ahmed Al-Rifâ’î car elle ma voie (tarîqatî), [celle] à laquelle je suis lié (muttu) »

A l’exclusion du dernier chapitre consacré au Cheikh fondateur en réponse à cette demande prophétique, le reste du traité constitue un rappel d’enseignements généraux qui, malgré une référence quasi exclusive aux maîtres de la Rifa’iyyah, en fait un mémento très utile sur le sujet.

Notons à ce propos que le passage retenu par nous renvoie à l’autorité de « Connaissants » (‘Ârifûn) sans davantage de précision. Nous avons de plus trouvé dans les pages de la revue Al-Muslim une citation identique tirée d’une épître publiée quelques années plus tard (1314h.) par un cheikh ahmadî 1 contemporain, Sidî Mohammed Chams al-Dîn Al-Çaghîr 2 .

 

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Extrait d’ Al-‘Iqdu-n-nadhîd fî âdâbi-ch-Chaykh wa-l-murîd

Les Connaissants ont déclaré : « Les maîtres (machaykh) se divisent en sept catégories (aqsâm):

  1. Un cheikh qu’Allah a rendu cheikh (cheikhun chayyakha-hu Allah3 par Sa grâce providentielle (tawfîqi-Hi)
  2. Un cheikh que le Prophète ﷺ a rendu cheikh par sa guidance (irchâd)
  3. Un cheikh que le Coran a rendu cheikh par sa méditation (tadabbur)
  4. Un cheikh que la science a rendu cheikh par son apprentissage (ta’allum)
  5. Un cheikh que l’époque (zamân) a rendu cheikh par son déroulement [cyclique ] (murûr4
  6. Un cheikh que les frères ont rendu cheikh par leur accord unanime à son sujet (ijma’ihim ‘alayh)
  7. Un cheikh que la passion (hawâ) et la prétention (da’wâ) ont rendu cheikh : celui-ci est perdu (hâlik5 .

Et le cheikh « qui fait cheminer » (mussallik) doit revêtir les 12 qualités (çifah) suivantes6 :

  • Deux qualités provenant de la Présence (Hadrah) d’Allah : la mansuétude (hilm) et le pardon (satr7
  • Deux qualités provenant de la Présence du Prophète ﷺ: la bienveillance (ra’fah) et la miséricorde (rahmah8
  • Deux qualités provenant de la Présence du plus grand Confirmateur [de la vérité] (aç-Çiddîq al-akbar9 : la sincérité (çidq) et l’adhésion profonde à la vérité (taçdîq)
  • Deux qualités provenant de la Présence du plus immense Discriminateur (al-Fârûq al-a’dham10 : le commandement du bien et l’interdiction du mal (al-amr bi-l-ma’rûf wa nahî ‘an al-munkar11
  • Deux qualités provenant de la Présence de ‘Othman « aux deux Lumières » (dhu-n-Nurayn12 : la pudeur (hayâ’) et la soumission (taslîm)
  • Deux qualités provenant de la Présence de ‘Alî « Celui qui revient à la charge » [durant le combat] (al-Karâr13 : l’ascèse (zuhd) la plus parfaite et le courage (chajâ’)14 .

Ainsi quand le cheikh se caractérise par ces qualités de manière permanente 15 et que ses caractères (chyam) ont été purifiés [des défauts de l’âme] , il devient digne d’être pris comme un exemple à suivre (qudwah) dans la voie 16 .

Cheikh Mohammed Abû-l-Hudâ Al-Çayyâdî

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V4 – 26 octobre 2015

  1. C’est-à-dire, selon l’usage habituel, un représentant de la tarîqah fondée par un autre des quatre Pôles, lui aussi prénommé Ahmed, le Cheikh Al-Badawî – qu’Allah soit Satisfait de lui, préserve sa tombe et l’illumine, Amîn ! L’édition originale de l’épître en question, intitulée Jawhar ath-thamîn fî âdâb al-Machaykh wa-l-murîdîn, indique que son auteur était aussi un représentant de la khalwatiyyah. []
  2. Le passage cité par Al-Muslim correspond seulement au deuxième paragraphe de notre citation, cependant, après vérification sur l’épître originale, nous pouvons affirmer qu’on y retrouve l’intégralité du passage traduit par nous. S’agit-il d’un emprunt au Cheikh Abû-l-Hudâ ou d’une citation d’une même source commune, nous ne sommes malheureusement pas en mesure de le préciser dans l’état actuel de nos informations. []
  3. Nous rendons de manière aussi littérale que possible cette formule qui semble assez inhabituelle en arabe. Dans un autre contexte on aurait pu traduire « un vieillard qu’Allah a fait vieillir » . []
  4. Voir aussi : « Le Connaissant véritable est le connaissant de son temps » []
  5. On observera ici que seul un cas sur les sept énumérés est qualifié négativement ce qui laisse six « causes » ou « modalités » légitimes d’accès à la fonction de cheikh. Par ailleurs, sur un plan plus applicatif, les « causes » de l’accession à la fonction de cheikh peuvent certainement être multiples, il y a donc lieu d’envisager que l’appartenance à une  catégorie particulière soit déterminée par la « cause »  dominante ou encore qu’un même cheikh puisse appartenir à plusieurs catégories à la fois, w’Allahu a’lam ! La mention de ces « causes » ne doit pas faire oublier qu’en dernier lieu c’est la transmission d’une autorisation initiatique régulière qui consacre ladite fonction quelles que soient les « causes » initiales qui aient pu prédisposer un initié à endosser la fonction de cheikh. Cette donnée fondamentale, énoncée à maintes reprises par René Guénon mais aussi par de grands Maîtres islamiques comme l’Imam Cha’ranî, ne doit pas être perdue de vue par ceux qui sont à la recherche d’un maître spirituel ; en effet, quiconque exerce le rôle de cheikh sans avoir reçu une telle autorisation peut être considéré comme faisant partie de la septième catégorie décrite ci-dessus, s’illusionnant lui-même avec ceux qui le suivent. []
  6. On peut aussi considérer que ce sont des qualités que doit chercher à acquérir tout initié mohammédien, indépendamment de savoir s’il est destiné à exercer une fonction d’enseignement. []
  7. Litt. le fait de « couvrir » [les fautes commises ou les « nudités »]. La version du cheikh Mohammed Chams al-Dîn reprise dans Al-Muslim indique « le secret » (sirr), ce qui est peut-être une coquille de l’imprimeur. []
  8. Cf. les derniers versets de la sourate 9 « at-Tawbah » : « Un Envoyé est venu à vous d’entre vous-même […] il est bienveillant et miséricordieux envers les croyants ».  []
  9. C’est-à-dire le premier Calife bien-guidé Abû Bakr et beau-père du Prophète ﷺ – qu’Allah soit Satisfait de lui. Le surnom de Çiddîq lui fut donné à la suite de l’épisode de l’Isrâ’ et du Mi’râj où il confirma les dires du Prophète ﷺ sans même l’avoir entendu à ce sujet. []
  10. C’est-à-dire le deuxième Calife bien-guidé ‘Umar Al-Khattab et beau-père du Prophète ﷺ– qu’Allah soit Satisfait de lui. []
  11. A ce sujet nous recommandons le livre paru aux éditions Al-burda sous le titre « Ordonner le bien et interdire le mal en Islam ( Principes-modalités-conditions) » qui est une synthèse intéressante sur le sujet destinée aux musulmans de notre époque et en particulier à ceux vivant en Occident. []
  12. Il s’agit du troisième Calife bien-guidé et beau-fils du Prophète ﷺ qu’on surnomme ainsi en référence au fait qu’il eu pour épouses deux des filles du Prophète ﷺ . []
  13. Il s’agit du troisième Calife bien-guidé et beau-fils du Prophète ﷺ . []
  14. On notera en passant que la réalisation du Califat véritable, qu’il s’agisse de la lieutenance d’Allah sur terre ou de celle de Son Prophète ﷺ, d’un point de vue exotérique ou ésotérique, apparaît ainsi liée indissolublement à la réalisation de ces 12 qualités qui trouvent leur synthèse ultime et leur perfection manifestée dans le modèle prophétique mohammédien. Toute prétention à la fonction califale sans la réalisation correspondante de ces qualités, au moins à un certain degré (cf. note 16) , constituerait par conséquent une contrefaçon ou une « subversion » de ladite fonction. Ne serait-il pas plus juste dans ce cas de parler d’un « contre-Califat » ? Sur la « subversion » et les étapes de la dégénérescence qui y mènent cf. René Guénon Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, en particulier chap. XXIX, XXXVIII et XXXIX. []
  15. Litt : « et que son pied est ferme dans celles-ci » . []
  16. Le degré d’acquisition de ces qualités est cependant relatif, comme l’indique le Cheikh Châdhilî Mohammed Mâdhî Abu-l-’Azâ’im (m. 1937) dans son ouvrage Âdâb Âl al-‘Azâ’im : « Le guide (murchîd) est le lieutenant (khalîfâ) de l’Envoyé d’Allah ﷺ[…], ne peut procéder au rattachement (yu‘âhid) d’un murîd qu’un Connaissant seigneurial (‘Ârif rabbaniyan) à l’image parfaite de l’Envoyé d’Allah ﷺ, à la mesure de son époque (bi hissabi zamâni-hi) et non sous le rapport de la réalité Mohammédienne parfaite (lâ bi-hissab al-ma’ânî al-Mohammediyyah al-kâmilah) ». Il y a donc lieu de considérer le temps dans lequel s’exerce une fonction de guidance et par conséquent une certaine dégénérescence cyclique inévitable qui affecte tant les maîtres spirituels que leurs disciples. Dans l’ordre extérieur, la disparition du califat ottoman au 20e siècle peut être comprise elle-même comme une une conséquence d’une telle dégénérescence qui rend difficile, voire impossible, le maintient d’un pouvoir temporel traditionnel . A ce propos, on notera que le Cheikh Abu-l-Azâ’im que nous avons cité participa activement à la fin de sa vie à certains projets de restauration traditionnelle du Califat en Égypte – projets que, pensons-nous, René Guénon suivait avec une certaine attention (voir ici et ici par ex.) et une compréhension profonde de ce qu’ils impliquaient – mais que ceux-ci ne purent significativement aboutir ; ceci est d’autant plus remarquable que le Cheikh Abu-l-Azâ’im était doué d’une connaissance peu commune de la science du jafr qui « est une application des sciences [cosmologiques] à la prévision des événements futurs ; et cette application où interviennent naturellement les « lois cycliques » […] présente, pour qui sait la comprendre et l’interpréter (car il y a là comme une sorte de « cryptographie », ce qui n’est d’ailleurs pas plus étonnant au fond que la notation algébrique), toute la rigueur d’une science exacte et mathématique » (René Guénon, « L’ésotérisme islamique » ) . Michel Vâlsan, se basant sur Al-Qachânî (cf. Études Traditionnelles, 1963, p. 267.) , a défini cette science, « connue extérieurement surtout par des applications divinatoires dans l’ordre politique », comme étant, dans sa réalité la plus profonde, une « science interprétative » du Coran et une « technique opérative » propre au Mahdî définie plus largement comme « un magistère apocalyptique de transposition et d’universalisation spirituelles, engageant toutes les forces sacrées et s’appliquant à l’ensemble du domaine traditionnel » et il renvoyait à cette occasion aux dernières lignes du chapitre XL des Aperçus sur l’initiation de René Guénon : « ce redressement devra d’ailleurs être préparé, même visiblement, avant la fin du cycle actuel ; mais il ne pourra l’être que par celui qui, unissant en lui les puissances du Ciel et de la Terre, celles de l’Orient et de l’Occident, manifestera au dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans celui de l’action, le double pouvoir sacerdotal et royal conservé à travers les âges, dans l’intégrité de son principe unique, par les détenteurs cachés de la Tradition primordiale. Il serait d’ailleurs vain de vouloir chercher dès maintenant à savoir quand et comment une telle manifestation se produira, et sans doute sera-t-elle fort différente de tout ce qu’on pourrait imaginer à ce sujet ; les « mystères du Pôle » (el-asrâr-el-qutbâniyah) sont assurément bien gardés, et rien n’en pourra être connu à l’extérieur avant que le temps fixé ne soit accompli ». On ne manquera pas de méditer ce dernier avertissement qui, pensons-nous, engage davantage à l’effort sur soi et à la réalisation des qualités décrites plus haut – seules garantes, répétons-le, d’une véritable « restauration » traditionnelle – qu’à la prospection inconsidérée dans ce domaine réservé par nature. [On ajoutera à ces réflexions un détail qui nous paraît bien significatif et que nous avons relevé après la parution de ce travail : dès l’annonce de la suppression du Califat ottoman en 1924, le Cheikh Abu-l-Azâ’im fonda une association visant à manifester son opposition à cette décision sans précédent, association dont le nom distinctif était : « La revivification des caractères mohammédiens » (Ihyâ’u-l-akhlâqi-l-mohammediyyah) ! ] []

par le 14 août 2014, mis à jour le 17 novembre 2016

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