Qui est l’instructeur ? (hadîth exemplaire d’enseignement « par délégation ») – M.A.S.

*

Après avoir rappelé dernièrement une certaine modalité particulière d’enseignement du Qutb Ibn Machîch à l’égard du Cheikh Abu-l-Hassan el-Châdhilî -qu’Allah soit Satisfait d’eux deux-, nous présentons un autre exemple, prophétique cette fois, d’une forme d’enseignement dans lequel celui qui en est la source peut ne pas être nécessairement celui qui est extérieurement désigné comme instructeur.

La richesse et la subtilité des enseignements qu’il contient, montrent comment une notion (comme celle de l’upaguru, exposée par René Guénon dans son œuvre publique), qui peut sembler au premier abord assez étrangère à l’Islam et à ses modalités d’enseignement, est en réalité présente … dès son fondement.

*

Rappel du hadîth de Jibrîl (alay-hi es-salâm)

‘Umar rapporte ce qui suit :

« Un jour que nous étions assis auprès de l’Envoyé d’Allah, un homme se présenta. Il portait des vêtements d’un blanc éclatant ; il avait des cheveux très noirs. On ne pouvait remarquer sur lui aucune trace de voyage et personne d’entre nous ne le connaissait. S’étant assis auprès du Prophète et l’ayant salué, il appuya ses genoux sur les siens, posa ses mains sur ses cuisses *, et dit : «

Muhammad, parle-moi de l’Islâm. **

Nous nous intéresserons, dans ce commentaire, davantage à la méthode qu’au contenu.

* Cette position est retenue comme une référence, lors de la bay’ah que donne un Cheikh à celui qui devient son disciple, par bon nombre de turûq. Le texte ne dit pas qui occupe la position de l’un et de l’autre.

** L’inconnu pose une première question sans proposer la moindre réponse mais en sollicitant celle du Prophète ﷺ.

« – Il consiste, lui répondit-il, à témoigner qu’il n’y a de divinité qu’Allah et que Muhammad est l’Envoyé d’Allah, à s’acquitter de la prière et de l’aumône rituelles, du jeûne de Ramadan et du pèlerinage à la Maison d’Allah, si l’on en a les moyens. »

Le Prophète ﷺ  donne la réponse, une première fois.

« – Tu as répondu juste», lui dit-il. Notre étonnement fut grand de le voir ainsi poser un question à l’Envoyé et lui donner raison.

Les Compagnons eux-mêmes s’étonnent de la modalité de la relation qui s’établit, en apparence paradoxale et au minimum inhabituelle.

Parle-moi, reprit-il, de la foi (imân). »

« – Elle consiste à croire en Dieu, en Ses Anges et Ses Envoyés ainsi qu’au Dernier Jour et au décret de Sa toute-Puissance, tant pour le bien que pour le mal. »

L’échange reprend une seconde fois…

» – Parfait, répondit-il, parle-moi du « bien-agir » (ihsân). »

… puis une troisième et une quatrième.

« – Il consiste à adorer Dieu, comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois  pas, Lui te voit. »

» – Parle-moi de la Dernière Heure (Sâ’ah). »

» – Celui qu’on interroge n’en sait pas plus à son sujet que celui qui pose la question. »

Le Prophète ﷺ  interrompt ses réponses, sans pour autant laissez croire que sa science serait inférieure à celle de celui qui l’interroge.

» – Parle-moi alors de ses signes avant-coureurs. »

» – Les voici, répondit-il : c’est la servante qui mettra au monde sa maîtresse; on verra des bergers, va-nu-pieds et sans ressources, rivaliser en hauteur dans les édifices qu’ils bâtiront. »

Sur ce, il s’en alla. [Le Prophète] resta là un bon moment. Puis il dit :  « ‘Umar, sais-tu qui a posé la question ? » – « Dieu et Son Envoyé, répondis-je, le savent mieux que moi.»- « Eh bien, dit-il, c’est Jibrîl qui est venu vous trouver pour vous apprendre votre religion. »

Celui qui est l’intermédiaire par excellence et le « transmetteur » de la part d’Allah à Son Envoyé ﷺ  est ainsi désigné par le Prophète lui-même ﷺ  comme l’instructeur de ceux qui constituent la communauté mohammedienne. Sans avoir, pourtant, délivré le moindre enseignement formel, il est intervenu comme celui qui a extérieurement permis que soient exposés les enseignements qui, de la bouche du Prophète lui-même ﷺ, décrivent principalement et de manière fondamentale la « structure » et le contenu des différentes parties (ajzâ‘) du Dîn.

Autrement dit, dans un épisode qui semble bien d’ailleurs être le seul dans tout le Hadîth, dans lequel Jibrîl intervient directement au contact des Compagnons pour être présenté comme il l’a été par « le plus véridique de ceux qui disent la vérité » (açdqu-l-maçduqîn), le Prophète lui-même ﷺ , c’est peut-être aussi la seule occurrence où il n’assure pas extérieurement sa fonction de « transmetteur » auprès du Prophète ﷺ (puisqu’il n’a pas délivré le moindre enseignement formel de la part d’Allah ta’âlâ) mais celle de « vérificateur » 1 . Les choses apparaissent comme s’il était à la fois le « prolongement » et la cause extérieure déclenchante qui permit à la Source même du Verbe mohammedien de s’exprimer selon la forme de la plus parfaite des créatures ﷺ ; on peut, en effet, remarquer que le Prophète ﷺ n’a pas dit « pour nous apprendre notre religion ».

et Allah est Plus Savant

*

Règle 5 des Qawâ’id de l’Imâm Zarrûq

إسناد الشيء لأصله، والقيام فيه بدليله الخاص به يدفع قول المنكر بحقيقته، لأن ظهور الحق في الحقيقة يمنع من ثبوت معارضتها. فأصل التصوف مقام الإحسان الذي فسره رسول الله صلى الله عليه وسلم: بأن تعبد الله كأنّك تراه فإن لم تكن تراه فإنّه يراك

La référence d’une chose s’effectue à son fondement.

Soutenir cela par une preuve pertinente annule l’argumentation de celui qui rejette sa réalité, car l’expression du Vrai (el-Haqq) dans la vérité empêche les contradicteurs de s’établir.

Ainsi, le fondement du Taçawwuf est la station de l’excellence (ihsan), que l’Envoyé d’Allah (que la paix soit sur lui !) a défini ainsi : « C’est que tu adores Allah comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois pas, Lui te voit ».

لأنّ معاني صدق التوجه لهذا الأصل راجعة وعليه دائرة، إذ لفظه دال على طلب المراقبة الملزومة به

Car les différentes significations de la sincérité de l’orientation  [envers Allah] se basent sur ce fondement et tournent autour de lui puisque l’expression [litt. le terme] indique la recherche de la vigilance requise.

فكان الحض عليها حضاً على عينه، كما دار الفقه على مقام الإسلام والأصول على مقام الإيمان

Donc, insister sur la vigilance (el-murâqabah), c’est insister sur l’essence [de la vertu (ihsân)] comme la jurisprudence est axée sur la station de la soumission (islâm) et les fondements de la religion sur la station de la foi (imân).

فالتصوف أحد أجزاء الدين الذي علمه عليه السلام جبريل ليعلمه الصحابة رضي الله عنهم أجمعين فافهم

Le Taçawwuf est une des parties de la religion (ajzâ ed-dîn) qu’il [=le Prophète] -que la paix soit sur lui !-  a enseigné * à Jibrîl afin qu’il l’enseigne aux Compagnons (qu’Allah soit satisfait d’eux !)

* Le sujet du verbe n’étant pas exprimé, la tournure de la phrase présente une ambivalence qui préserve le sens exotérique autant qu’il indique le sens ésotérique. Nous avons opté pour la traduction qui fait apparaître que c’est le Prophète -qu’Allah prie sur lui et le salue-qui a enseigné à Seyyidunâ Jibrîl – sur lui le salut-, dont il affirme lui-même extérieurement en fin du hadîth qu’il est venu enseigner aux Compagnons leur religion.

Il va sans dire que la considération de ce point est digne d’un grand intérêt si l’on veut trouver dans l’enseignement islamique le plus régulier des correspondances de ce que rapporte René Guénon des rapports entre le Guru et l’upaguru, c’est-à-dire entre le Cheikh et de ce que l’on pourrait appeler son « prolongement substitutif extérieur ».

Comprends-donc !

*

  1. Dans le sens de « confirmer ce qui est vrai », selon l’étymologie de verus et facere. On sait également que le Prophète récitait chaque année lui-même le Coran face à Jibrîl []

par le 30 juillet 2015, mis à jour le 31 mars 2017

Mots clés : , , , , , ,