Références islamiques dans l’oeuvre de René Guénon (Recueil)

*

Le présent recueil, réalisé collectivement, réunit l’essentiel des références issues de la tradition islamique présentes dans l’œuvre de René Guénon, à l’exception notable des articles et comptes-rendus déjà reproduits dans le volume posthume « Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme ».

On y retrouvera tout d’abord des citations prises dans les livres publiés par l’auteur de son vivant 1 , par ordre chronologique, puis des extraits d’articles parus dans les différentes revues auquel René Guénon a collaboré (principalement les Études traditionnelles) complétés enfin par des comptes-rendus de livres et de revues qu’il y a également donné. Nous nous éloignerons parfois de ce recensement chronologique afin d’assurer une certaine continuité aux thématiques abordées par l’auteur, quand cela est possible, tant il apparait que certains passages semblent avoir été écrits pour compléter certaines données évoquées par l’auteur ailleurs dans son œuvre.

Il nous faut signaler aussi que ce travail, qui ne vise pas à l’exhaustivité, laisse de côté certaines références marginales ainsi que les passages reproduits à l’identique par l’auteur lui-même.

A l’issue de la publication de l’ensemble de celles-ci, nous espérons pouvoir éditer le recueil en pdf avec une table des matières et un index des termes arabes contenus dans celui-ci et les « Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme » in châ Allah2

Destiné tant au connaisseur de l’œuvre qu’au néophyte, ce recueil devrait pouvoir constituer un outil de travail utile à chacun et peut-être aussi, pour certains musulmans et mutaçawwif orientaux, une « porte d’entrée » vers une œuvre dont le caractère islamique n’apparait pas nécessairement à première vue, wa bi-Llah et-Tawfîq !

Mostafâ Mansûr (M.L.B.)

pour l’équipe éditoriale du Porteur de Savoir

Dernière semaine de Rabî’ al-Awwal 1437

***

Mise à jour

V15 – 29 décembre 2017

Avec l’ajout des citations issues de la Grande Triade nous terminons le recueil des références islamiques contenues dans les livres de l’auteur publiés de son vivant, wa-l-hamdulillah ! – M.L.B

Dernière semaine de Rabî’ al-Awwal 1438

*

RECUEIL DES

REFERENCES ISLAMIQUES

DANS L’OEUVRE DE RENE GUENON

*

Introduction Générale à l’Étude des Doctrines hindoues

« L’Orient proche, qui commence aux confins de l’Europe, s’étend, non seulement sur la partie de l’Asie qui est la plus voisine de celle-ci, mais aussi, en même temps, sur toute l’Afrique du Nord ; il comprend donc, à vrai dire, des pays qui, géographiquement, sont tout aussi occidentaux que l’Europe elle-même. Mais la civilisation musulmane, dans toutes les directions qu’a prises son expansion, n’en a pas moins gardé les caractères essentiels qu’elle tient de son point de départ oriental ; et elle a imprimé ces caractères à des peuples extrêmement divers, leur formant ainsi une mentalité commune, mais non pas, cependant, au point de leur enlever toute originalité. Les populations berbères de l’Afrique du Nord ne se sont jamais confondues avec les Arabes vivant sur le même sol, et il est aisé de les en distinguer, non seulement par les coutumes spéciales qu’elles ont conservées ou par leur type physique, mais encore par une sorte de physionomie mentale qui leur est propre ; il est bien certain, par exemple, que le Kabyle est beaucoup plus près de l’Européen, par certains côtés, que ne l’est l’Arabe. Il n’en est pas moins vrai que la civilisation de l’Afrique du Nord, en tant qu’elle a une unité, est, non seulement musulmane, mais même arabe dans son essence ; et d’ailleurs ce qu’on peut appeler le groupe arabe est, dans le monde islamique, celui dont l’importance est vraiment primordiale, puisque c’est chez lui que l’Islam a pris naissance, et que c’est sa langue propre qui est la langue traditionnelle de tous les peuples musulmans, quelles que soient leur origine et leur race. À côté de ce groupe arabe, nous en distinguerons deux autres principaux, que nous pouvons appeler le groupe turc et le groupe persan, bien que ces dénominations ne soient peut-être pas d’une exactitude rigoureuse. Le premier de ces groupes comprend surtout des peuples de race mongole, comme les Turcs et les Tartares ; ses traits mentaux le différencient grandement des Arabes, aussi bien que ses traits physiques, mais, ayant peu d’originalité intellectuelle, il dépend au fond de l’intellectualité arabe ; et d’ailleurs, au point de vue religieux même, ces deux groupes arabe et turc, en dépit de quelques différences rituelles et légales, forment un ensemble unique qui s’oppose au groupe persan. Nous arrivons donc ici à la séparation la plus profonde qui existe dans le monde musulman, séparation que l’on exprime d’ordinaire en disant que les Arabes et les Turcs sont « sunnites », tandis que les Persans sont « shiites » ; ces désignations appelleraient bien quelques réserves, mais nous n’avons pas à entrer ici dans ces considérations. »3

*

« La civilisation islamique est en effet, parmi les civilisations orientales, celle qui est la plus proche de l’Occident, et l’on pourrait même dire que, par ses caractères comme par sa situation géographique, elle est, à divers égards, intermédiaire entre l’Orient et l’Occident ; aussi la tradition nous apparaît-elle comme pouvant être envisagée sous deux modes profondément distincts, dont l’un est purement oriental, mais dont l’autre, qui est le mode proprement religieux, lui est commun avec la civilisation occidentale. Du reste, Judaïsme, Christianisme et Islamisme se présentent comme les trois éléments d’un même ensemble, en dehors duquel, disons-le dès maintenant, il est le plus souvent difficile d’appliquer proprement le terme même de « religion », pour peu qu’on tienne à lui conserver un sens précis et nettement défini ; mais, dans l’Islamisme, ce côté strictement religieux n’est en réalité que l’aspect le plus extérieur ; ce sont là des points sur lesquels nous aurons à revenir dans la suite. »

« (…) la conception du « Khalifat », seule base possible de tout « panislamisme » vraiment sérieux, n’est à aucun degré assimilable à celle d’une forme quelconque de gouvernement national, et qu’elle a d’ailleurs tout ce qu’il faut pour dérouter des Européens, habitués à envisager une séparation absolue, et même une opposition, entre le « pouvoir spirituel » et le « pouvoir temporel » ; la seconde, c’est que, pour prétendre instaurer dans l’Islam des « nationalismes » divers, il faut toute l’ignorante suffisance de quelques « jeunes » Musulmans, qui se qualifient ainsi eux-mêmes pour afficher leur « modernisme », et chez qui l’enseignement des Universités occidentales a complètement oblitéré le sens traditionnel. Il nous faut encore, en ce qui concerne l’Islam, insister ici sur un autre point, qui est l’unité de sa langue traditionnelle : nous avons dit que cette langue est l’arabe, mais nous devons préciser que c’est l’arabe littéral, distinct dans une certaine mesure de l’arabe vulgaire qui en est une altération et, grammaticalement, une simplification. Il y a là une différence qui est un peu du même genre que celle que nous avons signalée, pour la Chine, entre la langue écrite et la langue parlée : l’arabe littéral seul peut présenter toute la fixité qui est requise pour remplir le rôle de langue traditionnelle tandis que l’arabe vulgaire, comme toute autre langue servant à l’usage courant, subit naturellement certaines variations suivant les époques et suivant les régions. Cependant, ces variations sont loin d’être aussi considérables qu’on le croit d’ordinaire en Europe : elles portent surtout sur la prononciation et sur l’emploi de quelques termes plus ou moins spéciaux, et elles sont insuffisantes pour constituer même une pluralité de dialectes, car tous les hommes qui parlent l’arabe sont parfaitement capables de se comprendre ; il n’y a en somme, même pour ce qui est de l’arabe vulgaire, qu’une langue unique, qui est parlée depuis le Maroc jusqu’au Golfe Persique, et les soi-disant dialectes arabes plus ou moins variés sont une pure invention des orientalistes. Quant à la langue persane, bien qu’elle ne soit point fondamentale au point de vue de la tradition musulmane, son emploi dans les nombreux écrits relatifs au « Çufisme » lui donne néanmoins, pour la partie la plus orientale de l’Islam, une importance intellectuelle incontestable. » 4

« C’est cette idée de « paternité spirituelle » qu’exprime très exactement le mot guru, qui désigne l’instructeur chez les Hindous, et qui a aussi le sens d’« ancêtre » ; c’est à cette même idée que fait allusion, chez les Arabes, le mot sheikh, qui avec le sens propre de « vieillard », a un emploi identique. En Chine, la conception dominante de la « solidarité de la race » donne à la pensée correspondante une nuance différente, et fait assimiler le rôle de l’instructeur à celui d’un « frère aîné », guide et soutien naturel de ceux qui le suivent dans la voie traditionnelle, et qui ne deviendra un « ancêtre » qu’après sa mort ; mais l’expression de « naître à la connaissance » n’en est pas moins, là comme partout ailleurs d’un usage courant. » 5

*

L’Erreur Spirite

« Nous touchons ici à la question des « influences spirituelles », sur laquelle nous n’avons pas à insister, et dont le développement rencontrerait d’ailleurs bien des difficultés ; pour l’aborder, on doit faire appel à des données proprement métaphysiques, et de l’ordre le plus élevé. Nous citerons seulement un dernier cas : dans certaines écoles d’ésotérisme musulman, le « Maître » (Sheikh) qui fut leur fondateur, bien que mort depuis des siècles, est regardé comme toujours vivant et agissant par son « influence spirituelle » (barakah) ; mais cela ne fait intervenir à aucun degré sa personnalité réelle, qui est, non seulement au-delà de ce monde, mais aussi au-delà de tous les « paradis », c’est-à-dire des états supérieurs qui ne sont encore que transitoires. » 6

*

Orient et Occident

«  (…) c’est que la civilisation islamique est précisément celle dont le type se rapproche le plus, à maints égards, de celui de la civilisation européenne du moyen âge ; il y a là une analogie dont il serait peut-être bon de tenir compte. » 7

« Le vrai panislamisme est avant tout une affirmation de principe, d’un caractère essentiellement doctrinal ; pour qu’il prenne la forme d’une revendication politique, il faut que les Européens aient commis bien des maladresses ; en tout cas, il n’a rien de commun avec un « nationalisme » quelconque, qui est tout à fait incompatible avec les conceptions fondamentales de l’Islam. En somme, dans bien des cas (et nous pensons surtout ici à l’Afrique du Nord), une politique d’ « association » bien comprise, respectant intégralement la législation islamique, et impliquant une renonciation définitive à toute tentative d’ « assimilation », suffirait probablement à écarter le danger, si danger il y a ; quand on songe par exemple que les conditions imposées pour obtenir la naturalisation française équivalent tout simplement à une abjuration (et il y aurait bien d’autres faits à citer dans le même ordre), on ne peut s’étonner qu’il y ait fréquemment des heurts et des difficultés qu’une plus juste compréhension des choses pourrait éviter très aisément ; mais, encore une fois, c’est précisément cette compréhension qui manque tout à fait aux Européens. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que la civilisation islamique, dans tous ses éléments essentiels, est rigoureusement traditionnelle, comme le sont toutes les civilisations orientales » 8

*

Compte rendu de livre  ((La Revue de Philosophie Sept.- oct. 1921))

 

I. Goldziher, professeur à l’Université de Budapest – Le Dogme et la Loi de l’Islam : Histoire du développement dogmatique et juridique de la religion musulmane. Traduction de F. Arin (Un vol. in-8° de 315 pages. P. Geuthner, Paris, 1920).
Cet ouvrage offre les qualités et les défauts qui sont communs à presque tous les travaux germaniques du même genre : il est fort consciencieusement fait au point de vue historique et documentaire, mais il ne faudrait pas y chercher une compréhension bien profonde des idées et des doctrines. Du reste, d’une façon tout à fait générale, ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui « science des religions » repose essentiellement sur deux postulats que nous ne pouvons, pour notre part, regarder que comme de simples préjugés. Le premier, que l’on pourrait nommer le postulat « rationaliste », consiste à traiter toute religion comme un fait purement humain, comme un « phénomène » d’ordre psychologique ou sociologique ; l’importance accordée respectivement aux éléments individuels et aux facteurs sociaux varie d’ailleurs grandement suivant les écoles. Le second, qui s’affirme ici dès le sous-titre du livre, est le postulat « évolutionniste » : le « développement » dont il s’agit, en effet, n’est pas simplement le développement logique de tout ce que la doctrine impliquait en germe dès l’origine, mais une suite de changements radicaux provoqués par des influences extérieures, et pouvant aller jusqu’à des contradictions. On pose en principe que les dogmes ont « évolué », et c’est là une affirmation qui doit être admise sans discussion : c’est une sorte de dogme négatif destiné à renverser tous les dogmes positifs pour leur substituer la seule croyance au « progrès », cette grande illusion du monde moderne. Le livre de M. Goldziher comprend six chapitres, sur chacun desquels nous allons présenter quelques observations.

I. Mohammed et l’Islam. – On connaît la thèse, chère à certains psychologues, et surtout aux médecins qui se mêlent de psychologie, de la « pathologie » des mystiques, des prophètes et des fondateurs de religions ; nous nous souvenons d’une application particulièrement répugnante qui en fut faite au Judaïsme et au Christianisme 9 . Il y a ici quelque chose de la même tendance, bien que l’auteur y insiste moins que d’autres ne l’ont fait ; en tout cas, c’est l’esprit « rationaliste » qui domine dans ce chapitre. On y rencontre même fréquemment des phrases comme celle-ci : « Mohammed s’est fait révéler telle ou telle chose » ; cela est extrêmement déplaisant. L’ « évolutionnisme » apparaît dans la distinction, on pourrait même dire l’opposition, que l’on veut établir entre la période de la Mekke et celle de Médine : de l’une à l’autre, il y aurait eu un changement, dû aux circonstances extérieures, dans le caractère prophétique de Mohammed ; nous ne croyons pas que ceux qui examinent les textes qorâniques sans idée préconçue puissent y trouver rien de semblable. D’autre part, la doctrine enseignée par Mohammed n’est pas du tout un « éclectisme » ; la vérité est qu’il s’est toujours présenté comme un continuateur de la tradition judéo-chrétienne, en se défendant expressément de vouloir instituer une religion nouvelle et même d’innover quoi que ce soit en fait de dogmes et de lois (et c’est pourquoi le mot « mahométan » est absolument rejeté par ses disciples). Ajoutons encore que le sens du mot Islam, qui est « soumission à la Volonté divine », n’est pas interprété d’une façon parfaitement correcte, non plus que la conception de l’ « universalité » religieuse chez Mohammed ; ces deux questions se tiennent d’ailleurs d’assez près.

II. Développement de la loi. – Il faut louer l’auteur d’affirmer l’existence, trop souvent méconnue par les Européens, d’un certain « esprit de tolérance » dans l’Islam, et cela dès ses origines, et aussi de reconnaître que les différents « rites » musulmans ne constituent nullement des « sectes ». Par contre, bien que le côté juridique d’une doctrine soit assurément celui qui se prête le plus à un développement nécessité par l’adaptation aux circonstances (mais à la condition que ce développement, tant qu’il reste dans l’orthodoxie, n’entraîne aucun changement véritable, qu’il ne fasse que rendre explicites certaines conséquences implicitement contenues dans la doctrine), nous ne pouvons admettre la prépondérance attribuée aux considérations sociales et politiques, qui sont supposées avoir réagi sur le point de vue proprement religieux lui-même. Il y a là une sorte de renversement des rapports, qui s’explique par ce fait que les Occidentaux modernes se sont habitués, pour la plupart, à regarder la religion comme un simple élément de la vie sociale parmi beaucoup d’autres ; pour les Musulmans, au contraire, c’est l’ordre social tout entier qui dépend de la religion, qui s’y intègre en quelque sorte, et l’analogue se rencontre d’ailleurs dans toutes les civilisations qui, comme les civilisations orientales en général, ont une base essentiellement traditionnelle (que la tradition dont il s’agit soit religieuse ou qu’elle soit d’une autre nature). Sur des points plus spéciaux, il y a un parti pris manifeste de traiter d’« inventions postérieures » les hadîth, c’est-à-dire les paroles du Prophète conservées par la tradition ; cela a pu se produire dans des cas particuliers, reconnus du reste par la théologie musulmane, mais il ne faudrait pas généraliser. Enfin, il est vraiment trop commode de qualifier dédaigneusement de « superstition populaire » tout ce qui peut être gênant pour le « rationalisme ».

III. Développement dogmatique. – Ce chapitre débute par un essai d’opposition entre ce qu’on pourrait appeler le « prophétisme » et le « théologisme » : les théologiens, en voulant interpréter les révélations des prophètes, y introduiraient, suivant les besoins, des choses auxquelles ceux-ci n’avaient jamais songé, et c’est ainsi que l’orthodoxie arriverait à se constituer peu à peu. Nous répondrons à cela que l’orthodoxie n’est pas quelque chose qui se fait, qu’elle est au contraire, par définition même, le maintien constant de la doctrine dans sa ligne traditionnelle primitive. L’exposé des discussions concernant le déterminisme et le libre arbitre trahit une certaine erreur d’optique, si l’on peut dire, due à la mentalité moderne : loin de voir là une question fondamentale, les grands docteurs de l’Islam ont toujours regardé ces discussions comme parfaitement vaines. D’un autre côté, nous nous demandons jusqu’à quel point il est bien juste de regarder les Mutazilites comme des « rationalistes » ; en tout cas, c’est souvent une erreur de traduire aql par « raison ». Autre chose encore, et qui est plus grave : l’anthropomorphisme n’a jamais été inhérent à l’orthodoxie musulmane. L’Islam, en tant que doctrine (nous ne parlons pas des aberrations individuelles toujours possibles) n’admet l’anthropomorphisme que comme une façon de parler (il s’efforce même de réduire au minimum ce genre de symbolisme), et à titre de concession à la faiblesse de l’entendement humain, qui a le plus souvent besoin du support de certaines représentations analogiques. Nous prenons ce mot de « représentations » dans son sens ordinaire, et non dans l’acception très spéciale que lui donne fréquemment M. Goldziher, et qui fait songer aux théories fantaisistes de ce qui, en France, s’intitule l’ « école sociologique ».

IV. Ascétisme et Sûfisme. – Nous aurions beaucoup à dire sur ce chapitre, qui est loin d’être aussi net qu’on pourrait le souhaiter, et qui renferme même bien des confusions et des lacunes. Pour l’auteur, l’ascétisme aurait été tout d’abord étranger à l’Islam, dans lequel il aurait été introduit ultérieurement par des influences diverses, et ce sont ces tendances ascétiques surajoutées qui auraient donné naissance au Sûfisme ; ces affirmations sont assez contestables, et, surtout, le Sûfisme est en réalité tout autre chose que de l’ascétisme. Du reste, ce terme de Sûfisme est employé ici d’une façon quelque peu abusive dans sa généralité, et il faudrait faire des distinctions : il s’agit de l’ésotérisme musulman, et il y a bon nombre d’écoles ésotériques qui n’acceptent pas volontiers cette dénomination, actuellement tout au moins, parce qu’elle en est arrivée à désigner couramment des tendances qui ne sont nullement les leurs. En fait, il y a fort peu de rapports entre le Sûfisme persan et la grande majorité des écoles arabes ; celles-ci sont beaucoup moins mystiques, beaucoup plus purement métaphysiques, et aussi plus strictement attachées à l’orthodoxie (quelle que soit d’ailleurs l’importance qu’elles accordent aux pratiques extérieures). À ce propos, nous devons dire que c’est une erreur complète de vouloir opposer le Sûfisme en lui-même à l’orthodoxie : la distinction est ici entre l’ésotérisme et l’exotérisme, qui se rapportent à des domaines différents et ne s’opposent point l’un à l’autre ; il peut y avoir, dans l’un et dans l’autre, orthodoxie et hétérodoxie. Il ne s’est donc pas produit, au cours de l’histoire, un « accommodement » entre deux « systèmes » opposés ; les deux domaines sont assez nettement délimités pour que, normalement, il ne puisse y avoir ni conflit ni contradiction, et les ésotéristes n’ont jamais pu, comme tels, être taxés d’hérésie. Quant aux origines de l’ésotérisme musulman, l’influence du néo-platonisme n’est nullement prouvée par une identité de pensée à certains égards ; il ne faudrait pas oublier que le néoplatonisme n’est qu’une expression grecque d’idées orientales, de sorte que les Orientaux n’ont pas eu besoin de passer par l’intermédiaire des Grecs pour retrouver ce qui, en somme, leur appartenait en propre ; il est vrai que cette façon de voir a le tort d’aller à l’encontre de certains préjugés. Pour l’influence hindoue (et peut-être aussi bouddhiste) que l’auteur croit découvrir, la question est un peu plus complexe : nous savons, pour l’avoir constaté directement, qu’il y a effectivement, entre l’ésotérisme musulman et les doctrines de l’Inde, une identité de fond sous une assez grande différence de forme ; mais on pourrait faire aussi la même remarque pour la métaphysique extrême-orientale, et cela n’autorise point à conclure à des emprunts. Des hommes appartenant à des civilisations différentes peuvent bien, à ce qu’il nous semble, être parvenus directement à la connaissance des mêmes vérités (c’est ce que les Arabes eux-mêmes expriment par ces mots : et-tawhîdu wâhidun, c’est-à- dire : « la doctrine de l’Unité est unique », elle est partout et toujours la même) ; mais nous reconnaissons que cet argument ne peut valoir que pour ceux qui admettent une vérité extérieure à l’homme et indépendante de sa conception, et pour qui les idées sont autre chose que de simples phénomènes psychologiques. Pour nous, les analogies de méthodes elles-mêmes ne prouvent pas davantage : les ressemblances du dhikr musulman et du hatha-yoga hindou sont très réelles et vont même encore plus loin que ne le pense l’auteur, qui semble n’avoir de ces choses qu’une connaissance plutôt vague et lointaine ; mais, s’il en est ainsi, c’est qu’il existe une certaine « science du rythme » qui a été développée et appliquée dans toutes les civilisations orientales, et qui, par contre, est totalement ignorée des Occidentaux. Nous devons dire aussi que M. Goldziher ne paraît guère connaître les doctrines de l’Inde que par les ouvrages de M. Oltramare, qui sont à peu près les seuls qu’il cite à ce sujet (il y a même pris l’expression tout à fait impropre de « théosophie hindoue ») ; cela est vraiment insuffisant, d’autant plus que l’interprétation qui est présentée dans ces ouvrages est jugée fort sévèrement par les Hindous. Il faut ajouter qu’il y a aussi une note dans laquelle est mentionné un livre de Râma Prasâd, écrivain théosophiste, dont l’autorité est tout à fait nulle ; cette note est d’ailleurs rédigée d’une façon assez extraordinaire, mais nous ne savons si cela doit être imputé à l’auteur ou au traducteur. Il y aurait lieu de relever en outre bien des erreurs qui, pour porter sur des détails, ont aussi leur importance : ainsi, et-tasawwuf n’est pas du tout « l’idée sûfie », mais bien l’initiation, ce qui est tout différent (voir par exemple le traité de Mohyiddin ibn Arabi intitulé Tartîbut-tasawwuf, c’est-à-dire « Les catégories de l’initiation »). Les quelques lignes qui sont consacrées aux Malâmatiyah en donnent une idée complètement erronée ; cette question, qui est fort peu connue, a pourtant une portée considérable, et nous regrettons de ne pouvoir nous y arrêter. Beaucoup des conceptions les plus essentielles de l’ésotérisme musulman sont entièrement passées sous silence : telle est, pour nous borner à un seul exemple, celle de l’ « Homme universel » (El-Insânul-kâmil), qui constitue le fondement de la théorie ésotérique de la « manifestation du Prophète ». Ce qui manque aussi, ce sont des indications au moins sommaires sur les principales écoles et sur l’organisation de ces Ordres initiatiques qui ont une si grande influence dans tout l’Islam. Enfin, nous avons rencontré quelque part l’expression fautive d’ « occultisme musulman » : l’ésotérisme métaphysique dont il s’agit et les sciences qui s’y rattachent en tant qu’applications n’ont absolument rien de commun avec les spéculations plus ou moins bizarres qu’on désigne sous le nom d’ « occultisme » dans le monde occidental contemporain.

V. Les sectes. – L’auteur s’élève avec raison contre la croyance trop répandue à l’existence d’une multitude de sectes dans l’Islam ; en somme, ce nom de sectes doit être réservé proprement aux branches hétérodoxes et schismatiques, dont la plus ancienne est celle des Khâridjites. La partie du chapitre qui est consacrée au Chiisme est assez claire, et quelques-unes des idées fausses qui ont cours à ce sujet sont bien réfutées ; mais il faut dire aussi que, en réalité, la différence entre Sunnites et Chiites est beaucoup moins nettement tranchée, à part les cas extrêmes, qu’on ne pourrait le croire à la lecture de cet exposé (ce n’est que tout à fait à la fin de l’ouvrage qu’il se trouve une légère allusion aux « nombreux degrés de transition qui existent entre ces deux formes de l’Islam »). D’autre part, si la conception de l’Imâm chez les Chiites est suffisamment expliquée (et encore faut-il faire une réserve quant au sens plus profond dont elle est susceptible, car l’auteur ne paraît pas avoir une idée très nette de ce qu’est le symbolisme), il n’en est peut-être pas de même de celle du Mahdî dans l’Islam orthodoxe ; parmi les théories qui ont été formulées à cet égard, il en est qui sont d’un caractère fort élevé, et qui sont bien autre chose que des « ornements mythologiques » ; celle de Mohyiddin ibn Arabi, notamment, mériterait bien d’être au moins mentionnée.

VI. Formations postérieures. – Il y a, au commencement de ce dernier chapitre, une interprétation de la notion de Sunna comme « coutume héréditaire », qui montre une parfaite incompréhension de ce qu’une tradition est véritablement, dans son essence et dans sa raison d’être. Ces considérations conduisent à l’étude de la secte moderne des Wahhâbites, qui prétend s’opposer à toute innovation contraire à la Sunna, et qui se donne ainsi pour une restauration de l’Islam primitif ; mais c’est probablement un tort de croire ces prétentions justifiées, car elles ne nous semblent pas l’être plus que celles des Protestants dans le Christianisme ; il y a même plus d’une analogie curieuse entre les deux cas (par exemple le rejet du culte des saints, que les uns et les autres dénoncent également comme une « idolâtrie »). Il ne faudrait pas non plus attribuer une importance excessive à certains mouvements contemporains, comme le Bâbisme, et surtout le Béhâïsme qui en est dérivé, M. Goldziher dit par progrès, nous dirions plutôt par dégénérescence. L’auteur a vraiment grand tort de prendre au sérieux une certaine adaptation « américanisée » du Béhâïsme, qui n’a absolument plus rien de musulman ni même d’oriental, et qui, en fait, n’a pas plus de rapports avec l’Islam que le faux Vêdânta de Vivekânanda (que nous avons eu l’occasion de mentionner au cours de notre étude sur le théosophisme (2)) n’en a avec les véritables doctrines hindoues : ce n’est qu’une espèce de « moralisme » quasi-protestant. Les autres sectes dont il est question ensuite appartiennent à l’Inde ; la plus importante, celle des Sikhs, n’est pas proprement musulmane, mais apparaît comme une tentative de fusion entre le Brâhmanisme et l’Islam ; telle est du moins la position qu’elle prit à ses débuts. Dans cette dernière partie, nous avons encore noté les expressions défectueuses d’« Islam hindou », et de « Musulmans hindous » : tout ce qui est indien n’est pas hindou par là même, puisque ce dernier terme ne désigne exclusivement que ce qui se rapporte à la tradition brâhmanique ; il y a là quelque chose de plus qu’une simple confusion de mots. Naturellement, nous avons surtout signalé les imperfections de l’ouvrage de M. Goldziher, qui n’en est pas moins susceptible de rendre des services réels, mais, nous le répétons, à la condition qu’on veuille y chercher rien de plus ni d’autre que des renseignements d’ordre historique, et qu’on se méfie de l’influence exercée sur tout l’exposé par les « idées directrices » que nous avons dénoncées tout d’abord. Certaines des remarques qui précèdent montrent d’ailleurs que, même au point de vue de l’exactitude de fait, le seul qui semble compter pour les « historiens des religions », l’érudition pure et simple ne suffit pas toujours ; sans doute, il peut arriver qu’on donne une expression fidèle d’idées qu’on n’a pas comprises vraiment et dont on n’a qu’une connaissance tout extérieure et verbale, mais c’est là une chance sur laquelle il serait préférable de ne pas compter outre mesure.

*

L’Ésotérisme de Dante

« (…) Mort et descente aux Enfers d’un côté, résurrection et ascension aux Cieux de l’autre, ce sont comme deux phases inverses et complémentaires, dont la première est la préparation nécessaire de la seconde, et que l’on retrouverait également sans peine dans la description du « Grand Œuvre » hermétique ; et la même chose est nettement affirmée dans toutes les doctrines traditionnelles. C’est ainsi que, dans l’Islam, nous rencontrons l’épisode du « voyage nocturne » de Mohammed, comprenant pareillement la descente aux régions infernales (isrâ), puis l’ascension dans les divers paradis ou sphères célestes (mirâj) ; et certaines relations de ce « voyage nocturne » présentent avec le poème de Dante des similitudes particulièrement frappantes, à tel point que quelques-uns ont voulu y voir une des sources principales de son inspiration. Don Miguel Asîn Palacios a montré les multiples rapports qui existent, pour le fond et même pour la forme, entre la Divine Comédie (sans parler de certains passages de la Vita Nuova et du Convito), d’une part, et d’autre part, le Kitâb el-isrâ (Livre du Voyage nocturne) et les Futûhât el-Mekkiyah (Révélations de la Mecque) de Mohyiddin ibn Arabi, ouvrages antérieurs de quatre-vingts ans environ, et il conclut que ces analogies sont plus nombreuses à elles seules que toutes celles que les commentateurs sont parvenus à établir entre l’œuvre de Dante et toutes les autres littératures de tout pays10 . En voici quelques exemples : « Dans une adaptation de la légende musulmane, un loup et un lion barrent la route au pèlerin, comme la panthère, le lion et la louve font reculer Dante… Virgile est envoyé à Dante et Gabriel à Mohammed par le Ciel ; tous deux, durant le voyage, satisfont à la curiosité du pèlerin. L’Enfer est annoncé dans les deux légendes par des signes identiques : tumulte violent et confus, rafale de feu… L’architecture de l’Enfer dantesque est calquée sur celle de l’Enfer musulman : tous deux sont un gigantesque entonnoir formé par une série d’étages, de degrés ou de marches circulaires qui descendent graduellement jusqu’au fond de la terre ; chacun d’eux recèle une catégorie de pécheurs, dont la culpabilité et la peine s’aggravent à mesure qu’ils habitent un cercle plus enfoncé. Chaque étage se subdivise en différents autres, affectés à des catégories variées de pécheurs ; enfin, ces deux Enfers sont situés tous les deux sous la ville de Jérusalem… Afin de se purifier au sortir de l’Enfer et de pouvoir s’élever vers le Paradis, Dante se soumet à une triple ablution. Une même triple ablution purifie les âmes dans la légende musulmane : avant de pénétrer dans le Ciel, elles sont plongées successivement dans les eaux des trois rivières qui fertilisent le jardin d’Abraham… L’architecture des sphères célestes à travers lesquelles s’accomplit l’ascension est identique dans les deux légendes ; dans les neuf cieux sont disposées, suivant leurs mérites respectifs, les âmes bienheureuses qui, à la fin, se rassemblent toutes dans l’Empyrée ou dernière sphère… De même que Béatrice s’efface devant saint Bernard pour guider Dante dans les ultimes étapes, de même Gabriel abandonne Mohammed près du trône de Dieu où il sera attiré par une guirlande lumineuse… L’apothéose finale des deux ascensions est la même : les deux voyageurs, élevés jusqu’à la présence de Dieu, nous décrivent Dieu comme un foyer de lumière intense, entouré de neuf cercles concentriques formés par les files serrées d’innombrables esprits angéliques qui émettent des rayons lumineux ; une des files circulaires les plus proches du foyer est celle des Chérubins ; chaque cercle entoure le cercle immédiatement inférieur, et tous les neuf tournent sans trêve autour du centre divin… Les étages infernaux, les cieux astronomiques, les cercles de la rose mystique, les chœurs angéliques qui entourent le foyer de la lumière divine, les trois cercles symbolisant la trinité de personnes, sont empruntés mot pour mot par le poète florentin à Mohyiddin ibn Arabi11 . De telles coïncidences, jusque dans des détails extrêmement précis, ne peuvent être accidentelles, et nous avons bien des raisons d’admettre que Dante s’est effectivement inspiré, pour une part assez importante, des écrits de Mohyiddin ; mais comment les a-t-il connus ? On envisage comme intermédiaire possible Brunetto Latini, qui avait séjourné en Espagne ; mais cette hypothèse nous paraît peu satisfaisante. Moyiddin était né à Murcie, d’où son surnom d’El-Andalûsi, mais il ne passa pas toute sa vie en Espagne, et il mourut à Damas ; d’un autre côté, ses disciples étaient répandus dans tout le monde islamique, mais surtout en Syrie et en Égypte, et enfin il est peu probable que ses œuvres aient été dès lors dans le domaine public, où même certaines d’entre elles n’ont jamais été. En effet, Mohyiddin fut tout autre chose que le « poète mystique » qu’imagine M. Asîn Palacios ; ce qu’il convient de dire ici c’est que, dans l’ésotérisme islamique, il est appelé Esh-Sheikh el-akbar, c’est-à-dire le plus grand des Maîtres spirituels, le Maître par excellence, que sa doctrine est d’essence purement métaphysique, et que plusieurs des principaux Ordres initiatiques de l’Islam, parmi ceux qui sont les plus élevés et les plus fermés en même temps, procèdent de lui directement. Nous avons déjà indiqué que de telles organisations furent au XIIIe siècle, c’est-à-dire à l’époque même de Mohyiddin, en relations avec les Ordres de chevalerie, et, pour nous, c’est par là que s’explique la transmission constatée ; s’il en était autrement, et si Dante avait connu Mohyiddin par des voies « profanes », pourquoi ne l’aurait-il jamais nommé, aussi bien qu’il nomme les philosophes exotériques de l’Islam, Avicenne et Averroès12 ? De plus, il est reconnu qu’il y eut des influences islamiques aux origines du Rosicrucianisme, et c’est à cela que font allusion les voyages supposés de Christian Rosenkreuz en Orient ; mais l’origine réelle du Rosicrucianisme, nous l’avons déjà dit, ce sont précisément les Ordres de chevalerie, et ce sont eux qui formèrent, au moyen âge, le véritable lien intellectuel entre l’Orient et l’Occident13 .

*

Le langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour » 14

« Il y a même encore un troisième aspect, intermédiaire en quelque sorte, où il s’agit bien de prudence, mais dans l’intérêt de la doctrine elle-même et non plus de ceux qui l’exposent, et cet aspect est celui auquel se rapporte plus particulièrement le symbole du vin chez les Soufis (dont l’enseignement, disons-le en passant, ne peut être qualifié de « panthéiste que par une erreur tout occidentale) ; l’allusion qui est faite à ce symbole (pp. 72 et 104) n’indique pas nettement que « vin » signifie « mystère », doctrine secrète ou réservée, parce que, en hébreu, iaïn et sôd sont numériquement équivalents ; et, pour l’ésotérisme musulman, le vin est la « boisson de l’élite », dont les hommes vulgaires ne peuvent pas user impunément. »

*

«  (…) et, pour s’en tenir au monde musulman, il est assez singulier qu’on parle toujours presque uniquement à cet égard de la poésie persane, alors qu’on peut facilement trouver des exemples similaires dans la poésie arabe, d’un caractère non moins ésotérique, par exemple chez Omar ibn El-Fârid. Ajoutons que bien d’autres « voiles » ont été employés également dans les expressions poétiques du Soufisme, y compris celui du scepticisme, dont on peut citer comme exemples Omar El-Khayyam et Abul-Alâ El-Maarri ; pour ce dernier surtout, bien peu nombreux sont ceux qui savent qu’il était en réalité un initié de haut rang ; et, fait que nous n’avons vu signalé nulle part jusqu’ici, il y a ceci de particulièrement curieux, pour le sujet qui nous occupe présentement, que sa Risâlatul-Ghufrân pourrait être regardée comme une des principales « sources » islamiques de la Divine Comédie. »

*

L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta

(Note) Dans l’ésotérisme islamique, la même idée est exprimée, en des termes presque identiques, par Mohyiddin ibn Arabi dans son Traité de l’Unité (Risâlatul-Ahadiyah) : « Il (Allah) est maintenant tel qu’il était (de toute éternité) tous les jours en l’état de Créateur Sublime. » La seule différence porte sur l’idée de « création », qui n’apparaît que dans les doctrines traditionnelles qui, partiellement au moins, se rattachent au Judaïsme ; ce n’est d’ailleurs, au fond, qu’une façon spéciale d’exprimer ce qui se rapporte à la manifestation universelle et à sa relation avec le Principe.15

(Note) Pour l’ésotérisme islamique aussi, l’Unité, considérée en tant qu’elle contient tous les aspects de la Divinité (Asrâr rabbâniyah ou « Mystères dominicaux »), « est de l’Absolu la surface réverbérante à innombrables facettes qui magnifie toute créature qui s’y mire directement ». Cette surface, c’est également Mâyâ envisagée dans son sens le plus élevé, comme la Shakti de Brahma, c’est-à-dire la « toute-puissance » du Principe Suprême. – D’une façon toute semblable encore dans la Qabbalah hébraïque, Kether (la première des dix Sephiroth) est le « vêtement » d’Aïn-Soph (l’Infini ou l’Absolu). 16

*

« Ainsi ces trois, Sat, Chit et Ânanda (généralement réunis en Sachchidânanda) 1 , ne sont absolument qu’un seul et même être, et cet « un » est Âtmâ, considéré en dehors et au-delà de toutes les conditions particulières qui déterminent chacun de ses divers états de manifestation17

(1) En arabe, on a, comme équivalent de ces trois termes, l’Intelligence (El-Aqlu), l’Intelligent (El-Âqil) et l’Intelligible (El-Maqûl) : la première est la Conscience universelle (Chit), le second est son sujet (Sat), et le troisième est son objet (Ânanda), les trois n’étant qu’un dans l’Être « qui Se connaît Soi-même par Soi-même ».

« (Note) Nous ferons remarquer à ce propos que, en arabe, le mot tarjumah signifie à la fois « traduction » et « commentaire », l’une étant regardée comme inséparable de l’autre ; son équivalent le plus exact serait donc « explication » ou « interprétation ». On peut même dire, quand il s’agit de textes traditionnels, qu’une traduction en langue vulgaire, pour être intelligible, doit correspondre exactement à un commentaire fait dans la langue même du texte ; la traduction littérale d’une langue orientale dans une langue occidentale est généralement impossible, et plus on s’efforce de suivre strictement la lettre, plus on risque de s’éloigner de l’esprit ; c’est ce que les philologues sont malheureusement incapables de comprendre. » 18

« À ce propos, nous citerons une fois de plus, pour marquer encore les concordances des différentes traditions, un passage emprunté au Traité de l’Unité (Risâlatul-Ahadiyah), de Mohyiddin ibn Arabi : « Cette immense pensée (de l’« Identité Suprême ») ne peut convenir qu’à celui dont l’âme est plus vaste que les deux mondes (manifesté et non-manifesté). Quant à celui dont l’âme n’est qu’aussi vaste que les deux mondes (c’est-à-dire à celui qui atteint l’Être Universel, mais ne le dépasse pas), elle ne lui convient pas. Car, en vérité, cette pensée est plus grande que le monde sensible (ou manifesté, le mot « sensible » devant ici être transposé analogiquement, et non restreint à son sens littéral) et le monde suprasensible (ou non-manifesté, suivant la même transposition), tous les deux pris ensemble. » 19

« D’autre part, nous trouvons aussi dans la tradition extrême-orientale une théorie qui équivaut exactement à celle que nous venons d’exposer : cette théorie est celle des « quatre Bonheurs », dont les deux premiers sont la « Longévité », qui, nous l’avons déjà dit, n’est pas autre chose que la perpétuité de l’existence individuelle, et la « Postérité », qui consiste dans les prolongements indéfinis de l’individu à travers toutes ses modalités. Ces deux « Bonheurs » ne concernent donc que l’extension de l’individualité, et ils se résument dans la restauration de l’« état primordial », qui en implique le plein achèvement ; les deux suivants, qui se rapportent au contraire aux états supérieurs et extra-individuels de l’être (C’est pourquoi, tandis que les deux premiers « Bonheurs » appartiennent au domaine du Confucianisme, les deux autres relèvent de celui du Taoïsme), sont le « Grand Savoir » et la « Parfaite Solitude », c’est-à-dire pânditya et mauna. Enfin, ces « quatre Bonheurs » obtiennent leur plénitude dans le « cinquième », qui les contient tous en principe et les unit synthétiquement dans leur essence unique et indivisible ; ce « cinquième Bonheur » n’est point nommé (non plus que le « quatrième état » de la Mândûkya Upanishad), étant inexprimable et ne pouvant être l’objet d’aucune connaissance distinctive ; mais il est facile de comprendre que ce dont il s’agit ici n’est autre que l’Union même ou l’« Identité Suprême », obtenue dans et par la réalisation complète et totale de ce que d’autres traditions appellent l’« Homme Universel », car le Yogî, au vrai sens de ce mot, ou l’« homme transcendant » (tchen-jen / cheun-jen) du Taoïsme, est aussi identique à l’«Homme Universel 120 »

(1) Cette identité est pareillement affirmée dans les théories de l’ésotérisme islamique sur la « manifestation du Prophète ».

 

*

Le Roi du Monde

« (Note) D’après le Talmud, Dieu a deux sièges, celui de la Justice et celui de la Miséricorde ; ces deux sièges correspondent aussi au « Trône » et à la « Chaise » de la tradition islamique. Celle-ci divise d’autre part les noms divins çifâtiyah, c’est-à-dire ceux qui expriment des attributs proprement dits d’Allah, en « noms de majesté » (jalâliyah) et « noms de beauté » (jamâliyah), ce qui répond encore à une distinction du même ordre. » 21

« Melki-Tsedeq est donc roi et prêtre tout ensemble ; son nom signifie « roi de Justice », et il est en même temps roi de Salem, c’est-à-dire de la « Paix » ; nous retrouvons donc ici, avant tout, la « Justice » et la « Paix », c’est-à-dire précisément les deux attributs fondamentaux du « Roi du Monde ». Il faut remarquer que le mot Salem, contrairement à l’opinion commune, n’a jamais désigné en réalité une ville, mais que, si on le prend pour le nom symbolique de la résidence de Melki-Tsedeq, il peut être regardé comme un équivalent du terme Agarttha. En tout cas, c’est une erreur de voir là le nom primitif de Jérusalem, car ce nom était Jébus ; au contraire, si le nom de Jérusalem fut donné à cette ville lorsqu’un centre spirituel y fut établi par les Hébreux, c’est pour indiquer qu’elle était dès lors comme une image visible de la véritable Salem ; et il est à noter que le Temple fut édifié par Salomon, dont le nom (Shlomoh), dérivé aussi de Salem, signifie le « Pacifique » 122 .

(1) Il est à remarquer aussi que la même racine se retrouve encore dans les mots Islam et moslem (musulman) ; la « soumission à la Volonté divine » (c’est le sens propre du mot Islam) est la condition nécessaire de la « Paix » ; l’idée exprimée ici est à rapprocher de celle du Dharma hindou.

« (Note) Il est dit de la montagne de Qâf qu’on ne peut l’atteindre « ni par terre ni par mer » (lâ bil-barr wa lâ bil-bahr ; cf. ce qui a été dit plus haut de Montsalvat), et elle a parmi ses autres désignations celle de « Montagne des Saints » (Jabal el-Awliyâ), qui est à rapprocher de la « Montagne des Prophètes » d’Anne-Catherine Emmerich. » 23

«(Note)  Nous avons déjà signalé les traditions similaires concernant le Paradis terrestre. – Dans l’ésotérisme islamique, l’« île verte » (el-jezirah el-khadrah) et la « montagne blanche » (el-jabal el-abiod) sont bien connues aussi, quoiqu’on en parle fort peu à l’extérieur. » 24

«  (Note) Parmi les écoles bouddhiques qui existent au Japon, il en est une, celle de Giô-dô, dont le nom se traduit par « Terre Pure » ; ceci rappelle, d’autre part, la dénomination islamique des « Frères de la Pureté » (Ikhwân Es-Safâ), sans parler des Cathares du moyen âge occidental, dont le nom signifie « purs ». Il est d’ailleurs probable que le mot Sûfî, désignant les initiés musulmans (ou plus précisément ceux qui sont parvenus au but final de l’initiation, comme les Yogîs dans la tradition hindoue), a exactement la même signification ; en effet, l’étymologie vulgaire, qui le fait dériver de sûf, « laine » (dont aurait été fait le vêtement que portaient les Sûfîs), est fort peu satisfaisante, et l’explication par le grec sophos, « sage », tout en paraissant plus acceptable, a l’inconvénient de faire appel à un terme étranger à la langue arabe ; nous pensons donc qu’il faut admettre de préférence l’interprétation qui fait venir Sûfî de safâ, « pureté ». » 25

Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel

«  La dépendance du pouvoir temporel à l’égard de l’autorité spirituelle a son signe visible dans le sacre des rois : ceux-ci ne sont réellement « légitimés » que lorsqu’ils ont reçu du sacerdoce l’investiture et la consécration, impliquant la transmission d’une « influence spirituelle » nécessaire à l’exercice régulier de leurs fonctions [(note) : Nous traduisons par « influence spirituelle » le mot hébreu et arabe barakah ; le rite de l’« imposition des mains » est un des modes les plus habituels de transmission de la barakah, et aussi de production de certains effets, de guérison notamment, au moyen de celle-ci. ] »

« (Note) La tradition musulmane enseigne aussi que la barakah peut se perdre ; d’autre part, dans la tradition extrême- orientale également, le « mandat du Ciel » est révocable lorsque le souverain ne remplit pas régulièrement ses fonctions, en harmonie avec l’ordre cosmique lui-même. » 26

 » (Note) Il en est de même de l’« infaillibilité pontificale », dont la proclamation a soulevé tant de protestations dues simplement à l’incompréhension moderne, incompréhension qui, d’ailleurs, rendait son affirmation explicite et solennelle d’autant plus indispensable : un représentant authentique d’une doctrine traditionnelle est nécessairement infaillible quand il parle au nom de cette doctrine ; et il faut bien se rendre compte que cette infaillibilité est ainsi attachée, non à l’individualité, mais à la fonction. C’est ainsi que, dans l’Islam, tout mufti est infaillible en tant qu’interprète autorisé de la shariya, c’est-à-dire de la législation basée essentiellement sur la religion, quoique sa compétence ne s’étende pas à un ordre plus intérieur ; les Orientaux pourraient donc s’étonner, non pas que le Pape soit infaillible dans son domaine, ce qui ne saurait faire pour eux la moindre difficulté, mais bien plutôt qu’il soit seul à l’être dans tout l’Occident ». 27 .

*

Le Symbolisme de la Croix

« La réalisation effective des états multiples de l’être se réfère à la conception de ce que différentes doctrines traditionnelles, et notamment l’ésotérisme islamique, désigne comme l’« Homme Universel »1 , conception qui, comme nous l’avons dit ailleurs, établit l’analogie constitutive de la manifestation universelle et de sa modalité individuelle humaine, ou, pour employer le langage de l’hermétisme occidental, du « macrocosme » et du « microcosme » 2 28 .

[1] L’« Homme Universel » (en arabe El-Insânul-kâmil) est l’Adam Qadmôn de la Qabbalah hébraïque ; c’est aussi le « Roi » (Wang) de la tradition extrême-orientale (Tao-te-king, XXV). – Il existe, dans l’ésotérisme islamique, un assez grand nombre de traités de différents auteurs sur El-Insânul-kâmil ; nous mentionnerons seulement ici, comme plus particulièrement importants à notre point de vue, ceux de Mohyiddin ibn Arabi et d’Abdul-Karîm El-Jîli.

[2] Nous nous sommes déjà expliqué ailleurs sur l’emploi que nous faisons de ces termes, ainsi que de certains autres pour lesquels nous estimons n’avoir pas à nous préoccuper davantage de l’abus qui a pu en être fait parfois (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. II et IV). – Ces termes, d’origine grecque, ont aussi en arabe leurs équivalents exacts (El-Kawnul-kebir et El-Kawnuç-çeghir), qui sont pris dans la même acception »

« On doit comprendre dès maintenant que la totalisation effective de l’être, étant au-delà de toute condition, est la même chose que ce que la doctrine hindoue appelle la « Délivrance » (Moksha), ou que ce que l’ésotérisme islamique appelle l’« Identité Suprême ». D’ailleurs, dans cette dernière forme traditionnelle, il est enseigné que l’« Homme Universel », en tant qu’il est représenté par l’ensemble « Adam-Ève », a le nombre d’Allah, ce qui est bien une expression de l’« Identité Suprême »1. Il faut faire à ce propos une remarque qui est assez importante, car on pourrait objecter que la désignation d’« Adam-Ève », bien qu’elle soit assurément susceptible de transposition, ne s’applique cependant, dans son sens propre, qu’à l’état humain primordial : c’est que, si l’« Identité Suprême » n’est réalisée effectivement que dans la totalisation des états multiples, on peut dire qu’elle est en quelque sorte réalisée déjà virtuellement au stade « édénique », dans l’intégration de l’état humain ramené à son centre originel, centre qui est d’ailleurs, comme on le verra, le point de communication directe avec les autres états 2 29 . »

[1] Ce nombre, qui est 66, est donné par la somme des valeurs numériques des lettres formant les noms Adam wa Hawâ. Suivant la Genèse hébraïque, l’homme, « créé mâle et femelle », c’est-à-dire dans un état androgynique, est « à l’image de Dieu » ; et, d’après la tradition islamique, Allah ordonna aux anges d’adorer l’homme (Qorân, II, 34 ; XVII, 61 ; XVIII, 50). L’état androgynique originel est l’état humain complet, dans lequel les complémentaires, au lieu de s’opposer, s’équilibrent parfaitement ; nous aurons à revenir sur ce point dans la suite. Nous ajouterons seulement ici, que, dans la tradition hindoue, une expression de cet état se trouve contenue symboliquement dans le mot Hamsa, où les deux pôles complémentaires de l’être sont, en outre, mis en correspondance avec les deux phases de la respiration, qui représentent celles de la manifestation universelle.

[2] Les deux stades que nous indiquons ici dans la réalisation de l’« Identité Suprême » correspondent à la distinction que nous avons déjà faite ailleurs entre ce que nous pouvons appeler l’« immortalité effective » et l’« immortalité virtuelle » (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XVIII, 3e éd.) »

« Lorsque l’homme, dans le « degré universel », s’exalte vers le sublime, lorsque surgissent en lui les autres degrés (états non-humains) en parfait épanouissement, il est l’« Homme Universel ». L’exaltation ainsi que l’ampleur ont atteint leur plénitude dans le Prophète (qui est ainsi identique à l’« Homme Universel ») » (Épître sur la Manifestation du Prophète, par le Sheikh Mohammed ibn Fadlallah El-Hindi). – Ceci permet de comprendre cette parole qui fut prononcée, il y a une vingtaine d’années, par un personnage occupant alors dans l’Islam, même au simple point de vue exotérique, un rang fort élevé : « Si les Chrétiens ont le signe de la croix, les Musulmans en ont la doctrine. » Nous ajouterons que, dans l’ordre ésotérique, le rapport de l’« Homme Universel » avec le Verbe d’une part et avec le Prophète d’autre part ne laisse subsister, quant au fond même de la doctrine, aucune divergence réelle entre le Christianisme et l’Islam, entendus l’un et l’autre dans leur véritable signification. – Il semble que la conception du Vohu-Mana, chez les anciens Perses, ait correspondu aussi à celle de l’« Homme Universel » 30 .

«(Note) On voit que ce degré est la même chose que le « degré universel » de l’ésotérisme islamique, en lequel se totalisent synthétiquement tous les autres degrés, c’est-à-dire tous les états de l’Existence. La même doctrine fait aussi usage de la comparaison du miroir et d’autres similaires : c’est ainsi que, suivant une expression que nous avons déjà citée ailleurs (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. X), l’Unité, considérée en tant qu’elle contient en elle-même tous les aspects de la Divinité (Asrâr rabbâniyah ou « mystères dominicaux »), c’est-à-dire tous les attributs divins, exprimés par les noms çifâtiyah (voir Le Roi du Monde, ch. III), « est de l’Absolu (le « Saint » insaisissable en dehors de Ses attributs) la surface réverbérante à innombrables facettes qui magnifie toute créature qui s’y mire directement » ; et il est à peine besoin de faire remarquer que c’est précisément de ces Asrâr rabbâniyah qu’il est question ici. ((Chap.IV – Les directions de l’espace)) »

«  (Note) Cette forme sphérique lumineuse, indéfinie et non fermée, avec ses alternatives de concentration et d’expansion (successives au point de vue de la manifestation, mais en réalité simultanées dans l’« éternel présent »), est, dans l’ésotérisme islamique, la forme la Rûh muhammadiyah ; c’est cette forme totale de l’« Homme Universel » que Dieu ordonna aux anges d’adorer, ainsi qu’il a été dit plus haut ; et la perception de cette même forme est impliquée dans un des degrés de l’initiation islamique. ((Chap. VI – L’union des complémentaires)) »

« (Note) Au sujet du complémentarisme, nous signalerons encore que, dans le symbolisme de l’alphabet arabe, les deux premières lettres, alif et ba, sont considérées respectivement comme active ou masculine et comme passive ou féminine ; la forme de la première étant verticale, et celle de la seconde étant horizontale, leur réunion forme la croix. D’autre part, les valeurs numériques de ces lettres étant respectivement 1 et 2, ceci s’accorde avec le symbolisme arithmétique pythagoricien, selon lequel la « monade » est masculine et la « dyade » féminine ; la même concordance se retrouve d’ailleurs dans d’autres traditions, par exemple dans la tradition extrême-orientale, dans les figures des koua ou « trigrammes » de Fo-hi, le yang, principe masculin, est représenté par un trait plein, et le yin, principe féminin, par un trait brisé (ou mieux, interrompu en son milieu) ; ces symboles, appelés les « deux déterminations », évoquent respectivement l’idée de l’unité et celle de la dualité ; il va de soi que ceci, comme dans le Pythagorisme lui-même, doit être entendu en un tout autre sens que celui du simple système de « numération » que Leibnitz s’était imaginé y trouver (voir Orient et Occident, 2e éd., pp. 64-70). D’une façon générale, suivant le Yi-king, les nombres impairs correspondent au yang et les nombres pairs au yin ; il semble que l’idée pythagoricienne du pair et de l’impair se retrouve aussi dans ce que Platon appelle le « même » et l’« autre », correspondant respectivement à l’unité et à la dualité, envisagées d’ailleurs exclusivement dans le monde manifesté. – Dans la numération chinoise, la croix représente le nombre 10 (le chiffre romain X n’est d’ailleurs, lui aussi, que la croix autrement disposée) ; on peut voir là une allusion au rapport du dénaire avec le quaternaire : 1 + 2 + 3 + 4 = 10, rapport qui était figuré aussi par la Tétraktys pythagoricienne. En effet, dans la correspondance des figures géométriques avec les nombres, la croix représente naturellement le quaternaire ; plus précisément, elle le représente sous un aspect dynamique, tandis que le carré le représente sous son aspect statique ; la relation entre ces deux aspects est exprimée par le problème hermétique de la « quadrature du cercle », ou, suivant le symbolisme géométrique à trois dimensions, par un rapport entre la sphère et le cube auquel nous avons eu l’occasion de faire allusion à propos des figures du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste » (Le Roi du Monde, ch. XI). Enfin, nous noterons encore, à ce sujet, que, dans le nombre 10, les deux chiffres 1 et 0 correspondent aussi respectivement à l’actif et au passif, représentés par le centre et la circonférence suivant un autre symbolisme, qu’on peut d’ailleurs rattacher à celui de la croix en remarquant que le centre est la trace de l’axe vertical dans le plan horizontal, dans lequel doit alors être supposé située la circonférence, qui représentera l’expansion dans ce même plan par une des ondes concentriques suivant lesquelles elle s’effectue ; le cercle avec le point central, figure du dénaire, est en même temps le symbole de la perfection cyclique, c’est-à-dire de la réalisation intégrale des possibilités impliquées dans un état d’existence. ((Chap. VI – L’union des complémentaires)) »

« Ce point central correspond à ce que l’ésotérisme islamique désigne comme « Station divine », qui est « celle qui réunit les contrastes et les antinomies » (El-maqâmul-ilahî, huwa maqâm ijtimâ ed-diddaîn) 1 .31 »

[1] On atteint cette « station », ou ce degré de réalisation effective de l’être, par El-fanâ, c’est-à-dire par l’« extinction » du « moi » dans le retour à l’« état primordial » ; cette « extinction » n’est pas sans analogie, même quant au sens littéral du terme qui la désigne, avec le Nirvâna de la doctrine hindoue. Au-delà d’El-fanâ, il y a encore Fanâ el-fanâi, l’« extinction de l’extinction », qui correspond de même au Parinirvâna (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIII, 3e éd.). En un certain sens, le passage de l’un de ces degrés à l’autre se rapporte à l’identification du centre d’un état de l’être avec celui de l’être total, suivant ce qui sera expliqué plus loin. »

« Cette « paix dans le vide », c’est la « Grande Paix » de l’ésotérisme islamique, appelée en arabe Es-Sakînah, désignation qui l’identifie à la Shekinah hébraïque, c’est-à-dire à la « présence divine » au centre de l’être, représenté symboliquement comme le cœur dans toutes les traditions2 ; et cette « présence divine » est en effet impliquée par l’union avec le Principe, qui ne peut effectivement s’opérer qu’au centre même de l’être. « À celui qui demeure dans le non-manifesté, tous les êtres se manifestent… Uni au Principe, il est en harmonie, par lui, avec tous les êtres. ((Chap. VII – La résolution des oppositions)) »

[2] Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIII, 3e éd., et Le Roi du Monde, ch. III. – Il est dit qu’Allah « fait descendre la Paix dans les cœurs des fidèles » (Huwa elladhî anzala es-Sakînata fî qulûbil-mûminîn) ; et la Qabbalah hébraïque enseigne exactement la même chose : « La Shekinah porte ce nom, dit l’hébraïsant Louis Cappel, parce qu’elle habite (shakan) dans le cœur des fidèles, laquelle habitation fut symbolisée par le Tabernacle (mishkan) où Dieu est censé résider » (Critica sacra, p. 311, édition d’Amsterdam, 1689 ; cité par M. P. Vulliaud, La Kabbale juive, t. I, p. 493). Il est à peine besoin de faire remarquer que la « descente » de la « Paix » dans le cœur s’effectue suivant l’axe vertical : c’est la manifestation de l’« Activité du Ciel ». – Voir aussi, d’autre part, l’enseignement de la doctrine hindoue sur le séjour de Brahma, symbolisé par l’éther, dans le cœur, c’est-à-dire dans le centre vital de l’être humain (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. III). »

«(Note) (…) Le point central, par lequel s’établit la communication avec les états supérieurs ou « célestes », est la « porte étroite » du symbolisme évangélique ; les « riches » qui ne peuvent y passer, ce sont les êtres attachés à la multiplicité, et qui, par suite, sont incapables de s’élever de la connaissance distinctive à la connaissance unifiée. La « pauvreté spirituelle », qui est le détachement à l’égard de la manifestation, apparaît ici comme un autre symbole équivalent à celui de l’« enfance » : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux leur appartient » (St Matthieu, V, 2). Cette « pauvreté » (en arabe El-faqru) joue également un rôle important dans l’ésotérisme islamique ; outre ce que nous venons de dire, elle implique encore la dépendance complète de l’être, en tout ce qu’il est, vis-à-vis du Principe, « hors duquel il n’y a rien, absolument rien qui existe » (Mohyiddin ibn Arabi, Risâlatul-Ahadiyah).32 »

«  (…) Cette conception ne se trouve pas seulement dans la doctrine hindoue, mais aussi dans la doctrine islamique, car tel est exactement le sens réel de la « guerre sainte » (jihâd) ; l’application sociale et extérieure n’est que secondaire, et ce qui le montre bien, c’est qu’elle constitue seulement la « petite guerre sainte » (El-jihâdul-açghar), tandis que la « grande guerre sainte » (El-jihâdul-akbar) est d’ordre purement intérieur et spirituel 1 .

On peut dire que la raison d’être essentielle de la guerre, sous quelque point de vue et dans quelque domaine qu’on l’envisage, c’est de faire cesser un désordre et de rétablir l’ordre : c’est, en d’autres termes, l’unification d’une multiplicité, par les moyens qui appartiennent au monde de la multiplicité elle-même ; c’est à ce titre, et à ce titre seul, que la guerre peut être considérée comme légitime33 .

[1] Ceci repose sur un hadîth du Prophète qui, au retour d’une expédition, prononça cette parole : « Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte » (rajanâ min el-jihâdil-açghar ilâ el-jihâdil-akbar) »

L’ordre n’apparaît d’ailleurs que si l’on s’élève au-dessus de la multiplicité, si l’on cesse de considérer chaque chose isolément et « distinctivement » pour envisager toutes choses dans l’unité. C’est là le point de vue de la réalité, car la multiplicité, hors du principe unique, n’a qu’une existence illusoire ; mais cette illusion, avec le désordre qui lui est inhérent, subsiste pour tout être tant qu’il n’est pas parvenu, d’une façon pleinement effective (et non pas, bien entendu, comme simple conception théorique), à ce point de vue de l’« unicité de l’Existence » (Wahdatul-wujûd) dans tous les modes et tous les degrés de la manifestation universelle. D’après ce que nous venons de dire, le but même de la guerre, c’est l’établissement de la paix, car la paix, même en son sens le plus ordinaire, n’est en somme pas autre chose que l’ordre, l’équilibre ou l’harmonie, ces trois termes étant à peu près synonymes et désignant tous, sous des aspects quelque peu différents, le reflet de l’unité dans la multiplicité même, lorsque celle-ci est rapportée à son principe. En effet, la multiplicité, alors, n’est pas véritablement détruite, mais elle est « transformée » ; et, quand toutes choses sont ramenées à l’unité, cette unité apparaît dans toutes choses, qui, bien loin de cesser d’exister, acquièrent au contraire par là la plénitude de la réalité. C’est ainsi que s’unissent indivisiblement les deux points de vue complémentaires de « l’unité dans la multiplicité et la multiplicité dans « l’unité » (El-wahdatu fîl-kuthrati wal-kuthratu fîl-wahdati), au point central de toute manifestation, qui est le « lieu divin » ou la « station divine » (El-maqâmul-ilahî) dont il a été parlé plus haut. Pour celui qui est parvenu en ce point, comme nous l’avons dit, il n’y a plus de contraires, donc plus de désordre ; c’est le lieu même de l’ordre, de l’équilibre, de l’harmonie ou de la paix, tandis que hors de ce lieu, et pour celui qui y tend seulement sans y être encore arrivé, c’est l’état de guerre tel que nous l’avons défini, puisque les oppositions en lesquelles réside le désordre, ne sont pas encore surmontées définitivement 34

« La « grande guerre sainte », c’est la lutte de l’homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même, c’est-à-dire contre tous les éléments qui, en lui, sont contraires à l’ordre et à l’unité. Il ne s’agit pas, d’ailleurs, d’anéantir ces éléments, qui, comme tout ce qui existe, ont aussi leur raison d’être et leur place dans l’ensemble ; il s’agit plutôt, comme nous le disions tout à l’heure, de les « transformer » en les ramenant à l’unité, en les y résorbant en quelque sorte. L’homme doit tendre avant tout et constamment à réaliser l’unité en lui-même, dans tout ce qui le constitue, selon toutes les modalités de sa manifestation humaine : unité de la pensée, unité de l’action, et aussi, ce qui est peut-être le plus difficile, unité entre la pensée et l’action. Il importe d’ailleurs de remarquer que, en ce qui concerne l’action, ce qui vaut essentiellement, c’est l’intention (niyyah), car c’est cela seul qui dépend entièrement de l’homme lui-même, sans être affecté ou modifié par les contingences extérieures comme le sont toujours les résultats de l’action. L’unité dans l’intention et la tendance constante vers le centre invariable et immuable sont représentées symboliquement par l’orientation rituelle (qiblah), les centres spirituels terrestres étant comme les images visibles du véritable et unique centre de toute manifestation, qui a d’ailleurs, ainsi que nous l’avons expliqué, son reflet direct dans tous les mondes, au point central de chacun d’eux, et aussi dans tous les êtres, où ce point central est désigné figurativement comme le cœur, en raison de sa correspondance effective avec celui-ci dans l’organisme corporel.

Pour celui qui est parvenu à réaliser parfaitement l’unité en lui-même, toute opposition ayant cessé, l’état de guerre cesse aussi par là même, car il n’y a plus que l’ordre absolu, selon le point de vue total qui est au-delà de tous les points de vue particuliers. À un tel être, comme il a déjà été dit précédemment, rien ne peut nuire désormais, car il n’y a plus pour lui d’ennemis, ni en lui ni hors de lui ; l’Unité, effectuée au dedans, l’est aussi et simultanément au dehors, ou plutôt il n’y a plus ni dedans ni dehors, cela encore n’étant qu’une de ces oppositions qui se sont désormais effacées à son regard1. Établi définitivement au centre de toutes choses, celui-là « est à lui-même sa propre loi » 2 , parce que sa volonté est une avec le Vouloir universel (la « Volonté du Ciel » de la tradition extrême-orientale, qui se manifeste effectivement au point même où réside cet être) ; il a obtenu la « Grande Paix », qui est véritablement, comme nous l’avons dit, la « présence divine » (Es-Sakînah, l’immanence de la Divinité en ce point qui est le « Centre du Monde ») ; étant identifié, par sa propre unification, à l’unité principielle elle-même, il voit l’unité en toutes choses et toutes choses dans l’unité, dans l’absolue simultanéité de l’« éternel présent »35 .

[1] Ce regard est, selon la tradition hindoue, celui du troisième œil de Shiva, qui représente le « sens de l’éternité », et dont la possession effective est essentiellement impliquée dans la restauration de l’« état primordial » (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XX, 3e éd., et Le Roi du Monde, ch. V et VII).
[2] Cette expression est empruntée à l’ésotérisme islamique : dans le même sens la doctrine hindoue parle de l’être qui est parvenu à cet état comme swêchchhâcharî, c’est-à-dire « accomplissant sa propre volonté  »

« Sur ce symbolisme du livre, nous citerons aussi un résumé de l’enseignement de Mohyiddin ibn Arabi : «L’Univers est un immense livre ; les caractères de ce livre sont tous écrits, en principe, de la même encre et transcrits à la Table éternelle, par la plume divine ; tous sont transcrits simultanément et indivisibles ; c’est pourquoi les phénomènes essentiels divins cachés dans le « secret des secrets » prirent le nom de « lettres transcendantes ». Et ces mêmes lettres transcendantes, c’est-à-dire toutes les créatures, après avoir été condensées virtuellement dans l’omniscience divine, sont, par le souffle divin, descendues aux lignes inférieures, et ont composé et formé l’Univers manifesté36  »

« (…)  la Connaissance absolue est donc l’identité même, toute connaissance vraie, en étant une participation, implique aussi identité dans la mesure où elle est effective. Ajoutons encore que, le rapport n’ayant de réalité que par les deux termes qu’il relie, et ceux-ci n’étant qu’un, les trois éléments (le Connaissant, le Connu et la Connaissance) ne sont véritablement qu’un; c’est ce qu’on peut exprimer en disant que « l’Être Se connaît Soi-même par Soi-même » 1 37 .

[1] Dans l’ésotérisme islamique, on trouve aussi des formules telles que celles-ci : « Allah a créé le monde de Lui-même par Lui-même en Lui-même », ou : « Il a envoyé Son message de Lui-même en Lui-même par Lui-même. » Ces deux formules sont d’ailleurs équivalentes, car le « message divin » est le « Livre du Monde », archétype de tous les Livres sacrés, et les « lettres transcendantes » qui composent ce Livre sont toutes les créatures, ainsi qu’il a été expliqué plus haut. Il en résulte aussi de là que la « science des lettres » (ilmul-hurûf), entendue dans son sens supérieur, est la connaissance de toutes choses dans le principe même, en tant qu’essences éternelles ; dans un sens que l’on peut dire moyen, c’est la cosmogonie ; enfin, dans le sens inférieur, c’est la connaissance des vertus des noms et des nombres, en tant qu’ils expriment la nature de chaque être, connaissance permettant d’exercer par leur moyen, en raison de cette correspondance, une action d’ordre « magique » sur les êtres eux-mêmes.

« Il y a dans la doctrine islamique un point intéressant et important en connexion avec ce qui vient d’être dit : le « chemin droit » (Eç-çirâtul-mustaqîm) dont il est parlé dans la fâtihah (littéralement « ouverture ») ou première sûrat du Qorân n’est pas autre chose que l’axe vertical pris dans son sens ascendant, car sa «rectitude» (identique au Te de Lao-tseu) doit, d’après la racine même du mot qui la désigne (qâm, « se lever »), être envisagée suivant la direction verticale. On peut dès lors comprendre facilement la signification du dernier verset, dans lequel ce « chemin droit » est défini comme « chemin de ceux sur qui Tu répands Ta grâce, non de ceux sur qui est Ta colère ni de ceux qui sont dans l’erreur » (çirâta elladhîna anamta alayhim, ghayri el-maghdûbi alayhim wa lâ ed-dâllîn). Ceux sur qui est la « grâce » divine 11 , ce sont ceux qui reçoivent directement l’influence de l’« Activité du Ciel », et qui sont conduits par elle aux états supérieurs et à la réalisation totale, leur être étant en conformité avec le Vouloir universel. D’autre part, la «colère» étant en opposition directe avec la « grâce », son action doit s’exercer aussi suivant l’axe vertical, mais avec l’effet inverse, le faisant parcourir dans le sens descendant, vers les états inférieurs12 : c’est la voie « infernale » s’opposant à la voie « céleste », et ces deux voies sont les deux moitiés inférieure et supérieure de l’axe vertical, à partir du niveau correspondant à l’état humain. Enfin, ceux qui sont dans l’«erreur», au sens propre et étymologique de ce mot, ce sont ceux qui, comme c’est le cas de l’immense majorité des hommes, attirés et retenus par la multiplicité, errent indéfiniment dans les cycles de la manifestation, représentés par les spires du serpent enroulé autour de l’« Arbre du Milieu » 13 .

Rappelons encore, à ce propos, que le sens propre du mot Islâm est « soumission à la Volonté divine » 14 ; c’est pourquoi il est dit, dans certains enseignements ésotériques, que tout être est muslim, en ce sens qu’il n’en est évidemment aucun qui puisse se soustraire à cette Volonté, et que, par conséquent, chacun occupe nécessairement la place qui lui est assignée dans l’ensemble de l’Univers. La distinction des êtres en « fidèles » (mûminîn) et « infidèles » (kuffâr) 15 consiste donc seulement en ce que les premiers se conforment consciemment et volontairement à l’ordre universel, tandis que, parmi les seconds, il en est qui n’obéissent à la loi que contre leur gré, et d’autres qui sont dans l’ignorance pure et simple. Nous retrouvons ainsi les trois catégories d’êtres que nous venons d’avoir à envisager ; les « fidèles » sont ceux qui suivent le « chemin droit », qui est le lieu de la « paix », et leur conformité au Vouloir universel fait d’eux les véritables collaborateurs du « plan divin » 38 .

[11] Cette « grâce » est l’« effusion de rosée » qui, dans la Qabbalah hébraïque, est mise en rapport direct avec l’« Arbre de Vie » (voir Le Roi du Monde, ch. III, 28).

[12] Cette descente directe de l’être suivant l’axe vertical est représentée notamment par la « chute des anges » ; ceci, quand il s’agit des êtres humains, ne peut évidemment correspondre qu’à un cas exceptionnel, et un tel être est dit Waliyush-Shaytân, parce qu’il est en quelque sorte l’inverse du « saint » ou Waliyur-Rahman

[13] Ces trois catégories d’êtres pourraient être désignées respectivement comme les « élus », les « rejetés » et les « égarés » ; il y a lieu de remarquer qu’elles correspondent exactement aux trois gunas : la première à sattwa, la seconde à tamas, et la troisième à rajas. – Certains commentateurs exotériques du Qorân ont prétendu que les « rejetés » étaient les Juifs et que les « égarés » étaient les Chrétiens ; mais c’est là une interprétation étroite, fort contestable même au point de vue exotérique, et qui, en tout cas, n’a évidemment rien d’une explication selon la haqîqah. – Au sujet de la première des trois catégories dont il s’agit ici, nous devons signaler que l’« Élu » (ElMustafâ) est, dans l’Islam, une désignation appliquée au Prophète et, au point de vue ésotérique, à l’« Homme Universel ».

[14] Voir Le Roi du Monde, ch. VI, p. 49 ; nous avons signalé alors l’étroite parenté de ce mot avec ceux qui désignent le « salut » et la « paix » (Es-salâm).

[15] Cette distinction ne concerne pas seulement les hommes, car elle est appliquée aussi aux Jinns par la tradition islamique ; en réalité, elle est applicable à tous les êtres.

« (Note) (…) dans le symbolisme d’une école hermétique à laquelle se rattachaient Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin, le triangle droit représenter la Divinité, et le triangle inversé la nature humaine (« faite à l’image de Dieu », comme son reflet en sens inverse dans le « miroir des Eaux »), de sorte que l’union des deux triangles figure celle des deux natures (Lâhût et Nâsût dans l’ésotérisme islamique). »39

Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps

« Quelque loin qu’ait pu être poussée la « solidification » du monde sensible, elle ne peut jamais être telle que celui-ci soit réellement un « système clos » comme le croient les matérialistes ; elle a d’ailleurs des limites imposées par la nature même des choses, et plus elle approche de ces limites, plus l’état qu’elle représente est instable ; en fait, comme nous l’avons vu, le point correspondant à ce maximum de « solidité » est déjà dépassé, et cette apparence de « système clos » ne peut maintenant que devenir de plus en plus illusoire et inadéquate à la réalité. Aussi avons-nous parlé de « fissures » par lesquelles s’introduisent déjà et s’introduiront de plus en plus certaines forces destructives ; suivant le symbolisme traditionnel, ces « fissures » se produisent dans la « Grande Muraille » qui entoure ce monde et le protège contre l’intrusion des influences maléfiques du domaine subtil inférieur 1 . Pour bien comprendre ce symbolisme sous tous ses aspects, il importe d’ailleurs de remarquer qu’une muraille constitue à la fois une protection et une limitation ; en un certain sens, elle a donc, pourrait-on dire, des avantages et des inconvénients ; mais, en tant qu’elle est essentiellement destinée à assurer une défense contre les attaques venant d’en bas, les avantages l’emportent incomparablement, et mieux vaut en somme, pour ce qui se trouve contenu dans cette enceinte, être limité de ce côté inférieur que d’être incessamment exposé aux ravages de l’ennemi, sinon même à une destruction plus ou moins complète. Du reste, en réalité, une muraille n’est pas fermée par le haut et par conséquent n’empêche pas la communication avec les domaines supérieurs, et ceci correspond à l’état normal des choses ; à l’époque moderne, c’est la « coquille » sans issue construite par le matérialisme qui a fermé cette communication. Or, comme nous l’avons dit, la « descente » n’étant pas encore achevée, cette « coquille » ne peut que subsister intacte par le haut, c’est-à-dire du côté où précisément le monde n’a pas besoin de protection et ne peut au contraire que recevoir des influences bénéfiques ; les « fissures » ne se produisent que par le bas, donc dans la véritable muraille protectrice elle-même, et les forces inférieures qui s’introduisent par-là rencontrent d’autant moins de résistance que, dans ces conditions, aucune puissance d’ordre supérieur ne peut intervenir pour s’y opposer efficacement ; le monde se trouve donc livré sans défense à toutes les attaques de ses ennemis, et d’autant plus que, du fait même de la mentalité actuelle, il ignore complètement les dangers dont il est menacé.

Dans la tradition islamique, ces « fissures » sont celles par lesquelles pénétreront, aux approches de la fin du cycle, les hordes dévastatrices de Gog et Magog 2, qui font d’ailleurs des efforts incessants pour envahir notre monde ; ces « entités », qui représentent les influences inférieures dont il s’agit, et qui sont considérées comme menant actuellement une existence « souterraine », sont décrites à la fois comme des géants et comme des nains, ce qui, suivant ce que nous avons vu plus haut, les identifie, tout au moins sous un certain rapport, aux « gardiens des trésors cachés » et aux forgerons du « feu souterrain » qui ont aussi, rappelons-le, un aspect extrêmement maléfique ; au fond, c’est bien toujours du même ordre d’influences subtiles « infra-corporelles » qu’il s’agit en tout cela 3. A vrai dire, les tentatives de ces « entités » pour s’insinuer dans le monde corporel et humain sont loin d’être une chose nouvelle, et elles remontent tout au moins jusque vers les débuts du Kali-Yuga, c’est-à-dire bien au-delà des temps de l’antiquité « classique » auxquels se limite l’horizon des historiens profanes  ((Chap. XXV, Les fissures de la Grande muraille)) . »

[1] Dans le symbolisme de la   cette « Grande Muraille » est la montagne circulaire Lokâloka, qui sépare le « cosmo » (loka) des « ténèbres extérieures » (aloka) ; il est d’ailleurs bien entendu que ceci est susceptible de s’appliquer analogiquement à des domaines plus ou moins étendus dans l’ensemble de la manifestation cosmique, d’où l’application particulière qui en est faite, dans ce que nous disons ici, par rapport au seul monde corporel.

[2] Dans la tradition hindoue, ce sont les démons Koka et Vikoka, dont les noms sont évidemment similaires.

[3] Le symbolisme du « monde souterrain » est double, lui aussi, et il a également un sens supérieur, comme le montrent notamment certaines des considérations que nous avons exposées dans Le Roi du Monde ; mais ici il ne s’agit naturellement que de son sens inférieur, et même, peut-on dire, littéralement « infernal ».

« (Note) on peut assurément, mieux que jamais en d’autres temps, appliquer à notre époque le dicton arabe suivant lequel « il existe beaucoup de sciences, mais peu de savants » (el-ulûm kathîr, walaken el-ulamâ qalîl40 .

« Le « néo-spiritualisme » et la « pseudo-initiation » qui en procède sont encore comme une « préfiguration » partielle de la « contre-tradition » sous un autre point de vue : nous voulons parler de l’utilisation, que nous avons déjà signalée, d’éléments authentiquement traditionnels dans leur origine, mais détournés de leur véritable sens et mis ainsi en quelque sorte au service de l’erreur ; ce détournement n’est, en somme, qu’un acheminement vers le retournement complet qui doit caractériser la « contre-tradition » (et dont nous avons vu, d’ailleurs, un exemple significatif dans le cas du renversement intentionnel des symboles) ; mais alors, il ne s’agira plus seulement de quelques éléments fragmentaires et dispersés, puisqu’il faudra donner l’illusion de quelque chose de comparable, et même d’équivalent selon l’intention de ses auteurs, à ce qui constitue l’intégralité d’une tradition véritable, y compris ses applications extérieures dans tous les domaines. On peut remarquer, à ce propos, que la « contre-initiation », tout en inventant et en propageant, pour en arriver à ses fins, toutes les idées modernes qui représentent seulement l’« antitradition » négative, est parfaitement consciente de la fausseté de ces idées, car il est évident qu’elle ne sait que trop bien à quoi s’en tenir là-dessus ; mais cela même indique qu’il ne peut s’agir là, dans son intention, que d’une phase transitoire et préliminaire, car une telle entreprise de mensonge conscient ne peut pas être, en elle-même, le véritable et unique but qu’elle se propose ; tout cela n’est destiné qu’à préparer la venue ultérieure d’autre chose qui semble constituer un résultat plus « positif », et qui est précisément la « contre-tradition ». C’est pourquoi on voit déjà s’esquisser notamment, dans des productions diverses dont l’origine ou l’inspiration « contre-initiatique » n’est pas douteuse, l’idée d’une organisation qui serait comme la contrepartie, mais aussi, par là même, la contrefaçon, d’une conception traditionnelle telle que celle du « Saint-Empire », organisation qui doit être l’expression de la « contre-tradition » dans l’ordre social ; et c’est aussi pourquoi l’Antéchrist doit apparaître comme ce que nous pouvons appeler, suivant le langage de la tradition hindoue, un Chakravartî à rebours 1 .

Ce règne de la « contre-tradition » est en effet, très exactement, ce qui est désigné comme le « règne de l’Antéchrist » : celui-ci, quelque idée qu’on s’en fasse d’ailleurs, est en tout cas ce qui concentrera et synthétisera en soi, pour cette œuvre finale, toutes les puissances de la « contre-initiation », qu’on le conçoive comme un individu ou comme une collectivité ; ce peut même, en un certain sens, être à la fois l’un et l’autre car il devra y avoir une collectivité qui sera comme l’« extériorisation » de l’organisation « contre-initiatique » elle-même apparaissant enfin au jour, et aussi un personnage qui, placé à la tête de cette collectivité, sera l’expression la plus complète et comme l’« incarnation » même de ce qu’elle représentera, ne serait-ce qu’à titre de « support » de toutes les influences maléfiques que, après les avoir concentrées en lui-même, il devra projeter sur le monde 2 . Ce sera évidemment un« imposteur » (c’est le sens du mot dajjâl par lequel on le désigne habituellement en arabe), puisque son règne ne sera pas autre chose que la « grande parodie » par excellence, l’imitation caricaturale et « satanique » de tout ce qui est vraiment traditionnel et spirituel ; mais pourtant, il sera fait de telle sorte, si l’on peut dire, qu’il lui serait véritablement impossible de ne pas jouer ce rôle. Ce ne sera certes plus le « règne de la quantité », qui n’était en somme que l’aboutissement de l’« antitradition » ; ce sera au contraire, sous le prétexte d’une fausse « restauration spirituelle », une sorte de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d’une qualité prise au rebours de sa valeur légitime et normale 3 ; après l’« égalitarisme » de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais une hiérarchie inversée, c’est-à-dire proprement une « contre-hiérarchie » dont le sommet sera occupé par l’être qui, en réalité, touchera de plus près que tout autre au fond même des « abîmes infernaux »  .

Cet être, même s’il apparaît sous la forme d’un personnage déterminé, sera réellement moins un individu qu’un symbole, et comme la synthèse même de tout le symbolisme inversé à l’usage de la « contre-initiation » qu’il manifestera d’autant plus complètement en lui-même qu’il n’aura dans ce rôle ni prédécesseur ni successeur ; pour exprimer ainsi le faux à son plus extrême degré, il devra, pourrait-on dire, être entièrement « faussé » à tous les points de vue, et être comme une incarnation de la fausseté même 4. C’est d’ailleurs pour cela même, et en raison de cette extrême opposition au vrai sous tous ses aspects, que l’Antéchrist peut prendre les symboles mêmes du Messie mais, bien entendu, dans un sens également opposé 5 ; et la prédominance donnée à l’aspect « maléfique », ou même, plus exactement, la substitution de celui-ci à l’aspect « bénéfique » par subversion du double sens de ces symboles, est ce qui constitue sa marque caractéristique. De même, il peut et il doit y avoir une étrange ressemblance entre les désignations du Messie (El-Mesîha en arabe) et celles de l’Antéchrist (El-Mesîkh) 6 ; mais celles-ci ne sont réellement qu’une déformation de celles-là, comme l’Antéchrist lui-même est représenté comme difforme dans toutes les descriptions plus ou moins symboliques qui en sont données, ce qui est encore bien significatif. En effet, ces descriptions insistent surtout sur les dissymétries corporelles, ce qui suppose essentiellement que celles-ci sont les marques visibles de la nature même de l’être auquel elles sont attribuées, et effectivement elles sont toujours les signes de quelque déséquilibre intérieur ; c’est d’ailleurs pourquoi de telles difformités constituent des « disqualifications » au point de vue initiatique, mais en même temps on conçoit sans peine qu’elles puissent être des « qualifications » en sens contraire, c’est-à-dire à l’égard de la « contre-initiation ». Celle-ci, en effet, allant au rebours de l’initiation, par définition même, va par conséquent dans le sens d’un accroissement du déséquilibre des êtres dont le terme extrême est la dissolution ou la « désintégration » dont nous avons parlé ; l’Antéchrist doit évidemment être aussi près que possible de cette « désintégration », de sorte qu’on pourrait dire que son individualité, en même temps qu’elle est développée d’une façon monstrueuse, est pourtant déjà presque annihilée, réalisant ainsi l’inverse de l’effacement du « moi » devant le « Soi » ou, en d’autres termes, la confusion dans le « chaos » au lieu de la fusion dans l’Unité principielle ; et cet état, figuré par les difformités mêmes et les disproportions de sa forme corporelle, est véritablement sur la limite inférieure des possibilités de notre état individuel, de sorte que le sommet de la « contre-hiérarchie » est bien la place qui lui convient proprement dans ce « monde renversé » qui sera le sien. D’autre part, même au point de vue purement symbolique, et en tant qu’il représente la « contre-tradition », l’Antéchrist n’est pas moins nécessairement difforme : nous disions tout à l’heure, en effet, qu’il ne peut y avoir là qu’une caricature de la tradition, et qui dit caricature dit par là même difformité ; du reste, s’il en était autrement, il n’y aurait en somme extérieurement aucun moyen de distinguer la « contre-tradition » de la tradition véritable, et il faut bien, pour que les « élus » tout au moins ne soient pas séduits, qu’elle porte en elle-même la « marque du diable ». Au surplus, le faux est forcément aussi l’« artificiel », et à cet égard, la « contre-tradition » ne pourra pas manquer d’avoir encore, malgré tout, ce caractère « mécanique » qui est celui de toutes les productions du monde moderne dont elle sera la dernière ; plus exactement encore, il y aura en elle quelque chose de comparable à l’automatisme de ces « cadavres psychiques » dont nous avons parlé précédemment, et elle ne sera d’ailleurs, comme eux, faite que de « résidus » animés artificiellement et momentanément, ce qui explique encore qu’il ne puisse y avoir là rien de durable ; cet amas de « résidus » galvanisé, si l’on peut dire, par une volonté « infernale », est bien, assurément, ce qui donne l’idée la plus nette de quelque chose qui est arrivé aux confins mêmes de la dissolution. 41 »

[1] Sur le Chakravartî ou « monarque universel », voir L’Ésotérisme de Dante, p. 76, et Le Roi du Monde, pp. 17-18. – Le Chakravartî est littéralement « celui qui fait tourner la roue », ce qui implique qu’il est placé au centre même de toutes choses, tandis que l’Antéchrist est au contraire l’être qui sera le plus éloigné de ce centre ; il prétendra cependant aussi « faire tourner la roue », mais en sens inverse du mouvement cyclique normal (ce que « préfigure » d’ailleurs inconsciemment l’idée moderne du « progrès »), alors que, en réalité, tout changement dans la rotation est impossible avant le « renversement des pôles », c’est-à-dire avant le « redressement » qui ne peut être opéré que par l’intervention du dixième Avatâra ; mais justement, s’il est désigné comme l’Antéchrist, c’est parce qu’il parodiera à sa façon le rôle même de cet Avatâra final qui est représenté comme le « second avènement du Christ » dans la tradition chrétienne.

[2] Il peut donc être considéré comme le chef des awliyâ esh-Shaytân, et comme il sera le dernier à remplir cette fonction, en même temps que celui avec lequel elle aura dans le monde l’importance la plus manifeste, on peut dire qu’il sera comme leur « sceau » (khâtem), suivant la terminologie de l’ésotérisme islamique ; il n’est pas difficile de voir par là jusqu’où sera poussée effectivement la parodie de la tradition sous tous ses aspects

[3] La monnaie elle-même, ou ce qui en tiendra lieu, aura de nouveau un caractère qualitatif de cette sorte puisqu’il est dit que « nul ne pourra acheter ou vendre que celui qui aura le caractère ou le nom de la Bête, ou le nombre de son nom » (Apocalypse, XIII, 17), ce qui implique un usage effectif, à cet égard, des symboles inversés de la « contre-tradition ».

[4] C’est encore ici l’antithèse du Christ disant : « Je suis la Vérité », ou d’un walî comme El-Hallâj disant de même : « Anâ el-Haqq ».

[5] « On n’a peut-être pas suffisamment remarqué l’analogie qui existe entre la vraie doctrine et la fausse ; saint Hippolyte, dans son opuscule sur l’Antéchrist, en donne un exemple mémorable qui n’étonnera point les gens qui ont étudié le symbolisme : le Messie et l’Antéchrist ont tous deux pour emblème le lion » (P. Vulliaud, La Kabbale juive, t. II, p. 373). – La raison profonde, au point de vue kabbalistique, en est dans la considération des deux faces lumineuse et obscure de Metatron ; c’est également pourquoi le nombre apocalyptique 666, le « nombre de la Bête », est aussi un nombre solaire (cf. Le Roi du Monde, pp. 34-35).

[6] Il y a ici une double signification qui est intraduisible : Mes’kh peut être pris comme une déformation de Mesîha par simple adjonction d’un point à la lettre finale ; mais en même temps, ce mot lui-même veut dire aussi « difforme », ce qui exprime proprement le caractère de l’Antéchrist..

« Dans l’ésotérisme islamique, il est dit que celui qui se présente à une certaine « porte » sans y être parvenu par une voie normale et légitime, voit cette porte se fermer devant lui et est obligé de retourner en arrière, non pas cependant comme un simple profane, ce qui est désormais impossible, mais comme sâher (sorcier ou magicien opérant dans le domaine des possibilités subtiles d’ordre inférieur) 3 ; nous ne saurions donner une expression plus nette de ce dont il s’agit : c’est là la voie « infernale » qui prétend s’opposer à la voie « céleste » et qui présente en effet les apparences extérieures d’une telle opposition, bien qu’en définitive celle-ci ne puisse être qu’illusoire ; et comme nous l’avons déjà dit plus haut à propos de la fausse spiritualité où vont se perdre certains êtres engagés dans une sorte de « réalisation à rebours », cette voie ne peut aboutir finalement qu’à la « désintégration » totale de l’être conscient et à sa dissolution sans retour 4 . » 42

[3] Le dernier degré de la hiérarchie « contre-initiatique » est occupé par ce qu’on appelle les « saints de Satan » (awliyâ esh-Shaytân), qui sont en quelque sorte l’inverse des véritables saints (awliyâ er-Rahman), et qui manifestent ainsi l’expression la plus complète possible de la « spiritualité à rebours » (cf. Le Symbolisme de la Croix, p. 186).
[4] Cet aboutissement extrême, bien entendu, ne constitue en fait qu’un cas exceptionnel, qui est précisément celui des awliyâ esh-Shaytân ; pour ceux qui sont allés moins loin dans ce sens, il s’agit seulement d’une voie sans issue où ils peuvent demeurer enfermés pour une indéfinité « éonienne » ou cyclique.

*

Les Principes du Calcul infinitésimal

« Nous ne voulons pas dire, cependant, que les chiffres mêmes soient des signes entièrement arbitraires, dont la forme n’aurait été déterminée que par la fantaisie d’un ou de plusieurs individus ; il doit en être des caractères numériques comme des caractères alphabétiques, dont ils ne se distinguent d’ailleurs pas dans certaines langues1 et on peut appliquer aux uns aussi bien qu’aux autres la notion d’une origine hiéroglyphique, c’est-à-dire idéographique ou symbolique, qui vaut pour toutes les écritures sans exception, si dissimulée que cette origine puisse être dans certains cas par des déformations ou des altérations plus ou moins récentes » 43 .

[1] L’hébreu et le grec sont dans ce cas, et l’arabe l’était également avant l’introduction de l’usage des chiffres d’origine indienne, qui ensuite, en se modifiant plus ou moins, passèrent de là dans l’Europe du moyen âge ; on peut remarquer à ce propos que le mot « chiffre » lui-même n’est pas autre chose que l’arabe çifr, bien que celui-ci ne soit en réalité que la désignation du zéro. Il est vrai qu’en hébreu, d’autre part, saphar signifie « compter » ou « nombrer » en même temps qu’ « écrire », d’où sepher, « écriture » ou « livre (en arabe sifr, qui désigne particulièrement un livre sacré), et sephar, « numération » ou « calcul » ; de ce dernier mot vient aussi la désignation des Sephiroth de la Kabbale, qui sont les « numérations » principielles assimilées aux attributs divins.

*

La Grande Triade

« (Note) C’est l’homme « fait à l’image de Dieu », ou plus exactement d’Élohim, c’est-à-dire des puissances célestes, et qui d’ailleurs ne peut être réellement tel que s’il est l’« Androgyne » constitué par le parfait équilibre du yang et du yin, suivant les paroles mêmes de la Genèse (1, 27) : « Élohim créa l’homme à Son image (littéralement « Son ombre », c’est-à-dire Son reflet) ; à l’image d’Élohim Il le créa ; mâle et femelle Il les créa », ce qui se traduit dans l’ésotérisme islamique par l’équivalence numérique de Adam wa Hawâ avec Allah (cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. III). » 44

«  (Note) L’« homme transcendant », c’est-à-dire celui qui a réalisé en lui-même l’« Homme Universel » (el-insânul-kâmil), est, dans le langage de l’hermétisme islamique, désigné lui-même comme le « Soufre rouge » (el-kebrîtul-ahmar), qui est aussi représenté symboliquement par le Phénix ; entre lui et l’« homme véritable » ou « homme primordial » (el-insânul-qadîm), la différence est celle qui existe entre l’« œuvre au rouge » et l’« œuvre au blanc », correspondant à la perfection respective des « grands mystères » et des « petits mystères ». » 45

« (Note) Il possède alors ce mandat par transmission, comme nous l’avons indiqué précédemment, et c’est ce qui lui permet, dans l’exercice de sa fonction, de tenir la place de l’« homme véritable » et même de l’« homme transcendant », bien qu’il n’ait pas réalisé « personnellement » les états correspondants. – Il y a là quelque chose de comparable à la transmission de l’influence spirituelle ou barakah dans les organisations initiatiques islamiques : par cette transmission, un Khalîfah peut tenir la place du Sheikh et remplir valablement sa fonction, sans pourtant être parvenu effectivement au même état spirituel que celui-ci. » 46

*

A suivre … in châ Allah

*

Digital StillCamera

Détail d’un meuble appartenant à l’auteur (Villa Fatma/Duqqi)

*

  1. Nous donnons dans ce cas le nom du chapitre en référence, sans mention du numéro ou de la page. []
  2. Nous envisageons également de réaliser un index bilingue des termes contenus dans les articles écrits initialement en arabe par l’auteur pour la revue Al-Ma’rîfah. Un tel index, plus spécifique et destiné surtout aux traducteurs arabisants, mériterait d’être réalisé et édité à part. Signalons à ce propos un projet complémentaire lancé récemment sur Facebook auquel nous souhaitons les meilleurs vœux de réussite. []
  3. Les grandes divisions de l’Orient. []
  4. Principe d’unité des civilisations orientales. []
  5. L’enseignement traditionnel. []
  6. Caractère moderne du spiritisme. []
  7. L’accord sur les principes. []
  8. Terreurs chimériques et dangers réels. []
  9. L’auteur auquel nous faisons allusion et son livre relatif au Christianisme furent, pendant la guerre, la cause d’incidents extrêmement fâcheux pour l`influence française en Orient (voir Mermeix, Le commandement unique : Sarrail et les armées d’Orient, pp. 31-33). []
  10. Miguel Asin Palacios. La Escatologia musulmana en la Divina Comedia, Madrid, 1919. – Cf. Blochet, Les Sources orientales de la « Divine Comédie », Paris, 1901. []
  11. A. Cabaton, « la Divine Comédie » et l’Islam, dans la Revue de l’Histoire des Religions, 1920 ; cet article contient un résumé du travail de M. Asîn Palacios. []
  12. Inferno, IV, 143-144.  []
  13. Voyages extra-terrestres dans différentes traditions. []
  14. Études traditionnelles, repris dans Aperçus sur l’ésotérsime chrétien, Chap IV et V. []
  15. Chap. III – Le centre vital de l’être humain, séjour de Brahma []
  16. Chap. X – Unité et identité essentielle du « Soi » dans tous les états de l’Être []
  17. Chap. XV – L’état de sommeil profond ou la condition de Prâjna. []
  18. Chap. XVIII – L’évolution posthume de l’être humain []
  19. Chap. XXII le « voyage divin » de l’être en voie de libération []
  20. Chap. XXIV – Vidêha-mukti et jîvan-mukti []
  21. Chap. – La « Shekinah » et « Metatron» []
  22. Chap. VI – « Melki-Tsedeq »  []
  23. Chap. IX – « L’omphalos » et les « Bétyles » []
  24. Chap. X – « Noms et représentations symboliques des centres spirituels » []
  25. Chap. XII – « Quelques conclusions » []
  26. Ch. V – Dépendance de la Royauté à l’égard du Sacerdoce []
  27. Ch. VII – Les usurpations de la Royauté et leurs conséquence []
  28. CH. I, l’Homme Universel []
  29. Chap. III – Le symbolisme métaphysique de la Croix []
  30. Chap. III – Le symbolisme métaphysique de la Croix []
  31. Chap. VII – La résolution des oppositions []
  32. Chap. VII – La résolution des oppositions []
  33. Chap. VIII – La guerre et la paix []
  34. Chap. VIII – La guerre et la paix []
  35. Chap. VIII – La guerre et la paix []
  36. Chap. XIV – Le symbolisme du tissage []
  37. Chap. XVII – L’ontologie du buisson ardent []
  38. Chap. XXV – L’arbre et le serpent []
  39. Chap. XXVIII – La Grande Triade []
  40. Chap. XXVI, Chamanisme et sorcellerie. []
  41. Ch. XXXIX – La grande parodie ou la spiritualité à rebours []
  42. Chap. XXXVIII – De l’anti-tradition à la contre-tradition []
  43. Avant-propos. []
  44. Chap. IX – Le Fils du Ciel et de la Terre []
  45. Chap. XII – Le Soufre, le Mercure et le Sel []
  46. Chap. XVII – Le « Wang » ou le Roi-Pontife []

par le 8 janvier 2016, mis à jour le 29 décembre 2016