« Nous entraider dans nos convergences, nous conseiller dans nos divergences et nous excuser mutuellement » : une méthode pour l’unité ? – M.A.S.

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ما اتفقنا فيه تعاونّا عليه، وما اختلفنا عليه تناصحنا وعذرنا بعضنا فيه

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A l’échéance où l’on voit tant et tant de positions mises en avant pour établir le début du mois de ramadân, se reproduisent trop souvent les attitudes qui participent et entretiennent la division, de fait ou d’intention, entre les différentes communautés qui les soutiennent. Quelle(s) méthode(s) adopter pour traiter ce fléau ?

Nous proposons ici quelques données avec l’espoir qu’elles pourront participer à un processus de réforme et de restauration d’un véritable esprit traditionnel, in châ Allah.

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 العهد الثالث عشر : نحن لا نجادل

وإنَّ مِن عهد الله علينا ألا نهتم بجدال أحدٍ أبداً، فإنما علينا البلاغ فقط ﴿ لَنَا أَعْمَالُنَا وَلَكُمْ أَعْمَالُكُمْ لَا حُجَّةَ بَيْنَنَا وَبَيْنَكُمُ ﴾، وألا نقتل الوقت في منافسة أو مزاحمة ﴿ فَمَنْ تَبِعَنِي فَإِنَّهُ مِنِّي وَمَنْ عَصَانِي فَإِنَّكَ غَفُورٌ رَحِيمٌ ﴾، إذ الحياة لاتنتظر، وليس في وقت العاملين فسحة لعبث.

13° pacte

Nous ne polémiquons pas

Il fait partie du pacte d’Allah nous concernant de ne jamais nous intéresser à polémiquer (jidâl) avec quiconque [le jidâl étant, en effet et dans son acception négative, non pas la simple discussion ou l’échange d’avis, mais le propos qui n’a pas pour but ou pour effet d’établir la vérité] car notre action est limitée à la transmission (al-balâgh) : “A Nous nos œuvres et à vous vos œuvres. Aucun argument [ne peut trancher] entre Nous et vous” [la transmission étant la fonction traditionnelle par excellence], ainsi que de ne pas gaspiller le temps dans la concurrence et la rivalité : “Quiconque me suit est des miens. Quant à celui qui me désobéit … c’est Toi, le Pardonneur, le très Miséricordieux ! ” car la vie passe vite 1  et ceux qui sont obéissants n’ont pas de temps à perdre [on dit, en effet, que le temps est une épée qui tranche à l’avantage ou au désavantage de celui qui la manie selon la justesse avec laquelle elle est utilisée].

ومن عهد الله ألا نؤذي النّاس، وإنْ تجنوا علينا وأساءوا إلينا ﴿ لَئِنْ بَسَطْتَ إِلَيَّ يَدَكَ لِتَقْتُلَنِي مَا أَنَا بِبَاسِطٍ يَدِيَ إِلَيْكَ لِأَقْتُلَكَ ﴾.

Il fait partie du pacte d’Allah de ne pas nuire aux gens [conformément au principe général énoncé dans le hadîth « lâ darar wa lâ dirâr » et à la notion que « le musulman est sacré pour le musulman »], même s’ils nous portent préjudice : “Si tu étends vers moi ta main pour me tuer, moi, je n’étendrai pas vers toi ma main pour te tuer” [Il s’agit du discours coranique qui énonce la règle d’excellence au sein du binôme fraternel prototypique d’Abel et Caïn].

ومن العهد أن نبين للناس أن المجاهدين في الله أمة واحدة، وإن اختلفوا ﴿ لِكُلٍّ جَعَلْنَا مِنْكُمْ شِرْعَةً وَمِنْهَاجًا ﴾، وأنه يجب أن يتفاهموا ويتعاونوا ﴿ وَلَا تَنَازَعُوا فَتَفْشَلُوا وَتَذْهَبَ رِيحُكُمْ ﴾،

Il nous incombe de déclarer aux gens que [de fait, par nature et nécessairement] ceux qui s’évertuent pour la cause d’Allah [parce que leur objet est unique et transcendant] constituent une communauté unique, même s’ils présentent des divergences [la constatation de l’existence de celles-ci ne devrait donc pas voiler leur vision et leur action unitaires] : “A chacun de vous Nous avons assigné une législation et une manière de faire [minhâj, méthode]”. Vous devez chercher [avec une détermination réelle] à vous comprendre [grâce à une volonté profonde et une ouverture d’esprit suffisantes] et à coopérer [en mettant effectivement en oeuvre les aides mutuelles nécessaires] : “Et ne vous disputez pas, sinon vous fléchirez et perdrez votre force”.

وأنه ليس من وظيفة المسلم هدم المسلم، ووقتٌ تصرفه في هدم غيرك غارماً، أوْلى بك أن تبذله في بناء نفسك غانماً ﴿ قَدْ عَلِمَ كُلُّ أُنَاسٍ مَشْرَبَهُمْ ﴾.

Le musulman n’a pas pour mission de détruire le musulman [comme on l’a vu plus haut, c’est la recherche de l’action positive et profitable qui doit être prioritaire] ; il vaut mieux exploiter le temps pour se construire soi-même au lieu de le perdre en détruisant l’autre [une heure passée à se construire soi-même vaut mieux qu’une heure passée à détruire autrui]. “Chaque tribu sut où s’abreuver”.

 ومن المستحيل الفعلي أن تستغرق جماعة واحدة جميع طبقات الأمة أو تستوعب مطالبها أو تضطلع بجزئيات حاجات الطوائف والأفراد فيها، مهما حاولت تبرير هذه الدعوى بدعاوى ودعايات. علماً بأن الاختلاف ضرورة طبيعية لانتظام دورة الحياة، بمقتضى اختلاف العقول والميول والطبائع والظروف والأجواء، وحكم البيئة والوراثة،

Il est impossible de concevoir qu’un seul groupe puisse répondre aux besoins et aux demandes de toutes les catégories de la Communauté (mohammadienne), de toutes les fractions et des individus, quelles que soient les justifications de ces besoins et de ces demandes, sachant que la divergence est une nécessité naturelle qui préserve l’équilibre de la vie tout en tenant compte de la différence des mentalités, des tendances, des constitutions, des circonstances, des atmosphères, des environnements et de l’héritage.

 فالعهد الإلهي أنّ ما اتفقنا فيه تعاونّا عليه، وما اختلفنا عليه تناصحنا وعذرنا بعضنا فيه
﴿ وَلَا يَزَالُونَ مُخْتَلِفِينَ * إِلَّا مَنْ رَحِمَ رَبُّكَ وَلِذَلِكَ خَلَقَهُمْ ﴾.

Le pacte divin nous prescrit, en vérité, de s’entraider dans nos convergences [en s’attachant toujours davantage à l’esprit, même dans la multiplicité des formes], de nous conseiller dans nos divergences [par la valorisation de ce qui existe de juste quand la différence qui se présente a un fondement véritable, même si la position en question n’est pas la sienne] et de nous excuser mutuellement [chacun faisant aumône de son droit sur autrui en considération d’un intérêt commun supérieur] : “Or, ils ne cessent d’être en désaccord (entre eux) sauf ceux à qui Ton Seigneur a accordé miséricorde. C’est pour cela qu’Il les a créés”2  .

[Commentaires du traducteur]

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Sans, évidemment, prétendre résoudre le sujet qui est à l’origine du présent article, nous nous contenterons donc de rappeler une notion simple d’uçûl el-fiqh. La détermination du début du mois de Ramadân n’ayant jamais fait partie du peu de points de fiqh qui, dans toute la jurisprudence islamique, font l’unanimité absolue (qat‘î) des savants mais de la multitude de ceux qui, au contraire et depuis des siècles, donnent lieu à des divergences régulières (ikhtilâfât), il est légitime de se demander en quoi réside véritablement l’ « unité » de la communauté à laquelle on appelle de tant de côtés avec tant de vigueur : s’agit-il de considérer les choses comme elles sont, c’est-à-dire en respectant les ikhtilâfât comme autant de positions légalement acceptables parce que chacune d’entre elles exprime un aspect de vérité, ou de forcer l’ordre des choses en essayant de résoudre ce qui ne peut l’être ?

Cet aspect de la problématique est d’ailleurs bien différent de celui qui consiste à se demander si une autorité religieuse doit ou non faire appliquer une décision unique, choisie régulièrement parmi les ikhtilafât acceptables, dans la communauté dont elle est responsable et qui la reconnaît.

On doit ainsi nettement distinguer la possibilité, pour des communautés différentes, de suivre des ikhtilafât régulières de la nécessité, pour une même communauté, d’en mettre en oeuvre une seule ; cette distinction met d’ailleurs en évidence l’importance que revêt, d’une part, la constitution de toute communauté en tant que telle et, d’autre part, celle de la présence et de la reconnaissance d’une autorité de référence pour chacune d’elles. On voit, a contrario, que la tendance qui s’affirme généralement ces dernières années est celle qui, dans l’esprit des gens ou de fait, a pour effet de niveler vers le bas la richesse et la diversité des ikhtilafât régulières, qui sont pourtant autant d’expressions de miséricorde 3, en visant à promouvoir l’idée que l’ « unité » dont nous parlions plus haut consisterait à faire appliquer à l’ensemble de la communauté mohammedienne une seule modalité, comme si d’autres, pourtant tout aussi régulières, n’existaient pas. 4

1° août – V6

Pour dire les choses autrement, il importe certainement de distinguer unité et uniformité, ainsi que l’exprimait en son temps René Guénon5  et de rappeler que l’on ne peut prétendre supprimer la légitimité et la réalité des ikhtilafât dont il s’agit ici (pour autant qu’on leur attribue un caractère négatif qui constituerait un obstacle réel à la véritable unité de la communauté mohammédienne), surtout si l’on compte, pour arriver péniblement à cet objectif, faire appel à la science moderne, connue pour son caractère profane, expérimental et foncièrement changeant.

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La raison d’être profonde du présent article n’est pas limitée à ces aspects mais concerne, comme il est normal qu’on l’envisage ici, ce qui revient à évoquer ce qui est plus proprement caractéristique du Taçawwuf. Nous voulons parler de l’élévation d’esprit, de la noblesse de caractère et de la compréhension profonde (fiqh) qui, naturellement, permettent de passer au-delà des divergences légales pour savoir être fidèle à l’essentiel sans être aucunement atteint par la multiplicité des aspects différenciés de la vérité. Il serait en effet normal que l’amplitude de l’horizon intellectuel qui caractérise en propre l’élite intellectuelle véritable constitue un exemple pour  la Ummah tout entière, à l’instar du Prophète de miséricorde ﷺ entre les Compagnons -qu’Allah soit Satisfait d’eux tous- alors qu’après leur visite aux Beni Qarîdhah ils s’évertuaient tous à trouver une solution légale et une interprétation correcte de la prescription du Prophète ﷺ, qu’il était entre eux ﷺ sans renier tel ou tel et que la révélation descendait à la prière du açr.

Mais qui, de nos jours, adopte cette position ?  »Où est l’Imâm Châfi’î qui pria près de la tombe d’Abû Hanîfah selon le madhhab d’Abû Hanîfah par politesse respectueuse (adaban) envers son noble esprit ? Où est Abû Yûssuf qui imita (qallada) l’Imâm Mâlik ? Où est l’Imâm Châfi’î qui fit le panégyrique 6 de Layth ibn Sa’d comme le fit Abû Hanîfah pour Sufiyân eth-Thawrî et el-Awzâ’î ? Qui composera un poème comme le fit Châfî’î sur l’éloge (taqrîdh) de l’Imâm Ahmed ? Qui fera la prière accomplie par l’Imâm ibn Hanbal derrière certains imams suivant l’école de la Qadriyah ? »7 Qu’Allah soit satisfait d’eux tous.

Qui, pour établir ou préserver l’unité de la communauté dans laquelle il se trouve, est capable d’adopter, avec l’équanimité, l’intelligence et la sagesse nécessaires, telle ou telle ikhtilâf légalement acceptable sans dénigrer celui qui en diffère ?

Qui, pour établir ou préserver l’unité de la communauté dans laquelle il se trouve, est capable d’adopter, avec l’équanimité, l’intelligence et la sagesse nécessaires, telle ou telle ikhtilâf légalement acceptable alors que la solution choisie n’est pas celle qu’il agrée lui-même ?

Quels sont ceux qui, pour établir ou préserver l’unité de la communauté dans laquelle ils se trouvent, sont même capables de se conseiller et de s’excuser mutuellement dans des positions différentes ?

Où sont les représentants réguliers du Qawm qui, pour établir ou préserver l’unité de la communauté du Taçawwuf à laquelle ils appartiennent, s’investissent réellement dans ces attitudes unitives et dans des positions qui pourraient constituer autant d’exemples à suivre ?

Et quelle sorte d’unité espérer alors, au sein du Taçawwuf et dans l’ensemble de la Ummah, sans ces comportements mohammediens fondamentaux ﷺ ?…

w-Allah a’lam

« Par le Temps ! * Le genre humain est, certes, en perdition * Sauf ceux qui croient et accomplissent les bonnes œuvres, se recommandent la vérité et se recommandent la patience. » (Coran)

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  1. Lit. n’attend pas []
  2. Extrait des Pactes mineurs – Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn Ibrâhîm []
  3. Cf. le hadîth bien connu à ce sujet []
  4. Cette idée est en réalité parfaitement saugrenue, puisqu’elle conduit, par exemple, en un temps où l’emprise (pour ne pas dire l’ « autorité ») de la « toîle » des « chaînes » numériques a remplacé celle des antennes paraboliques, à faire croire que les musulmans d’Europe, d’Amérique ou d’Asie devraient se tenir concernés par les pratiques du pèlerinage au point de caler leur calendrier sur celui de la plaine de Jabal ‘Arafah … Rappelons, en effet, une évidence : les rites du jeûne de ramadan et du pèlerinage sont tous deux conditionnés par une donnée d’ordre temporel alors que, bien évidemment, seul l’accomplissement du hajj est assujetti à une limitation spatiale supplémentaire : on ne pratique le rite essentiel du hajj que durant le mois de dhu-l-hijja à Jabal ‘Arafah et il ne viendrait, pensons-nous, à l’esprit de personne d’un tant soit peu censé, raisonnable et instruit de pratiquer les rites du hajj ailleurs à la surface de la terre au même moment. « Bien sûr ! C’est évident ! » dira-t-on peut-être. Ainsi, s’il est bien une prière de fête qui, entre les deux fêtes correspondantes, n’a pas à être pratiquée le même jour, en signe d’ « unité », par l’ensemble de la Ummah c’est précisément celle qui correspond aux rites uniquement locaux du hajj ! A quel esprit un tant soit peu censé, raisonnable et instruit veut-on  faire croire que l’ « unité » en question résiderait dans l’attitude qui consisterait à dire qu’il est préférable de « trouver un moyen » de faire en sorte que les musulmans vivant sur le reste de la surface de la terre « adaptent » leur calendrier dans le but d’accomplir la prière du ‘Aîd el-kabîr le même jour qu’à la Mecque ? … []
  5. Un exemple simple fait assez généralement comprendre cette différence : l’unité qui réside dans l’accomplissement de la prière n’est pas dans le fait que tous les musulmans du monde prient en même temps la prière du maghreb, puis tous ensemble, quel que soit l’endroit où ils se trouvent, la prière du ‘ichâ et ainsi de suite, mais bien qu’au même moment ils puissent prier le maghreb, le ‘ichâ, le çubh, le dhohr et le ‘açr, chaque communauté suivant les conditions spatio-temporelles qui sont les siennes selon les différents endroits où elle vit à la surface de la terre d’Allah subhâna-Hu wa ta’âlâ. []
  6. Poème fait du vivant de l’intéressé []
  7. Selon un texte de Cheikh Zaki ed-Dîn []

par le 28 juin 2014, mis à jour le 5 octobre 2015

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