Les Noms : d’Allah à Sayyidinâ Adam [LH]

Cet article est extrait d’une étude complète sur la « Prière de la Lumière Essentielle » (an-nûr adh-dhâtî) du Cheikh Abû al-Hasan el-Châdhilî.

Dans ses Fûtuhât, le Cheikh al-Akbar réduit la liste des Noms divins à sept Attributs prototypiques, appelés « Attributs de Perfection » (Çifât al-Kamâl) : la Puissance (al-Qudrah), la Volonté (al-Irâdah), la Science (al-Ilm), la Vie (al-Hayâh), l’Ouïe (al-Sam’), la Parole (al-Kalâm) et le Regard (al-Baçar1 . Ces attributs sont aussi dits « de jonction » en raison de leur correspondance avec les attributs de l’être humain. Ils revêtent, sous ce rapport, une importance technique de premier ordre à l’égard de la doctrine de l’Homme universel (al-Insân al-Kâmil).

 

En effet, l’être ayant réalisé l’un de ces Attributs devient lui-même cet Attribut, ou plutôt, il devient le support à travers lequel Allah manifeste l’Attribut en question, non par l’effet de son individualité qui est alors éteinte, mais en vertu du réceptacle qu’il constitue alors pour la théophanie de l’aspect divin correspondant ; quant à l’Homme Universel, qui a assimilé ou intégré les sept « Attributs de Perfection », donc l’ensemble des Noms et des Attributs divins, il réalise l’analogie constitutive de la manifestation universelle et de sa modalité individuelle humaine, ou encore du macrocosme (al-kawn al-kabir) et du microcosme (al-kawn aç-çaghir), et a atteint la réalisation complète et parfaite de l’être total 2 .

 

A ce propos, Jurjânî établit une analogie entre la Ulûhiyah contenant tous les Noms, et le prophète Adam qui représente « l’Unité synthétisant toutes les formes humaines (çûwar baçhariyya) » 3 . Dans le texte coranique, la connaissance des Noms (en tant qu’ils représentent ou reflètent l’essence des êtres qu’ils désignent) est effectivement liée à la « lieutenance d’Allah sur terre » (Khalîfat-Allâh fî-l-ard). Allah ordonna ainsi aux Anges de se prosterner devant Sayyidinâ Adam à qui Il avait enseigné tous les Noms car Il leur était supérieur du fait qu’il « réalisait » des Noms divins qui se soustrayaient à leur connaissance limitée 4 .

Les écrits de Muhyi ed-Dîn Ibn Arabî livrent par ailleurs certaines indications sur la réalité adamique, mais cette fois envisagée du « point de vue divin » ou plus précisément du point de vue de la Volonté divine qui a présidé à son existenciation :

 

« L’Être Vrai (al-Haqq) voulut, sous le rapport de Ses Noms Excellents qui sont innombrables, voir les entités de ces Noms et si l’on veut, on peut dire tout court (pour éviter d’imaginer une pluralité réelle, alors qu’il ne s’agit que d’une multiplicité de « relation » de Sa Réalité unique) Il voulut voir (toujours sous le même rapport des Noms innombrables) Son Entité (synthétique) dans un être totalisateur qui renferme toute chose, et ceci du fait que Dieu est qualifié par la Grande Générosité en raison de laquelle Il manifeste Son Mystère à cet être (dans lequel Il se complaira intégralement) » 5 .

 

 « [dans le « Petit Homme » (al-Insân aç-çaghîr)] 6 , Allah a mis toutes les réalités (haqâ’iq) du Macrocosme (al-‘alam al-kabîr), de sorte que l’Homme est sorti selon la forme du Monde malgré la petitesse de son corps. Le Monde étant selon la forme de Dieu, l’Homme aussi est selon la forme de Dieu, ce qui est affirmé en outre par le hadith : « En vérité Allah a créé Adam selon Sa forme » (Inna-Llâha khalaqa Adam ‘alâ çûrati-Hi) ».

 

« [Allâh] « a créé l’Homme comme un résumé (mukhtasar) excellent », […] Il a synthétisé en lui les principes (ma’anî) du Macrocosme » [et fait de lui] « un prototype (nuskha ou exemplaire) totalisant toutes les réalités contenues dans ce Macrocosme ainsi que les Noms (divins) inclus dans la Présence divine » 7 .

 

Nous avons vu précédemment que les Noms divins peuvent également correspondre à des degrés de l’Existence en tant qu’ils sont des degrés de la Ulûhiyah. Ceci est également transposable au niveau de l’être « microcosmique », et Guénon dit qu’à chaque modalité individuelle de l’être correspond un nom. L’initié suivant une voie de réalisation spirituelle est ainsi susceptible, à chaque degré d’initiation effectivement atteint, de prendre le nom correspondant à la modalité d’être qu’il a ainsi réalisée 8  :

« […] comme ces modalités sont hiérarchisées dans l’être, il en est de même des noms qui les représentent respectivement ; un nom sera donc d’autant plus vrai qu’il correspondra à une modalité d’ordre plus profond, puisque, par là même, il exprimera quelque chose qui sera plus proche de la véritable essence de l’être » 9 .

 

Ainsi, le véritable nom d’un être humain est celui « qui correspond à la modalité centrale de son individualité », ou autrement dit celui qui « constitue l’expression intégrale de son essence individuelle » 10 .

 

Le nom d’un être est également susceptible d’une transposition au-delà des modalités individuelles qui le caractérise normalement 11 .  Si le nom est appliqué dans le domaine « angélique », il désigne :« le principe informel ou « spirituel » de l’être, qu’on peut appeler aussi sa pure « essence ». S’il est appliqué dans le domaine humain, il désigne « la partie subtile de son individualité, qui n’est essence qu’en un sens tout relatif et par rapport à sa partie corporelle, mais qui, à ce titre, représente l’« essence » dans le domaine individuel et peut donc y être considéré comme un reflet de la véritable « essence » transcendante » 12 .

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  1. Fûtuhât, Chap I. Ces attributs sont symboliquement représentés par les Sept Tournées rituelles autour de la Ka’abah tandis que l’Essence est représentée par le Temple lui-même. Exotériquement, ces sept attributs divins sont rangés dans la catégorie des Attributs « qualitatifs » (Çifât al-ma’ânî) ; ils constituent, avec l’Attribut « personnel » (Çifât an-nafsiyah) et les cinq Attributs « privatifs » (Çifât as-salbiyah), les treize attributs divins communément admis et enseignés dans la science du Tawhid. []
  2. Comme le souligne René Guénon (Symbolisme de la Croix, chap. II), le mot « être » est employé dans ce cas par analogie avec ce dont il s’agit réellement, car la conception de l’ « Homme Universel », dans la plénitude de l’acception du terme « universel », s’applique aussi aux états de non-manifestation et non pas uniquement aux seuls états de manifestation. []
  3. Jurjânî, Ibid. []
  4. « Lorsque ton Seigneur dit aux anges : « Je vais établir un Lieutenant sur la terre, ils dirent : « Vas-tu y établir quelqu’un qui y sèmera la corruption et qui répandra le sang, alors que nous célébrons Tes louanges en Te glorifiant et que nous Te sanctifions ? » Le Seigneur dit : « Je sais ce que vous ne savez pas ». Il enseigna à Adam le nom de tous les êtres (‘allama Adam al-Asmâ kulla-ha), puis Il les présenta aux anges en disant : « Informez-moi de leurs noms, si vous êtes véridiques ». Ils dirent : « Gloire à Toi ! Nous n’avons connaissance que de ce que Tu nous as fait connaître. Tu es, en vérité, l’Omniscient, le Sage ». Il dit : « O Adam ! Informe-les de leurs noms ! ». Quand Adam les eut informés de leurs noms, le Seigneur dit : « Ne vous ai-je pas déclaré que Je connais le mystère des cieux et de la terre ? Je connais ce que vous divulguez et ce que vous occultez. » Lorsque Nous avons dit aux anges : « Prosternez-vous devant Adam ! » […] » [Coran : 2, 30 à 34].

    De façon plus générale à propos de tous les êtres « non-humains », René Guénon dit que « l’ « homme primordial », au lieu de se situer simplement parmi eux, les synthétisait tous dans son humanité pleinement réalisée » et note que c’est pourquoi, dans le symbolisme chrétien de la genèse : « Adam pouvait « nommer » tous les êtres de ce monde, c’est-à-dire définir, au sens le plus complet de ce mot (impliquant détermination et réalisation tout à la fois), la nature propre de chacun d’eux, qu’il connaissait immédiatement et intérieurement comme une dépendance de sa nature même » (La Grande Triade, chap. IX). []

  5. Fûsûs el-Hikam : « La Sagesse des Prophètes ? » (Science Sacrée – N°1-2-2001). []
  6. Dans ce passage des Futûhat, ce « Petit Homme » est présenté comme le résumé (mukhtaçar) du « Grand Homme » (Insân al-kabîr) qui est l’existence. (Chap. 78, traduit par M . Vâlsan sous le titre « Sur la notion de Khalwah » dans ET de mars-avr. et mai-juin 1969, n° 412-413). []
  7. Kitâb ‘Uqlat al Mustawfiz, Ibn Arabî, trad. de M. Gloton dans le Livre de la production des cercles. []
  8. Cette doctrine est à rapprocher de la notion islamique de takhalluq bi-l-Asmâ, sur laquelle nous reviendrons plus loin. []
  9. René Guénon, Aperçus sur l’Initiation, chap. XXVII. []
  10. Ibid. Aussi, l’être libéré des contraintes inhérentes cet état individuel, une fois passé dans le domaine des états supra-individuels, n’a alors véritablement plus de nom et peut emprunter n’importe lequel d’entre eux comme s’il revêtait un vêtement suivant les circonstances. []
  11. Peut-être n’est-il pas inutile à ce stade de rappeler que, selon la doctrine des états multiples de l’être exposée par René Guénon dans l’ouvrage du même nom, l’Existence ou la manifestation universelle est constituée de deux domaines, celui de la manifestation informelle et celui de la manifestation formelle, ce deuxième domaine étant lui-même subdivisé en deux parties, l’une subtile et l’autre grossière. Ces « mondes » trouvent respectivement leurs correspondances microcosmiques dans les états supra-individuels ou « angéliques » et l’état individuel (dont l’état humain) qui comprend à la fois la modalité psychique et la modalité corporelle. []
  12. René Guénon, Études sur l’Hindouisme, chap. Nâma-Rûpa. []

par le 23 juillet 2011, mis à jour le 26 juillet 2020