« Les fissures de la Grande Muraille » de René Guénon – Commentaire (M.A.S.)

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Chapitre XXV

LES FISSURES DE LA GRANDE MURAILLE

Quelque loin qu’ait pu être poussée la « solidification » du monde sensible, elle ne peut jamais être telle que celui-ci soit réellement un « système clos » comme le croient les matérialistes ; elle a d’ailleurs des limites imposées par la nature même des choses, et plus elle approche de ces limites, plus l’état qu’elle représente est instable ;

Nous ne pouvons revenir pour l’instant sur ce que René Guénon appelle ici « la « solidification » du monde sensible ». Retenons simplement qu’il s’agit de la qualification d’un stade majeur du monde actuel qui est à situer dans le processus général de dégénérescence cyclique. Ainsi que l’a exprimé l’auteur, ce stade (qui est proche de l’achèvement du cycle dans lequel se trouve l’ensemble de l’humanité actuelle) est caractérisé par le développement conjoint de la négation du supra-humain et de la considération exclusive de l’ordre matériel, grossier par nature.

en fait, comme nous l’avons vu, le point correspondant à ce maximum de « solidité » est déjà dépassé, et cette apparence de « système clos » ne peut maintenant que devenir de plus en plus illusoire et inadéquate à la réalité. Aussi avons-nous parlé de « fissures » par lesquelles s’introduisent déjà et s’introduiront de plus en plus certaines forces destructives ; suivant le symbolisme traditionnel, ces « fissures » se produisent dans la « Grande Muraille » qui entoure ce monde et le protège contre l’intrusion des influences maléfiques du domaine subtil inférieur (1).

L’auteur choisit lui-même de prendre le terme de « fissures » pour désigner les ouvertures qui s’opèrent à la partie inférieure de ce système devenu clos : « Petite fente d’origine généralement accidentelle dans quelque chose de continu. Fissure d’un mur, d’un vase. Synon. partiels crevasse, fêlure, lézarde (…) ».

Ce processus ancien subit une aggravation croissance au sein de la protection de la « Grande Muraille » ; et il y a fort à penser que l’état actuel des choses est certainement bien pire de nos jours, c’est-à-dire, près d’un demi-siècle après l’écriture du Règne de la Quantité.

Pour bien comprendre ce symbolisme sous tous ses aspects, il importe d’ailleurs de remarquer qu’une muraille constitue à la fois une protection et une limitation ; en un certain sens, elle a donc, pourrait-on dire, des avantages et des inconvénients ; mais, en tant qu’elle est essentiellement destinée à assurer une défense contre les attaques venant d’en bas, les avantages l’emportent incomparablement, et mieux vaut en somme, pour ce qui se

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[1] Dans le symbolisme de la tradition hindoue, cette « Grande Muraille » est la montagne circulaire Lokâloka, qui sépare le « cosmo » (loka) des « ténèbres extérieures » (aloka) ; il est d’ailleurs bien entendu que ceci est susceptible de s’appliquer analogiquement à des domaines plus ou moins étendus dans l’ensemble de la manifestation cosmique, d’où l’application particulière qui en est faite, dans ce que nous disons ici, par rapport au seul monde corporel.

trouve contenu dans cette enceinte, être limité de ce côté inférieur que d’être incessamment exposé aux ravages de l’ennemi, sinon même à une destruction plus ou moins complète.

Nous avons souligné ailleurs l’intérêt que peut présenter l’usage de rites de protection dans un cadre initiatique, notamment en ce qui concerne la première grande phase de la réalisation spirituelle, qui se situe dans et à travers le domaine psychique, notamment par la pratique du Hizb el-Bahr châdhilî. Cette remarque se trouve ici renforcée quand on sait que la ‘azîmah (c’est-à-dire une succession d’invocations qui spécifient et déterminent en quelque sorte l’action et l’efficacité générales du Hizb), qui lui est adjointe, dans certains rituels, utilise le symbolisme évoqué ici par René Guénon, lors de l’évocation de la protection opérée par un « mur » autour de la « Médine de l’Envoyé » ﷺ ; or on sait que cette protection est en rapport direct avec l’incapacité de l’Antéchrist à entrer dans l’enceinte ainsi constituée et l’on voit donc l’intérêt que peut constituer pour l’être qui l’évoque, de participer à cette fonction ultime, en rapport avec la présence prophétique ﷺ.

Du reste, en réalité, une muraille n’est pas fermée par le haut et par conséquent n’empêche pas la communication avec les domaines supérieurs, et ceci correspond à l’état normal des choses ; à l’époque moderne, c’est la « coquille » sans issue construite par le matérialisme qui a fermé cette communication.

Sur le matérialisme, son apparition et ses conséquences, voir La Crise du Monde Moderne.

Or, comme nous l’avons dit, la « descente » n’étant pas encore achevée, cette « coquille » ne peut que subsister intacte par le haut, c’est-à-dire du côté où précisément le monde n’a pas besoin de protection et ne peut au contraire que recevoir des influences bénéfiques ;

Après avoir rappelé à quoi correspond le symbolisme de la Grande Muraille, René Guénon procède maintenant à la description détaillée des phases de l’atteinte à son intégrité.

les « fissures » ne se produisent que par le bas, donc dans la véritable muraille protectrice elle-même, et les forces inférieures qui s’introduisent par là rencontrent d’autant moins de résistance que, dans ces conditions, aucune puissance d’ordre supérieur ne peut intervenir pour s’y opposer efficacement ;

Dans l’équilibre des puissances en cause la seule présence d’une influence d’origine supérieure accomplit une action véritable, même si elle n’est pas perceptible extérieurement, et sa seule absence actualise un réel déséquilibre qui profite aux puissances adverses. On comprend l’intérêt véritable que constitue, par exemple, la préservation des centres spirituels ainsi que la participation, plus ou moins consciente et régulière, à leur activité.

le monde se trouve donc livré sans défense à toutes les attaques de ses ennemis, et d’autant plus que, du fait même de la mentalité actuelle, il ignore complètement les dangers dont il est menacé.

L’auteur aborde maintenant l’évocation du symbolisme islamique correspondant.

Dans la tradition islamique, ces « fissures » sont celles par lesquelles pénétreront, aux approches de la fin du cycle, les hordes dévastatrices de Gog et Magog (1), qui font d’ailleurs des efforts incessants pour envahir notre monde ;

Les sources traditionnelles donnent des descriptions plus ou moins détaillées des entités ainsi désignées. On ne peut, quoi qu’il en soit, écarter la possibilité qu’il existe une correspondance entre ce dont il est question ici et certaines des manifestations contemporaines que l’on voit se développer régulièrement à la surface de la terre. On ne peut non plus exclure que ces correspondances existent également entre différents domaines plus ou moins grossiers et subtils, à différents niveaux de la société humaine, comme également au sein de l’être lui-même. C’est la raison pour laquelle il semble important de prendre en compte ces considérations dans une optique initiatique afin de prendre conscience de la réalité des dangers propres aux temps actuels et d’apprécier au mieux l’attitude qu’il convient d’adopter dans les différents aspects propres au Travail qui peut régulièrement et valablement être effectué en ce domaine.

ces « entités », qui représentent les influences inférieures dont il s’agit, et qui sont considérées comme menant actuellement une existence « souterraine », sont décrites à la fois comme des géants et comme des nains, ce qui, suivant ce que nous avons vu plus haut, les identifie, tout au moins sous un certain rapport, aux « gardiens des trésors cachés » et aux forgerons du « feu souterrain » qui ont aussi, rappelons-le, un aspect extrêmement maléfique ; au fond, c’est bien toujours du même ordre d’influences subtiles « infra-corporelles » qu’il s’agit en tout cela (2). A vrai dire, les tentatives de ces « entités » pour s’insinuer dans le monde corporel et humain sont loin d’être une chose nouvelle, et elles remontent tout au moins jusque vers les débuts du Kali-Yuga, c’est-à-dire bien au-delà des temps de l’antiquité « classique » auxquels se limite l’horizon des historiens profanes. A ce sujet, la tradition chinoise rapporte, en termes symboliques, que « Niu-Koua (sœur et épouse de Fo-hi, et qui est dite avoir régné conjointement avec lui) fondit des pierres des cinq couleurs (1) pour réparer une déchirure qu’un géant avait faite dans le ciel » (apparemment, quoique ceci ne soit pas expliqué clairement, en un point situé sur l’horizon terrestre) (2) ; et ceci se réfère à une époque qui précisément n’est postérieure que de quelques siècles au commencement du Kali-Yuga.

Seulement, si le Kali-Yuga tout entier est proprement une période d’obscuration, ce qui rendait dès lors possibles de telles « fissures », cette obscuration est bien loin d’avoir atteint tout de suite le degré que l’on peut constater dans ses dernières phases, et c’est pourquoi ces « fissures » pouvaient alors être réparées avec une relative facilité ;

La formation des « fissures » de la « Grande Muraille » est loin d’être récente. C’est surtout, dans les phases finales du cycle, la difficulté, voire l’impossibilité, de les réparer qu’il convient de prendre en compte, en considération évidente des conséquences qui en découleront.

il n’en fallait d’ailleurs pas moins exercer pour cela une constante vigilance, ce qui rentrait naturellement dans les attributions des centres spirituels des différentes traditions. Il vint ensuite une époque où, par suite de l’excessive « solidification » du monde, ces mêmes « fissures » furent beaucoup moins à redouter, du moins temporairement ; cette époque correspond à la première partie des temps modernes, c’est-à-dire à ce qu’on peut définir comme la période spécialement mécaniste et matérialiste, où le « système clos » dont nous avons parlé était le plus près d’être réalisé, autant du moins que la chose est possible en fait.

René Guénon reprend en détail l’exposé des phases dont il a déjà parlé précédemment et insiste encore sur la « responsabilité » du matérialisme.

Maintenant, c’est-à-dire en ce qui concerne la période que nous pouvons désigner comme la seconde partie des temps modernes, et qui est déjà commencée, les conditions, par rapport à celles de toutes les époques antérieures, sont assurément bien changées : non seulement les « fissures » peuvent de nouveau se produire de plus en plus largement, et présenter un caractère bien plus grave que jamais en raison du chemin descendant qui a été

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[1] Ces cinq couleurs sont le blanc, le noir, le bleu, le rouge et le jaune, qui dans la tradition extrême-orientale correspondent aux cinq éléments, ainsi qu’aux quatre points cardinaux et au centre.
[2] Il est dit aussi que « Niu-koua coupa les quatre pieds de la tortue pour y poser les quatre extrémités du monde », afin de stabiliser la terre ; si l’on se reporte à ce que nous avons dit plus haut des correspondances analogiques respectives de Fo-hi et de Niu-koua, on peut se rendre compte que, d’après tout cela, la fonction d’assurer la stabilité et la « solidité » du monde appartient au côté substantiel de la manifestation, ce qui s’accorde exactement avec tout ce que nous avons exposé ici à cet égard.

parcouru dans l’intervalle, mais les possibilités de réparation ne sont plus les mêmes qu’autrefois ; en effet, l’action des centres spirituels s’est fermée de plus en plus, parce que les influences supérieures qu’ils transmettent normalement à notre monde ne peuvent plus se manifester à l’extérieur, étant arrêtées par cette « coquille » impénétrable dont nous parlions tout à l’heure ;

Comment, une cinquantaine d’années plus tard, ne pas admettre la justesse et l’actualité de telles constatations ? Et que faire d’autre que de considérer avec réalisme la nature de l’interrogation que formulait alors René Guénon ?

où donc, dans un semblable état de l’ensemble humain et cosmique tout à la fois, pourrait-on bien trouver une défense tant soit peu efficace contre les « hordes de Gog et Magog » ?

Ce n’est pas tout encore : ce que nous venons de dire ne représente en quelque sorte que le côté négatif des difficultés croissantes que rencontre toute opposition à l’intrusion de ces influences maléfiques, et l’on peut y joindre aussi cette espèce d’inertie qui est due à l’ignorance générale de ces choses et aux « survivances » de la mentalité matérialiste et de l’attitude correspondante, ce qui peut persister d’autant plus longtemps que cette attitude est devenue pour ainsi dire instinctive chez les modernes et s’est comme incorporée à leur nature même. Bien entendu, bon nombre de « spiritualistes » et même de « traditionalistes », ou de ceux qui s’intitulent ainsi, sont en fait tout aussi matérialistes que les autres sous ce rapport, car ce qui rend la situation encore plus irrémédiable, c’est que ceux qui voudraient le plus sincèrement combattre l’esprit moderne en sont eux-mêmes presque tous affectés à leur insu, si bien que tous leurs efforts sont par là condamnés à demeurer sans aucun résultat appréciable ; ce sont là, en effet, des choses où la bonne volonté est loin d’être suffisante et où il faut aussi, et même avant tout, une connaissance effective ;

On voit bien que sans réalisation effective toute action entreprise en ce domaine, c’est-à-dire qui se proposerait des visées eschatologiques, est vouée à l’échec et à quel point, sans cette condition préalable, les grands exposés que l’on construit pour les brandir aux yeux des candidats à l’initiation effective ne constituent alors que de vaines causeries inconséquentes qui jouent bien davantage le rôle d’obstacles véritables que celui d’un support réel pour le Travail qu’il conviendrait de faire comme tout préalable.

mais c’est précisément cette connaissance que l’influence de l’esprit moderne et de ses limitations rend tout à fait impossible, même chez ceux qui pourraient avoir à cet égard certaines capacités intellectuelles s’ils se trouvaient dans des conditions plus normales.

Mais outre tous ces éléments négatifs, les difficultés dont nous parlons ont aussi un côté qu’on peut dire positif et qui est représenté par tout ce qui, dans notre monde même, favorise activement l’intervention des influences subtiles inférieures, que ce soit d’ailleurs consciemment ou inconsciemment. Il y aurait lieu d’envisager ici, tout d’abord, le rôle en quelque sorte « déterminant » des agents mêmes de la déviation moderne tout entière, puisque cette intervention constitue proprement une nouvelle phase plus « avancée » de cette déviation, et répond exactement à la suite même du « plan » suivant lequel elle s’est effectuée ; c’est donc évidemment de ce côté qu’il faudrait chercher les auxiliaires conscients de ces forces maléfiques quoique, là encore, il puisse y avoir dans cette conscience bien des degrés différents. Quant aux autres auxiliaires, c’est-à-dire à tous ceux qui agissent de bonne foi et qui, ignorant la véritable nature de ces forces (grâce précisément encore à cette influence de l’esprit moderne que nous venons de signaler), ne jouent en somme qu’un simple rôle de dupes, ce qui ne les empêche pas d’être souvent d’autant plus actifs qu’ils sont plus sincères et plus aveuglés, ils sont déjà presque innombrables et peuvent se ranger en de multiples catégories, depuis les naïfs adhérents des organisations « néo-spiritualistes » de tout genre jusqu’aux philosophes « intuitionnistes », en passant par les savants « métapsychistes » et les psychologues des plus récentes écoles. Nous n’y insisterons d’ailleurs pas davantage en ce moment, car ce serait anticiper sur ce que nous aurons à dire un peu plus loin ; il nous faut encore, avant cela, donner quelques exemples de la façon dont certaines « fissures » peuvent se produire effectivement, ainsi que des « supports » que les influences subtiles ou psychiques d’ordre inférieur (car domaine subtil et domaine psychique sont pour nous, au fond, des termes synonymes) peuvent trouver dans le milieu cosmique lui-même pour exercer leur action et se répandre dans le monde humain.

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par le 24 septembre 2015, mis à jour le 26 septembre 2015

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