« Râbitah rûhiyyah » et « sulûk » – M.A.S.

Nous nous devions, à la suite des récents articles sur la nature de la râbitah rûhiyyah et du madad dans une perspective de sulûk, d’envisager ces aspects dans le cadre d’une étude d’ordre plus général. Les indications plus ou moins allusives ou les affirmations franches que nous avons pu relever sont en effet cohérentes avec celles qui ont été produites par Michel Chodkiewicz dans son étude sur quelques aspects techniques au sein de la Tarîqah Naqchabandiyyah, il y a quelques années. Même si Cheikh Zakî ed-Dîn présente, quant à lui, une apparente originalité dans sa manière de présenter la mise en œuvre de la râbitah par elle-même, il affirme, sans ambiguïté possible et à l’instar d’autres autorités de la Voie, l’importance de dispositions qui sont susceptibles d’applications majeures au sein de la méthode initiatique.

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Essayons de résumer.

6 avril – V3

  • Les Maîtres, prenant appui sur le Coran et le Hadîth, font remonter l’origine de la pratique de la râbitah avant l’existence même des turûq, c’est-à-dire au début de l’Islâm

 » (…) les auteurs Naqshabandis ont répondus à maintes reprises [aux critiques des savants exotériques] en donnant, tout d’abord, ce qu’ils considèrent comme les appuis scripturaires de la rabita. Le texte coranique le plus souvent cité dans leurs écrits ou leurs propos, et ce depuis les origines (41) , est le verset 119 de la Sourate 9 (ya ayyuha l-ladhina amanu ttaqu Llâha wa kunu ma’a l-sadiqin.) (42) « Etre avec les véridiques » est le fondement de la suhba, du compagnonnage initiatique. Mais la suhba ne doit pas s’entendre seulement de la fréquentation physique des mashayikh : obligation permanente du murid, où qu’il soit, elle implique l’istihdar, l’acte qui « rend présent » le sadiq – c’est-à-dire la rabita. Parmi les hadith-s qui justifient cette contemplation intérieure du maître figure presque tuojours celui énonce : afdalukum (ou : khiyarukum) al-ladhina idha ru’u dhukira Llahu la-ru’yatihim, « les meilleurs d’entre vous sont ceux qu’on ne peut voir sans se souvenir d’Allah » (ou « sans invoquer Allah). (43)

C’est ce hadith qui donne son sens, bien que Ahrar ait interprété autrement ce propos, à une phrase d’un des premiers maîtres naqshbandîs, le shaykh Nizam al-Din, où il parle du Jamal, de la beauté, comme d’une condition de la mashyakha. (44) Cette beauté, ce n’est rien d’autre en fait que la Beauté divine elle-même, universellement présente mais que voile l’opacité de l’homme ordinaire et que révèle la transparence du saint. (45)

Quant à l’usage méthodique du khayal il se fonde sur le hadith où le prophète déclare que l’ihsan, la perfection, consiste à adorer Dieu « comme si tu Le voyais ». Mais, souligne un disciple de Khalid, le Shaykh Husayn al-Dawsari, Dieu en raison de Sa transcendance, ne peut-être Lui-même l’objet de la râbita (46) . Celle-ci doit donc nécessairement s’exercer sur une forme finie. Quant à l’accusation selon laquelle il s’agit d’une bid’a, les auteurs Naqshbandis, et notamment Khalid et Dawsari, qui ont l’un et l’autre consacré une risala à ce sujet, la rejettent en invoquant d’innombrables précédents, les noms de Junayd (47), de Ghazali (48), de `Abd al-Qadir al-Jilani (49), de Suhrawardi (50) et, naturellement, de maîtres Naqshabandis comme Jurjani (51) ou Nabulusi. (52) »

  • La pratique de la râbitah, en tant que telle, n’est pas propre à la Tarîqah Naqchabandiyyah même si elle bénéficie bien, au sein de celle-ci, d’un usage particulier ; elle peut s’y exercer, notamment, envers un Maître vivant ou mort
  • L’imâm Charânî cite la représentation mentale du Cheikh comme condition à établir avant le déroulement du dhikr
  • Le Cheikh Mâ al-‘Aynayn fait de même et insiste sur sa prépondérance sur d’autres conditions.
  • Il détaille le cheminement de l’action (de bas en haut) et de la réaction concordante (de haut en bas) qui correspond à la figuration mentale du Cheikh, par la faculté imaginative, et à la recherche de son soutien spirituel (madad)
  • Il expose, avec d’autres, le rôle d’intermédiaire et d’intercesseur du Prophète ﷺ, constamment orienté par le coeur et l’esprit vers Allah ta’âlâ
  • Il rappelle le statut de représentant (nâ’ib) du Prophète ﷺ qu’a le Cheikh auprès du murîd.
  • A la différence du mode habituellement décrit *, Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn expose une « disposition » particulière ** lors de la mise en œuvre de cette technique qui, tout en assurant la représentation des principales autorités de la silsilah, laisse directe l’orientation vers Allah

* « Les descriptions de la râbitat al-shaykh sont toutes à peu près identiques : « C’est le face-à-face (muqabala) du cœur du murid et de celui de son maître et le fait de conserver son image présente dans la faculté imaginative même lorsqu’il est absent » (32). Tu installeras fermement et conserveras l’image de ton shaykh dans ta faculté imaginative, qu’il soit absent ou présent ; ouis par cette faculté, tu projetteras l’image du shaykh au centre de ton cœur » (33). Ces phrases, extraites d’ouvrages écrits par un auteur de la fin du 19e siècle, ne diffèrent guère de celles qu’on trouve dans les textes des siècles précédents. Puis-je rappeler ici que le langage que nous trouvons ici sous la plume de musulmans a son exact équivalent chrétien ? Parlant de son « Maître » invisible, Sain Félix, Paulin de Nole, au quatrième siècle, déclare : Videbo corde, mente complectar pia, ubique proesentem mihi. (34)

J’emprunterai des indications plus précises, mais conformes en tous points, elles aussi, au modèle traditionnel, à un document qu’un maître naqshbandî kurde, le shaykh `Uthmân Siraj al-Dîn al-Thânî, a distribué à ses disciples lors de son passage à Paris en novembre 1982 (35) : « s’adonner à la râbitat al-shaykh, consiste à placer devant toi (par l’imagination) son image en croyant fermement que la forme spirituelle (ruhaniyya) du Prophète est présente dans la partie supérieure de sa poitrine et que les grâces et les lumières divines qui descendent sur le cœur du Prophète retombent sur le cœur de ton shaykh. Tu ouvriras donc ton cœur à la façon d’un réceptacle orienté vers le cœur de ton shaykh (…) Tu demeureras ainsi entre un quart d’heure et une demi-heure, ou davantage selon tes possibilités (…) » Suivent les recommandations habituelles : « au sortir de cet exercice, ne pas faire de mouvements précipités, ne pas boire de boissons fraîches qui « éteignent la chaleur du cœur ». L’auteur insiste ensuite sur le fait que la râbitat al-shaykh doit progressivement devenir permanente, « que l’on soit en mouvement ou au repos, de joue ou de nuit, debout ou assis ». Un peu plus loin, il donne des précisions successives : dans la première, on perçoit la forme du shaykh devant soi ; dans la deuxième au-dessus de l’épaule droite ; dans la troisième au-dessus de la tête ; dans la quatrième enfin elle apparaît dans le cœur. »

** « Tu veilleras à vider ton âme de toute occupation avant de débuter le wird ou le dhikr et à rechercher la présence de l’esprit de seyyidinâ el-Mostafâ ﷺ par une représentation formelle dans le cœur, comme une lumière qui est sur ta droite et jusqu’à devant, à l’exception d’un peu. De même pour l’esprit de ton Cheikh, sur ta gauche jusqu’à devant toi, à l’exception d’un peu, ainsi que les esprits des grands Maîtres de la Tarîqah tout autour de toi, de telle sorte que, dans cette situation spirituelle immense, tu sois en face d’Allah, établi entre Ses Mains, sans qu’il y ait entre toi et Lui de voile, ni quelqu’un qui te voile. Tu commenceras à L’adorer «comme si tu Le voyais» jusqu’à ce que tu t’éteignes en Lui (cf. Hadith), et que tu ne voies, n’entendes et ne ressentes que par Allah ta-’alâ. Ceci constitue, chez nous, un des points les plus importants du wird. »

  • Plusieurs autorités attestent la nécessaire efficacité de la pratique de la râbitah
  • Certains Maîtres la considèrent même supérieure à la méthode habituelle, centrée principalement sur l’importance du dhikr

Voici à cet égard un texte caractéristique : « la râbita consiste pour le murid, à rendre présente l’image de son shaykh parfait, celui dont il est attesté qu’il a atteint la station de l’annihilation (fana) et de la permanence (baqa) parfaites, et à puiser à la source de sa forme spirituelle (ruhaniyya) et de ses lumières. Elle a des effets plus puissants encore que le dhikr pour obtenir l’arrachement extatique (jadhba) et l’ascension du novice vers les degrés de la perfections » (30). Mawlâna Khâlid, sans être aussi catégorique, déclare pour sa part : « elle est un des plus importants moyens pour atteindre le but après l’attachement rigoureux au Livre et à la Sunna. Certains des maîtres se sont même limités à elle dans leur progression spirituelle et la direction de leurs disciples tandis que d’autres ordonnaient d’autres pratiques tout en déclarant explicitement qu’elle était la voie la plus directe pour parvenir à l’extinction dans le shaykh (al-fana fi l-shaykh), laquelle est le prélude à l’extinction en Dieu (al fana fi-Llah). (31) »

  • Dans le même esprit, Cheikh Mohammed Zakî ed-Dîn, élargit le champ d’application de la râbitah rûhiyyah à d’autres activités que le wird et le dhikr

« La figuration formelle de ce cercle spirituel est appelée «lien spirituel». Tu pourras l’établir à chaque fois que tu éprouveras une peur ou un resserrement (…), à chaque fois que tu t’apprêteras d’obtenir quelque chose de quelqu’un, particulièrement chez ceux qui détiennent le pouvoir «de lier et de délier» (ahl al-hill wa al- ‘uqd), lorsque arrivent les contraintes et ce genre de choses. Son utilité est vérifiée, par la permission d’Allah. »

  • Il assure enfin de la possibilité d’accéder effectivement, par le développement intensif de sa mise en œuvre, au But ultime de toute tarîqah (al-fath al-kabîr)

« En se figurant abondamment le lien spirituel intérieur on trouvera une sorte de proximité (…) avec l’esprit de notre seigneur l’Envoyé d’Allah et les esprits de tes Maîtres et, après cela, la grande ouverture spirituelle (al-fath al-kabîr). »

A suivre, in châ Allah

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Articles connexes

 Le soutien spirituel (madad) du Cheikh – Cheikh Mâ el-‘Aynayn

La « râbitah rûhiyyah » dans la Tarîqah Mohammediyyah Châdhilîyyah – M.A.S.

« Quelques aspects des techniques spirituelles dans la tarîqa Naqshbandiyya » – Michel Chodkiewicz

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par le 29 mars 2015, mis à jour le 25 août 2015

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