Représentation graphique de la Ulûhiyah, des Noms-Attributs et des Traces [LH]

Cet article est extrait d’une étude plus conséquente sur la « Prière de la Lumière Essentielle » (en-nûr edh-dhâtî) du Cheikh Abû el-Hasan el-Châdhilî

Pour faciliter la compréhension des notions à venir, nous allons maintenant rassembler l’essentiel de ce qui précède dans une figure synthétique, en faisant appel au symbolisme traditionnel du centre et de la circonférence 1 .

Représentons l’Existence universelle par un cercle dont le centre symbolise la Ulûhiyah, qui est elle-même, comme nous l’avons vu plus haut, l’affirmation de l’Essence Suprême non représentable 2 .

Pour ce même centre, une indéfinité de cercles concentriques peuvent être tracés en faisant varier de façon infinitésimale la longueur d’un rayon ; si l’on considère, par principe, que le cercle dont le rayon est le « plus grand » représente l’Existence universelle 3 et la contient toute entière, toutes les circonférences concentriques que ce cercle englobe peuvent être prises comme symboles des différents degrés d’existence 4 .

Les rayons émanant du centre, en multitude indéfinie eux-aussi, représenterons les Noms et les Attributs divins, principes immuables tous contenus « en puissance » dans le centre, et reliant entre eux tous les degrés de manifestation ou tous les mondes 5 .

Les « athâr », en tant qu’ils sont la trace (athar) de l’irradiation des Noms divins dans le monde 6 , peuvent quant à eux être symboliquement situés à l’intersection d’un rayon et d’une circonférence dans la figure suivante.

D’un certain point de vue, l’ensemble de la figure de la manifestation universelle n’est formée que des points constitutifs de ses rayons, ou autrement dit, de la manifestation des Noms et des Attributs selon les conditions particulières et limitatives qui caractérisent chaque degré d’Existence (cercles concentriques), et donc chaque état auquel sont soumis les êtres qui appartiennent à chacun de ces degrés 7 .

Si nous voulons maintenant envisager notre figure sous un aspect plus « dynamique », il faut remarquer que les Noms et les Attributs peuvent être considérés sous un double aspect, correspondant aux deux sens dans lesquels il est possible de parcourir un rayon : suivant le processus de la manifestation universelle, conçu comme l’ « extériorisation » des multiples aspects divins contenus synthétiquement dans la Ulûhiyah, ou suivant le processus initiatique, procédant en sens inverse, par lequel l’être humain « ré-intègre » progressivement ces aspects diversifiés et parvient ainsi à la connaissance de la Ulûhiyah. Selon ce dernier point de vue, le sulûk, ou la progression spirituelle effective de l’initié, correspondra symboliquement au parcours d’un rayon de la circonférence vers le centre. De cette façon, « la tarîqah [est] représentée par le rayon allant de [la circonférence] au centre », « à chaque point de la circonférence correspond un rayon, et tous les rayons, qui sont aussi en multitude indéfinie, aboutissent également au centre » 8 . Ce processus de retour au Principe, exprimé dans le Coran par le verset « Certes, nous sommes à Allah et à Lui nous retournons ! » 9 est donc figuré comme le retour au centre du cercle, où « il n’y a plus de place pour aucun des noms qui expriment « distinctivement » la multiplicité des attributs ; il n’y a même plus Allahumma, qui synthétise cette multiplicité d’attributs dans l’unité de l’Essence ; il n’y a rien d’autre qu’Allah, exalté ammâ yaçifûn, c’est-à-dire au-delà de tous les attributs » 10 . Nous en resterons là pour ce qui concerne la conception « dynamique » de cette figure et réservons le reste pour un chapitre ultérieur.

Une dernière précision s’impose : nous avons fait apparaitre la Ulûhiyah dans la figure en tant qu’elle est « une fonction de l’Essence en rapport avec l’Existence », mais en toute rigueur, la Ulûhiyah, non manifestée, ne devrait pas être représentée dans le cercle symbolisant la manifestation ; en effet, si le cercle symbolise l’Existence universelle, tous les points qu’il contient, y compris le point central, doivent être situés dans l’Existence, c’est-à-dire être des possibilités de manifestation ; la Ulûhiyah, appartenant à la non-manifestation, devrait donc être « en dehors » de la figure et n’y apparaître que par reflet. Mais dans ce cas, quelle réalité existenciée occuperait  symboliquement ce centre ?

Selon Cheikh Muhiyy ed-Dîn Ibn Arabî, Allah façonna Adam et lui « donna comme siège le point central de la sphère de l’Existence et l’y cacha » 11 .

Cheikh Jurjânî établit par ailleurs clairement l’analogie entre la Ulûhiyah, qui synthétise « toutes les Réalités existentielles »(Haqâïq wujûdiyya), et le Prophète Adam qui est « l’Unité synthétisant toutes les formes humaines (çûwar bachariyya) » 12 .

De surcroît, il faut se souvenir qu’« Allah créa Adam à Son image » 13 , c’est-à-dire comme un « prototype synthétisant toutes les catégories de la Présence divine – l’Essence (Dhât), les Qualités (çifât) et les Activités (af’âl) » 14 . Il a manifesté « tous les Noms divins et les Réalités essentielles (Haqâïq)» 15 dans cet Homme universel (Insân el-Kâmil) et lui a « assujetti ce qui est sur la terre » 16 .

Il nous semble donc que le centre de notre cercle (qui n’est, rappelons-le, que la coupe d’une sphère) puisse symboliquement représenter Seyidinâ Adam. Mais d’un autre côté, n’est-il pas rapporté que les anges se prosternèrent devant Adam parce qu’ils virent, sur son front, la lumière mohammedienne qu’Allah y avait préalablement déposée ? Alors, à qui pourrait-on attribuer l’excellence de ce degré, si ce n’est à celui sans lequel Adam n’aurait jamais été créé ?

Dans son Mustadrak ‘alâ çahihayn, Hâkim rapporte de Omar ibn el-Khattâb que le Prophète ﷺ a dit :

« Après avoir commis le péché, Adam s’adressa à Allah en ces termes : « Ô Seigneur ! Je Te demande de me pardonner par le droit de Mohammed (bi-haqqi Mohammed). Allah dit alors : Ô Adam, comment connais-tu Mohammed alors que Je ne l’ai pas encore créé ? [Adam] répondit : Ô Seigneur ! Lorsque Tu me créas de Ta Main, et que Tu insufflas en moi de Ton Esprit, je relevai la tête et vis inscrit sur le haut du Trône : « Pas de divinité si ce n’est Allâh, Mohammed est l’Envoyé d’Allah (Lâ ilâha ill-Allâh, Mohammed rasulu-Llâh)». Je compris alors que Tu ne pouvais lier Ton Nom qu’à celui de la créature que Tu aimes le plus. Allah lui dit : Tu as dis vrai, Ô Adam ! C’est la créature que J’aime le plus. Implore donc par son droit car Je t’ai pardonné : n’était Mohammed, Je ne t’aurais pas créé ! ».

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  1. Plusieurs considérations liées au symbolisme spatial ou géométrique que nous allons présenter à la suite prennent appui sur les données générales présentées par René Guénon dans le Symbolisme de la Croix. []
  2. Cette figure géométrique que nous allons dans un premier temps considérer dans un plan, c’est-à-dire en deux dimensions, doit en réalité être regardée comme une sphère dans l’étendue à trois dimensions ; pour passer de la forme complète en trois dimensions à celle en deux dimensions, il faut réaliser une section de la sphère par un plan passant en son centre. Comme le dit René Guénon : « en ce qui concerne la signification de la circonférence avec le point central, [celui-ci étant la trace de l’axe vertical sur un plan horizontal], nous ferons remarquer que, suivant un symbolisme tout à fait général, le centre et la circonférence représentent le point de départ et l’aboutissement d’un mode quelconque de manifestation ; ils correspondent donc respectivement à ce que sont, dans l’Universel, l’« essence » et la « substance » (Purusha et Prakriti dans la doctrine hindoue), ou encore l’Être en soi et sa possibilité, et ils figurent, pour tout mode de manifestation, l’expression plus ou moins particularisée de ces deux principes envisagés comme complémentaires, actif et passif l’un par rapport à l’autre. » (Le Symbolisme de la Croix, XXI).
    A propos de ce point central de toute manifestation, qui est aussi « le « lieu divin » ou la « station divine » (El-maqâmul-ilahî) », rappelons que « pour prendre des termes de comparaison dans le domaine mathématique [. . .], le point géométrique est nul quantitativement et n’occupe aucun espace, bien qu’il soit le principe par lequel est produit l’espace tout entier, qui n’est que le développement ou l’expansion de ses propres virtualités. » (Ibid. VII) []
  3. Si nous considérons, comme le fait René Guénon, l’espace comme un symbole de l’ensemble des possibilités, soit d’un être particulier, soit de l’Existence universelle, il faut que ce cercle soit indéfini ou non fermé, et conçu comme emplissant tout le plan géométrique dans lequel il est situé, de façon à ce que chacun des points constitutifs de ce plan symbolise une possibilité de manifestation ; dans la représentation complète en trois dimensions, « pour donner ainsi l’idée de la totalité, la sphère doit d’ailleurs, ainsi que nous l’avons déjà dit, être indéfinie […]; en d’autres termes, la sphère, étant constituée par le rayonnement même de son centre, ne se ferme jamais, ce rayonnement étant indéfini et remplissant l’espace tout entier par une série d’ondes concentriques […]. » (Le Symbolisme de la Croix, chap. VI). La longueur du rayon « le plus grand » auquel nous faisons allusion ici est donc à proprement parler une quantité « indéfiniment croissante ». Pour plus de précisions à ce sujet, cf. Les Principes du calcul infinitésimal, chap. IX. []
  4. Les lecteurs de René Guénon retrouveront sans peine les correspondances doctrinales entre le « Zéro métaphysique », son affirmation à travers l’Unité métaphysique du point central, et la multiplicité de la manifestation dans l’étendue du plan ou de l’espace selon que le symbolisme est représenté en deux ou trois dimensions. []
  5. Cette représentation est d’autant plus vraie que, géométriquement, « la longueur d’une circonférence étant d’autant plus grande que cette circonférence est plus éloignée du centre, il semble à première vue qu’elle doit contenir d’autant plus de points ; mais, d’autre part, si l’on remarque que chaque point d’une circonférence est l’extrémité d’un de ses rayons, et que deux circonférences concentriques ont les mêmes rayons, on doit en conclure qu’il n’y a pas plus de points dans la plus grande que dans la plus petite. La solution de cette apparente difficulté se trouve dans ce que nous avons indiqué dans la note précédente : c’est qu’il n’y a pas en réalité un nombre des points d’une ligne, que ces points ne peuvent proprement être « nombrés », leur multitude étant au-delà du nombre. En outre, s’il y a toujours autant de points (s’il est possible d’employer cette façon de parler dans ces conditions) dans une circonférence qui diminue en se rapprochant de son centre, comme cette circonférence, à la limite, se réduit au centre lui-même, celui-ci, quoique n’étant qu’un seul point, doit contenir alors tous les points de la circonférence, ce qui revient à dire que toutes choses sont contenues dans l’unité. » (René Guénon,Le Symbolisme de la Croix, chap. XV). []
  6. Glossaire du Livre des Haltes, p. 395-96. []
  7. Cheikh el-‘Alawî de Mostaghanem a dit dans son Minâh el-quddûsiyyah que « l’Existence est tissée des qualités [munhaçir fî eç-çifât] tout comme une natte est tissée de jonc » [ou plus littéralement, « comme une claie tissée d’alfa » (Inhiçâr el-haçîr fî el-hilfah)]. Ainsi, les Qualités, loin d’être formées de créatures, sont elles-mêmes le véritable tissu de toutes les choses existantes » ; il remarque ailleurs : « retire les joncs de la natte, il ne restera ni nom ni forme » (Un Saint soufi du XXe siècle, Martin Lings, p. 152, les parties entre crochets sont de nous). Le symbolisme du tissage, traditionnellement bien connu, est en lien avec notre figure qui n’est pas sans rappeler celle de la toile d’araignée, et doit faire écho chez les lecteurs de René Guénon au propos suivant : « Une autre forme du symbolisme du tissage, qui se rencontre aussi dans la tradition hindoue, est l’image de l’araignée tissant sa toile, image qui est d’autant plus exacte que l’araignée forme cette toile de sa propre substance. En raison de la forme circulaire de la toile, qui est d’ailleurs le schéma plan du sphéroïde cosmogonique, c’est-à-dire de la sphère non fermée à laquelle nous avons déjà fait allusion, la chaîne est représentée ici par les fils rayonnant autour du centre, et la trame par les fils disposés en circonférence concentriques. Pour revenir de là à la figure ordinaire du tissage, il n’y a qu’à considérer le centre comme indéfiniment éloigné, de telle sorte que les rayons deviennent parallèles, suivant la direction verticale, tandis que les circonférences concentriques deviennent des droites perpendiculaires à ces rayons, c’est-à-dire horizontales. En résumé, on peut dire que la chaîne, ce sont les principes qui relient entre eux tous les mondes ou tous les états, chacun de ses fils reliant des points correspondants dans ces différents états, et que la trame, ce sont les ensembles d’événements qui se produisent dans chacun des mondes, de sorte que chaque fil de cette trame est, comme nous l’avons déjà dit, le déroulement des événements dans un monde déterminé. » (Ibid. chap XIV). []
  8. René Guénon, Aperçus sur l’Esotérisme Islamique et le Taoïsme, chap. I. En comparant le symbolisme décrit par Guénon avec la figure que nous avons esquissée plus haut, on constate que la tarîqah correspondrait alors aux Noms divins ; ce rapprochement, non exclusif d’autres points de vue, est à mettre en rapport avec la doctrine selon laquelle « à chaque initié (murîd) correspond un Nom Suprême (Asman A’dham) qui le relie (yatanâsaba) avec son ipséité (huwiyya) et ses besoins essentiels (muqtadhâ-hu edh-dhâtî)» (Cheikh Zakî Ibrahîm, Mafâtif el-Qurb, p. 260). []
  9. Coran (II, 156). []
  10. René Guénon, Symboles de la Science Sacrée, chap. LXI. []
  11. Avant-propos des Futûhât, traduction de M. Vâlsan dans ET de oct. -nov. 1953, n°311. []
  12. Kitâb et-ta’rîfât, Jurjanî, définition de la Ulûhiyah. []
  13. Hadith prophétique. []
  14. Fûçuç el-hikam, le Verbe de Moïse, trad. De T. Burckhardt ; nous avons harmonisé les transcriptions. []
  15. Ibid. []
  16. Coran (XXII, 64). []

par le 28 juillet 2011, mis à jour le 7 septembre 2019