Notions générales sur le Secret (Sirr) – L.D.L.H
Cet article est issu de notre étude intitulée « Commentaire de la prière sur le Prophète » de la Lumière Essentielle » (en-Nûr edh-dhâtî), dont la dernière version au format PDF est disponible sur le Porteur de Savoir
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Notions générales sur le Secret (Sirr)
Dans sa conception la plus haute, le « secret » (sirr), ineffable par nature, s’identifie à l’Essence divine et à la réalité ultime immuable d’un être particulier. Au point de vue initiatique, il peut encore désigner la Connaissance Suprême, en tant que réalisation métaphysique de cette réalité, et par suite qualifier un état spirituel qui n’est connu que d’Allah Seul.
Selon Guénon, le secret initiatique, inexprimable et donc incommunicable, n’est accessible que par « le travail initiatique intérieur au moyen duquel, en prenant les symboles comme base et comme support, chacun atteindra ce secret et le pénétrera plus ou moins complètement, plus ou moins profondément, selon la mesure de ses propres possibilités de compréhension et de réalisation » 1 . L’accès effectif au secret initiatique peut donc être gradué mais reste toujours la conséquence d’un processus actif et personnel, comme l’est toute connaissance d’ordre initiatique. Il est donc théoriquement accessible à chacun par la réalisation initiatique, c’est-à-dire par la connaissance effective, mais ne pourra en revanche, ou plutôt par là même, jamais être dévoilé, non pas en vertu d’une convention extérieure et superficielle, mais par la nature même des choses. Quant aux secrets secondaires que l’on peut rencontrer concernant les sciences, les arts traditionnels et les signes de reconnaissance, et qui eux peuvent être trahis, ils n’ont strictement rien de commun avec la nature du secret initiatique le plus intérieur qui demeure absolument inexprimable.
Il importe encore de comprendre que seul le symbolisme peut suggérer ce qui est de l’ordre du secret initiatique, par nature incommunicable donc et intransmissible en tant que tel, en déposant les « conceptions de cet ordre en germe dans l’intellect de l’initié, qui devra ensuite les faire passer de la puissance à l’acte, les développer et les élaborer, par son travail personnel, car nul ne peut faire rien de plus que de l’y préparer en lui traçant, par des formules appropriées, le plan qu’il aura ensuite à réaliser en lui-même pour parvenir à la possession effective de l’initiation qu’il n’a reçu de l’extérieur que virtuellement » 2 .
Du point de vue des états multiples de l’être maintenant, le sirr est « la Réalité essentielle et secrète de tout être vivant » 3 . Selon Ibn Arabî en effet, lorsque l’homme se « libère pendant son ascension spirituelle (mi’râj) vers son Seigneur, et que tout le monde qu’il aborde dans son parcours (à travers les plans superposés de l’être) lui prend au passage ce qui est apparenté à un tel monde, il ne lui reste finalement que ce seul « secret » (sirr) qu’il tient d’Allah, seule chose par laquelle il puisse Le voir Lui et entendre Sa Parole, car Allah est trop sublime et saint pour être saisi par ce qui n’est pas Lui 4 . Et lorsque cet être revient ensuite de ce degré contemplatif (machhad) sa forme qui avait été décomposée pendant son exaltation (urûj) se reconstitue, l’univers (à tout degré) lui restituant ce qu’il lui avait retenu comme partie apparentée (au plan d’existence correspondant), chaque monde ne dépassant aucunement les limites de son genre. Le tout se réunit donc autour de ce « secret divin » et se reforme intégralement sur lui. C’est par ce « secret » d’ailleurs que la « forme » de l’être chante les louanges de son Seigneur, un autre que lui ne sachant jamais en faire la véritable louange […] » 5 .
Ici se rejoignent d’une certaine façon les conceptions relatives à la constitution et à la réalisation de l’être. Sachant par l’enseignement guénonien que la connaissance véritable est essentiellement l’identification du sujet et de l’objet, il est en outre assez intéressant de relever que c’est ici le sirr, chez le sujet, qui permet la vision et l’audition d’Allah. Cette Connaissance suprême (sirr) est donc accessible uniquement par cet aspect essentiel et inconditionné de l’être (sirr) qui en tant qu’il le « tient d’Allah », réduit au fond cette Connaissance à n’être rien d’autre que l’identification du Principe divin avec lui-même. La cohérence entre les différents niveaux conceptions du sirr est donc entière, et pour achever d’en souligner la parfaite harmonie dans la hiérarchie des états de l’être, nous rappellerons qu’il est encore, « dans la constitution de l’être, un point très fin situé dans le « cœur », et considéré comme lieu de contemplation (el-muchâhadah) 6 .
A plus d’un égard, on remarque également que la notion du sirr est intimement liée à celle de la lumière 7 . Sans que nous puissions songer à entreprendre d’en faire ici une présentation approfondie, il est pourtant nécessaire d’envisager cet aspect de la question, car il est l’un de ceux qui permettra le mieux de comprendre la structure de la prière du Cheikh Abû el-Hassan Châdhilî, et par suite, les effets que l’on peut espérer en obtenir dans une orientation de sulûk. Pour aller à l’essentiel, voyons de quelle façon Guénon envisage-t-il leurs rapports.
Dans la représentation du alif-ba qu’il décrit, la Nûr el-mohammedî est symbolisée par la lettre horizontale ba et surplombée de l’alif vertical, symbole du Commandement divin (amri’ Llah), dont la pointe supérieure est le Sirr el-asrâr 8 . Or ce « Secret Suprême », qui se rapporte à l’Essence divine inconditionnée et inaccessible 9 , « se reflète dans le point du ba, en tant que ce point est le centre de la « circonférence première » (ed-dâirah el-awwaliyah) qui délimite et enveloppe le domaine de l’Existence universelle, circonférence qui d’ailleurs, vue en simultanéité dans toutes les directions possibles, est en réalité une sphère, la forme primordiale et totale de laquelle naîtront par différenciation toutes les formes particulières ». Le Sirr ainsi conçu, situé au niveau de la manifestation macrocosmique informelle, en son centre même, est le « Cœur du Monde » dont l’expansion produit la manifestation de tous les êtres ; il se propage dans l’ensemble de l’Existence comme la Lumière Mohammedienne rayonne depuis sa source 10 , et se manifeste à chaque degré d’Existence selon l’une ou l’autre des possibilités qu’il contient en lui-même, comme le point central s’identifiant à l’ensemble des points potentiels de l’espace envisagé « comme une pure puissance d’être » 11 .
Ce rapprochement nous conduit à en signaler un autre, au point de vue microcosmique cette fois. Nous savons que le rattachement à une organisation initiatique (tarîqa), c’est-à-dire l’initiation proprement dite, s’effectue essentiellement par la transmission de l’influence spirituelle (baraka). Or, Guénon indique que l’initiation est parfois présentée comme « la naissance d’un principe spirituel au centre de l’individualité humaine, qui, comme on le sait, est précisément figuré par le cœur » 12 ; il précise ensuite que « ce principe réside bien toujours au centre de tout être », mais d’une façon latente pour l’homme ordinaire, et que cette « naissance » doit être entendue comme « le point de départ d’un développement effectif » rendu possible par l’initiation. Or c’est à ce « principe spirituel au centre de tout être », que l’on peut aisément identifier au sirr islamique ( le principe spirituel étant nécessairement unique ) que l’influence spirituelle transmise par l’initiation s’identifiera ; « en un autre sens, et si l’on tient compte de la préexistence de ce principe dans l’être, on pourra dire qu’elle a pour effet de le « vivifier » (non pas en lui-même, bien entendu, mais par rapport à l’être dans lequel il réside), c’est-à-dire en somme de rendre « actuelle » sa présence qui n’était tout d’abord que potentielle » Et Guénon de conclure que ce « qu’il faut bien comprendre, c’est que, en vertu de l’analogie constitutive du « macrocosme » et du « microcosme », ce qui est contenu dans l’ « Œuf du Monde » [caractérisé comme un principe de nature lumineuse et équivalent au « Cœur du Monde » ou à la Nûr el-mohammedî] (et il est à peine besoin de souligner le rapport évident de l’œuf avec la naissance ou le début du développement d’un être ) est réellement identique à ce qui est aussi contenu symboliquement dans le cœur ».
Cette dernière affirmation permet d’envisager le « germe » initiatique déposé dans le cœur de l’être dans un rapport d’analogie avec la Nûr el-Mohammedî dont nous avons parlé plus haut ; mieux encore, il permet de rapprocher la propagation du sirr prophétique dans l’Existence de celle du sirr microcosmique dans l’être, c’est-à-dire en somme de faire correspondre, au moins dans une certaine mesure, la propagation « existenciatrice » de la lumière mohammedienne depuis le sirr du Prophète, au processus de réalisation spirituelle depuis le sirr au centre l’être. Cette réalisation, rappelons-le, consistera en effet essentiellement à « faire croitre » progressivement ce que contient le germe initiatique 13 , comme l’existenciation du monde consistera à manifester, successivement, ce qui est contenu de toute éternité dans la lumière prophétique ; cette manifestation est d’ailleurs illusoire au regard du sirr en lui-même, qui ne cesse pas par-là d’être en soi tel qu’il était, absolument inexprimable, et dont l’unité essentielle ne saurait en être aucunement affectée de la même façon que « le point, considéré en soi, n’est aucunement soumis à la condition spatiale, puisque, au contraire, il en est le principe ».
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- Aperçus sur l’Initiation, chap. XIII. [↩]
- Ibid., chap. XXXI. Nous reprenons ici plusieurs des conclusions avec lesquelles O. Courmes clôt son article « Comment René Guénon parle-t-il du « secret initiatique » dans son œuvre publique ? ». Pour approfondir ce thème crucial qui n’a, à notre connaissance, jamais fait l’objet d’une étude aussi rigoureuse sur la conception du Secret initiatique chez Guénon, on lira également « Comment René Guénon envisage-t-il la « transmission » du Sirr – secret initiatique ? » et Que désigne le terme « sirr » en arabe et comment peut-on le traduire en français ? du même auteur. [↩]
- Chap. 20 des Fûtûhat, traduction de M. Valsân, « Sur la Science propre à Jésus », Etudes Traditionnelles n° 424-425. [↩]
- Dans le même esprit, Jurjânî dit du détachement ou du « dépouillement » (tajrîd) qu’il consiste à « évacuer les êtres (siwâ) et le monde (kawn) du « centre secret » (sirr) et du cœur (qalb), car il n’existe pas d’autre voile (hijab) que celui des formes du monde et des altérités recouvrant le cœur et le sirr ». (Kitâb et-ta’rîfât ). L’image du miroir altéré par les déformations et les impuretés et que l’on doit polir pour que sa surface recouvre sa netteté illustre la suite de la définition. A propos de ce symbolisme, que l’on rencontre parfois avec le métal oxydé, et des différentes sortes de « polissages », on se reportera au commentaire que fait Mohammed Abd es-Salâm de la règle n°17 des Lawâqih-Convenances initiatiques de l’Imâm Charanî. Rappelons enfin ces deux ahâdîth car il sont au cœur de notre sujet : « en vérité, la prière sur moi est une lumière et les impuretés sont enlevées par ce qui purifie » et « les cœurs des croyants sont purifiés et nettoyés de la rouille par la prière qu’ils font sur moi » (cf. chap. II de la présente étude). [↩]
- Chap. 20 des Fûtûhat, traduction de M. Valsân. Ce dernier identifie très clairement le Sirr universel à l’Atmâ hindou, le Soi du Vêdânta, dont nous avons rappelé dans une précédente note qu’il était lui-même, identique à l’esprit, la lumière ou l’essence. [↩]
- Traduction commentée du Kitâb el-Jalâlah par Michel Vâlsan intitulée Livre du Nom de Majesté : Allâh, Etudes Traditionnelles n° 268. [↩]
- Jurjânî par exemple, qui définit l’Esprit Suprême (Rûh el-A’dham) comme l’esprit humain en tant que lieu épiphanique de l’Essence divine dans Sa Fonction Seigneuriale (rûh el-insânî madhhar edh-Dhât el-ilahiyah min haythu rubûbiyyata-hâ), énumère différents noms par lesquels cet Esprit est connu, et notamment ceux de Lumière (Nûr) dans le macrocosme et de Secret (Sirr) dans le microcosme humain (Kitâb et-ta’rîfât ). Ces deux centres, qui ne sont au fond qu’une seule et même réalité envisagée à des degrés différents, sont respectivement « le Cœur du Monde » pour la Lumière cosmique et « la Réalité essentielle et secrète de tout être vivant » pour le Sirr, dont le cœur humain est à la fois le symbole et le support corporel. [↩]
- Nous devons reproduire l’ensemble du passage concerné car il est fondamental pour notre étude : Suivant les données traditionnelles de la « sciences des lettres », Allah créa le monde, non par l’alif qui est la première des lettres, mais par le ba qui est la seconde ; et, en effet, bien que l’unité soit nécessairement le principe premier de la manifestation, c’est la dualité que celle-ci présuppose immédiatement, et entre les deux termes de laquelle sera produite, comme entre les deux pôles complémentaires de cette manifestation, figurés par les deux extrémités du ba, toute la multiplicité indéfinie des existences contingentes. C’est donc le ba qui est proprement à l’origine de la création, et celle-ci s’accomplit par lui et en lui, c’est-à-dire qu’il en est à la fois le « moyen » et le « lieu », suivant les deux sens qu’a cette lettre quand elle est prise comme la préposition bi. Le ba, dans ce rôle primordial, représente Er-Rûh, l’ « Esprit », qu’il faut entendre comme l’Esprit total de l’Existence universelle, et qui s’identifie essentiellement à la « Lumière » (En-Nûr) ; il est produit directement par le « commandement divin » (min amri’ Llah), et, dès qu’il est produit, il est en quelque sorte l’instrument par lequel ce « commandement » opérera toutes choses, qui seront ainsi toutes « ordonnées » par rapport à lui ; avant lui, il n’y a donc qu’el-amr, affirmation de l’Etre pur et formulation première de la Volonté suprême, comme avant la dualité il n’y a que l’unité, ou avant le ba il n’y a que l’alif. Or l’alif est la lettre « polaire » (qutbâniyah),(4) dont la forme même est celle de l’ « axe » suivant lequel s’accomplit l’ « ordre » divin ; […] et la pointe supérieure de l’alif, qui est le « secret des secrets » (sirr al-asrâr), se reflète dans le point du ba […] (Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, chap. V, Hors notes). [↩]
- Cf. chapitre « Notions générales sur l’Essence ». [↩]
- « Le secret de l’ordre (sirr el-‘amr) se propage dans l’existence comme la lumière se propage dans l’air » dit textuellement le kitâb el-tajalliyât el-ilâhiyyah du Cheikh el-Akbar (chap. XIII). [↩]
- Comme nous le disions plus haut, la profondeur de cette dernière notion extraite du Symbolisme de la Croix ne nous semble pas entièrement accessible en dehors de la lecture de cet ouvrage. Nous reproduisons le passage que nous avons plus particulièrement en vue ici : « Cependant, l’élément primordial, celui qui existe par lui-même, c’est le point […]. On peut dire que celui-ci contient en soi une virtualité d’étendue, qu’il ne peut développer qu’en se dédoublant d’abord, pour se poser en quelque façon en face de lui-même, puis en se multipliant (ou mieux en se sous-multipliant) indéfiniment, de telle sorte que l’étendue manifestée procède tout entière de sa différenciation, ou, pour parler plus exactement, de lui-même en tant qu’il se différencie. Cette différenciation n’a d’ailleurs de réalité qu’au point de vue de la manifestation spatiale ; elle est illusoire au regard du point principiel lui même, qui ne cesse pas par là d’être en soi tel qu’il était, et dont l’unité essentielle ne saurait en être aucunement affectée. Le point, considéré en soi, n’est aucunement soumis à la condition spatiale, puisque, au contraire, il en est le principe : c’est lui qui réalise l’espace, qui produit l’étendue par son acte, lequel, dans la condition temporelle (mais dans celle-là seulement), se traduit par le mouvement ; mais, pour réaliser ainsi l’espace, il faut que, par quelqu’une de ses modalités, il se situe lui-même dans cet espace, qui d’ailleurs n’est rien sans lui, et qu’il remplira tout entier du déploiement de ses propres virtualités. Il peut, successivement dans la condition temporelle, ou simultanément hors de cette condition (ce qui, disons-le en passant, nous ferait sortir de l’espace ordinaire à trois dimensions), s’identifier, pour les réaliser, à tous les points potentiels de cette étendue, celle-ci étant alors envisagée seulement comme une pure puissance d’être, qui n’est autre que la virtualité totale du point conçue sous son aspect passif, ou comme potentialité, le lieu ou le contenant de toutes les manifestations de son activité, contenant qui actuellement n’est rien, si ce n’est par l’effectuation de son contenu possible (4). » (Le Symbolisme de la Croix, chap. XVI) ; Guénon précise en note, et cela n’est pas sans rapports avec ce que nous avons rappelé dans les chapitres précédents, que « le rapport du point principiel à l’étendue virtuelle, ou plutôt potentielle, est analogue à celui de l’« essence » à la « substance », ces deux termes étant entendus dans leur sens universel, c’est-à-dire comme désignant les deux pôles actif et passif de la manifestation, que la doctrine hindoue appelle Purusha et Prakriti (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. IV). » [↩]
- Ce passage et les suivants proviennent des Aperçus, chap. XLVIII [↩]
- Cf. conclusion du chap. précédent : « correspondances initiatiques ». [↩]
par Luc de la Hilay le 6 octobre 2011, mis à jour le 26 octobre 2011